In memoriam Serge Moscovici (1925-2014) 3
Revue européenne des sciences sociales, 53-1 | 2015
précision de la mesure et du contrôle expérimental sont des moyens en vue d’une fin–trop
d’importance donnée à la précision peut mener à une recherche stérile»5.
7Sans mépriser la méthode ou les faits, Serge Moscovici accordait en effet une grande
importance aux idées, aux théories. Il soutenait que les faits ne suffisent pas à faire tomber
une théorie, mais qu’il faut une nouvelle théorie pour remplacer l’ancienne et était émerveillé
par les théories étonnantes, justement celles qui, comme la théorie de Festinger sur la
dissonance6, affirment le contraire de ce que tout le monde admet (les scientifiques aussi bien
que les profanes). Ses théories seront de cette nature, ce qui en psychologie sociale–une
discipline où semble seuls importer les faits précis, leur accumulation scrupuleuse, les micro
théories–constitue une véritable singularité.
8Suivant cette philosophie, les théories qu’il a élaborées sont originales, démentant des
croyances bien ancrées, expliquant des faits que les théories en place ignorent ou négligent
(influence minoritaire, polarisation, représentations, etc.) et ne portent pas sur des détails, mais
sur des phénomènes centraux en sciences humaines (rapport individu/société; représentations
sociales; rapport science et sens commun, etc.). Il semble, en définitive, que son objectif a
été de trouver des démonstrations, des arguments pour démentir des théories et des croyances
bien ancrées afin de les remplacer par de nouvelles. En psychologie sociale, ce projet a certes
connu un certain succès avec la théorie des représentations sociales notamment, mais bien
souvent ses théories résolument révolutionnaires ont été intégrées dans la théorie dominante
que justement Serge Moscovici visait à démentir. Cette surprenante capacité de résistance
des théories, à l’instar de la résistance des croyances et des préjugés, Serge Moscovici les
étudiera jusqu’au bout tant il avait été marqué par folie des hommes objectivée dans la guerre,
la discrimination et l’antisémitisme. «La conclusion est donnée d’abord» disait-il souvent,
et il était toujours étonné de constater combien il est compliqué d’en changer: quelle que soit
l’intelligence et l’éducation de la personne, le thème, l’époque, etc., les meilleurs arguments
se heurtent toujours à des préjugés et des croyances déjà-là.
9C’est sans doute sa théorie de l’influence qui illustre le mieux sa démarche scientifique
inspirée par Koyré et Kuhn. La première partie de son ouvrage – Social Influence and
Social Change (1976) [trad. Psychologie des minorités actives, (1979)]–est une analyse du
paradigme dominant dans les théories de l’influence sociale. Moscovici y montre que ces
théories expliquent parfaitement la reproduction sociale, le conformisme des individus aux
normes de groupes, le suivisme, etc., mais que ce paradigme ne peut expliquer le changement
ou la créativité dans les groupes7. Et pourtant, les sociétés changent, des idées nouvelles
apparaissent et des idées dominantes ou des évidences disparaissent (même celles soutenues
par des groupes puissants, par des experts, etc.).
10 Comment comprendre ce fait puisque tous les mécanismes d’influence décrits jusque-là
ne servent qu’à expliquer la reproduction ? Avec son modèle génétique de l’influence, il
élabore donc une nouvelle théorie capable d’expliquer les faits dont rendait compte l’ancien
paradigme, mais également de rendre compte de faits nouveaux tels que l’innovation ou le
changement social.
11 Ce changement de paradigme va bien plus loin, car Moscovici pose sa théorie génétique de
l’influence comme fondamentalement interactionniste, contrairement au paradigme classique
dont les explications reposent sur les propriétés des entités (individus ou groupes). Il fait ainsi
basculer la psychologie classiquement aristotélicienne–pour laquelle c’est le fait de disposer
de ressources (crédibilité, compétence, pouvoir, statut, nombre, etc.) qui place un individu ou
un groupe en tant que source ou cible (source si elle a des ressources et cible si elle n’en a pas)
et conditionne donc le fait qu’elle ait ou non de l’influence–vers une psychologie galiléenne
dans laquelle c’est dans les interactions que se distribuent les ressources. Ainsi, pour lui, le
déterminant de l’influence n’est pas le statut ou les ressources (c’est-à-dire des propriétés),
mais le style de comportement, c’est-à-dire la manière d’affirmer sa position, de maintenir son
point de vue. Et il montre donc comment des groupes minoritaires, déviants, sans pouvoir ou
discriminés, peuvent pourtant exercer une influence et entraîner un changement social.
12 Ses autres théories sont faites sur ce même schéma. Par exemple, pour ce qui concerne ses
études sur les rapports nature-culture, il montre que la culture a été définie par contraste à la