L'ignorance comme vertu Des vertus de l'ignorance? 1) L'éthique de la vertu, depuis Platon, Aristote et les philosophes du portique, considère la raison et le savoir comme les conditions nécessaires de toute vertu. «No virtue is constituted by, or based upon, ignorance.»(Driver 1989, 373). 2) Julia Driver s'oppose à cette thèse. Elle discute une série de vertus qu'elle qualifie de "vertus de l'ignorance". Une forme très particulière d'ignorance, est constitutive de ces vertus. 3) Cette idée est soutenue par quelques auteurs chrétiens et post-chrétiens, comme par exemple Schopenhauer et Richard Wagner (dans son «Parsifal», «savant par la pitié, le pur ignorant»[«aus Mitleid wissend, der reine Tor»]). Il est dit que la vraie vertu et la pureté du cœur se trouve aussi chez des hommes sans formation particulière (et peut-être à l'occasion justement chez ceux-là). Autrement dit: il y a deux niveaux de morale, celui de la réflexion et celui de la pratique. On aime à être versé et spécialisé dans des questions de second ordre, qui touchent à la méta-éthique, mais on n'y gagne aucune garantie pour autant, d'être particulièrement vertueux, dans les problèmes de premier ordre, ou la pratique de la morale. Une longue réflexion ou une supériorité intellectuelle, n'est pas un gage d'excellence morale. 4) Le paradigme d'une vertu de l'ignorance est la modestie sincère, à savoir quand une personne ne reconnaît pas à sa juste valeur son mérite ou une de ses qualités. Elle est en partie aveugle à cette valeur. C'est seulement lorsqu'une personne se sous-estime ellemême, ou déprécie ses capacités ou ses forces, sans aucune sorte d'hypocrisie, qu'elle a un effet vertueux sur autrui, en concourant à prévenir les tensions inutiles, et à tempérer l'envie, la jalousie et la rivalité dans la collectivité. La modestie est donc une vertu, dans la mesure où elle est sincère, et car elle a des effets positifs sur la vie en commun avec les autres. La véritable modestie n'épargne pas seulement de nombreux maux à autrui, mais est aussi directement utile à la personne modeste, qui est ainsi moins enviée et attaquée et peut-être même admirée pour sa sincère modestie. 5) Une personne modeste n'agit pas par modestie ou au nom de la modestie. Elle n'agit pas de manière consciente et réfléchie, comme par exemple l'homme vertueux, chez Kant, qui agit par devoir ou au nom du devoir. La théorie de Kant mène à une schizophrénie des raisons morales. Selon Kant, un homme spontanément modeste, est un homme sans valeur morale. Ceci pour deux raisons: 1) car le motif de son action est une forme d'ignorance ou de duperie; 2) car le motif de son action est un penchant spontané, et non le devoir. Selon Kant, le véritable modeste aurait donc deux raisons d'agir, à savoir, son penchant naturel et la volonté de faire son devoir. La deuxième raison, i. e. l'acte accompli par devoir ou au nom de la vertu est pourtant une raison de trop. L'acte est surdéterminé. C'est de surcroît une raison, qui anéantit la sincère ignorance de la personne modeste, et lui ravit son innocence. Pour Kant, l'innocence est une qualité belle mais instable et donc sans valeur morale. 6) Cultiver consciemment la modestie se révèle contre productif, et conduit à une forme de duperie de soi consciente, ou mauvaise foi. Si la modestie n'est pas une vertu spontanée, alors elle est un masque de la politesse. Quelqu'un qui se tient en très haute estime, mais prend la décision de n'en rien dire, n'est pas modeste, mais poli ou bien d'une agréable compagnie. La "modestie jouée" n'est pas un trait de caractère qui mérite l'admiration. En découvrant que l'autre n'est qu'un hypocrite, on a le sentiment d'être traité avec dédain, et on éprouve une grande déception. Une arrogance dissimulée peut s'avérer encore plus désagréable et blessante qu'une grossière et directe arrogance. La politesse n'est pas une vertu morale mais est une "vertu" de l'intelligence. Elle appartient au "make up" moral, pas au caractère moral. 7) Une deuxième vertu de l'ignorance, la "blind charity" [charité aveugle], consiste en une faculté de ne voir chez les autres que le bien, doublée d'une incapacité d'y voir le mal. Cet optimisme moral dans la perception de l'autre, est du à l'ignorance de son défaut moral. Cette vertu aussi ne s'apprend pas: je ne peux pas me résoudre à ne juger les hommes que favorablement. Cette vertu aussi, ne fonctionne que pour autant qu'elle agit spontanément. 8) Une troisième vertu de l'ignorance, la propension à pardonner et à oublier, exprime le bon mot „forgive and forget“ ou aussi le droit à ce que les délits passés ne restent pas éternellement inscrits dans un registre pénal. C'est le droit à l'amnésie et à l'amnistie. A la différence du pardon, qui peut être sciemment et intentionnellement exercée, la vertu, non seulement de pardonner, mais aussi d'oublier les offenses passées, n'est pas une vertu qui puisse être exercée ou acquise, ni qui soit liée à une intention consciente. Au fond, le simple oubli n'est pas une vertu, tandis que le pardon sans l'oubli est une vertu d'une extrême difficulté. Quelqu'un qui garde en mémoire tous les torts qu'il a subis, court le risque de devenir rancunier, et d'éprouver de nouveau, haine et rancœur. 9) Une quatrième vertu de l'ignorance, la confiance, se manifeste entre autre par un renoncement au contrôle et à la surveillance d'autrui. Faire confiance à une autre personne, c'est ne pas la forcer à des promesses ou des contrats, et croire qu'une bonne synergie est possible, sans contrat. Le grand avantage de la confiance, c'est qu'elle permet de faire beaucoup de choses avec les autres, sans se compliquer la vie avec des contrats, et ainsi de faire l'économie des coûts du contrôle et des sanctions. La vrai confiance ne se laisse pas déconcerter au premier signe d'infidélité de l'autre; elle s'accorde plus avant et se refuse à prendre en considération de simple présomptions, insuffisantes ou faibles, qui vont à son encontre. Elle ignore les mauvaises rumeurs. La vraie confiance considère les critiques et accusations envers l'autre, comme des ragots insignifiants. La confiance ne va pas jusqu'à la bêtise aveugle. Elle fait confiance aussi longtemps qu'il n'y a pas de preuves suffisantes de la corruption ou de la malice de l'autre. La confiance ne s'accorde pas seulement à celui qui a déjà donné de nombreuses preuves de sa crédibilité, mais aussi à celui qui n'a donné jusqu'à présent aucun motif de soupçon. Ou bien elle s'accorde aussi pour des raisons minimes, par exemple, parce que l'autre personne a une "bonne tête". La confiance est dans certains cas, moins naïve que la "blind charity", mais - du point de vue d'un pessimiste et misanthrope - encore assez naïve pour valoir comme vertu de l'ignorance. Elle n'est pas aussi naïve et inconsciente que la "blind charity" dans la mesure où elle s'impose elle-même un certain interdit de curiosité. Il lui suffit que dans une situation déterminée, il n'y ait aucun motif suffisant de soupçon. Elle ne juge pas et n'enquête pas, suite au moindre soupçon (non prouvé) de faute. La confiance est la pratique de la présomption d'innocence, même lorsqu'il y a un doute par rapport à cette innocence (in dubio pro reo). Elle ne veut pas creuser plus profondément, et toujours rechercher, si peutêtre les autres sont bien coupables et mauvais. 10) En suivant la liste de Julia Driver, on peut y ajouter d'autres exemples. Une cinquième vertu de l'ignorance, la discrétion, consiste en ce que certains hommes sont par nature moins curieux que les autres, et fouinent moins dans les affaires des autres. Ils ne s'intéressent pas aux ragots ou aux informations sur les autres, et c'est aussi pourquoi ils se comportent plus discrètement. 11) Une sixième vertu de l'ignorance, l'ouverture d'esprit spontanée, fait que les hommes sont moins renfermés. Ils comprennent avec patience et un véritable intérêt les préoccupations des autres, et savent les écouter bien et avec une réelle participation. Grâce à cette vertu, il leur est plus facile de comprendre les autres sans préjugés. Ils ne sont pas bloqués par des informations ou des suppositions, à propos de qui sont ou de ce que sont les autres. De telles personnes n'ont pas besoin de se forcer pour écouter les autres ou pour s'intéresser à leurs histoires. 12) Une septième vertu de l'ignorance, l'absence de fantaisies cruelles ou morbides, ne consiste pas en une réflexion, mais en un manque d'imagination. Ce manque aussi implique une certaine ignorance, car il y a des personnes qui sont incapables de se figurer ce que c'est que d'être différent. Par exemple, il y a des braves citoyens qui ne peuvent pas s'imaginer ce que c'est que d'être une personne, qui comme un entrepreneur ou un aventurier ou comme un spécialiste en explosifs, est disposée à prendre de très gros risques. Ils ne sont donc jamais tentés de choisir de telles manières de vivre, dans lesquelles ils accepteraient de prendre de très gros risques pour eux-même ou pour les autres. Certaines personnes sont ainsi vertueuses, de ce qu'elles ont moins d'imagination, par exemple, moins d'imagination criminelle, ou moins d'imagination sur la façon dont on peut martyriser les autres de manière particulièrement perfide. De ce qu'elles sont incapable de se mettre à la place des autres, il ne leur vient pas à l'idée d'exploiter ou d'humilier les autres avec raffinement. Le manque d'imagination ne conduit donc pas nécessairement au vice; il peut nourrir aussi quelques vertus de l'ignorance. 13) Quelques objections à la théorie de Julia Driver: 1) L'innocence et l'ignorance sont des états instables, qui peuvent changer à tout moment selon l'influence de l'environnement ou les changements du caractère. La plupart des gens sortent de l'état d'innocence. Cette instabilité vaut aussi dans une moindre mesure pour les vertus, qui se basent sur une sagesse pratique. 2) Les vertus de l'innocence peuvent nuire beaucoup à une personne, et en ce sens, elles ne constituent peut-être pas un élément nécessaire du développement humain. Une confiance excessive ou une modestie excessive sont des formes aiguës de mise en danger de soi. 3) Les personnes innocentes sont pour les autres une incitation à l'exploitation ou à l'abus. Parce qu'ils ne sont pas violents, ils attirent le mal (par exemple, les attentats contre des apôtres de la paix); ils concourent indirectement à l'augmentation des injustices dans le monde. 4) Les vertus de l'ignorance sont infantiles et empêchent le développement moral de l'homme. Elles sont un symptôme d'hétéronomie, et non des vertus pour un homme mature et émancipé. 5) Les vertus de l'ignorance peuvent s'opposer les unes aux autres et compromettent ainsi la cohérence d'une théorie morale. Ainsi, par exemple, les vertus d'ouverture d'esprit et de discrétion semblent renvoyer à des orientations opposées, à savoir, des attitudes opposées à l'égard des informations sur la vie privée des autres. (La curiosité est-elle une vertu ou un vice?) 6) Les vertus de l'ignorance ont un fort côté obscur, et peuvent aussi dégénérer en vices de l'ignorance. L'ignorance est presque toujours moralement ambivalente. Cela vaut tout particulièrement pour le septième exemple - que j'ai moi-même ajouté -, le manque d'imagination, car l'imagination peut s'avérer une source particulièrement importante de motivation morale et du jugement moral. Un homme incapable de se mettre à la place d'une femme, ou un adulte à la place d'un enfant, sont aussi limités dans leur répertoire de concepts moraux et leur application. Respecter l'autonomie d'un enfant peut difficilement signifier la même chose, à tous les âges de l'enfant. Le principe du respect ne peut pas être appliqué automatiquement et sans informations aux différentes phases de développement et leurs capacités d'identifications correspondantes. 7) Du fait que les vertus de l'ignorance ne se laissent pas cultiver, elles n'ont aucune signification pédagogique, i. e. ce n'est pas possible de les enseigner, de les apprendre ou de les cultiver. Rien ne s'oppose à ce que des vertus que l'on ne peut cultiver, soient louées par certaines personnes, mais il n'y a aucun raison morale de les louer, car la louange dans ce cas n'a aucun effet pédagogique, c'est-à-dire qu'elle ne constitue pas un encouragement ni n'incite en rien au progrès. 8) L'éthique de la vertu est souvent proposée comme alternative, non seulement à Kant, mais aussi au conséquentialisme. Driver nivelle ou élimine cet effort, dans la mesure où elle veut fonder les vertus de manière purement conséquentialiste. L'éthique de la vertu perd en cela son indépendance. 9) Le conséquentialisme affirme qu'une vertu ne doit pas être seulement utile (à son porteur ou aux autres), mais qu'il doit être aussi utile de la préconiser ou de la louer. Cet aspect manque, dans la manière dont Driver conçoit les vertus, et prive ainsi le conséquentialisme de ces raisons concernant les bénéfices et les coûts des sanctions. 10) on ne peut pas vraiment faire le reproche général d'un certain intellectualisme morale, ni à Aristote, ni à Platon ou aux stoïciens. Aussi bien dans la méthode de l'éthique que dans le regard qu'il porte sur le rôle des passions dans la vertu, Aristote ne défend pas un intellectualisme unilatéral. - Ces objections visent plutôt l'idée quelque peu romantique du Parsifal moral, qui sans aucune sagesse pratique, est bon moralement. A l'inverse, la reconnaissance des vertus de l'ignorance fait douter, qu'un fondement purement conséquentialiste de ces vertus soit possible. Littérature Driver, Julia (1989): The Virtues of Ignorance, in: The Journal of Philosophy 86, 373-384. Driver, Julia (2001): Uneasy Virtue (Cambridge Studies in Philosophy) Cambridge: UP. [The predominant view of moral virtue can be traced back to Aristotle. He believed that moral virtue must involve intellectual excellence. To have moral virtue, one must have practical wisdom – the ability to deliberate well and to see what is morally relevant in a given context. Julia Driver challenges this classical view of virtue, arguing that it fails to take into account virtues that do seem to involve ignorance or epistemic defect. Some „virtues of ignorance“ are counterexamples to accounts of virtue that hold that moral virtue must involve practical wisdom. Modesty, for example, is generally considered to be a virtue even though the modest person may be making an inaccurate assessment of his or her accomplishments. Driver argues that we should abandon the highly intellectualist view of virtue and instead adopt a consequentialist perspective that holds that virtue is simply a character trait that systematically produces good consequences. In this approach, what counts as human excellence will be determined by conditions external to agency, such as consequences. Uneasy virtue presents a stimulating and accessible defence of the idea that the importance of the virtues and the ideas of virtue ethicists are best understood within a consequential framework. (Cover text).]