L’Encéphale (2013) 39, 237—243 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com journal homepage: www.em-consulte.com/produit/ENCEP MÉMOIRE ORIGINAL Usage de la contention en psychiatrie : vécu soignant et perspectives éthiques Use of restraint in psychiatry: Feelings of caregivers and ethical perspectives J. Guivarch a,∗, N. Cano b a b Pôle Psychiatrie centre, hôpital de la Conception, 147, boulevard Baille, 13385 Marseille cedex 5, France UMR 7268, ADES, Aix-Marseille université, 13385 Marseille cedex 5, France Reçu le 21 septembre 2012 ; accepté le 7 décembre 2012 Disponible sur Internet le 6 juin 2013 MOTS CLÉS Contention ; Psychiatrie ; Vécu des soignants ; Recherche qualitative ; Perspectives éthiques KEYWORDS Restraint; Psychiatry; Feelings of caregivers; Qualitative research; Ethical review ∗ Résumé Le retour de l’usage des contentions en psychiatrie pose de nombreux problèmes éthiques aux soignants. Pourtant leur vécu est peu exploré dans la littérature. Notre objectif était d’étudier le vécu des soignants confrontés à cette pratique au regard d’une perspective éthique et de dégager des pistes d’amélioration. Entre novembre 2011 et février 2012 a été réalisée une étude épidémiologique descriptive transversale dans deux services d’urgences psychiatriques et deux unités fermées dans lesquels les médecins et les infirmiers étaient interrogés à l’aide de questionnaires semi-dirigés au cours d’entretiens individuels. Vingt infirmiers et neuf psychiatres, en majorité de sexe féminin, ont été recrutés. Ils avaient tous participé à des expériences de mise sous contention. Leur vécu était riche, intense et majoritairement négatif à type de frustration (35 % des infirmiers ; 66,7 % des médecins), de colère (30 et 33,3 %) et d’absence de ressenti (35 et 44,4 %). Il s’agissait pour eux d’une expérience difficile mais nécessaire (82,75 %), d’un acte de soin et de sécurité (68,9 %). La frustration pouvait concerner le manque de moyens mais aussi être dirigée envers un patient ou un soignant. Nous avons dégagé trois perspectives pour réduire l’utilisation de la contention et modifier le vécu des soignants. © L’Encéphale, Paris, 2013. Summary Introduction. — The return of restraint in psychiatry raises many ethical issues for caregivers. However their experience is little explored in literature. Objectives. — Our objective was to study the feelings of caregivers facing restraint with regard to an ethical perspective and to identify areas for improvement. Method. — Between November 2011 and February 2012 a descriptive cross-sectional epidemiological study was performed in two psychiatric emergency services and two closed units in which doctors and nurses were individually interviewed using semi-structured questionnaires. Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (J. Guivarch). 0013-7006/$ — see front matter © L’Encéphale, Paris, 2013. http://dx.doi.org/10.1016/j.encep.2013.02.004 238 J. Guivarch, N. Cano Five topics were explored: indications and contexts, impact on the patient, caregiver—patient relationship, perspective on the practice and feelings of caregivers on which we insist particularly. Results were presented in tables with percentages and possibly diagrams. The notable responses of caregivers were also cited. Results. — Twenty nurses and nine psychiatrists, mostly female, were recruited. They all had participated in experiments of restraint. The self-aggressiveness, the aggressiveness against other persons and agitation were the most frequent indications. In the patients, caregivers identified misunderstanding (79.3%) and anger (75.9%). The majority of nurses (75%) felt that there was an improvement in the caregiver—patient relationship after the episode of restraint compared to what it had been in the moments preceding this measure. The emotional experience of caregivers was rich, intense and predominantly negative type of frustration (35% of nurses; 66.7% of doctors), anger (30 and 33.3%) and lack of feeling (35 and 44.4%). The feelings of doctors and nurses were not completely similar. For caregivers it was ‘‘a difficult but necessary experience’’ (82.75%), ‘‘an act of care and safety’’ (68.9%). All psychiatrists and almost half of the nurses (45%) said they did not feel the same when they used seclusion. In their opinion, seclusion entailed a less painful experience because of its therapeutic properties. More than half of the caregivers thought that there were alternatives to restraint: the strengthening of containing function in the hours before the use of restraint; the use of seclusion at the time of the decision to restrain. They identified contexts (80%) encouraging the use of restraints, not only related to the patient, the lack of resources but also institutional contexts, in particular conflicts or divisions in the health care team. Discussion. — The misunderstanding of the patient led us to wonder about the quality of the information he/she received: it was sometimes too formal and did not take into account the uniqueness of the patient. The frustration of caregivers could concern the lack of resources but also be directed towards a patient or caregiver. In addition, there were often cleavages between doctors and nurses that stemmed from a misunderstanding, also with rivalries and power struggles. From the literature and caregivers’ reflections we identified three prospects to reduce the use of restraint and modify feelings of caregivers: 1) develop better crisis management upstream through increasing resources and improving training; 2) promote patients support in using ethical principles of autonomy and beneficence by showing them solicitude, inviting them to tell themselves and helping them to regain their own experience; 3) develop an afterthought in setting up institutional reflection time by restoring a central role in clinical team meetings in psychiatry, possibly supplemented by supervision, but also through regional ethical spaces. Conclusion. — In our investigation, we found that caregivers had a predominantly negative experience with frustration, anger and a lack of feeling. Among caregivers we also identified awareness of ethical issues that may be for the first time for a change. © L’Encéphale, Paris, 2013. Introduction — Objectif L’utilisation des contentions en psychiatrie n’est pas nouvelle [1,2]. La contention existait dès l’Antiquité avec deux conceptions bien différentes [1] : exercer un contrôle physique sur les personnes agitées sans leur faire de mal pour les uns, et essayer de faire sortir le malade de sa maladie en générant de la peur par une utilisation beaucoup plus brutale pour les autres. Cette pratique, dont l’utilisation est variable selon les périodes, fait un retour dans nos hôpitaux autour des années 1995 à 2000, dans une psychiatrie en pleine mutation, caractérisée par une triple orientation [3] : neuroscientifique et médicotechnique, sécuritaire, mais aussi citoyenne associée au concept de Santé Mentale qui tend à étendre de manière illimitée le champ de la psychiatrie. On peut se demander quel est le sens de ce retour [1] d’autant qu’il s’agit d’une pratique qui n’est pas sans danger [2] et qui reste l’objet d’incertitudes et controverses, tant sur le plan thérapeutique qu’éthique [2,4—8]. Des auteurs s’interrogent sur la signification de cette pratique : certains y voient « un acte à valeur de rite sacrificiel » [6], d’autres se demandent s’il s’agit d’un acte à dimension thérapeutique ou sécuritaire [1,2,5,9,10] et de quelle manière on peut en faire un temps soignant [4], quand les derniers pointent des confusions sémantiques et théoriques entourant le terme de « contention » [11]. Les soignants sont également exposés à des dilemmes [4,5,8] entre, d’une part, le devoir de préserver la dignité et d’assurer un environnement sûr pour le patient et, d’autre part, de maintenir la sécurité des autres patients et de l’environnement. Face à ce contexte d’exigences contradictoires, nous nous sommes donc proposés d’étudier le ressenti et le point de vue des soignants confrontés à une telle expérience. Parmi les travaux publiés sur le sujet [2,4—6,12—14], Chanoit [12] identifiait « de la culpabilité, une identification au patient avec un vécu d’exclusion, un vécu projectif, de l’impuissance ou un sentiment d’échec, un vécu d’omnipotence, une jouissance sadique avec le Contention mécanique en psychaitrie : vécu soignant et perspectives éthiques 239 risque d’un sentiment de toute-puissance de type pervers ». D’autres auteurs insistaient davantage sur l’opinion des soignants, tentant d’individualiser des profils sociodémographique [13,14]. À notre connaissance, il existe peu d’informations spécifiques concernant le vécu des soignants, alors que ces données pourraient favoriser une réflexion sur l’usage de cette mesure qui est de plus en plus fréquente et suscite des réactions émotionnelles intenses. L’objectif de notre étude est double : étudier le vécu des soignants confrontés à la contention et dégager ensuite d’éventuelles pistes d’amélioration au regard d’une perspective éthique. Figure 1 Vécu de la contention par le patient. Méthodes Résultats Schéma et population Population de l’étude Nous avons réalisé entre novembre 2011 et février 2012 une étude épidémiologique descriptive transversale dans quatre services de psychiatrie de Toulon et de Marseille dont deux appartenant au CHU. Il s’agissait de deux unités fermées intersectorielles et de deux services d’urgences psychiatriques spécifiquement choisis en raison de leur diversité, tant en ce qui concerne leur situation géographique au sein de l’hôpital que leur équipement, leur fonctionnement institutionnel, leur orientation théorique et thérapeutique, espérant ainsi explorer une diversité de pratiques concernant la contention telle qu’on peut l’observer en psychiatrie. Les infirmiers et les médecins étaient interrogés à l’aide de questionnaires semi-dirigés, élaborés à partir des données de la littérature [1,2,12,15,16]. Le recueil de données s’est fait sur un ou plusieurs jours (et nuits) au cours d’entretiens individuels, durant en moyenne 20 à 30 minutes, pendant lesquels l’objectif de l’étude et le caractère anonyme étaient précisés. L’ensemble des réponses et remarques était pris en note. Analyse Nous avons déterminé cinq rubriques thématiques pour l’analyse des réponses : • • • • • indication et contexte ; impact sur le patient ; relation soignant/soigné ; vécu soignant ; point de vue sur la pratique. Le cadre d’analyse se référait aux principes éthiques fondamentaux selon la typologie de Beauchamp et Childress [17]. Les résultats sont présentés sous forme de tableaux avec des pourcentages et parfois des diagrammes pour les résultats les plus importants. Nous avons recruté une population de 29 personnes (20 infirmiers, neuf psychiatres) en majorité de sexe féminin avec une expérience moyenne en psychiatrie de neuf années. Cette population correspondait à l’ensemble des soignants présents lors de notre venue, à l’exception d’un médecin et d’un infirmier qui n’avaient pas pu répondre à nos questions en raison d’une surcharge de travail dans le service au moment de l’enquête. Tous avaient déjà participé à des expériences de mise sous contention, la majorité d’entre eux entre cinq et 20 fois. Indication et contexte Les risques autoagressif (90 % des infirmiers et 66,7 % des médecins), hétéroagressif (85 % et 88,9 %) ainsi que l’agitation (80 et 88,9 %) étaient les indications les plus retrouvées. Les soignants précisaient qu’une autre indication était en augmentation, la contention par défaut de chambre d’isolement (85 et 66,7 %). Les soignants uniquement infirmiers (55 % des infirmiers, zéro médecin) ajoutaient que dans de rares cas, la contention pouvait être appliquée à la demande du patient. Notons que dans l’un des services d’urgences interrogés, il existait un protocole tacite qui impliquait que tout patient admis en soins sans consentement devait être mis sous contention quel que soit son état clinique pour éviter un risque de fugue. Impact sur le patient après la mise sous contention C’est seulement sur le paramètre « agitation » que les réponses des infirmiers et des médecins convergeaient. Ainsi l’agressivité était réduite pour 70 % des infirmiers et 66,7 % des médecins. L’anxiété, elle, était réduite selon les infirmiers tandis qu’elle était augmentée selon les médecins. Quand on interrogeait les soignants sur le vécu qu’avait eu selon eux le patient (Fig. 1), ils identifiaient surtout de l’incompréhension (23 soignants, 79,3 %) et de la colère (22 soignants, 75,9 %) ; incompréhension car « le patient pensait qu’il pouvait y avoir des alternatives », et qu’on lui disait « c’est la procédure ». Les infirmiers, à la différence des 240 Tableau 1 J. Guivarch, N. Cano Vécu soignant de la contention. Vécu soignant Culpabilité Frustration Colère Peur/crainte Tristesse Satisfaction Pas de ressenti Autre : sentiment d’échec Autre : rassuré Autre : incompréhension/ sentiment de facilité Autre : insatisfaction Infirmiers. Effectifs (%) 5 7 6 6 8 6 7 2 1 1 (25) (35) (30) (30) (40) (30) (35) (10) (5) (5) 0 (0) Médecins. Effectifs (%) 6 6 3 2 2 1 4 1 0 0 (66,7) (66,7) (33,3) (22,2) (22,2) (11,1) (44,4) (11,1) (0) (0) 1 (11,1) médecins, étaient nombreux à identifier un vécu sécurisant pour le patient. Les soignants n’abordaient avec le patient le vécu qu’il avait de cette expérience que dans la moitié des cas. Le patient était informé des raisons de la mise sous contention pour 85 % des infirmiers et 88,9 % des médecins, parfois pour des raisons réglementaires, mais il l’était moins concernant les horaires de passage infirmier (55,2 % des soignants). Impact sur la relation soignants—soignés La mise sous contention entraînait selon les soignants une majoration de la disponibilité et du temps passé auprès du patient (60 % des infirmiers et 66,7 % des médecins), le plus souvent car un protocole les y contraignait. Quant à la qualité de la relation thérapeutique à distance de la contention par rapport à ce qu’elle avait pu être avant la mise sous contention, la vision des médecins et des infirmiers était bien différente. Alors que les médecins ne voyaient pas de changement (55,5 %) ou disaient ne pas le savoir (33,3 %), la majorité des infirmiers (75 %) identifiait une amélioration de la relation, même s’ils nuançaient leurs propos, précisant que parfois il s’agissait « d’une fausse amélioration par peur d’être à nouveau attaché » et que d’autres facteurs entraient en jeu. Vécu du soignant Concernant le vécu de cette expérience de contention par le soignant, il s’agissait d’une expérience émotionnelle riche et intense. Les vécus étaient multiples d’une situation à l’autre et parfois dans une même situation. Aucun soignant n’identifiait un ressenti unique. L’intensité se mesurait aussi au fait que 65 % des infirmiers et 44,4 % des médecins disaient y avoir repensé après le travail, parfois longtemps. Le vécu de cette expérience était majoritairement négatif. Les trois vécus les plus retrouvés (Tableau 1 et Fig. 2) étaient ceux de frustration (35 % des infirmiers et 66,7 % des médecins), de colère (30 % et 33,3 %) et d’absence de ressenti (35 % et 44,4 %). Les vécus des médecins et des infirmiers n’étaient pas complètement superposables : les médecins exprimaient davantage de culpabilité et les Figure 2 Vécu par le soignant de la contention. infirmiers davantage de tristesse. Dans les réponses des soignants, la culpabilité, la frustration et la colère étaient souvent liées : « j’éprouvais de la frustration de ne pas avoir pu faire autrement » ; « de la colère car je n’avais pas de moyens de mieux les accueillir par manque de chambre d’isolement ». Souvent y était mêlé un sentiment d’échec, de culpabilité, « d’avoir mal fait quelque chose ». Parfois, cependant, ces vécus avaient une autre signification. Ainsi un soignant disait parfois ressentir de « la colère à l’encontre d’un patient qui s’était montré agressif envers un patient fragile » ; un autre de la frustration lorsqu’il n’était pas d’accord avec la décision, étant convaincu de l’existence d’alternatives. La tristesse, davantage exprimée par les infirmiers, se rapportait surtout aux adolescents qui étaient placés sous contention pour éviter les fugues. La peur/crainte renvoyait à la fois à la peur pour le patient mais aussi du patient : « j’avais peur pour moi et pour le patient car on risque de se faire mal en mettant en place des contentions et on pense au vécu que va avoir le patient ». Des soignants (davantage les médecins que les infirmiers) disaient n’avoir eu aucun ressenti dans certains mises sous contention, expliquant que c’était « parce que c’était la seule solution », parce que « c’était un acte thérapeutique », « professionnel », tout en reconnaissant pour au moins deux d’entre eux que « ne pas avoir de ressenti, c’est un problème car on finit par banaliser et avoir l’attache facile ». La satisfaction retrouvée chez sept agents, davantage chez les infirmiers, correspondait au sentiment d’avoir fait un bon travail, « de voir le patient en sécurité », ou encore au soulagement « de ne pas avoir à répondre à l’agressivité du patient ». Un dernier soignant nous disait : « face à un patient alcoolique qui agressait volontairement, j’étais satisfait d’avoir protégé l’équipe car personne n’accepte de travailler dans le danger ». Par rapport à l’expérience de mise en chambre d’isolement, l’ensemble des médecins et 45 % des infirmiers interrogés avait un vécu différent. Parmi ces derniers, la très grande majorité (17/18) disait que l’expérience de mise en isolement entraînait un vécu pour eux moins douloureux que la contention ; ils mettaient en avant les vertus thérapeutiques de la chambre d’isolement (« la chambre d’isolement est beaucoup moins agressive, violente et déshumanisante pour le patient », « c’est un lieu et non un acte qui peut s’avérer sécurisant », « qui donne des limites au patient ») et Contention mécanique en psychaitrie : vécu soignant et perspectives éthiques 241 et infirmiers qui s’attribuaient réciproquement la responsabilité du recours à la contention. Discussion Discussion des principaux résultats Figure 3 Bilan de l’expérience de contention par les médecins et les infirmiers. les « images dégradantes du passé psychiatrique » auxquelles les renvoyait l’usage des contentions. Enfin, cette expérience était décrite majoritairement (24 soignants sur 29, soit 82,75 %) comme « difficile mais nécessaire » (Fig. 3), nécessaire du fait de la carence de moyens et notamment de chambres d’isolement. Point de vue sur la pratique de la contention La plupart des soignants (20/29 soit 68,9 % : 75 % des infirmiers et 55,5 % des médecins) considérait qu’il s’agissait d’un acte de soin et de sécurité (Fig. 4). Six soignants considéraient qu’il pouvait s’agir de « maltraitance selon l’utilisation qui en était faite » et insistaient sur la nécessaire vigilance : « ça devient de la maltraitance quand il est plus facile d’entraver que de surveiller, car la contention devient une dérive aux urgences pour éviter les risques de fugues ». Plus de la moitié des soignants pensaient qu’il y avait des solutions alternatives à la contention avec le recours à la chambre d’isolement au moment de la mise sous contention et le renforcement de la contenance dans les heures précédant la contention. Près de 80 % des soignants évoquaient des contextes favorisant la mise sous contention : des facteurs individuels liés à la pathologie du patient, des facteurs liés au manque de moyens (sous effectifs masculins, diminution des lits en psychiatrie, locaux inadaptés, manque de chambre d’isolement) mais surtout des facteurs institutionnels : la peur de la fugue, la moins grande tolérance des urgences, l’absence de disponibilité du personnel, l’atmosphère de tension dans le service avec des conflits voire des clivages dans l’équipe, notamment entre médecins Figure 4 Point de vue des soignants sur la contention. Les indications de contention étaient conformes à celles retrouvées dans la littérature [2,16], à l’exception de celle liée au statut administratif du patient conduisant à un protocole de contention systématique. Cette conduite contrevient à la loi du 5 juillet 2011 [18] — stipulant que « les restrictions apportées à l’exercice des libertés doivent être adaptées, nécessaires et proportionnées à l’état mental et à la mise en œuvre du traitement » — mais également à l’impératif de justice, base des principes éthiques [19], car la décision n’est pas adaptée à l’état clinique et à la singularité du patient. Les soignants identifiaient un vécu d’incompréhension chez les patients, une difficulté à s’approprier ce qui leur arrivait, en lien peut-être avec le sentiment d’impuissance [16] que peut faire naître la contention, mais qui nous amène aussi à nous interroger sur la qualité de l’information reçue. Il s’agissait parfois d’une information formelle, dépersonnalisante, froide (« c’est le protocole »), non adaptée à chaque individu, ne respectant pas ainsi le principe d’autonomie. Il ressortait de l’enquête que la relation soignants— soignés était améliorée après la mise sous contention. Il ne fallait pas, selon nous, y voir là l’effet de la seule contention mais d’un ensemble de facteurs liés à la contention : augmentation du traitement médicamenteux mais aussi disponibilité accrue des soignants auprès du patient. En effet, « c’est la proximité attentive des soignants qui donne à la contrainte sa dimension de soins » [20] ; la contention en soi n’est pas un soin mais tout ce qui est fait autour pour aider ou accompagner le patient peut être un soin [4]. Concernant le vécu soignant, la frustration et la colère étaient le plus souvent rapportées au manque de moyens mais pouvaient aussi être dirigées envers un patient ou un autre soignant, avec d’éventuels effets délétères pour le patient et pour l’équipe, nécessitant la mise en place de temps institutionnels. La tristesse semblait répondre souvent à une identification au patient, comme l’avait évoqué Chanoit [12]. La satisfaction exprimée correspondait le plus souvent au sentiment d’avoir bien fait son travail, en accueillant et soulageant la souffrance du patient selon le principe de bienfaisance. Mais parfois des sentiments ambigus rapportés par les soignants, faisant écho à l’agressivité du patient, évoquaient un acte à dimension sécuritaire, les soignants se voulant alors « garant de l’ordre établi » [12]. Ces réactions émotionnelles parfois douloureuses semblent révéler des tensions éthiques reflétant un conflit de valeurs [19]. Les principes de bienfaisance et d’autonomie ne sont a priori pas respectés car la mesure de contention n’est pas un bien tel que l’estime le patient qui de surcroît ne participe pas à la décision [17]. C’est le principe de non-malfaisance qui prime dans cette situation car la contention protège le patient d’effets délétères en lien avec son auto- ou hétéroagressivité ; certains soignants 242 sont en même temps conscients des effets préjudiciables potentiels de cette méthode. Parfois la contention était présentée comme un moyen d’empêcher les fugues afin d’assurer la sécurité médicolégale du soignant ; cette attitude sécuritaire pourrait faire perdre de vue l’objet premier du travail en psychiatrie qui est d’apporter un soin au patient. Pour d’autres, la contention était l’occasion de parler du patient ; ce constat pourrait être le symptôme d’une institution qui dysfonctionne si c’est là l’unique moyen d’aborder la problématique du patient. Les contextes individuels, institutionnels et liés au manque de moyens étaient conformes à ceux retrouvés dans la littérature [2,15] même si l’importance de la carence de moyens — des effectifs en particulier — était à relativiser [21]. La question de la formation des infirmiers et des médecins était également pointée par les soignants interrogés. En effet, les infirmiers « généralistes » n’ont plus une formation spécifique à la psychiatrie avec « un défaut de référence théoricopratique comme indice d’altération du soin offert au patient » [22]. Quant aux médecins, ils ont une formation de plus en plus scientifique ou axée sur la chimiothérapie au détriment de l’approche relationnelle ou psychodynamique. Ces changements entraîneraient une moins grande disponibilité à l’écoute et une plus faible capacité de contenance des soignants à l’égard des patients. De même, des conflits, retentissant sur l’état clinique et la prise en charge du patient, opposaient souvent médecins et infirmiers ; les divergences sur l’appréciation de l’impact sur le patient et sur la relation soignant—soigné, en lien avec les positions respectives, n’étaient pas partagées et discutées en équipe ; parfois le dialogue était quasi inexistant entre soignants, renforçant ainsi l’incompréhension entre médecins et infirmiers et alimentant les phénomènes de rivalités et d’enjeux de pouvoir. Limites et biais possibles Même si la taille de notre population était modeste, nous pensions pouvoir tirer les premières conclusions qui devraient donner lieu à des études ultérieures de plus grande ampleur. Ayant recruté l’ensemble de la population soignante présente lors de notre venue, à l’exception de deux soignants, nous étions peu exposés à des biais de sélection. Les questionnaires étant anonymes, le recueil des données se faisant lors d’un entretien individuel et les résultats par service n’étant pas communiqués, les conditions nous semblaient réunies pour libérer la parole du soignant, qui pouvait parler avec plus de facilité, sans craindre d’être entendu ou jugé par ses collègues ; les biais de classement étaient ainsi limités. Plusieurs biais de confusion étaient possibles : concernant le vécu du patient, il était vu à travers la subjectivité du soignant ; ce dernier pouvait être influencé par ses convictions personnelles ou son propre ressenti concernant la contention. Quant au vécu soignant, il pouvait être modifié par l’orientation biologique ou institutionnelle du service, la possibilité d’échanger entre collègues lors de réunions cliniques, l’existence de supervisions. . . J. Guivarch, N. Cano Perspectives Nous avons dégagé, à partir des réflexions des soignants et de la littérature trois perspectives pour réduire l’utilisation de la contention et modifier le vécu des patients et soignants. Développer « une meilleure gestion de crise en amont » Développer « une meilleure gestion de crise en amont » [2] en augmentant les moyens, en mettant l’accent non plus sur la sécurisation mais « sur la manière humaine avec laquelle les patients sont traités, en renforçant les activités [23] » — car « le manque d’activités et l’absence de projet de soins concrets peuvent contribuer à l’augmentation de l’utilisation des mesures coercitives » [24] — et en améliorant la formation des infirmiers par une spécialisation ou par un compagnonnage associé à des enseignements [25,26]. Favoriser l’accompagnement du patient en faisant vivre les principes d’autonomie et de bienfaisance Favoriser l’accompagnement du patient en faisant vivre les principes d’autonomie et de bienfaisance [3]. Il faudrait essayer d’encourager l’autonomie du patient afin qu’il puisse se réapproprier ce qui lui arrive, en lui réexpliquant avec des mots qu’il puisse comprendre les raisons de sa mise sous contention, sa situation et les perspectives ; en lui offrant aussi les moyens de se repérer dans le temps et l’espace en lui donnant par exemple les horaires de passage infirmier. Par ailleurs, le soignant faisant preuve de sollicitude, concrétisant le principe de bienfaisance, recueillera la parole du patient et l’invitera à se mettre en récit, en employant le « je » de l’ipséité. Il comprendra alors qu’il existe et retrouvera son identité, une identité narrative [27]. Nous voyons ainsi que bien accompagner le patient implique de le considérer dans sa singularité. Développer une réflexion a posteriori Développer une réflexion a posteriori. Il conviendrait de prendre le temps de revenir après coup sur les décisions de contention, en mettant en place des temps de réflexion institutionnelle tenant compte des mouvements affectifs réciproques entre patients et soignants, lors des réunions cliniques, éventuellement complétées par une supervision [6]. Il faut faire de ces réunions un temps fort dans la vie du service, au cours duquel tous les soignants, avec une liberté de parole, pourront réfléchir sur le patient et le projet à mettre en place mais aussi sur les décisions difficiles — comme la contention — en examinant les contextes décisionnels, les principes en jeu, la portée et l’effet de cette mesure pour le patient, offrant ainsi les conditions d’une réflexion éthique. Cette conception de la réunion d’équipe, née de la psychothérapie institutionnelle, comporte l’idée que l’institution et les soignants permettent une contenance au patient psychotique en jouant un rôle de pare-excitation et de métabolisation, en contenant les projections du patient, en les transformant et en les symbolisant [28]. Les réunions permettent d’avoir la vision la plus juste du patient, de sa problématique et de la manière de l’aider car les différents points de vue concernant le patient psychotique sont mis en présence ; elles mettent aussi en lumière la dimension contre-transférentielle pouvant Contention mécanique en psychaitrie : vécu soignant et perspectives éthiques fausser l’évaluation clinique des soignants et les conduisant à prendre des décisions non justifiées. Ces temps aident les soignants à ne pas répondre « de manière trop directe et immédiate par des passages à l’acte en miroir de la violence des patients » [2] mais par de la contenance à la place de la contention. Ils redonnent une place à chacun des soignants, évitant « les émancipations moïques pour les uns et les frustrations et soumissions pour les autres » [29], à l’origine de clivages délétères pour le patient. L’on pourrait également développer des moments de réflexion a posteriori en retrait de la quotidienneté en utilisant une argumentation et une terminologie différentes appartenant à la philosophie et à l’éthique. C’est là l’une des vocations des Espaces éthiques régionaux [3,19,22], qui permettent de revenir sur les décisions éthiquement complexes avec un éclairage nouveau, mais aussi de réfléchir sur des conceptions et des pratiques de soin éthiquement sensibles. Conclusion Nous avons découvert dans notre enquête que les soignants confrontés à la contention avaient un vécu majoritairement négatif à type de frustration, colère et d’absence de ressenti, qu’il s’agissait pour eux d’une expérience difficile mais nécessaire, qui était à la fois un acte de soin et sécurité. Nous avons également identifié chez les soignants une prise de conscience des enjeux éthiques qui pourrait être le premier temps d’un changement, pouvant se concrétiser en redonnant un rôle central aux réunions cliniques et en faisant vivre dans le soin les principes d’autonomie et de bienfaisance. Déclaration d’intérêts Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article. Références [1] Friard D. Attacher n’est pas contenir. Sante Ment 2004;86: 16—26. [2] Palazzolo J. Chambre d’isolement et contentions en psychiatrie. Paris: Masson; 2002. [3] Cano N. Fondements éthiques de la psychothérapie institutionnelle. Encéphale 2006;32:205—12. 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