duperie de soi consciente, ou mauvaise foi. Si la modestie n'est pas une vertu spontanée,
alors elle est un masque de la politesse. Quelqu'un qui se tient en très haute estime, mais
prend la décision de n'en rien dire, n'est pas modeste, mais poli ou bien d'une agréable
compagnie. La "modestie jouée" n'est pas un trait de caractère qui mérite l'admiration. En
découvrant que l'autre n'est qu'un hypocrite, on a le sentiment d'être traité avec dédain, et
on éprouve une grande déception. Une arrogance dissimulée peut s'avérer encore plus
désagréable et blessante qu'une grossière et directe arrogance. La politesse n'est pas une
vertu morale mais est une "vertu" de l'intelligence. Elle appartient au "make up" moral,
pas au caractère moral.
7) Une deuxième vertu de l'ignorance, la "blind charity" [charité aveugle], consiste en une
faculté de ne voir chez les autres que le bien, doublée d'une incapacité d'y voir le mal. Cet
optimisme moral dans la perception de l'autre, est du à l'ignorance de son défaut moral.
Cette vertu aussi ne s'apprend pas: je ne peux pas me résoudre à ne juger les hommes que
favorablement. Cette vertu aussi, ne fonctionne que pour autant qu'elle agit spontanément.
8) Une troisième vertu de l'ignorance, la propension à pardonner et à oublier, exprime le
bon mot „forgive and forget“ ou aussi le droit à ce que les délits passés ne restent pas
éternellement inscrits dans un registre pénal. C'est le droit à l'amnésie et à l'amnistie. A la
différence du pardon, qui peut être sciemment et intentionnellement exercée, la vertu, non
seulement de pardonner, mais aussi d'oublier les offenses passées, n'est pas une vertu qui
puisse être exercée ou acquise, ni qui soit liée à une intention consciente. Au fond, le
simple oubli n'est pas une vertu, tandis que le pardon sans l'oubli est une vertu d'une
extrême difficulté. Quelqu'un qui garde en mémoire tous les torts qu'il a subis, court le
risque de devenir rancunier, et d'éprouver de nouveau, haine et rancœur.
9) Une quatrième vertu de l'ignorance, la confiance, se manifeste entre autre par un
renoncement au contrôle et à la surveillance d'autrui. Faire confiance à une autre personne,
c'est ne pas la forcer à des promesses ou des contrats, et croire qu'une bonne synergie est
possible, sans contrat. Le grand avantage de la confiance, c'est qu'elle permet de faire
beaucoup de choses avec les autres, sans se compliquer la vie avec des contrats, et ainsi de
faire l'économie des coûts du contrôle et des sanctions. La vrai confiance ne se laisse pas
déconcerter au premier signe d'infidélité de l'autre; elle s'accorde plus avant et se refuse à
prendre en considération de simple présomptions, insuffisantes ou faibles, qui vont à son
encontre. Elle ignore les mauvaises rumeurs. La vraie confiance considère les critiques et
accusations envers l'autre, comme des ragots insignifiants. La confiance ne va pas jusqu'à
la bêtise aveugle. Elle fait confiance aussi longtemps qu'il n'y a pas de preuves suffisantes
de la corruption ou de la malice de l'autre. La confiance ne s'accorde pas seulement à celui
qui a déjà donné de nombreuses preuves de sa crédibilité, mais aussi à celui qui n'a donné
jusqu'à présent aucun motif de soupçon. Ou bien elle s'accorde aussi pour des raisons
minimes, par exemple, parce que l'autre personne a une "bonne tête". La confiance est
dans certains cas, moins naïve que la "blind charity", mais - du point de vue d'un
pessimiste et misanthrope - encore assez naïve pour valoir comme vertu de l'ignorance.
Elle n'est pas aussi naïve et inconsciente que la "blind charity" dans la mesure où elle
s'impose elle-même un certain interdit de curiosité. Il lui suffit que dans une situation
déterminée, il n'y ait aucun motif suffisant de soupçon. Elle ne juge pas et n'enquête pas,
suite au moindre soupçon (non prouvé) de faute. La confiance est la pratique de la
présomption d'innocence, même lorsqu'il y a un doute par rapport à cette innocence (in
dubio pro reo). Elle ne veut pas creuser plus profondément, et toujours rechercher, si peut-
être les autres sont bien coupables et mauvais.
10) En suivant la liste de Julia Driver, on peut y ajouter d'autres exemples. Une cinquième