Philosophie à l’Alliance Française 2015-2016
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Ateliers de Philosophie à l’Alliance Française
Année 2015-2016 - Nairobi
Atelier du18 Novembre 2015
Sur les ateliers philosophiques : qu’est-ce qu’un atelier ?
Un atelier ? Cela définit au fond le travail même de la philosophie :
Un certain rapport aux mots : Dialogue traverser (dia) le logos, la parole, pour aller
vers le réel et le saisir. L’étymologie est cruciale et permet l’élaboration du cadre
conceptuel. Exemple : la pratique du dialogue chez Socrate.
Un certain rapport à la pratique concrète : Il s’agit de saisir, de comprendre, d’être en
prise avec le réel (mot de désignant la compréhension). Exemple : les 4 sens du mot
cause dans la Physique (II) d’Aristote quand il s’interroge sur « ce qui est » la cause
d’une statue.
Un certain rapport au cheminement rigoureux : il s’agit de penser les problèmes
méthodiquement (ta-hodós = recherche d’un chemin) sachant que la vérité est
déjà dans le cheminement. Un bon exemple, la philosophie de Spinoza c’est un
cheminement humain, personnel. Idem pour Descartes.
Un certain rapport à soi par l’autre: penser par soi-même (définition de l’ambition de
la philosophie pour Kant) ne conduit pas à s’isoler. Rien n’est plus utile à un sage
qu’un autre sage (Spinoza, Ethique IV, Epicure et l’amitié)
Le travail philosophique est donc toujours un travail éthique (êthos = habitude, inclination,
usage, demeure, domicile), c’est une attitude par rapport aux problèmes humains concrets.
Cette éthique du questionnement conduit à deux questions centrales pour tout problème
philosophique :
Qu’est-ce que cela veut dire ? Sens définition, exclusion, opposition, etc. Quelles
limites assigner ? Comment poser la bonne question sur les choses ?
Qu’est-ce que cela veut dire pour nous? ValeurVie bonne de l’homme (eu zein) vs.
Vie animale (survie). En quoi ce questionnement peut-il me/nous conduire à vivre
mieux.
!
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Le silence
Après les attentats du 13 novembre 2015 à Paris, nous avons respecté une « minute de
silence ». Qu’est-ce qu’une minute de silence ? Pourquoi la « respecter » ?
Hommage à "tous les morts pour la France, d'hier comme ceux d'aujourd'hui, civils et
militaires" (loi du 28 février 2012)
Deuils nationaux ont été décrétés par les autorités.
Les drapeaux doivent être mis en berne.
En Angleterre, la minute dure deux minutes ; aux Etats-Unis, trois minutes en 2001.
= Rapport de commémoration verticale aux victimes d’hier ; rapport de communauté
horizontale avec les autres qui respectent aussi ce silence ; rapport de recueillement et de
retour à soi. Ce recueillement dans le silence fait figure d’exception.
Polysémie du silence : On peut vouloir fuir le bruit et « rechercher le silence », on peut aussi
être comme Pascal qui écrit : « le silence éternel de ces espaces infinis m’effraie » (Pensées,
88). De quel sens du mot silence s’agit-il ici? Un opposant peut également être réduit au
silence par la censure d’une dictature ou obligé au silence par un secret ou un serment.
Silence de la connivence entre amis, de la complicité ou de la communion amoureuses,
silence de la pudeur ou de la discrétion, silence traduisant un malaise profond, silence du
non-dit, du secret, de l’incapacité à dire, de l’impuissance, silence exprimant le traumatisme,
la fêlure. Passé sous silence, le silence de loi, loi du silence, marcher en silence, le silence des
passions, souffrir en silence, s’aimer en silence, un silence éloquent, « silence, on tourne ! »,
« silence dans les rangs », le silencieux d’un revolver qui étouffe la détonation
Il semble donc que le silence en soi nous échappe, qu’il soit difficile de cerner son identité
tant il semble relatif, variable, pluriel.
Origines et sens du mot : Le dictionnaire Robert définit le mot silence par « l’attitude de
quelqu’un qui reste sans parler » et se taire par « rester sans parler ». L’étymologie latine
distingue tacere, qui dénote le silence voulu dans la situation de communication, et silere,
qui renvoie à un silence profond parce que la personne n’a pas commenà parler ou est
empêchée de le faire. Le silence exprimé par silere est plutôt une non participation à
l’échange, car intervenir dans le dialogue n’est pas seulement interdit, mais impossible. La
différence porte sur la possibilité ou non d’intégrer l’échange verbal. En français, le mot est
apparu au XIIème siècle particularité du mot seul mot masculin de la langue française qui
finit en « ence » - Ca nous donne un adjectif, un adverbe et le mot = silenciaire (dans
l’antiquité romaine = officier qui fait observer le silence aux esclaves, religieux qui gardaient
le silence, par extension, comme les moines Trappistes).
1. Absence de bruit
2. Fait de se taire
3. Action de ne pas exprimer sa pensée oralement ou par écrit
4. Absence de mention d’une chose, manque de témoignage sur un sujet, sur un fait
5. Plus techniques : Absence d’un document pertinent dans un moteur de recherche
(sur internet) ; interruption du son dans une phrase musicale et signes marquant cette
interruption (avec sept sortes de silences : la pause, le soupir, le demi-soupir, le quart
de soupir, le huitième de soupir et le seizième de soupir) ; aposiopèse (silence dans un
discours effet rhétorique), ellipse dans un roman…
Le silence se dessine-t-il sur fond de simple privation de mots ou est-il en lui-même et par lui-
même quelque chose ? Si s’interroger sur le silence c’est aussitôt convoquer la parole, de
quelle parole s’agit-il ? Quelle est donc cette parole capable de nommer le silence ? Ou est-
ce une autre parole ? Une parole qu’il faudrait chercher en-deçà même des mots ?
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Positivité du silence : Le silence n'est pas lié à la parole ou à l'absence de parole.
Si l’homme moderne a vite tendance à réduire le silence au vide, au rien, à l’absence de
bruit, c’est justement ce soi-disant « vide » du silence qu’il nous faut interroger. Le
compositeur John Cage livre une réflexion innovante sur le silence dans le morceau 4’33’’ :
https://www.youtube.com/watch?v=zY7UK-6aaNA. Le silence n’est jamais total mais permet
d’intensifier l’écoute, d’ouvrir à une autre musicalité : sons du quotidien, bruits de la salle,
battements de son propre cœur, etc.
Dimension subversive: la pièce casse les codes de la distinction sociale, de l’élitisme
esthétique, de la culture bourgeoise ; plus radicalement, elle rompt avec le consumérisme
artistique de spectateurs payant leur billet pour assister à un « spectacle ».
Dimension artistique : le public devient actif en passant de la réception passive à une
posture d’écoute nécessairement critique ; disparition de la barrière artiste/public.
Dimension spirituelle : ces 4’33’’ de silence imposent de rompre avec la sursaturation
contemporaine (bruits, culture officielle, codes sociaux, etc.) et de s’ouvrir à une
musicali autre plus intime, plus secrète ; cela demande une écoute de soi et de son
environnement proche de la méditation. Dans la représentation proposée ici en lien, il est
intéressant de voir que le chef d’orchestre pense ‘donner le change en s’essuyant le
front, ce qui fait rire ou sourire les spectateurs : consciemment ou non, il n’arrive pas à faire
place au silence et ressent le besoin d’installer une distance ironique.
1. Le silence a une vertu positive, une valeur propre revient une épaisseur d’être, une valeur
ontologique. C’est dans le silence que l’homme se trouve. Or par ce silence, John Cage
n’évoque pas quelque chose d’extérieur à l’homme mais une réalité qui serait constitutive
de la musique, de l’être spirituel de l’homme. Quelle est donc cette réalité du silence ?
Peut-on seulement la nommer ?
2. Le silence n’est donc rien sans le sujet qui en fait l’expérience : non pas seulement
l’expérience sensible, mais aussi l’expérience philosophique, artistique, métaphysique et
l’expérience mystique (vs. bavardage)
3. Le silence n’est pas l’abolition de la parole mais sa condition positive immanente : dans
l’espace et le temps ouverts par notre acte de silence, la parole se trouve justifiée.
John Cage
« Ce qu’ils ont pris pour du silence, parce
qu’ils ne savent pas écouter, était rempli de
bruits au hasard. On entendait un vent léger
dehors pendant le premier mouvement.
Pendant le deuxième, des gouttes de pluie
se sont mises à danser sur le toit, et pendant
le troisième ce sont les gens eux-mêmes qui
ont produit toutes sortes de sons intéressants
en parlant ou en s’en allant ».
« J’espérais permettre à d’autres personnes
de sentir que les sons dans leur
environnement constituent une musique qui
est plus intéressante que la musique qu’ils
entendraient s’ils allaient dans une salle de
concert ».
Citations tirées de Kyle Gann No Silence. 4’33’’
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Le silence, condition de possibilité de toute parole sensée
Dans le Tractatus Logico-Philosophicus, Ludwig Wittgenstein écrit « Sur ce dont on ne peut
parler, il faut garder le silence » (§7). Analysons cette phrase étrange, qui clôt l’analyse de
Wittgenstein et termine son livre.
Wittgenstein traite de ce dont « on ne peut parler ». Deux options : soit on n’a pas la
possibilité d’en parler ; soit on n’a pas la légitimité pour en parler. Les mots humains
seraient incapables et illégitimes pour parler de certains sujets. Toute parole serait de
trop ou de trop peu dès lors qu’elle s’aventure à parler de ce qu’elle ne peut pas
dire : la mort, l’amour, l’amitié, la métaphysique, l’essence divine, l’éthique, etc.
On remarque aussi que le « il faut » indique une nécessité, et la formulation impérative
n’a de sens que si la transgression est possible. Mais comme il est aussi dit au début
qu’on ne peut pas en parler, c’est donc que la transgression est impossible et inutile.
La proposition est donc ou contradictoire, ou mal formulée, comme le souligne
Jacques Darriulat.1
A moins que… cette phrase ne renferme deux conceptions de la parole.
o Dans la première, il s’agit de parler pour couvrir le silence, à tort et à travers,
de tout et de rien, des choses aussi qui sont hors de notre portée. Toute parole
qui dépasse ses limites propres, qui excède la compétence et les limites du
langage, fait fausse route : elle échoue, elle s’enferme dans le bavardage, le
verbiage, le discours d’autorité… elle parle pour ne rien dire de ce dont elle
ne peut pas parler. Wittgenstein toujours : « Ne rien dire sinon ce qui peut se
dire (…) et puis, à chaque fois qu’un autre voudrait dire quelque chose de
métaphysique, lui montrer qu’il a écho à donner une signification
concrète à certains mots dans ses propositions » 6.53). Ce premier type de
parole n’est qu’un bavardage qui s’oppose au silence.
o Dans la seconde, la parole naît du silence, elle tire sa vérité, sa possibilité et sa
légitimité du silence ; elle permet de rendre paradoxalement présent le
silence, elle le rend tangible à ceux qui savent écouter. Mais qu’est-ce que
parler pour rendre présent le silence ? Rimbaud : « Je comprends, et ne
sachant m’expliquer sans paroles païennes, je voudrais me taire » (Une saison
en enfer). La poésie, la mystique, la philosophie, sont les lieux possibles d’une
expérience différente de la parole. C’est depuis le silence qu’il devient
possible et légitime de parler de ce qu’il faut taire sous peine d’un bavardage
stérile : la mort, l’amour, l’amitié, la métaphysique, l’essence divine, l’éthique,
etc.
Loin d’interdire ou de contredire la parole véritable, le silence en est l’acte de naissance. Il la
rend possible et légitime. Le silence est la matrice de toute parole sensée.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
1 Jacques Darriulat, Note sur Wittgenstein, 2012 (http://www.jdarriulat.net/Essais/wittgenstein.html)
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L’expérience du silence
Edvard Munch (1863-1944) était un peintre norvégien. Il est encore enfant quand sa mère et
sa sœur aînée meurent de la tuberculose et quand une autre sœur se voit diagnostiquer une
dépression. Quant à son frère, il meurt peu de temps après s’être marié… Sa jeunesse a donc
été fortement marquée par la maladie et la mort.
C’est l’un des plus célèbres tableaux au monde : Le Cri, d’Edvard Munch, existe en quatre
versions, peintes entre 1893 et 1895. Par ailleurs, en 1994, puis en 2004, deux exemplaires
furent volés avant d’être retrouvés. La version analysée est un pastel de 1895. A la date du 22
juillet 1892, Edvard Munch écrit dans son journal à propos de ce tableau :
« J’étais en train de marcher le long de la route avec deux amis le soleil se couchait
soudain le ciel devint rouge sang j’ai fait une pause, me sentant épuisé, et me suis
appuyé contre la grille il y avait du sang et des langues de feu au-dessus du fjord bleu-
noir et de la ville mes amis ont continué à marcher, et je suis res tremblant d’anxiété
et j’ai entendu un cri infini déchirer la Nature. »
Description du tableau. trois hommes sur un
pont; perspective linéaire pour le pont et la
barrière, le personnage du premier plan,
chauve ou les cheveux coupés très courts, vu
de face, se bouche les oreilles tout en semblant
pousser un cri.
Contexte du tableau. À l’arrière-plan sont bien
visibles les « langues de feu » qui occupent la
partie supérieure du tableau. Ce ciel « rouge
sang » surplombe la ville d’Oslo et son « fjord
bleu-noir » qui rejoignent le personnage du
premier plan à droite de la peinture. Inspiration
possible venue des cendres du volcan
indonésien Krakatoa en 1883.
Technique du peintre. Le choix et la signification
des couleurs ciel rouge et « langues de feu » et
fjord aux couleurs foncées et en tourbillon. Couleurs primaires rouge, bleu et jaune
sont les couleurs dominantes du tableau. Le style de l’artiste vise à exprimer une
tension, un vertige, une sensation de mal-être. Le contour du personnage au premier
plan est sinueux, comme un fantôme, comme une ondulation. Figure squelettique,
forme sans forme : un point entouré d’un cercle pour les yeux, deux points pour le nez
et un cercle pour la bouche.
Le silence du Cri est un silence déchirant, celui du cri infini qui déchire la Nature. Depuis
l’œuvre d’art, le peintre parvient au recueillement qui lui permet de dire ce cri. Dans le
silence de la peinture, Munch exprime l’au-delà des mots, l’au-delà du bavardage.
La parole du peintre (ou du philosophie, ou du poète, ou de toute personne capable
d’interrompre le « bavardage » de nos vies) est cette œuvre qui naît du silence pour dire
l’essentiel un essentiel dégagé du poids des mots grâce au silence assumé, pris sur soi,
conservé, éprouvé, vécu. L’œuvre d’art (ou le concept philosophique, ou le poème, ou la
parole sincère et juste) est le fruit de ce silence.
!
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