TROUBLES DU LANGAGE, PARTICULARITÉS LIÉES AUX SITUATIONS DE BILINGUISME Coralie Sanson ERES | Enfances & Psy 2010/3 - n° 48 pages 45 à 55 ISSN 1286-5559 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.8.73 - 27/01/2015 13h42. © ERES -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Sanson Coralie, « Troubles du langage, particularités liées aux situations de bilinguisme », Enfances & Psy, 2010/3 n° 48, p. 45-55. DOI : 10.3917/ep.048.0045 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ERES. © ERES. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.8.73 - 27/01/2015 13h42. © ERES http://www.cairn.info/revue-enfances-et-psy-2010-3-page-45.htm Enf&Psy n°48 10/11/10 18:05 Page 45 Troubles du langage, particularités liées aux situations de bilinguisme ACCULTURATION/DÉCULTURATION Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.8.73 - 27/01/2015 13h42. © ERES La construction du langage chez l’enfant est un processus extrêmement complexe qui s’élabore en étroite interaction avec les modalités de fonctionnement cognitif, neurologique et psychique. L’accès à l’expression orale implique une activité symbolique qui modifie fondamentalement le fonctionnement psychique de l’enfant. Le langage a un rôle essentiel dans la constitution de l’individu et de son rapport au monde. Lorsque ces processus sont atteints, l’individu est également touché de façon plus ou moins sévère dans sa construction et dans ses apprentissages. La famille des retards et des troubles du langage oral est extrêmement vaste et recouvre de nombreuses réalités linguistiques différentes. Cela va du retard simple d’articulation (comme le zozottement), jusqu’au trouble massif et spécifique du langage oral, autrement nommé dysphasie. Les difficultés d’expression orale chez l’enfant, ainsi que les retards d’entrée dans le langage écrit, quels que soient leur degré et leur importance, inquiètent toujours l’entourage et sont sources de nombreuses questions. Certaines altérations linguistiques ne sont pas nécessairement pathologiques, mais font partie de l’apprentissage progressif du code linguistique de la (des) langue(s) maternelle(s). Cet article propose de présenter la description des différents retards et troubles du langage (oral et écrit), puis une mise en perspective de ces difficultés dans le cadre des situations de bilinguisme. LES Coralie Sanson est orthophoniste. RETARDS ET LES TROUBLES DU LANGAGE ORAL Les retards simples de parole concernent la difficulté pour l’enfant à discriminer et à reproduire les sons constitutifs de la langue, de manière isolée d’abord, puis 48 45 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.8.73 - 27/01/2015 13h42. © ERES Coralie Sanson Enf&Psy n°48 10/11/10 18:05 Page 46 Acculturation/déculturation 1. Précisons ici que la temporalité des orthophonistes est un peu particulière, puisque nous considérons comme brèves des prises en charge de moins d’un an, et comme réellement longs des suivis qui dépassent trois années. 46 en enchaînement ensuite. On se situe ici à un niveau phonétique puis phonologique. Le niveau phonologique, c’est-à-dire la capacité du sujet à enchaîner les sons constitutifs de la langue et à produire des mots plus ou moins longs et complexes, est plus élaboré que le précédent. Les phonèmes intégrés dans une chaîne parlée s’influencent mutuellement, et on peut assister, chez l’enfant, à des difficultés de programmation phonologique qui entraînent des simplifications, plus communément nommées « facilitations phonologiques ». Par exemple, il est plus facile d’un point de vue phonologique de produire le mot [krain] que le mot [train]. Ainsi, les jeunes enfants qui commencent à parler font souvent cette altération phonologique, ce qui est tout à fait normal dans le cadre de l’apprentissage du langage oral. Ces deux niveaux de structuration de la langue (phonétique et programmation phonologique), quand ils sont retardés dans leur développement, constituent le retard simple de parole. Ces types de retard font l’objet d’un suivi orthophonique, en général d’assez courte durée (moins d’une année 1). Lorsque l’on parle de retard de langage, la référence en termes de modalité de langage oral est en lien avec la construction lexicale et la structuration morphosyntaxique. On atteint ici un niveau plus avancé d’expression orale. La structuration lexicale trouve ses fondements dans la capacité de l’enfant à fixer progressivement des contours sonores invariants, associés à une représentation sémantique stable. La représentation des concepts liés aux formes sonores dépend étroitement des relations que les concepts entretiennent entre eux d’une part, et du contenu de la mémoire épisodique du sujet d’autre part. Il est important de considérer ici la notion de « mémoire sémantique », associée au concept de « mémoire épisodique », décrits dans les travaux de E. Tulving (1972). La « mémoire sémantique » contient les signifiants des différentes formes sonores qui constituent le lexique interne, et la mémoire épisodique contient l’histoire de l’individu. Les deux formes de mémoire sont étroitement liées. La mémoire sémantique intègre également le stockage des « mots fonctions », ou morphèmes grammaticaux (notamment les prépositions, conjonctions, connecteurs logiques) qui y occupent une place particulière puisqu’ils ne renvoient pas directement à un concept, mais à une mise en relation des mots entre eux. La construction morphosyntaxique constitue une étape essentielle pour l’enrichissement de l’expression orale humaine. En effet, si nous ne disposions que de la modalité lexicale pour nous exprimer, nous ne pourrions décrire le monde que d’un point de Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.8.73 - 27/01/2015 13h42. © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.8.73 - 27/01/2015 13h42. © ERES Rappelons que le phonème n’est pas constitué par un son seul, mais par un groupe de sons. Un même phonème peut présenter des caractéristiques acoustiques différentes selon la personne qui le produit, mais l’interlocuteur reconnaîtra toujours le même phonème. Leur différenciation est étroitement liée aux caractéristiques linguistiques et acoustiques de la langue maternelle. Par exemple, comme le décrit Jean Caron (1989), le phonème [k], en français, est réalisé différemment dans les mots « qui » et « cou », mais reste identifié comme étant le même phonème. En arabe, ces deux réalisations articulatoires du [k] sont perçues comme des phonèmes différents. Un locuteur francophone ne pourra donc pas différencier ces deux variations acoustiques du phonème [k], alors qu’un locuteur arabophone le pourra. À l’inverse, en langue arabe, il n’existe pas de différenciation phonétique entre le [e] et le [i]. Ce que nous pouvons différencier, locuteurs francophones, entre les mots « il » et « elle », sera plus difficilement distingué et reproduit par un locuteur arabophone. Enf&Psy n°48 10/11/10 18:05 Page 47 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.8.73 - 27/01/2015 13h42. © ERES vue factuel, immédiat. La modalité morphosyntaxique nous permet d’accéder à une expression orale qui englobe non seulement la description du monde, mais aussi l’imaginaire, les émotions, les hypothèses, les cheminements de pensée, les relations aux autres. Cette modalité, très complexe dans son évolution et cruciale pour le développement harmonieux de l’être humain, commence en fait très tôt dans la vie du bébé. Les habiletés morphosyntaxiques s’enracinent dans ce que l’on appelle les « compétences pragmatiques de la personne », ou l’art d’exprimer et de comprendre avec les instruments dont on dispose à ce moment. Ces outils sont d’abord les mimiques, les cris, les pleurs, les perceptions sensorielles, le babillage, puis se différencient progressivement pour devenir des syllabes, des mots, des mots-phrases, des phrases entières. L’accroissement spectaculaire du stock lexical, que l’on appelle par ailleurs « l’explosion lexicale » (autour de 2 ans) et la pragmatique du langage qui permet de constater l’insuffisance de la modalité lexicale seule, obligent le sujet à combiner ces mots pour affiner le contenu de ce qu’il désire exprimer. La modalité morphosyntaxique est alors prête à être développée et enrichie. Lorsque les modalités de construction lexicale et de structuration morphosyntaxique sont altérées, on parle de retard de langage. Ce retard, s’il est massif et durable malgré un suivi orthophonique, peut donner lieu à l’hypothèse d’un trouble spécifique du langage oral, autrement appelé dysphasie. Il faut vérifier que ce trouble n’est pas lié « à un déficit sensoriel, à une malformation des organes phonatoires, à une insuffisance intellectuelle, à une lésion cérébrale acquise au cours de l’enfance, à un trouble envahissant du développement, à une carence affective ou éducative » (DSM-IV, 1996). Le diagnostic de trouble spécifique du langage oral (dysphasie) peut être posé dans le cadre d’une évaluation pluridisciplinaire, avec des explorations orthophoniques bien sûr, psychologiques (bilan intellectuel et de personnalité), éventuellement psychomotrices, et fonctionnelles (neuropédiatrie, ORL, bilan génétique). Nous précisons que l’existence d’un trouble spécifique au niveau psychomoteur, comme la dyspraxie par exemple, n’empêche pas de poser le diagnostic de dysphasie. Un débat existe également sur ce que l’on pourrait nommer, selon B. Welniarz (2001) et J.P. Quère (1984), la « dysphasie psychotique » ; pour eux, certains troubles sévères du langage oral constitueraient une conséquence de l’organisation psychotique. La question de la dysphasie en général reste un diagnostic toujours délicat à poser. En effet, parmi les enfants que nous rencontrons au sein de notre activité d’évaluation et de soins, beaucoup présentent des troubles massifs du langage oral, parfois 47 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.8.73 - 27/01/2015 13h42. © ERES Troubles du langage, particularités liées aux situations de bilinguisme Enf&Psy n°48 10/11/10 18:05 Page 48 Acculturation/déculturation atteint sur les versants à la fois expressif et réceptif. Quel que soit le diagnostic final retenu, dysphasie ou retard de parole et de langage, on peut aisément imaginer que ces difficultés ont un impact direct sur d’autres domaines du développement de l’enfant, notamment psychoaffectif. Il est parfois difficile de distinguer ce qui relève d’une conséquence d’un trouble structurel du langage oral, de ce qui est à proprement parler le symptôme d’une psychopathologie avérée. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.8.73 - 27/01/2015 13h42. © ERES Si, comme dans la plupart des situations cliniques rencontrées au sein de notre service, le trouble du langage oral, spécifique ou non, a des implications massives sur la vie de l’enfant et de sa famille, alors le dispositif de soins devra être pensé de manière pluri-professionnelle. Il en découle un important travail d’accompagnement des familles : en effet, la question des soins psychologiques, lorsque la demande de la famille concerne au premier plan les difficultés de langage (quelle que soit leur nature) de leur enfant, nécessite fréquemment un temps d’élaboration assez long. LES TROUBLES SPÉCIFIQUES DU LANGAGE ÉCRIT Lorsque l’on évoque le langage, on ne parle pas uniquement de la codification orale. À partir de 6 ans, l’enfant va entrer à « la grande école », pour y être confronté aux grands apprentissages fondamentaux, notamment la lecture et l’écriture. La pression sociale et scolaire est grande, et l’obligation d’entrer dans ces apprentissages fondamentaux, exigeants d’un point de vue de la disponibilité psychique et de l’énergie cognitive, en un temps relativement limité, est parfois douloureusement vécue. De manière plus précise, autour du langage écrit, les processus d’acquisition du code sont de deux sortes (Marshall et Newcombe, 1973). La première correspond à ce que nous appelons communément le « b-a ba » du langage écrit, expression qui renvoie par extension à tout prérequis fondamental pour n’importe quel apprentissage. Il s’agit d’avoir une approche de l’objet mot par déchiffrage, qui oblige l’enfant à effectuer une déconstruction puis une reconstruction du mot à lire ou à transcrire. On observe alors un passage par l’analyse auditive des mots, en le découpant 48 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.8.73 - 27/01/2015 13h42. © ERES Les troubles spécifiques du langage oral, lorsque le retentissement sur le développement global de l’enfant n’est pas trop important, impliquent des prises en charge orthophoniques de longue durée (parfois plusieurs années), et intensives (plusieurs séances par semaine). Enf&Psy n°48 10/11/10 18:05 Page 49 Troubles du langage, particularités liées aux situations de bilinguisme Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.8.73 - 27/01/2015 13h42. © ERES La seconde correspond à un stade d’automatisation de la lecture du mot, par identification globale de son image visuelle. À force de rencontrer un mot et de le déchiffrer, on finit heureusement par l’inscrire dans sa mémoire lexicale visuelle, ce qui permet de l’identifier beaucoup plus rapidement la fois suivante. Cette voie dite d’adressage permet de lire rapidement et de manière « réflexe », mais elle ne permet pas de décoder des mots inconnus, étrangers ou des logatomes. Ainsi, chaque approche a ses failles et ses atouts. Ce qu’il est très important de retenir, dans cette modélisation de l’apprentissage de la lecture, c’est que les deux approches sont essentielles, l’une ne pouvant jamais remplacer l’autre. Elles se complètent et coexistent dans la vie de l’enfant apprenant, mais aussi chez l’adulte lecteur. Par exemple, lorsque nous, lecteurs « experts », lisons un mot, nous allons bien sûr le reconnaître immédiatement sans avoir à le décomposer. Par contre, si nous rencontrons un mot inconnu ou inventé, nous allons automatiquement mobiliser les processus de conversion graphèmesphonèmes, qui n’avaient pas servi depuis longtemps. Il en va de même si nous apprenons une langue étrangère, avec une reconstruction des correspondances graphèmes-phonèmes. Donc, même chez le lecteur dit « expert », la voie d’assemblage existe toujours, disponible et prête à l’emploi si le contexte l’exige. D’autres auteurs décrivent les processus d’apprentissage de la lecture selon une modélisation différente, remise en question aujourd’hui parce que trop linéaire. Ainsi, U. Frith (1985) parle de stades « logographique, alphabétique et orthographique ». Le premier correspond à une prise d’indice visuel sur un mot écrit avec une calligraphie particulière, qui conduit à une reconnaissance du dessin global du mot, mais pas à une lecture proprement dite. Par exemple, l’enfant qui reconnaît le mot « stop », sur le panneau de signalisation, ne pourra probablement pas l’identifier dans un autre contexte graphique. Le second stade va permettre à l’enfant d’assimiler progressivement les liens qui 49 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.8.73 - 27/01/2015 13h42. © ERES d’abord en unités syllabiques (prégnante d’un point de vue acoustique dans la langue française), puis en unités phonémiques correspondant aux graphèmes vus par l’enfant. Un jeu de reconstruction est ensuite effectué, et mobilise ce que l’on appelle les conversions phonèmes-graphèmes. Cette voie dite d’assemblage permet de déchiffrer tous les supports écrits qui nous tombent entre les mains, y compris les logatomes (mots qui n’existent pas, qui ont été inventés) et les onomatopées. En contrepartie, c’est une approche du mot qui est coûteuse en temps et en énergie cognitive. Enf&Psy n°48 10/11/10 18:05 Page 50 Acculturation/déculturation Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.8.73 - 27/01/2015 13h42. © ERES Lorsque les processus de construction de la langue écrite sont altérés de façon spécifique, on se trouve dans le contexte de « trouble spécifique du langage écrit », ou dyslexie dysorthographie. Ces troubles sont définis comme étant un déficit sévère et durable des processus d’acquisition de la lecture chez un enfant d’intelligence normale, normalement scolarisé, indemne de troubles sensoriels. Ce sont des difficultés qui persistent, contrairement aux retards d’apprentissage de la lecture, souvent malgré un suivi orthophonique, et parfois au-delà d’un éventuel redoublement du CP ou du CE1. Il existe deux grandes familles de dyslexie dysorthographie, qui sont décrites en fonction des mécanismes fondamentaux atteints. La première concerne des difficultés d’acquisition du code (règles de conversion graphémico-phonémique ou voie d’assemblage), et constitue le versant de la dyslexie appelé dyslexie phonologique ou dysphonétique. Les enfants qui présentent ce type de trouble vont tenter de passer au maximum par la reconnaissance rapide visuelle des mots, avec ce que l’on appelle communément « la lecture par cœur ». Ils développent de puissantes stratégies compensatoires, et peuvent faire illusion pendant un certain temps avant d’être repérés comme étant en difficulté. La lecture de mots inconnus leur est très difficile. La seconde famille de troubles concerne une atteinte du stockage des mots en lexique orthographique interne, ce qui constitue la voie d’adressage. Les enfants souffrant de ce type de trouble vont entrer dans la phase dite « d’automatisation » de la lecture beaucoup plus lentement et difficilement que les autres. La lecture est lente, laborieuse, très coûteuse en énergie cognitive et attentionnelle, avec de grandes difficultés d’accès à la dimension sémantique du texte. Ce versant de la dyslexie est appelé dyslexie de surface ou visuo-attentionnelle. 50 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.8.73 - 27/01/2015 13h42. © ERES existent entre la langue écrite et la langue parlée qu’il connaît déjà. Il va découvrir que les mots parlés sont décomposables en un certain nombre d’unités, syllabiques d’abord, phonétiques ensuite, et que ces dernières ont des correspondances visuelles dans le code écrit, les graphèmes. Enfin, la troisième étape correspond à « l’expertise en lecture ». L’enfant va mettre en place de nouvelles stratégies en se construisant progressivement un répertoire lexical de mots. Grâce au système orthographique, le lecteur va pouvoir accéder directement au système sémantique, sans passer par la médiation phonologique. Les processus d’identification de mots s’automatisent et la lecture peut devenir une activité uniquement lexicale. Enf&Psy n°48 10/11/10 18:05 Page 51 Troubles du langage, particularités liées aux situations de bilinguisme Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.8.73 - 27/01/2015 13h42. © ERES LA PARTICULARITÉ DES SITUATIONS D’APPARTENANCE MULTICULTURELLE, PLUS PRÉCISÉMENT LE BILINGUISME Le service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent du professeur Marie Rose Moro accueille un grand nombre d’enfants et de familles issus de la migration. Les évaluations pluridisciplinaires pratiquées au sein du Centre du langage (centre référent pour le département de Seine-Saint-Denis, intégré au service de psychopathologie) sont très régulièrement confrontées à ces situations d’appartenances culturelles multiples. Lorsqu’une évaluation orthophonique est demandée pour un enfant dont la langue maternelle n’est pas le français, nous nous montrons très sensibles à cette question des appartenances pluriculturelles et, plus spécifiquement, du bilinguisme. Une recherche est en cours à l’hôpital Avicenne sur ce sujet 2. Lorsque nous sommes confrontés à ce type de situation, nous sommes très attentifs à ce que la pratique d’une autre langue que le français soit prise en compte au sein des entretiens pédopsychiatriques menés par le médecin, et au sein de l’évaluation orthophonique. Un bilan orthophonique classique est construit autour de l’exploration de la dimension instrumentale d’une part, et des capacités de communication plus générales d’autre part. Lorsque nous sommes en situation de bilinguisme, nous effectuons une partie de l’évaluation en langue maternelle, avec l’intervention d’un traducteur. L’objectif principal de cette configuration est d’essayer de rechercher, dans la construction de la langue maternelle de l’enfant, d’éventuelles altérations ou difficultés qui pourraient être mises en lien avec des difficultés constatées en français. 2. Validation de l’ELAL d’Avicenne : « Outil d’évaluation langagière des enfants allophones et étude des facteurs familiaux et transculturels en jeu dans l’acquisition du bilinguisme précoce chez les enfants nés en France, de parents migrants. » Investigateur coordonnateur : Dalila Rezzoug (MCU-PH), centre du langage, université Paris 13, faculté de médecine de Bobigny, hôpital Avicenne, service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent du professeur M. R. Moro. 51 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.8.73 - 27/01/2015 13h42. © ERES Ces deux familles de troubles spécifiques du langage écrit étant présentées, il est important de préciser que nous rencontrons rarement ces troubles « purs » dans la réalité. La plupart du temps, les enfants souffrent d’une dyslexie dysorthographique de type mixte, c’est-à-dire que l’on retrouve une atteinte pour les deux procédures de lecture et d’écriture. L’atteinte n’est pas nécessairement équivalente pour les deux mécanismes, et en règle générale, une des voies est plus préservée que l’autre. Ce point est important puisque cela va nettement influencer le travail effectué en orthophonie. En effet, l’orthophoniste qui démarre une prise en charge avec un enfant dyslexique dysorthographique va d’abord s’appuyer sur ce qui est le plus préservé et fonctionnel, pour aller construire ou reconstruire les processus altérés. Un travail avec l’Éducation nationale est nécessaire pour expliquer ces troubles aux intervenants scolaires, et afin d’aménager des aides spécifiques pour ces enfants et adolescents au sein de la classe. Enf&Psy n°48 10/11/10 18:05 Page 52 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.8.73 - 27/01/2015 13h42. © ERES Ces évaluations du langage oral, complexes, ne peuvent être considérées que d’un point de vue qualitatif, puisque le recours aux étalonnages des batteries existantes n’est pas possible. De surcroît, elles ne portent que sur la langue orale, et pas sur la langue écrite. En effet, la transmission de la langue maternelle dans les familles issues de la migration est essentiellement orale, et certaines langues n’ont quasiment pas de système écrit correspondant. La présence de l’interprète permet à l’orthophoniste de dépister certaines altérations, qu’elles soient phonologiques, lexicales, morphosyntaxiques ou réceptives, dans une langue qu’il ne connaît pas. L’enjeu principal de cette évaluation est d’essayer de déterminer si l’on se trouve ou non en présence d’un trouble spécifique du langage oral, ou dysphasie. Nous partons du principe que l’évaluation du langage dans les systèmes linguistiques est indispensable (Sanson, 2007). En effet, d’un point de vue théorique, si nous nous trouvons face à un trouble spécifique du langage oral, les altérations ne peuvent se limiter à un seul système linguistique. À l’inverse, si le retard de parole et de langage ne concerne que la langue du pays d’accueil, on pourra se poser la question d’un trouble moins instrumental, plus en lien avec des difficultés liées à la situation de la migration. La grande complexité de ce type d’évaluation réside dans le fait que les variabilités structurelles des langues vont forcément avoir un impact sur la constitution du langage oral dans la langue du pays d’accueil et de ses éventuelles altérations. Une des missions du traducteur va être de tenter de décrire le plus précisément possible à l’orthophoniste le type de difficulté que l’enfant rencontre dans son expression orale en langue maternelle. L’interprète ne peut donc pas effectuer un travail de traduction classique, et il doit essayer, autant que possible, d’expliquer la nature des erreurs relevées, ce qui n’est pas toujours réalisable. Il existe également une variabilité entre traducteurs, certains se montrant beaucoup plus sensibles que d’autres à cette question de la restitution des altérations linguistiques. On a observé, par expérience, que les enfants confrontés à deux, voire plus, systèmes linguistiques, construisent leurs compétences linguistiques instrumentales plus lentement que les enfants monolingues. Cela n’empêche pas que le bilinguisme harmonieux constitue un atout indéniable pour d’autres sphères de développement de l’enfant. Le principal piège à éviter est de considérer le bilinguisme comme étant la cause de tout trouble ou retard de parole et langage. Par exemple, lorsque l’on se trouve en présence d’un symptôme de type mutisme extrafamilial, il est très important de se dégager des apparences instrumentales, peutêtre spectaculaires, mais qui ne rendent pas compte de la réalité 52 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.8.73 - 27/01/2015 13h42. © ERES Acculturation/déculturation Enf&Psy n°48 10/11/10 18:05 Page 53 Troubles du langage, particularités liées aux situations de bilinguisme Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.8.73 - 27/01/2015 13h42. © ERES La grande complexité des appartenances multiculturelles et des situations de bilinguisme, voire de plurilinguisme, peut être illustrée par une situation clinique rencontrée il y a quelques années. Un petit garçon est venu consulter chez nous pour des difficultés massives de langage oral. M., 6 ans à l’époque, est né en Allemagne, de mère taiwanaise, de père espagnol. Les parents parlent anglais entre eux. Madame parle en mandarin à son fils et monsieur s’adresse à lui en français (l’espagnol ne semble donc pas transmis). La famille est arrivée en France lorsque M. avait environ 3 ans. Inutile de préciser que l’évaluation orthophonique s’est révélée très complexe. Cette exploration a été organisée autour de la langue du pays d’accueil (le français), et de la langue maternelle qui semblait la plus prégnante dans la configuration linguistique (le mandarin). Le bilan a mis en évidence plusieurs points intéressants. Tout d’abord, de manière très surprenante, on pouvait identifier, même sans être locuteur allemand, et sans que cette langue soit explorée dans l’évaluation, une prosodie (la musique de la langue) et une accentuation évoquant l’expression des sujets germanophones. On pouvait imaginer alors qu’un des premiers bains de langage dans lequel avait été plongé M. avait conservé une influence sur sa pratique linguistique ultérieure. Cette influence se reflétait dans des éléments du langage difficilement maîtrisables tels que l’accent, la prosodie et le rythme des phrases, autrement appelés signes infraverbaux du langage (on sait à quel point il est difficile d’abandonner, après un certain âge, de ces éléments du discours lorsque l’on apprend une langue seconde). Ensuite, il est apparu que la langue investie par M. de manière dominante était la langue lui parvenant d’un locuteur natif de cette langue, c’est-à-dire le mandarin, transmis par sa mère. Ce point est crucial car il va dans le sens d’une hypothèse étayée autour de laquelle s’organise une grande partie du travail clinique dans notre service, et qui est de considérer l’importance du maintien d’une pratique linguistique cohérente, à savoir continuer à parler la langue maternelle à son enfant, même si ce n’est pas la langue du pays d’accueil. Combien de fois avons-nous rencontré ces familles, avec des parents pratiquant un français approximatif, et expliquant qu’ils parlent français à leurs enfants sans leur transmettre la langue maternelle ! La question de la transmission de la langue est très importante et ne se limite pas, bien évidemment, à un apprentissage linguistique. 53 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.8.73 - 27/01/2015 13h42. © ERES familiale, culturelle et transculturelle de la situation (BennabiBensekhar et Serre, 2005). Enf&Psy n°48 10/11/10 18:05 Page 54 Acculturation/déculturation « Pour grandir, en effet, l’enfant de migrant doit construire patiemment un nécessaire clivage entre le monde lié à la culture familiale – le monde de l’affectivité – et le monde du dehors, de l’école par exemple, monde de la rationalité et du pragmatisme » (Moro, 2004, p. 60). D’une manière générale, les évaluations du langage en situation de bilinguisme sont riches d’informations sur le développement du langage de l’enfant. La construction de deux (ou plus) systèmes linguistiques demande un investissement cognitif et psychique très important de la part de l’enfant. Le travail clinique et orthophonique effectué auprès de ces enfants en situation de bilinguisme tente de leur apporter une aide pour se construire harmonieusement, tout en étant capable de passer d’une langue à l’autre, d’un univers culturel à l’autre. La possibilité, pour l’enfant qui grandit dans un contexte multiculturel, de faire des liens entre ces univers culturels, tout en conservant son identité, reste un objectif essentiel de nos projets de soins. Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.8.73 - 27/01/2015 13h42. © ERES Les retards de parole et de langage, les troubles spécifiques du langage oral, du langage écrit, constituent des difficultés qui sont source à la fois de beaucoup de questions, de confusions et d’inquiétudes de la part de l’entourage. Les perceptions de chacun concernant ces troubles peuvent être très variables selon les familles et leur fonctionnement. Par exemple, un simple retard de parole va être vécu comme très inquiétant par une famille, alors qu’un trouble massif de l’expression orale le sera beaucoup moins par une autre. C’est pourquoi il semble très important de resituer les difficultés linguistiques de l’enfant dans son développement plus global. S’agit-il d’un symptôme lié à une psychopathologie définie ? S’agit-il d’un trouble spécifique ? S’agit-il d’un retard de développement linguistique lié à une maladie génétique ou neurologique ? Et dans une situation de bilinguisme ? La rencontre avec une langue seconde ne se réduit pas à l’acquisition d’un nouveau système linguistique. Cela implique également, et de manière concomitante, la confrontation de deux (voire plus) univers culturels. Certaines situations de bilinguisme, rendues complexes par le parcours migratoire, le télescopage avec la culture du pays d’accueil, les obstacles matériels, peuvent rendre difficile pour les enfants l’entrée dans la langue seconde. Toutes ces questions ne peuvent bien sûr pas être résolues par un professionnel isolé. L’importance des évaluations pluridisciplinaires est à souligner ici, que l’on soit dans un service de psychopathologie de l’enfant ou de neuropédiatrie. La richesse des échanges entre professionnels n’est jamais à sous-estimer, et permet de co-construire les projets de soins les plus adaptés possibles aux difficultés de l’enfant et aux demandes de sa famille. 54 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.8.73 - 27/01/2015 13h42. © ERES CONCLUSION Enf&Psy n°48 10/11/10 18:05 Page 55 Troubles du langage, particularités liées aux situations de bilinguisme Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.8.73 - 27/01/2015 13h42. © ERES BENNABI-BENSEKHAR, M. ; SERRE, G. 2005. « L’univers du bilinguisme et la réalité des familles bilingues », exposé à la 10e session des entretiens de la petite enfance, Revue des entretiens de Bichat, p. 15-25. CARON, J., 1989. Précis de psycholinguistique, Paris, PUF. DSM-IV. 1996. Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, Paris, Masson. FRITH, U. 1985. « Beneath the surface of developmental dyslexia », dans K. E. Patterson, J. C. Marshall, M. Coltheart (Eds), Surface Dyslexia : Neuropsychological and Cognitive Studies of Phonological Reading, London, Erlbaum, p. 301-330. MARSHALL, J.C. ; NEWCOMBE, F. 1973. « Patterns of paralexia : a psycholinguistic approach », Journal of Psycholinguistic Research, 2, p. 175-199. MORO, M.R. 2004. Enfants d’ici venus d’ailleurs, Paris, Hachette. QUÈRE, J.-P. 1984. « Aspects cliniques des dysphasies psychotiques et non psychotiques de l’enfant », Neuropsychiatrie de l’enfance, 32 (10-11), p. 533-537. SANSON, C. 2007. « Le bilan orthophonique bilingue. Evaluation du langage chez l’enfant en situation de bilinguisme », Journal des psychologues, n° 249, p. 58-61. TULVING, E. 1972. Episodic and semantic memory, dans E. Tulving, Donaldson, Organization of memory, New York, Academic Press. WELNIARZ, B. 2001. Approche psychopathologique des troubles graves du langage oral chez l’enfant, Paris, ANAE. RÉSUMÉ Le service de psychopathologie de l’enfant et de l’adolescent du professeur Marie Rose Moro à l’hôpital Avicenne reçoit notamment des patients d’âge scolaire présentant des difficultés de langage oral et/ou écrit. Ces difficultés peuvent être apparentées à un trouble spécifique du langage (dysphasie pour le langage oral ou dyslexie pour le langage écrit), à un retard de parole et langage au sein de retard global du développement, à un contexte de bilinguisme ou encore à des troubles envahissants du développement. La réalité clinique de ces difficultés est encore complexifiée par les situations, fréquentes, d’appartenances pluriculturelles et de pratiques multilingues. Cet article propose de présenter les différents troubles du langage oral et écrit chez l’enfant, puis de faire un lien avec les pratiques cliniques, d’évaluation et de prise en charge, dans les situations de bilinguisme. SUMMARY The Pr. Marie Rose Moro’ service of child and adolescent psychopathology at the hospital Avicenne receives, among others, patients of school age presenting difficulties of oral language and/or for reading and writing. These difficulties can be imputable to a specific linguistic disorder (speech langage impairment for the oral language and dyslexia for the written language), to a delay of language acquisition within global delay of the development, to a context of bilingualism, or to a intrusive disorders of the development. The clinical reality of these difficulties is complicated by the situations, frequent, of multicultural memberships and multilingual practices. This article presents various difficulties of language oral and written observed among child of school age, then makes a link with the clinical practices, of evaluation and care, in the situations of bilingualism. Mots-clés : Bilinguisme, retard de parole et langage, dysphasie, dyslexie, dysorthographie, traducteur. Key words : Bilingualism, linguistics acquisitions delay, speech langage impairment, dyslexia, translator. 55 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université de Genève - - 129.194.8.73 - 27/01/2015 13h42. © ERES BIBLIOGRAPHIE