Revue européenne des sciences sociales

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Revue européenne des
sciences sociales
53-1 (2015)
Les élections européennes de 2014
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Stéphane Laurens
In memoriam Serge Moscovici
(1925-2014)
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Stéphane Laurens, « In memoriam Serge Moscovici (1925-2014) », Revue européenne des sciences sociales [En
ligne], 53-1 | 2015, mis en ligne le 01 janvier 2019, consulté le 21 mai 2015. URL : http://ress.revues.org/2988
Éditeur : Librairie Droz
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In memoriam Serge Moscovici (1925-2014)
Stéphane Laurens
In memoriam Serge Moscovici (1925-2014)
Pagination de l’édition papier : p. 11-14
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Serge Moscovici est décédé le 15 novembre 2014 à l’âge de 89 ans. Né dans une famille de
marchands de céréales à Brăila (une ville prospère au XIXe grâce à son port de commerce situé
sur le Danube), sa jeunesse fut profondément marquée par les lois antisémites, l’exclusion,
les pogroms, la guerre, les travaux forcés… Par la filière des camps de personnes déplacées,
il arrive à Paris en 1948 où il retrouve quelques-uns de ses amis de Bucarest : Isidore Isou,
fondateur du lettrisme, le poète Paul Celan et Isac Chiva qui dirigera au côté de Claude LéviStrauss le laboratoire d’anthropologie sociale.
Durant la guerre, il rêvait de devenir un « homme d’étude », un intellectuel dont il se forme
l’image en combinant celles de trois grandes figures : Spinoza, Marx et Einstein1. Arrivé à
Paris il mettra en œuvre son rêve : il obtient en 1949 la licence de psychologie qui vient d’être
créée à la Sorbonne (en même temps qu’il exerce de petits boulots)2, puis s’inscrit en thèse
avec Daniel Lagache qui avait introduit les premiers enseignements de psychologie sociale. En
1952, il s’inscrit à l’École pratique des hautes études (EPHE) et suit les séminaires d’Alexandre
Koyré. Il les suivra jusqu’à la mort de ce dernier. Il cherchait un « maître à apprendre », il le
trouve avec ce spécialiste de l’histoire des sciences et notamment de Galilée et des révolutions
scientifiques3.
Grâce à Alexandre Koyré, il est invité à l’Institute for Advanced Study de Princeton puis
devient maître de recherches au CNRS en 1962 et enfin directeur d’études à l’École des hautes
études en sciences sociales (EHESS) en 1964 où il terminera sa carrière (pour le détail de sa
formation et de sa carrière, voir <http://www.leps.msh-paris.fr/cvsm.htm>).
Dès lors, il portera le projet d’établir une psychologie sociale européenne. En 1965, il
crée le Laboratoire de psychologie sociale (LPS) de l’EHESS puis, en 1976, le Laboratoire
européen de psychologie sociale (LEPS) à la Maison des sciences de l’homme à Paris, et enfin
l’Association européenne de psychologie sociale expérimentale avec sa revue, l’European
Journal of Social Psychology afin « de faire entendre une autre voix par rapport à celle
dominante aux États-Unis »4.
Les quinze premières années de recherches de Serge Moscovici sont marquées par la variété
des thématiques abordées : des travaux de psychologie appliquée (sur les aspirations de
travailleurs [1957], la reconversion industrielle [1958], la résistance à la mobilité [1959],
etc.) ; des recherches sur les attitudes (leur structure [1953], leur mesure [1954, 1955, 1956],
leur nature [1962]), les représentations sociales avec notamment sa thèse de doctorat sur
la représentation sociale de la psychanalyse soutenue en 1961 sous la direction de Daniel
Lagache ; des travaux sur l’histoire des sciences (sur la théorie du mouvement de Baliani [1958,
1961, 1964, 1967], celle de Galilée [1963, 1965, 1967], sur la diffusion des connaissances
scientifiques [1962, 1965]) et enfin trois ouvrages sur les rapports nature-culture (1968, 1972,
1974) (pour la liste de ses publications, voir <http://www.serge-moscovici.fr/documents/
biblio.pdf>).
Quoique bien distincts les uns des autres, ces axes de recherche finissent par converger au
point de constituer le soubassement des théories de psychologie sociale de Serge Moscovici,
lesquelles s’écartent de la « bubba psychology » (il affectionnait ce dénominatif, mélange de
yiddish et d’anglais, qui signifie « psychologie de grand-mère », autrement dit une psychologie
qui, même si elle prend les atours de la science n’est qu’une psychologie faite d’évidences
de sens commun) pour opérer des révolutions coperniciennes. Il se désespérait souvent de la
quantité d’articles sans intérêt que publiaient les revues scientifiques – dont le seul mérite est de
montrer la capacité de leurs auteurs à se conformer à des normes –, se désolait de la préférence
de ces revues pour la méthode, les statistiques, les faits et du peu de place qu’elles accordaient
à l’idée, l’originalité, l’innovation, la créativité. Comme l’écrivait son ami Festinger, « la
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précision de la mesure et du contrôle expérimental sont des moyens en vue d’une fin – trop
d’importance donnée à la précision peut mener à une recherche stérile »5.
Sans mépriser la méthode ou les faits, Serge Moscovici accordait en effet une grande
importance aux idées, aux théories. Il soutenait que les faits ne suffisent pas à faire tomber
une théorie, mais qu’il faut une nouvelle théorie pour remplacer l’ancienne et était émerveillé
par les théories étonnantes, justement celles qui, comme la théorie de Festinger sur la
dissonance6, affirment le contraire de ce que tout le monde admet (les scientifiques aussi bien
que les profanes). Ses théories seront de cette nature, ce qui en psychologie sociale – une
discipline où semble seuls importer les faits précis, leur accumulation scrupuleuse, les micro
théories – constitue une véritable singularité.
Suivant cette philosophie, les théories qu’il a élaborées sont originales, démentant des
croyances bien ancrées, expliquant des faits que les théories en place ignorent ou négligent
(influence minoritaire, polarisation, représentations, etc.) et ne portent pas sur des détails, mais
sur des phénomènes centraux en sciences humaines (rapport individu/société ; représentations
sociales ; rapport science et sens commun, etc.). Il semble, en définitive, que son objectif a
été de trouver des démonstrations, des arguments pour démentir des théories et des croyances
bien ancrées afin de les remplacer par de nouvelles. En psychologie sociale, ce projet a certes
connu un certain succès avec la théorie des représentations sociales notamment, mais bien
souvent ses théories résolument révolutionnaires ont été intégrées dans la théorie dominante
que justement Serge Moscovici visait à démentir. Cette surprenante capacité de résistance
des théories, à l’instar de la résistance des croyances et des préjugés, Serge Moscovici les
étudiera jusqu’au bout tant il avait été marqué par folie des hommes objectivée dans la guerre,
la discrimination et l’antisémitisme. « La conclusion est donnée d’abord » disait-il souvent,
et il était toujours étonné de constater combien il est compliqué d’en changer : quelle que soit
l’intelligence et l’éducation de la personne, le thème, l’époque, etc., les meilleurs arguments
se heurtent toujours à des préjugés et des croyances déjà-là.
C’est sans doute sa théorie de l’influence qui illustre le mieux sa démarche scientifique
inspirée par Koyré et Kuhn. La première partie de son ouvrage – Social Influence and
Social Change (1976) [trad. Psychologie des minorités actives, (1979)] – est une analyse du
paradigme dominant dans les théories de l’influence sociale. Moscovici y montre que ces
théories expliquent parfaitement la reproduction sociale, le conformisme des individus aux
normes de groupes, le suivisme, etc., mais que ce paradigme ne peut expliquer le changement
ou la créativité dans les groupes7. Et pourtant, les sociétés changent, des idées nouvelles
apparaissent et des idées dominantes ou des évidences disparaissent (même celles soutenues
par des groupes puissants, par des experts, etc.).
Comment comprendre ce fait puisque tous les mécanismes d’influence décrits jusque-là
ne servent qu’à expliquer la reproduction ? Avec son modèle génétique de l’influence, il
élabore donc une nouvelle théorie capable d’expliquer les faits dont rendait compte l’ancien
paradigme, mais également de rendre compte de faits nouveaux tels que l’innovation ou le
changement social.
Ce changement de paradigme va bien plus loin, car Moscovici pose sa théorie génétique de
l’influence comme fondamentalement interactionniste, contrairement au paradigme classique
dont les explications reposent sur les propriétés des entités (individus ou groupes). Il fait ainsi
basculer la psychologie classiquement aristotélicienne – pour laquelle c’est le fait de disposer
de ressources (crédibilité, compétence, pouvoir, statut, nombre, etc.) qui place un individu ou
un groupe en tant que source ou cible (source si elle a des ressources et cible si elle n’en a pas)
et conditionne donc le fait qu’elle ait ou non de l’influence – vers une psychologie galiléenne
dans laquelle c’est dans les interactions que se distribuent les ressources. Ainsi, pour lui, le
déterminant de l’influence n’est pas le statut ou les ressources (c’est-à-dire des propriétés),
mais le style de comportement, c’est-à-dire la manière d’affirmer sa position, de maintenir son
point de vue. Et il montre donc comment des groupes minoritaires, déviants, sans pouvoir ou
discriminés, peuvent pourtant exercer une influence et entraîner un changement social.
Ses autres théories sont faites sur ce même schéma. Par exemple, pour ce qui concerne ses
études sur les rapports nature-culture, il montre que la culture a été définie par contraste à la
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nature, et, qu’à cette vieille croyance sont venues s’ajouter des théories et des faits la justifiant
a posteriori, établissant une discontinuité imaginaire là où existe pourtant une continuité qu’il
met en évidence.
Avec sa théorie de la polarisation des attitudes dans les groupes, il part du constat que les
théories de psychologie ont classiquement supposé que l’homme en groupe était modéré,
qu’il cherchait à faire des compromis, des concessions, à se conformer, etc., qu’il fallait qu’il
abandonne ses convictions, mette de côté ses opinions pour éviter les conflits – les conflits
et la déviance étant alors considérés comme rendant impossible l’existence de toute structure
collective. Il montrera qu’à côté de cette modération, il existe nombre de situations où au
contraire les individus en groupe prennent plus de risques qu’ils ne le feraient seuls et adoptent
après une discussion en groupe des opinions plus extrêmes que celles qui étaient les leurs avant
la discussion.
C’est enfin aussi le cas avec sa théorie la plus importante, celle des représentations sociales.
Ainsi, alors que la psychologie sociale française s’inscrivait avec quelques années de retard
dans le droit fil de la psychologie nord-américaine, à la fois individualiste et objectiviste,
sa théorie des représentations sociales, avec sa démarche compréhensive et ses méthodes
qualitatives, constituait une véritable révolution dans la manière de penser le rôle de la
psychologie sociale et, notamment, les phénomènes de communication et les attitudes. Avec
cette théorie, il dénonçait le paradigme dominant de la psychologie béhavioriste récemment
déguisée en psychologie cognitive – étudiant le rapport direct du sujet à l’objet – pour poser
que le sujet n’accède à l’objet que par la médiatisation d’autrui. Ce rapport médiatisé par l’autre
détournait la psychologie sociale de l’étude des perceptions (fondamentalement individuelles)
pour leur préférer celle des représentations (en tant qu’elles sont des constructions sociales).
Le monde du sujet n’est plus le monde objectif qu’il peut percevoir et juger seul, mais un
univers représentationnel socialement construit. Ainsi, l’analyse des opinions, des attitudes,
des stéréotypes, des préjugés, des attributions, etc., ne se fait pas dans l’individu, mais dans
l’interindividuel, dans le social.
Son rêve s’est réalisé et il est devenu un « homme d’étude » reconnu comme l’attestent la
quinzaine de doctorats honoris causa et les nombreux prix qu’il a reçus (prix « In media
res » en 1980, prix « européen d’Amalfi des sciences sociales et de sociologie » en 1988,
prix « Ecologia» en 2000, prix « Balzan » en 2003, prix « Wilhelm Wundt – William James »
en 2007, prix « Nonino – Master of the Time » en 2010).
Notes
1 Serge Moscovici, 1997, Chroniques des années égarées, Paris, Stock, p. 254.
2 Entretien avec Serge Moscovici, 2009, Bulletin de psychologie, 62-2, p. 139.
3 Serge Moscovici, 1997, op.cit., p. 254-255.
4 Willem Doise, 2001, « Un projet européen pour la psychologie sociale », in Penser la vie, le social,
la nature, F. Buschini, N. Kalampalikis (éds), Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme,
p. 391-399.
5 Leon Festinger, 1980, Retrospections on Social Psychology, Oxford, Oxford University Press.
6 Serge Moscovici, 1989, « Obituary : Leon Festinger », European Journal of Social Psychology, 19-4,
1989, p. 263-269.
7 Ceux qui ont du pouvoir, du prestige, de la crédibilité, etc., ont de l’influence sur ceux qui en ont moins
ou pas. En outre, celui qui dévie, innove, crée, va subir des pressions à la conformité, sera discriminé
ou risque l’exclusion, contrairement à celui qui se conforme ou qui reproduit. Donc, logiquement, les
groupes et les sociétés seraient condamnés à se conserver en l’état. Voilà pour la théorie que Moscovici
qualifie de fonctionnaliste et les milliers d’expériences qui montrent ce primat du conformisme et le rejet
de la déviance.
Pour citer cet article
Référence électronique
Revue européenne des sciences sociales, 53-1 | 2015
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In memoriam Serge Moscovici (1925-2014)
Stéphane Laurens, « In memoriam Serge Moscovici (1925-2014) », Revue européenne des sciences
sociales [En ligne], 53-1 | 2015, mis en ligne le 01 janvier 2019, consulté le 21 mai 2015. URL : http://
ress.revues.org/2988
Référence papier
Stéphane Laurens, « In memoriam Serge Moscovici (1925-2014) », Revue européenne des
sciences sociales, 53-1 | 2015, 11-14.
À propos de l’auteur
Stéphane Laurens
Université Rennes-2
Droits d’auteur
© Librairie Droz
Revue européenne des sciences sociales, 53-1 | 2015
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