Analyse de l’image de la schizophrénie dans les médias français Les principales conclusions de l’étude réalisée par l’ObSoCo La schizophrénie comme maladie est quasiment invisible dans les médias français alors qu’elle concerne 1 personne sur 100 (source INSERM). Sur 1,3 millions d’articles traités sur la période (01/01/2011 au 31/03/2015) avec le logiciel Alceste, le mot n’est présent que sur 2038 articles. Une couverture faible du sujet, qui est encore minorée par le fait que, lorsque le terme est mentionné, seulement 4 articles sur 10 y font référence pour désigner véritablement la maladie dans son sens « médical ». Dans ces articles où il est bien question de la maladie : c’est pour l’essentiel à l’état de traces : moins de 1% des articles (une vingtaine sur 4 ans) sont consacrés à la pathologie comme un sujet en soi). Pour le reste, noyée dans des considérations générales, la schizophrénie n’est citée qu’en « etc… » derrière une liste d’autres pathologies et ne fait quasiment jamais l’objet d’un discours médical en propre. c’est à 56% comme « élément de décor » dans des articles culturels ! Ce qui signifie que les quelques références médicales dans les médias français relèvent avant tout d’un discours « amateur », déconnecté de toute vraie compétence ou connaissance de la pathologie ! Une dérive qui semble propre à notre pays… c’est ensuite dans un contexte policier et judiciaire. Ce contexte est majoritaire dans la PQR où il représente 58% des articles, chiffre à peu près en ligne avec ce qui est observé à l’étranger. Et là encore les références à la maladie sont significatives : cacophonie des experts, dérives sémantiques dramatisantes, et emploi d’un vocabulaire n’ayant aucun élément commun avec le discours scientifique sur la pathologie (cet hermétisme total entre ce discours judiciaire et le discours scientifique est constaté par le logiciel Alceste). Ces facteurs contribuent à construire une image de la pathologie doublement pénalisante : - fausse médicalement en introduisant subrepticement un doute paradoxal sur la personne atteinte, soit quant à son caractère a sociable (alors que les personnes atteintes peuvent et doivent se réinsérer), soit quant à son degré véritable de conscience et maitrise de ses actes (alors que sa maladie est subie) - abstraite puisque ne donnant aucun contour explicite à la pathologie, ce qui permet de faire du terme un usage malléable. et quand enfin ces références pointillistes se centrent vraiment….sur le médical (13% des articles seulement !) ou le médico-social (20%), c’est à l’intérieur d’articles assez désincarnés, qui parlent avant tout de la recherche des causes de la maladie, ou alors de l’exclusion et de la carence en structures en privilégiant la souffrance et le pathos, mais sans fournir les informations de base sur la schizophrénie et ses spécificités , la prévention, le quotidien du malade, la particularité des besoins sociaux, les espoirs thérapeutiques, etc… Bref, la tonalité globale du propos journalistique sur la maladie est tout sauf rassurante. Occultant la plupart des réalités de la maladie, il ne laisse également émerger aucun discours porteur d’espoir : les pistes positives sur la prise en charge et les traitements, les témoignages de patients ou de l’entourage, la parole médicale sur la capacité de rétablissement et d’insertion sociale des patients sont trop rares pour être visibles pour le lecteur moyen. En outre, dans les médias français le terme schizophrénie sert avant tout à désigner non pas la maladie mais un comportement ambivalent, une contradiction que l’on veut dénoncer. L’étude sur cet usage métaphorique du terme confirme une multiplication des emplois, déclinant à l’infini l’image du double et désignant l’incohérence ou la maitrise d’objectifs contradictoires, le double langage, la tactique... Cet usage est relativement récent : en France il semble avoir émergé dans le domaine politique au cours des années 70 mais s’est considérablement développé : près de 6 articles sur 10 ! Particulièrement présent dans le discours culturel et artistique et surtout dans le discours politique (qui représente 31% du total de tous les emplois du terme schizophrénie et où , sur la période étudiée, la figure de François Hollande domine très largement !), le recours majoritaire à cet emploi métaphorique est non seulement faux (la schizophrénie ne se caractérise PAS par un dédoublement de la personnalité) mais il a glissé de plus en plus vers l’idée de contradiction et de tromperie, mmenant le terme sur un nouveau territoire de sens négatif, lourd de conséquences pour l’imaginaire collectif et l’amplification de la stigmatisation Dans les deux usages, médical et métaphorique, l’association abusive de la schizophrénie à la dangerosité, très largement évoquée dans les analyses internationales, est validée aussi sur la France. Cohérente avec ce que l’on sait de la responsabilité majeure des vecteurs culturels (littérature, cinéma, etc…) dans la construction des fausses croyances sur la schizophrénie au sein de l’imaginaire mondial depuis un siècle, cette corrélation de la maladie à la violence criminelle est largement erronée (seulement 0,2% des crimes sont commis par des personnes atteintes de schizophrénie - un risque aussi faible que celui d’être frappé par la foudre). Même dans le corpus où dominent les titres nationaux, et où cette association est statistiquement moins fréquente (15%), la musique de fonds dans les discours culturel, artistique, judiciaire, etc.. est celle de la violence , du serial killer, de la folie créatrice, de l’obscurité et du marginal. *** Pourquoi cette hétérogénéité dans l’usage du terme et ces différentes dérives, particulièrement accusées en France ? Comment passe-t-on avec le même mot de la figure d’un tueur comme Breivik à celle de F. Hollande ? Les chercheurs de l’ObSoCo ont posé l’hypothèse de l’existence d’un archétype(1) unissant ces différents registres de la schizophrénie au centre de l’organisation du discours médiatique et l’ont confirmée grâce à l’application d’un carré sémiotique (2). Elle a permis de mettre en évidence que cet archétype est celui du manipulateur. Bien plus structurant que le seul stéréotype du monstre violent, ce référentiel permet de mieux comprendre les mécanismes de construction de la stigmatisation dont la schizophrénie fait l’objet. - L ’image du manipulateur unit le tueur pervers (manipulateur et non–authentique) maître de ses actes qui ruse et s’adapte pour masquer le plaisir de faire le mal, l’artiste-illusionniste (manipulateur et authentique, dans le sens où il ne se cache pas de manipuler) qui a la capacité de trouver le grain de folie de la créativité tout en conservant une forme de contrôle et d’habileté, et l’homme politique tactique (entre les deux précédents) capable de manipuler la contradiction pour arriver à ses fins . Tous ont en commun le fait qu’ils peuvent parfaitement « sortir de la schizophrénie » s’ils en ont la volonté. Image qui interdit toute empathie ou compréhension à l’égard des malades. - A l’inverse, les figures innocentes sont bien là, mais sur le mode implicite : le candide (authentique et non manipulateur) est en creux dans le discours scientifique , qui décrit la pathologie comme quelque chose de subi et externe ; et le secret (non authentique et non manipulateur), attitude qui consiste à se cacher sans intention de manipuler autrui , pour se protéger, correspond à la réalité du tabou vécue par de nombreux patients et leur entourage face à la stigmatisation ; elle est repérable par la faible présence de témoignages sur la « réalité vécue » de la maladie (et qui ne se réduit pas à l’image de souffrance qui est prédominante) La permanence de cet archétype colporte le sentiment de non-authenticité de la maladie, et instille le soupçon sur le fait que la schizophrénie ne serait qu’un masque, cachant un projet tactique, une possibilité de contrôle, y compris dans sa phase de délire. Ce qui est une contre–vérité absolue par rapport à la réalité scientifique de la schizophrénie, trouble neuronal sévère, subi, dont la personne atteinte n’a aucune maîtrise, état permanent et non simple passage dont on pourrait sortir à volonté, et qui se caractérise notamment par une très grande difficulté à organiser sa pensée et son action. Le discours médiatique tend donc à véhiculer, via la métaphore, un sens fantasmé et antithèse de la réalité de la schizophrénie. Il est très surprenant – et rare- de voir la métaphore transgresser à ce point le sens original duquel elle emprunte une image, non pas seulement décalée ou purement blessante mais diamétralement opposée. En agissant comme si l’on n’arrivait pas à admettre la sincérité de la pathologie, l’image du manipulateur agit donc comme un euphémisme, une figure de style qui consiste à atténuer une vérité dans le but d’adoucir la réalité. Les chercheurs posent donc une 2ème hypothèse : si « nous » (médias et société) avons collectivement réussi à créer une catégorie de pensée qui permet de garder la réalité de la schizophrénie à distance, c’est parce que nous ne sommes pas capables de l’entendre. Face à ce que E. Goffman appelle un « phénomène stupéfiant », nous avons mis en place un système de défense qui l’inscrit dans un cadre de compréhension plus appréhendable: dérive vers le culturel et vers l’ambivalence, cacophonie des experts, discours scientifique désincarné, discrétion des patients, image du monstre tueur de sang-froid, tout ce qui peut lutter contre la réalité d’une perte de contrôle. Car si la personne atteinte de schizophrénie inquiète le corps social, c’est moins à cause de sa supposée violence que du fait de notre incapacité à accepter l’idée qu’elle puisse agir sans un minimum de maîtrise, même si son comportement donne à voir le contraire. Si le discours médiatique s’est déplacé de l’objectif (ce qu’est la maladie) vers le subjectif (ce qu’elle nous fait) grâce à l’image du manipulateur, c’est pour garantir le maintien d’une « normalité » qui nous rassure. Cette sur-stigmatisation française serait alors le produit d’une société effrayée et d’une réaction : - individuelle face à la peur viscérale et ancestrale de tout ce qui est souterrain et qui échappe à notre contrôle ; le cerveau en est un lieu clé ; - sociale face à une pathologie qui apparaît comme menaçante car remettant en cause l’ « ordre des choses » et plus particulièrement la rationalité et la maitrise de soi, qui sont des préceptes fondateurs de la société moderne française depuis les Lumières. - face à une angoisse accrue par la crise singulière du système « à la française » et la complexification du monde. Le recours à la métaphore vient combler un désir de simplification ; son usage débridé rend compte de l'angoisse provoquée par la perte de contrôle dans un pays en mal-être et du besoin consécutif d’une construction pour réduire le monde à une simplicité rassurante sur l'évidence des solutions. Cette construction normalisatrice de l’image du schizophrène par son antithèse résulte, 3ème hypothèse des chercheurs, de l’intégration non pertinente dans le discours ambiant de notions « psychanalysantes » anciennes . Ceci ne peut être prouvé par une analyse lexicologique sur le terme « schizophrénie » puisque la psychanalyse ne reconnait pas le mot et ne parle que de psychose, troubles psychotiques, voire paranoïa. Néanmoins l’imprégnation générale du discours journalistique, culturel notamment, par ce que les chercheurs qualifient d’ « approche psychanalysante », notions de psychanalyse plus ou moins bien assimilées par la culture médicale et grand public, est clairement visible dans : - le lien systématique, dans le discours culturel, de la schizophrénie non à une maladie (référence constamment absente) mais à une personnalité et une histoire personnelle et familiale, avec des mots clés centrés sur la famille (père, mère, fils...), et une explication caricaturale des troubles par l’environnement éducatif et familial... , théorie désavoués par la science mais qui est l’ héritage d’une philosophie psychanalytique. - la fascination de la production culturelle depuis le XIXème siècle (littérature, cinéma…), pour le lien, pourtant grossièrement erroné entre schizophrénie et théorie de la personnalité multiple, qui introduit la possibilité – fausse- d’une alternance calculée de personnalités, d’un double jeu maitrisé, etc… et qui est lui aussi l’héritage de courants psychiatriques archaïques. *** Ces constats et analyses permettent d’éclairer les pistes de progrès possibles, aussi bien pour les médias que pour ceux qui dialoguent avec eux , y compris les professionnels de santé (de nombreuses études ont montré qu’ils pratiquent une stigmatisation importante des patients et/ ou de leurs familles), et les associations de familles (qui , toutes, ont du mal à s’ouvrir aux médias, sous le poids des tabous notamment) L’étude recommande donc que la démarche de progrès en matière de communication en France sur la schizophrénie soit centrée sur deux axes majeurs, au sein d’une sorte de « charte de comportement », avec deux axes d’efforts majeurs : - pour les médias : rendre la schizophrénie visible pour ce qu’elle est : une maladie, pas une métaphore, ce qui sous- entend non seulement un traitement du sujet plus important et mieux adapté, mais aussi de ne pas céder à la facilité de l’usage inapproprié du mot dans les rubriques non scientifiques, culturelles en particulier ; - pour les autres acteurs concernés par la schizophrénie (patients et familles, professionnels de santé) : faire un effort beaucoup plus important qu’aujourd’hui pour mettre à la disposition des médias, y compris via des sites adaptés, des témoignages et contenus permettant de mieux rendre compte des réalités de la maladie, de ses besoins et de ses espoirs. Par ailleurs la question se pose de savoir si appellations et catégorisations de la schizophrénie sont aujourd’hui les mieux adaptées. Cette question est très complexe, mais une fenêtre est ouverte par la publication en cours de plusieurs études internationales sur ce point et le calendrier de travail de l’OMS sur le prochain catalogue mondial ICD. (1) On entend par archétype une forme première, ou un principe antérieur, qui serait le point de départ à la construction psychologique d’une image. (2) Un carré sémiotique, outil d’analyse créé par A Greimas, vise à mettre en évidence des systèmes de classification implicites d’un sujet à partir d’une structure d’opposition ; en effet lorsqu’un discours mobilise une image, celle-ci implique nécessairement la présence de son contraire. Cet exercice de projection permet de faire émerger le dit et le non-dit qui sous-tendent l’emploi d’une image dans un discours, ainsi que les dimensions implicites, parfois manquantes, que soulève la présence de cette image.