27 Aux confins du Silence. - Les écrits du Père Michel

AUX CONFINS DU SILENCE
Seigneur, tu fais les origines à ta propre image. À chacun de tes commencements, tu
dis et tu parles.
Lorsque les hommes se pensent dans le temps de l’origine du monde, ils évoquent et
conversent, au rythme de leurs découvertes, au sujet du big-bang, d’une déflagration
lointaine ou d’une explosion indéfinissable.
La parole ou le bruit ? La raison ou l’instinct ? Le sens ou l’absurde ? Chacun fait le
début et le départ à sa propre image.
Au commencement était le Verbe (Gn 1,1 ; Jn 1,1). Et le Verbe révèle. Il dit : Lumière.
Quelle étonnante destinée que la nôtre, pour être appelé à partager l’avenir de ta
Lumière, qui commence toujours par n’être pas reçue !
(Gn 3,6 ; Ex 32 ; Lc 2,7 ; Jn 1,5).
Homme de douleur, je me suis engagé sur un chemin de détresse ta Parole m’a
conduit d’une façon imprévisible. Elle m’a creusé là où je ne l’imaginais pas. Depuis
plus de dix ans, j’ai donné à entendre un langage singulier sur la nuit de la foi et la
révolte contre Dieu. Les débuts laborieux et désolés avec quelques psaumes ont
provoqué un réel effroi chez mes amis. Ils ne pouvaient pas comprendre quel cœur
brûlait au fond de moi, et moi, je ne savais pas l’expliquer.
Emmuré comme Lazare (Jn 11,38), j’étais devenu moi-même mon propre tombeau,
sur le mode de l’enterrement fondamental de moi-même. Tu m’as appelé à sortir de
ma nuit profonde, et à venir dehors (1 R 19 11 ; Jn 11,43), pour créer les conditions de ta
venue et de ta présence à l’intérieur de mon cœur, aussi, pour ouvrir une nouvelle
étape de vie avec ta Parole et me mettre en liberté.
Pendant plusieurs années, je n’ai parlé qu’à Toi seul comme si le monde n’existait
pas. Pour me changer au plus intérieur, tu m’as accordé la grâce du désespoir.
Jeté dans la profondeur de ma désolation, enfermé dans la cellule de ma prison
intérieure, mon cœur se troublait et se déchirait. Il se perdait dans un désert envahi
par des ronciers de l’ombre.
Par ce chemin paradoxal, je ne savais pas encore que Tu me faisais entrer dans la
maison du Père, d’où surgit ta Parole dans son commencement. Dans l’inconnu de ta
présence, avec mes doutes sur ton existence, Tu m’as éclairé dans le vide de ma
condition fragile. En secret, Tu es devenu mon éclaireur. Tu m’as rendu capable de
tomber dans les abîmes inexplorés de ma destinée, pour me faire sortir de la nuit de
mes obscurités et ne jamais plus y retourner. Au plus intime de moi-même, Tu m’as
appelé à discerner, dans l’obscurité qui était la mienne, le rayon singulier qui reliait
ma vie à la tienne. Tu m’as donné à le découvrir pour me rapprocher de ta présence,
et me conduire dans ta voie d’éternité, afin de me relier de nouveau aux autres.
Comme Job, j’ai voulu engager un débat contre Toi. En restant silencieux, Tu m’as
fait plonger dans un silence nocturne. Je me suis épuisé à te chercher, mon cœur
autant que mes yeux. Puis, j’ai cherché un débat en face à face avec Toi. Avec le
temps, mon silence semblait plus habité. Tu voulais me donner à vivre un échange
intime en ton Cœur pour une paix et une joie profonde.
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Mon esprit s’est troublé parce qu’il entrait dans ta Nuit à Toi, à petits pas, par
petites touches successives à peine discernables, malgré le poids des ombres
nocturnes et de la mort. Avec la patience qui te distingue, Tu m’ouvrais à la vie de
mes profondeurs propres et me préparais à accueillir l’Aube du Grand Matin. Ma
nuit pleine de ta Lumière, Tu en as fait ta maison, et je me suis senti appelé à en
faire un état de vie. Tu me faisais passer de la mémoire linéaire des jours liés à mon
histoire passée, que certains aimeraient bien me faire raconter, pour une autre
mémoire, celle du temps des profondeurs.
Il me faudra encore quelques années, si Tu me prêtes vie, pour en parler plus
clairement.
Seigneur, Tu n’es pas un pouvoir ordinaire. Tu es la source vive, l’inspirateur, le
commencement et la fin de toute réalité en ton Esprit. Tu m’appelles à me lever et à
marcher à ta suite.
Sur le tard de ma vie, je saisis mieux, non seulement la finitude des choses, de la
terre et du monde que j’ai appris à parcourir et à découvrir, mais la mienne propre
qui est ce lieu paradoxal et choisi où Tu veux établir ta demeure.
En repensant aux grandes étapes de ma mission confiée en église, je vois ce que j’ai
cherché à promouvoir en ton Nom. En travaillant sur les adaptations, les
changements et les modifications, partout, j’ai rencontré des ̏ installés ʺ dans leur
fonction, leur pouvoir et leurs ambitions pour eux-mêmes, cherchant à s’imposer en
dominant et excluant. J’ai toujours été perçu par eux comme menaçant et dangereux.
La mise à l’écart a souvent pris la forme d’envoie en mission dans des endroits
eux-mêmes ne mettaient pratiquement jamais les pieds et n’ont jamais voulu aller.
Tu m’as fait cheminer et grandir dans la foi, surtout avec ceux qui avaient faim et
soif de ta Parole et recherchaient ta consolation. Alors, j’ai pu contempler ton Œuvre
parmi les hommes.
Aujourd’hui, je suis confronté moins fortement à cette question. Ma vie de silence
et en retrait a déplacé le lieu de mon combat au plus intérieur de mon existence. Je
fais de ce renoncement la matrice du service de ta Parole, matrice de ma seule raison
de vivre. Là réside ma plus grande pauvreté. Là aussi demeure ma réelle richesse.
Pour le passage de la nouvelle année, le vent m’a poussé vers l’ouest, jusqu’à
l’abbaye de Solesmes où je viens pour la première fois. J’y passe quelques jours,
alors que la grande foule est partie de l’autre côté, vers les montagnes enneigées.
Dans le silence, tu me réinsuffles ta force.
Ma prière se porte vers ceux qui, au Moyen Orient, particulièrement en Syrie et en
Irak, meurent de la folie religieuse et guerrière des hommes, ou vivent dans des
camps de réfugiés, quand d’autres prennent le chemin de l’exil.
Seigneur, c’est à eux et pour eux que je dédie mon travail avec Job.
Abbaye de Solesmes. Le 31 décembre 2014
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