Les quinze premières années de recherches de Serge Moscovici sont marquées par la
variété des thématiques abordées : des travaux de psychologie appliquée (sur les
aspirations de travailleurs [1957], la reconversion industrielle [1958], la résistance à la
mobilité [1959], etc.) ; des recherches sur les attitudes (leur structure [1953], leur mesure
[1954, 1955, 1956], leur nature [1962]), les représentations sociales avec notamment sa
thèse de doctorat sur la représentation sociale de la psychanalyse soutenue en 1961 sous
la direction de Daniel Lagache ; des travaux sur l’histoire des sciences (sur la théorie du
mouvement de Baliani [1958, 1961, 1964, 1967], celle de Galilée [1963, 1965, 1967], sur la
diffusion des connaissances scientifiques [1962, 1965]) et enfin trois ouvrages sur les
rapports nature-culture (1968, 1972, 1974) (pour la liste de ses publications, voir <http://
www.serge-moscovici.fr/documents/biblio.pdf>).
Quoique bien distincts les uns des autres, ces axes de recherche finissent par converger au
point de constituer le soubassement des théories de psychologie sociale de
Serge Moscovici, lesquelles s’écartent de la « bubba psychology » (il affectionnait ce
dénominatif, mélange de yiddish et d’anglais, qui signifie « psychologie de grand-mère »,
autrement dit une psychologie qui, même si elle prend les atours de la science n’est
qu’une psychologie faite d’évidences de sens commun) pour opérer des révolutions
coperniciennes. Il se désespérait souvent de la quantité d’articles sans intérêt que
publiaient les revues scientifiques – dont le seul mérite est de montrer la capacité de leurs
auteurs à se conformer à des normes –, se désolait de la préférence de ces revues pour la
méthode, les statistiques, les faits et du peu de place qu’elles accordaient à l’idée,
l’originalité, l’innovation, la créativité. Comme l’écrivait son ami Festinger, « la précision
de la mesure et du contrôle expérimental sont des moyens en vue d’une fin – trop
d’importance donnée à la précision peut mener à une recherche stérile »5.
Sans mépriser la méthode ou les faits, Serge Moscovici accordait en effet une grande
importance aux idées, aux théories. Il soutenait que les faits ne suffisent pas à faire
tomber une théorie, mais qu’il faut une nouvelle théorie pour remplacer l’ancienne et
était émerveillé par les théories étonnantes, justement celles qui, comme la théorie de
Festinger sur la dissonance6, affirment le contraire de ce que tout le monde admet (les
scientifiques aussi bien que les profanes). Ses théories seront de cette nature, ce qui en
psychologie sociale – une discipline où semble seuls importer les faits précis, leur
accumulation scrupuleuse, les micro théories – constitue une véritable singularité.
Suivant cette philosophie, les théories qu’il a élaborées sont originales, démentant des
croyances bien ancrées, expliquant des faits que les théories en place ignorent ou
négligent (influence minoritaire, polarisation, représentations, etc.) et ne portent pas sur
des détails, mais sur des phénomènes centraux en sciences humaines (rapport individu/
société ; représentations sociales ; rapport science et sens commun, etc.). Il semble, en
définitive, que son objectif a été de trouver des démonstrations, des arguments pour
démentir des théories et des croyances bien ancrées afin de les remplacer par de
nouvelles. En psychologie sociale, ce projet a certes connu un certain succès avec la
théorie des représentations sociales notamment, mais bien souvent ses théories
résolument révolutionnaires ont été intégrées dans la théorie dominante que justement
Serge Moscovici visait à démentir. Cette surprenante capacité de résistance des théories,
à l’instar de la résistance des croyances et des préjugés, Serge Moscovici les étudiera
jusqu’au bout tant il avait été marqué par folie des hommes objectivée dans la guerre, la
discrimination et l’antisémitisme. « La conclusion est donnée d’abord » disait-il souvent,
et il était toujours étonné de constater combien il est compliqué d’en changer : quelle que
In memoriam Serge Moscovici (1925-2014)
Revue européenne des sciences sociales, 53-1 | 2018
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