LE PÉCHÉ DE LA CITÉ: Le péché de la cité comme paradoxe dans

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LE PÉCHÉ DE LA CITÉ
Le péché de la cité comme paradoxe
dans le Traité politique et dans l’œuvre de Spinoza
Mémoire
Simon Habel
Maîtrise en philosophie
Maître ès arts (M.A.)
Québec, Canada
© Simon Habel, 2013
Résumé
Sous une apparente linéarité déductive, le Traité politique de Spinoza dessine un
étrange zigzag : le « péché » ne peut pas se concevoir dans l’état de nature, mais seulement
dans l’état civil, relativement à ce qu’une législation interdit ; la cité comme telle ne peut
pas pécher, étant elle-même source de toute justice. Et pourtant, en un certain sens, dit
Spinoza, une chose naturelle peut pécher, et donc la cité aussi. Le mémoire recherche en
quel sens. L’étude de la transformation morale et politique du langage de la faute ― du
péché selon la cité au péché de la cité ―, se poursuit au contact d’œuvres antérieures du
Hollandais. Apparaissent alors, dans le jeu des œuvres, différents traitements, plus ou
moins analogues, plus ou moins explicites, touchant à l’idée d’un « blâme raisonnable » des
institutions, mais dont l’énonciation demeure, pour des raisons données, litigieuse.
III
Table des matières
Résumé ................................................................................................................................ III
Table des matières ............................................................................................................... V
Introduction ........................................................................................................................... 1
Première partie. — Abord du Traité politique ................................................................. 11
1. Lettre de Spinoza à un ami pour servir de préface ........................................................... 15
2. Le titre et le sous-titre ....................................................................................................... 22
3. Incipit ; l’alternative.......................................................................................................... 30
4. La thèse ............................................................................................................................. 35
Partie II. — Le mouvement d’exposition des principes du droit ................................... 39
1. Carrefour thématique ........................................................................................................ 39
2. Le droit .............................................................................................................................. 42
3. La cité et le péché ............................................................................................................. 51
3.1. Le péché selon la cité .................................................................................................. 51
3.2. Le droit de la cité ......................................................................................................... 58
3.3. Le péché de la cité ....................................................................................................... 63
4. La recherche extra-juridique du meilleur régime ............................................................. 73
Partie III. — Différents traitements du paradoxe dans l’œuvre .................................... 83
A. ― L’instauration des droits communs dans l’Éthique IV ................................................ 83
1. Vers le Scolie II de la Proposition 37 ............................................................................. 83
2. Deux propositions sur l’homme libre et la cité .............................................................. 88
B. ― Philosophie et législation dans le Traité théologico-politique .................................... 95
1. Le statut des lois ............................................................................................................. 97
2. La possibilité de l’amendement juridique .................................................................... 100
C. ― Le projet de société du Traité de la réforme de l’entendement................................. 105
1. Un programme .............................................................................................................. 105
2. La différence des idées de société ................................................................................ 110
Conclusion ......................................................................................................................... 115
Bibliographie ..................................................................................................................... 121
V
« Il s’agissait donc là, Glaucon, d’une image de la
justice... »
Platon, République, 443c
« Toute pensée ne succède pas indifféremment à toute
autre. »
Hobbes, Léviathan, I, III
Introduction
I
Préambule
Je voudrais commencer par expliquer le titre que j’ai choisi de donner à ce mémoire.
Au sens large, un paradoxe est une opinion contraire ou opposée à l’opinion communément
admise. De ce fait, le paradoxe peut étonner, surprendre, voire même heurter. Paradoxale,
la philosophie l’est peut-être toujours, dans la mesure où elle met en question l’opinion,
mais sans en être une à son tour, fût-elle contraire à toutes ; la philosophie diffère en nature
de l’opinion, bien qu’elle en parte, et la retrouve comme problème, à l’image de celui qui,
sorti de la caverne des apparences, y revient œuvrer en tant qu’éducateur1. Une chose, en
effet, ne cesse pas d’être vraie parce qu’elle n’est pas acceptée par beaucoup d’hommes.
Cicéron, par exemple, présentait à Brutus les Paradoxes des Stoïciens de la façon suivante :
Ces fameuses propositions que les Stoïciens ont de la peine à rendre probables dans le loisir
studieux de leurs écoles, à ton intention je me suis fait un jeu de les mettre en lieux communs.
Comme elles surprennent et heurtent l’opinion courante (ils les appellent eux-mêmes des
« paradoxes »), j’ai voulu essayer de voir si elles pouvaient être produites au grand jour, c’est-àdire au forum, et s’exprimer de façon à devenir probables, ou si le langage des gens instruits
diffère de celui du peuple. J’ai rédigé ces thèses avec d’autant plus de plaisir que ces paradoxes,
comme ils les appellent, me paraissent le plus socratiques et le plus vrais2.
La culture d’un Cicéron ou d’un Brutus n’est pas celle du peuple, ce qui d’ailleurs semble
soucier à Cicéron, qui s’exerce, par jeu, à mettre en « lieux communs » ces propositions
improbables, mais ― il est intéressant de voir comment se lient ces deux qualificatifs ―
socratiques et vraies. Le passage du langage de l’« école » à celui du « forum », passage de
l’ésotérique à l’exotérique en quelque sorte, pose la question des conditions de la
communication, en termes ordinaires, d’une pensée extraordinaire ; la question du statut de
l’hétérodoxie dans la société, comme celle de la vie commune, en amont et en aval de la
séparation entre savoir et opinion. Ainsi l’on pourrait dire que le paradoxe, et le langage
commun, sont déjà, d’une certaine manière, politiques.
On prend parfois les termes « paradoxe » et « contradiction » pour synonymes, en
principe substituables l’un à l’autre, équivalents. L’apparence paradoxale d’une
philosophie, débusquée, vaudrait réfutation. Or, il semble bien qu’il y ait plusieurs sortes de
1
2
Auquel cas il peut passer pour être, lui, le « problème » ― tel Socrate accusé d’impiété.
Cicéron, Les paradoxes des Stoïciens, § 3, trad. de J. Molager, Paris, Les Belles Lettres, p. 93.
1
paradoxes, et plusieurs sortes de contradictions3 ; si ces notions se recoupent à certains
égards (il y a bien un aspect de contradiction dans le paradoxe), elles ne se recouvrent
jamais totalement. Dans cette étude, nous avons cherché à les distinguer et à les opposer :
par paradoxe philosophique, j’entends une contradiction logique pouvant être résolue du
point de vue d’une « logique supérieure », et dont la raison de son apparence paradoxale
peut être expliquée4.
Donc, comme il y avait des paradoxes stoïciens, il y aurait des paradoxes
spinoziens5. Notre dessein n’est pas d’en dresser un inventaire, comme s’il s’agissait
d’opinions ponctuelles, que l’on pourrait séparer, mettre à plat, dénombrer. Dira-t-on plutôt
que ce sont des aspects divers que peut présenter un système de concepts dont la cohérence
s’organise d’une manière originale et qui pour cette raison requiert d’être éprouvée ? Sans
doute, une telle notion (le paradoxe) pourrait servir de point de départ pour une étude
d’histoire de la philosophie, quand même elle ne serait pas en usage chez l’auteur
considéré. Or il se trouve justement que, dans le Traité de la réforme de l’entendement,
Spinoza affirme en toutes lettres que son discours pourrait faire naître des « paradoxes », et
il prie son lecteur de ne pas précipiter son jugement à leur contact : « Je l’avertis de ne pas,
du fait des paradoxes qui pourraient surgir ici ou là, les rejeter comme faux, mais de
daigner d’abord considérer l’ordre dans lequel nous les prouvons, et il en sortira alors
certain que nous avons atteint le vrai, et telle fut la cause pour laquelle j’ai posé ces
3
4
5
2
Maïmonide, par exemple, faisait état de sept « causes » de contradiction que l’on peut rencontrer dans un
écrit quelconque, et dont deux, nous dit-il, sont intentionnelles, et visent des fins soit de pédagogie
(contradiction à un stade provisoire d’un exposé allant du simple au complexe), soit de dissimulation en
contexte de persécution, et nécessitant une lecture entre les lignes. Cf. Moïse Maïmonide, Guide des
égarés, « Observation préliminaire ».
Toute contradiction n’est pas paradoxe en ce sens (il ne s’agit pas de protéger les textes de la critique, en
les soustrayant à la possibilité même d’une contradiction interne, ou incohérence), tout paradoxe n’est pas
philosophique (un auteur disait que les paradoxes d’aujourd’hui sont les préjugés de demain, ce qui n’est
pas le cas de tous les paradoxes pris en un sens plus étroit), et, sans doute, tout paradoxe n’est pas
« résoluble ».
Nous ne désirons pas une chose parce qu’elle est bonne, nous la jugeons bonne parce que nous la
désirons : voilà l’une des propositions paradoxales « bien connues » de la philosophie de Spinoza. Aussi,
peut-être pourrait-on dire que tous les paradoxes de cette philosophie sont autant de variations sur le thème
fondamental de la cause de soi, qui fait l’objet de la première définition de l’Éthique : « Par cause de soi,
j’entends ce dont l’essence enveloppe l’existence, autrement dit, ce dont la nature ne peut se concevoir
qu’existante ». Spinoza, Éthique, I, Déf. I. (Étant donné que « cause », d’habitude, s’entend en autre
chose.) ― À propos de l’idée de cause de soi, Nietzsche a émis le commentaire suivant : « La causa sui
constitue la plus éclatante contradiction interne que l’on ait jamais forgée jusqu’à ce jour. C’est une sorte
d’atteinte à la logique, de monstre ». Friedrich Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, I, § 21, trad. C. Heim,
Paris, Gallimard, p. 36.
6
prémisses . » Considérer l’ordre selon lequel les prémisses sont démontrées : nous avons là
une première indication de méthode.
Nous voudrions montrer comment, dans le Traité politique, dernière œuvre de
Spinoza, se trouve formulé un paradoxe remarquable. Dès la première lecture que je fis de
cet ouvrage je fus frappé, en effet, par l’étrangeté caractéristique d’un certain passage.
L’auteur me semblait par trop tergiverser, et même se contredire littéralement. Si tel était le
cas, de quel genre de contradiction pouvait-il s’agir ? Était-ce une erreur d’inattention, une
aberration à négliger, un défaut dans l’exposé, sinon dans la doctrine ? Ou était-ce notre
lecture qui était trop superficielle ? Une relecture minutieuse s’imposait. À la réflexion, ce
n’était plus le passage qui s’expliquait par le contexte, c’est tout le contexte qui se trouvait
expliqué par le passage. C’était le Traité politique tout entier qui nous apparaissait, ce
nouveau point de vue atteint, avoir été écrit en vue de l’énonciation du paradoxe ― d’un
certain « péché de la cité ».
II
Le mot « péché » (peccatum), sous la plume de l’auteur du Traité théologicopolitique, pourrait paraître ironique à certains égards. Pour nous en convaincre, ouvrons
d’abord le Vocabulaire de philosophie critique et technique de M. André Lalande à l’entrée
« péché ».
Péché : Faute morale, considérée en tant qu’acte conscient de mauvaise volonté, et spécialement
en tant que désobéissance voulue aux commandements de Dieu. « Le mal moral consiste dans
le péché. » Leibniz, Théodicée, § 21. « Dieu commande l’action vertueuse et défend le péché. »
Ibid., § 164. Critique : Ce terme tend à se restreindre à la langue théologique et à disparaître du
vocabulaire philosophique. Quand il est employé, c’est en général avec une nuance d’ironie,
soit comme une litote7.
En fait, Spinoza a déjà « déthéologisé » la notion de péché au moment où Leibniz la brandit
en son sens scolastique renouvelé : « Pour moi, écrit Spinoza, je ne puis accorder que le
mal et le péché soient rien de positif [...] Je ne dis pas seulement que le péché n’est rien de
positif, j’affirme qu’on parle improprement et d’une façon toute humaine quand on dit que
nous péchons envers Dieu ou que les hommes peuvent offenser Dieu 8. » L’acception
6
7
8
Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, § 46 [numérotation par Bruder], trad. B. Rousset, Paris,
Vrin, 2002, p. 67. Nous soulignons.
André Lalande, Vocabulaire de philosophie technique et critique (1926), Paris, PUF, 1947, p. 748.
Lettre XIX à Blyenbergh, dans Spinoza, Œuvres IV, trad. C. Appuhn, Paris, Garnier-Flammarion, p. 182.
3
théologique du péché implique l’anthropomorphisme selon lequel Dieu serait un juge ou un
législateur. Or c’est par abus de langage, par dire impropre que nous attribuons à Dieu de
tels « intérêts ». L’idée d’un péché en ce sens est autocontradictoire, absurde, eu égard à la
nature de la substance éternelle et infinie, en soi ni bonne ni mauvaise, ni juste ni injuste.
Cet aspect critique de la philosophie de Spinoza est bien connu ; Nietzsche admiratif
9
félicite Spinoza d’avoir créé une philosophie libre du préjugé théologique . « Le péché,
écrit Spinoza, n’ayant rien en lui que des marques d’imperfection, ne peut exprimer aucune
réalité10. » Car, « par perfection et réalité, j’entends la même chose11 ».
Cependant, Spinoza ne fait pas que déthéologiser la notion de péché : il la politise.
Ce qui s’observe facilement avec cette autre couche de signification, qui apparaît dans les
ouvrages politiques (nous ne commentons pas tout de suite) : « Le péché ne peut se
concevoir que dans un État, c’est-à-dire où il a été décidé en vertu du droit de commander
qui appartient à la communauté quelle chose est bonne, quelle mauvaise12. » « Le péché
consiste à faire ce qui d’après la loi ne peut être fait, ou défendu par elle13. » Ailleurs :
« Avant la loi, c’est-à-dire, tant que les hommes sont considérés vivre sous l’empire de la
14
nature, nul péché ne peut être reconnu . » Ainsi, de la négation du péché originel, on passe
à une définition politique restreinte : « de même que le péché et l’obéissance (au sens strict)
9
10
11
12
13
14
4
― « Nous ne devons pas dire que la volonté d’Adam est contraire à la Loi de Dieu et qu’elle est un mal
parce qu’elle déplaît à Dieu, admettre que quelque chose puisse arriver contre la volonté de Dieu, qu’ayant
un désir il n’ait pas le pouvoir de le satisfaire et que sa nature, comme celle d’un être créé, le porte à
éprouver de la sympathie pour certains modes et de l’antipathie pour d’autres, outre que ce serait attribuer
à Dieu une grande imperfection, cela est en contradiction absolue avec la nature de la volonté divine. »
Ibid., p. 183.
« Alors qu’il se frottait à je ne sais quel souvenir, [Spinoza] se mit à réfléchir à la question de savoir ce qui
était demeuré en lui du fameux morsus conscientiæ – en lui qui avait rangé le bien et le mal parmi les
imaginations de l’homme et avait défendu avec colère son Dieu “libre” contre ces blasphémateurs qui
prétendaient que Dieu n’agit que sub ratione boni (“ce qui s’appellerait assujettir Dieu au destin et serait
la plus étrange des absurdités”). Le monde, pour Spinoza, était revenu à cet état d’innocence où il se
trouvait avant l’invention de la mauvaise conscience : que devenait alors le morsus conscientiæ ?
“L’antithèse du gaudium, se dit-il enfin, – une tristesse accompagnée de l’image d’une chose passée dont
l’événement a trompé toute attente.” (Éthique, III, Prop. XVIII, Sc. I et II.) Des milliers d’années durant
les malfaiteurs n’ont eu, au sujet de leur “méfait”, d’autre impression que celle dont parle Spinoza, comme
d’une impression personnelle : “ici il y a eu un accident imprévu”, et non “je n’aurais pas dû faire cela”. »
Nietzsche, La généalogie de la morale, II, § 15, trad. H. Albert, Paris, Gallimard, p. 117.
Lettre XIX à Blyenbergh, op. cit., p. 183.
Éthique, II, Déf. VI.
T.P., II, § 19.
Traité politique, II, § 18, dans Spinoza, Œuvres IV, trad. C. Appuhn, Paris, Garnier-Flammarion, p. 22.
Traité théologico-politique, XVI, trad. P.-F. Moreau et J. Lagrée, Paris, PUF, p. 506.
ne peuvent se concevoir que dans un État, de même la justice et l’injustice15. » Il s’avérerait
donc insuffisant d’en rester au registre de l’ironie, à voir comment Spinoza use de ce
terme : il lui donne un contenu rectifié ; il ne nie pas l’intérêt de la notion. Certes, il est vrai
que le mot péché est sorti du vocabulaire de la philosophie ; en thématisant sa
réintroduction par Spinoza dans son dernier écrit, nous ne voulons pas en faire une sorte de
notion emblématique, un concept signé, ou quelque chose de ce genre. Elle est davantage
pour lui, nous a-t-il semblé, un instrument. En objectivant sa réapparition et son évolution
« grammaticale » dans le Traité politique, nous étudions donc moins un contenu positif
arrêté qu’une action philosophique, une intervention critique, un essai de redéfinition
― une transformation morale et politique du langage de la faute.
On pourrait faire remarquer que, de toute façon, le mot péché est antérieur à
l’univers de phrases théologiques judéo-chrétien. Par exemple, il se trouve chez Cicéron16.
À l’origine le terme signifie bien une faute au sens moral, mais il peut s’entendre aussi en
un sens technique, amoral (par exemple, un défaut dans une construction). Le latin de
Spinoza n’est donc pas le latin scolastique sous ce rapport17 ; est davantage cicéronien.
Devrait-on, pour moderniser le texte, traduire peccatum dans le Traité politique par faute ?
Une telle traduction aurait le mérite d’évacuer la connotation religieuse du terme péché.
D’ailleurs le retrait de l’aspect religieux ne caractérise-t-il pas le Traité politique, par
opposition au Traité théologico-politique ? Oui. Cependant, il est intéressant aussi de savoir
que Spinoza joue avec la notion ordinaire, et la reforme ; conscient du fait qu’elle garde une
connotation forte dans l’esprit de ses contemporains. Il y a donc bel et bien une certaine
ironie résultant de l’usage spinozien du terme, que l’on évacuerait en traduisant à chaque
fois « péché » par « faute ». De plus ― et peut-être surtout ―, la redéfinition spinozienne
15
16
17
T.P., II, § 23.
« Le péché c’est en quelque sorte franchir une limite. » Paradoxes des Stoïciens, III, I, § 20, op. cit. ―
« De même que les peintres et ceux qui façonnent des statues et aussi, en vérité, les poètes, veulent,
chacun, que le public examine leur œuvre, afin d’y corriger ce que la majorité des gens a pu y blâmer, et
recherche, à part soi et avec d’autres, le péché que comporte leur œuvre […] » Des devoirs, I, § XLI, trad.
M. Testard, Les Belles Lettres, p. 182. ― « Si c’est pécher que de trahir sa patrie, de maltraiter ses
parents, de piller des temples, toutes choses qui se traduisent par effets, c’est pécher pareillement, que
d’être en proie à la crainte, à l’affliction, à la passion, alors même qu’il n’y a point d’effet. » De la fin des
biens et des maux, III, § IX, trad. J. Martha, Les Belles Lettres, p. 25.
Pour un aperçu historique de la notion de péché au Moyen Âge, voir Schmutz Jacob, « Du péché de l’ange
à la liberté d’indifférence. Les sources angéologiques de l’anthropologie moderne », dans Les Études
philosophiques, n°61, 2002/2, p. 169-198.
5
du péché fait écho à la redéfinition antérieure initiée par Hobbes, l’inventeur de la
philosophie politique moderne18, et la prolonge.
Vers la fin de la deuxième partie du Citoyen (1642), Hobbes distinguait en effet un
sens large et un sens étroit du terme « péché » : « Un péché en sa plus étendue signification
comprend toute action, toute parole et tout mouvement de la volonté contraire à la droite
raison19. » Explication : « car, chacun cherche, dans son raisonnement, des moyens de
parvenir à la fin qu’il s’est proposée ». Par exemple, si quelqu’un fait quelque chose de
« contraire à sa fin propre, on peut dire qu’il erre en son raisonnement ». Donc, « à l’égard
de l’action qu’il a faite et de sa volonté, il faudra avouer qu’il a péché, à cause que le péché
suit de l’erreur20 ». Hobbes donnait deux exemples, l’un moral, l’autre technique : « Voilà
la plus générale acception de ce terme, qui comprend toute action imprudente, soit qu’elle
choque les lois, comme celle de renverser la maison d’autrui, soit qu’elle ne les attaque
point, comme celle de bâtir sa propre maison sur le sable21. » Il y avait là subversion22. Ce
qui choque les lois, chez Hobbes, est un cas particulier de péché. Nous y reviendrons.
Se distingue de ce sens large un plus étroit : « Lorsqu’il est question des lois, le mot
péché a une signification plus étroite et ne regarde pas toute action contraire au bon sens,
mais seulement celle que l’on blâme23. » Certes, tout ce que l’on blâme n’est pas un péché
ou une erreur à strictement parler. Mais, d’autre part, tout blâme n’est pas non plus hors de
raison : « Il faut donc rechercher ce que c’est que blâmer raisonnablement, ou au rebours
blâmer hors de raison24. » Comment trancher, à grande échelle, entre un bon et un mauvais
blâme ? Chacun ne nomme-t-il pas bien ce qu’il désire qu’on lui fasse et mal ce qu’il veut
éviter ? La plus grande contrariété ne se rencontre-t-elle pas entre ces désirs, toujours plus
ou moins conflictuels, plus ou moins antagonistes, vu la nature passionnelle de l’homme ?
Si donc parmi une telle diversité d’opinions, il ne faut pas juger de ce qui est à blâmer
raisonnablement, par la raison de l’un, plutôt que par la raison de l’autre, vu l’égalité de la
18
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6
« Si la physique est une chose toute nouvelle, la philosophie politique l’est encore bien plus. Elle n’est pas
plus ancienne que mon ouvrage Du Citoyen. » Hobbes, Épître dédicatoire du traité De corpore, cité par
Simone Goyard-Fabre dans Hobbes, Du Citoyen, trad. S. Sorbière, Paris, Garnier-Flammarion, p. 5.
Du Citoyen, II, Chap. XIV, § XVI, op. cit., p. 254.
Id.
Id.
Descartes déjà, dans l’Abrégé des Méditations métaphysiques, définissait au passage le « péché » comme
« erreur qui se commet dans la poursuite du bien et du mal ». ― Ces façons de redéfinir le péché à l’âge
classique recèlent une charge polémique qu’il incombe à l’interprète de restituer.
Ibid., § XVII. Nous soulignons.
Id. Nous soulignons.
nature humaine ; et s’il n’y a aucune raison en usage dans le monde que celle des particuliers et
celles de l’État, il s’ensuit que c’est conformément à cette dernière qu’il faut définir quelles sont
les choses qui méritent véritablement d’être blâmées. De sorte qu’un péché, une coulpe, une
faute, ou une offense, se peut définir, ce que quelqu’un a fait, a omis, a dit, ou a voulu contre la
raison de l’État, c’est-à-dire contre les lois25.
Spinoza fera sien ce raisonnement fondateur de Hobbes. Mais, il l’intégrera dans une
problématique différente, en faisant intervenir, dans le cours de la démonstration du Traité
politique, comme nous le verrons dans ce mémoire, une règle d’usage supplémentaire du
mot « péché », permettant de formuler des énoncés d’un nouveau type ― et dont les
occurrences ont été par moi jusqu’ici mises de côté. Le problème qui se trouvait posé par
Hobbes, mais qui n’était pas développé complètement (le contexte ne s’y prêtait guère26)
c’est, croyons-nous, celui du rapport de la raison (philosophique) à la « raison politique »,
dans le cas où celle-ci cesse d’être « raisonnable ». Hobbes dit que le péché est relatif au
27
décret de l’État, mais, il n’est pas dit que l’État même peut pécher . Et pour cause : le
souverain est, par définition, injusticiable ; il n’est pas tenu par les lois, il les fait28. Mais si
ces lois sont mauvaises ? Que faire, si le souverain « erre » ? La chose préoccupe
explicitement Spinoza, singulièrement dans le Traité politique, qui cherche une façon de
parler de cette éventualité29. Mais là précisément se dresse plus d’un obstacle.
III
Comment avons-nous procédé pour étudier les principes de la politique
spinozienne ? Nous avons vu déjà que les difficultés du texte doivent être étudiées à la
lumière de l’ordre par lequel les démonstrations se font. Il nous a semblé qu’un
commentaire suivi permettrait de repérer et de questionner, au fur et à mesure du
25
26
27
28
29
Id.
Ainsi que le suggère F. Tricaud dans son introduction au Léviathan : « Le Léviathan étant mis en cause
pour des raisons religieuses, le roi paraît avoir empêché Hobbes de rien publier sur les sujets où sa pensée
pouvait apparaître comme subversive. » Op. cit., p. XII.
Bien que Hobbes le laisse entendre par ailleurs. De toute façon, on comprendrait mal le fait de ses écrits
politiques, si l’on le jugeait satisfait des politiques de son temps.
Pour Hobbes, le souverain a alors à en répondre devant Dieu. Il s’agit bien sûr de savoir ce que cela peut
vouloir dire. Nous serions renvoyés à sa conception de la « loi naturelle », qui est une « loi morale », et
qui n’est donc pas une loi au sens habituel.
« On a coutume de demander si le souverain est lié par les lois et si en conséquence il peut pécher... »
Spinoza va commencer par répondre qu’il ne l’est pas et ne le peut pas. Puis, il écrira que « [la Cité] pèche
dans le sens où les philosophes et aussi les médecins disent que la nature peut pécher. » Spinoza, Traité
politique, IV, § 4. ― La nature ne peut pas pécher, mais, dans le langage des philosophes et des médecins,
à un certain point du mouvement d’exposition, on peut dire que, en un sens, une chose naturelle peut
pécher, et donc la cité aussi. Qu’est-ce à dire ?
7
développement (qui n’est pas un mouvement rectiligne uniforme), les singularités de
l’argument. D’autres indications de méthode sont données par Spinoza. Par exemple, il
nous dit dans l’Éthique que les mots qu’il utilise dans sa philosophie n’ont pas tout à fait le
sens qu’on leur donne habituellement : « Ces noms ont un autre sens dans l’usage courant,
je le sais. Mais mon dessein n’est pas d’expliquer le sens des mots, mais la nature des
choses, et de les désigner par des vocables dont le sens usuel ne soit pas complètement
incompatible avec le sens que je veux leur donner dans mon usage, que cela soit dit une
30
fois pour toutes . » Dans la mesure où, dans le Traité politique et ailleurs, Spinoza modifie
la signification du mot péché, et dans la mesure où un « trope » est un mot détourné de son
sens « propre », on peut dire que Spinoza commet un trope, et qu’il métaphorise. Or, la
discussion porte justement sur le partage préalable du propre et de l’impropre. Ce sont les
théologiens, pour Spinoza, qui métaphorisent. Il nous fallait par conséquent être attentif à
ce que le philosophe dit ― et fait, donc ― des règles définissant les usages. Les
expressions suivantes : « sens strict », « usage », « propre », « impropre », « dire »,
« appeler », à propos des conditions d’emploi de termes comme « péché », « justice »,
« injustice », « droit », « loi », étaient à considérer avec soin. Car, à prémisses différentes,
différentes logiques. Aussi l’auteur n’est-il pas non plus toujours explicite sur ces
questions, il ne dit pas : voyez, je change l’usage des mots, et cela pose problème pour ceux
qui veulent entendre et faire entendre tout autrement.
Dans la première partie, nous abordons le Traité politique d’une manière générale,
en commençant par le situer dans le contexte des œuvres du philosophe (le Traité politique
n’est pas le Traité théologico-politique, celui-ci est mieux connu, en histoire de la
philosophie, que celui-là). Nous donnons quelques éléments du contexte historique de sa
rédaction. Plus en détail, nous considérons une Lettre de Spinoza répartissant en chapitres
les matières du Traité politique. Ensuite, nous passons en revue le titre et le sous-titre.
Enfin, nous étudions l’Introduction de l’œuvre (le chapitre I du T.P.), afin d’en caractériser
l’entrée en matière, l’optique, la problématisation, la méthode.
30
8
Éthique, III, Expl. de la Déf. XX. ― Il faut donc distinguer le mot et la chose. On remarque que cela est
dit avec des mots ; et que le mot est aussi une « chose ». Le philosophe veut expliquer la nature des
choses, et non pas le sens des mots, mais il ne peut pas l’ignorer non plus : l’usage proposé par le
philosophe ne doit pas être complètement incompatible avec les usages existants, bien qu’il en diffère.
Dans la deuxième partie, nous étudions les articles touchant au droit naturel, au droit
civil et au statut civil en général (ce dont traitent les chapitres II à V du T.P.). Ces articles,
par leur conditionnement réciproque, forment un système. Nous y objectivons ce que nous
appelons le mouvement d’exposition des principes du droit. La lecture philosophique de ces
séquences jugées déterminantes devra faire ressortir les raisons pour lesquelles ces jeux de
renvois entre articles définissant les règles d’usage des notions de droit et de péché rendent
possible le « péché de la cité » comme paradoxe et non comme contradiction. Nous en
tirons une philosophie politique (du langage) critique (du langage) de la raison politique.
Dans la troisième partie, nous parcourons trois grandes œuvres antérieures de
Spinoza (l’Éthique, le Traité théologico-politique et le Traité de la réforme de
l’entendement), afin de les problématiser à partir des acquis de notre lecture du T.P. Nous
mettons en évidence différents traitements, plus ou moins analogues, plus ou moins
explicites, touchant tous à l’idée d’un éventuel « blâme raisonnable » des institutions ; mais
dont l’énonciation demeure, pour des raisons à déterminer, litigieuse. Nous découvrons,
dans la problématisation spinozienne du péché de la cité ― récurrente dans l’œuvre mais
trouvant sa forme la plus achevée dans le T.P. ―, un souci constant de relativisation de la
sphère juridique par la pensée politique, d’une part, et de la politique par la pensée
philosophique, d’autre part.
Quelques précisions enfin concernant les traductions de Spinoza que nous avons
utilisées principalement. Quand nous citons l’Éthique, c’est à la traduction de Bernard
Pautrat que nous nous référons, parue à Paris, aux Éditions du Seuil, 1999 (2e édition). Le
Traité théologico-politique est cité dans la traduction de Jacqueline Lagrée et de PierreFrançois Moreau : Spinoza, Œuvres III, Paris, Presses universitaires de France, 1999. Le
Traité de la réforme de l’entendement : traduction de Bernard Rousset, Paris, Vrin, 2002.
Pour le Traité politique, nous avons travaillé à partir de la traduction de Charles Appuhn
(domaine public), et aussi avec la plus récente, proposée par Charles Ramond : Spinoza,
Œuvres V, Paris, Presses universitaires de France, 2005 ; mais, parfois, nous avons proposé
une synthèse de ces deux traductions, afin de réunir ce qui nous semblait le meilleur de
l’une et de l’autre.
9
Première partie. —
Abord du Traité politique
Les Œuvres posthumes de Spinoza, parues quelques mois après sa mort en 1677,
comprenaient l’Éthique, l’œuvre majeure ; le Traité de la réforme de l’entendement, une
sorte de discours de la méthode, une propédeutique à l’Éthique ; un Abrégé de grammaire
hébraïque, par lequel Spinoza contribuait à la connaissance linguistique de l’hébreu ; une
partie de la Correspondance, conservée par lui ; le Traité politique, sa dernière œuvre. De
son vivant et sous son nom, Spinoza avait fait paraître, ou laisser paraître ― le cédant à la
demande d’amis studieux ―, Les principes de la philosophie de Descartes (1663). De son
vivant aussi mais anonymement, et sous une fausse maison d’édition pour déjouer la
censure, avait paru le Traité théologico-politique (1670). L’anonymat n’empêcha point
toutefois qu’on en identifie rapidement l’auteur : « ce juif de La Haye qui annonce la
révolution qui monte en Europe », selon le mot de Leibniz31.
Le Traité théologico-politique compte parmi les quelques œuvres qui ont fait la
modernité philosophique, avec les Essais de Montaigne, le Discours de la méthode de
Descartes, le Citoyen et le Léviathan de Hobbes, pour ne citer que ceux-là. Le deuxième
traité politique de Spinoza, le Traité politique, inachevé, austère, épuré, limpide, solennel,
est le moins lu, et, peut-être, le moins bien compris. Pourquoi le Traité politique a-t-il été
éclipsé ? On peut supposer qu’à la parution des Œuvres posthumes, c’est l’Éthique qui
devait se tailler « la part du lion » dans l’appréciation du public32. Bien sûr, que le T.P. soit
inachevé a dû compter. Le Traité de la réforme de l’entendement est inachevé lui aussi,
mais pour des raisons différentes. Il semble en effet que le T.R.E. ait été mis de côté après
une longue mise au point. Peut-être même est-il achevé en un certain sens. Il est écrit serré
jusqu’à la fin, ce qui est vrai aussi du Traité politique. C’est la maladie, puis la mort, qui
empêchèrent le philosophe de mettre la dernière main au Traité politique, ainsi que nous en
informent ses éditeurs. Au moment de sa rédaction, le « Siècle d’or » des Provinces Unies
se clôt, partagé entre fanatisme religieux, prétentions monarchiques (à l’intérieur comme à
31
32
Cité par Madeleine Francès, dans Spinoza, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, p. 1457.
Selon l’expression de Pierre-François Moreau, « Notice sur la réception du Traité politique », dans
Spinoza, Traité politique, Paris, PUF, p. 77.
11
l’extérieur), ruses contractuelles et contradictions au sein de la société marchande
33
naissante . En 1676, Spinoza écrit une lettre à un ami34...
Les Lettres (ou Correspondance) de Spinoza forment une œuvre à part entière. Elles
éclairent les livres, biographiquement et thématiquement ; proposent des reformulations et
des avancées, très précieuses. Certaines de ces lettres sont connues au-delà de ceux à qui
Spinoza écrit en premier lieu : la Lettre XII adressée à Louis Meyer, par exemple, était
connue de Tschnirnaus35 (et donc probablement de Leibniz). On connaît aussi ce qu’il est
convenu d’appeler les « Lettres sur le mal », un ensemble formé de quatre lettres de
Guillaume de Blyenbergh à Spinoza et de quatre réponses du philosophe (dans lesquelles
Spinoza récuse, notamment, l’idée du péché originel). Dans une autre lettre,
particulièrement intéressante pour notre étude, Spinoza répond à son ami Jarig Jelles à
propos de la différence entre lui et Hobbes en politique. La réponse de Spinoza, laconique
mais suggestive, est bien connue des lecteurs de philosophie du XVIIe siècle ; on ne cesse
d’en tirer matière à réflexion : « Monsieur ; Vous me demandez quelle différence il y a
entre Hobbes et moi quant à la politique : cette différence consiste en ce que je maintiens
toujours le droit naturel et que je n’accorde dans une cité quelconque de droit au souverain
sur les sujets que dans la mesure où, par la puissance, il l’emporte sur eux ; c’est la
continuation de l’état de nature36. » Nous y reviendrons ; le Traité politique est tout entier,
pour ainsi dire, le développement de cette idée complexe, qui n’implique pas, comme il
pourrait le sembler, qu’il n’y a pas de différence entre l’état de nature et l’état civil.
À quelqu’un qui n’est pas sans connaître Spinoza, mais qui n’a pas lu le Traité
politique, j’ai l’habitude de le présenter avec emphase comme son véritable chef-d’œuvre.
Puis, je me rétracte, et, d’un geste de la main, je modère : c’est bien entendu l’Éthique qui
est son véritable chef-d’œuvre, son magnum opus ; avant de conclure que tous les écrits de
ce philosophe sont d’une grande qualité, comme le sont aussi ces autres grands textes de la
33
34
35
36
12
Spinoza dira de la société marchande qu’elle l’emporte sur la société féodale par sa libéralité en regard de
la religion. Son appréciation d’ensemble est cependant mitigée : il en épingle certains travers. Certes, il
aurait été intéressant pour nous qu’il la problématise davantage, car elle allait s’imposer les siècles
suivants et poser de nouveaux problèmes, qui sont encore les nôtres.
Nous faisons référence à la Lettre LXXXIV, placée par les éditeurs des Œuvres posthumes en tête du Traité
politique ; cf. Omero Proietti, « Notice sur la constitution du texte », trad. L. Vinciguerra, dans Traité
politique, op. cit., p. 46. ― Nous revenons sur cette lettre dans la section 1 de cette partie.
Dite aussi Lettre sur l’Infini. Tschirnaus qui écrit à Spinoza l’appelle ainsi ; cf. Lettre LXXX.
Lettre L, à Jarig Jelles, écrite de La Haye le 2 juin 1674 ; dans Spinoza, Œuvres IV, trad. de C. Appuhn,
Paris, Garnier-Flammarion, p. 283.
Renaissance, de l’âge classique et de la modernité émergente. ― Cependant je garde pardevers moi une passion secrète pour le Traité politique. Un rapprochement pourrait être
tenté avec Bach et son Art de la fugue : tous deux remettant sur le métier leur méthode pour
un dernier contrepoint. Une mélancolie, sans doute, si l’on peut suggérer ici une
impression, appuyée par un témoignage convergent37. Voilà qu’après avoir dit mot du
stylus clarus38 de l’« œuvre la plus mûre39 » de Spinoza, il convient maintenant de donner
quelques éléments du contexte historique de sa production.
Le philosophe fut excommunié (1656) par la communauté religieuse au sein de
laquelle il est né à Amsterdam, mais attira la sympathie de plusieurs amis de la liberté et de
la science, à Amsterdam, puis ailleurs en Hollande, en Angleterre 40, en Allemagne41. Il
aurait rédigé, à la suite de son excommunication, une Apologie, aujourd’hui perdue, qui
aurait été l’occasion d’un premier traitement des rapports entre religion, théologie,
philosophie et politique ; rapports qui allaient être ressaisis dans le Traité théologicopolitique (T.T.-P.). Le T.T.-P. est un texte d’intervention. Mais ce n’est pas pour autant ce
qu’on pourrait appeler un texte de circonstance, dans la mesure où les principes qu’il
expose lui confèrent une certaine indépendance par rapport au contexte historique
immédiat. Le Traité politique est aussi, en quelque sorte, une réaction ; mais cette réaction
se présente autrement. Spinoza met de côté ses autres projets pour l’écrire, et l’écrit contre
le temps, dans l’urgence. Or, le Traité politique ne se présente justement pas comme une
intervention : il est comme purement théorique. Le texte n’est pas de la main d’un citoyen
parmi les citoyens, comme c’était le cas pour le T.T.-P., mais de la main de l’auteur de
l’Éthique ; l’exposition y est plus « impersonnelle ».
Est-ce à dire que l’histoire y est totalement mise de côté ? Loin s’en faut.
« Paradoxalement, écrit Lucien Mugnier-Pollet au sujet du Traité politique, le changement
37
38
39
40
41
Charles Ramond qui traduit le Traité politique note en avant-propos : « L’ambiance généralement “latine”,
voire “romaine” (non seulement du fait de la langue, mais aussi des références historiques et du choix des
termes principaux) installe une constante tenue – et plane même quelque chose de sombre, parfois, sur ce
dernier ouvrage. » Notice sur la traduction et l’annotation, dans Spinoza, T.P., PUF, p. 81.
Mots des éditeurs des Opera posthuma, pour caractériser l’expression écrite de l’auteur, qui, jusque-là,
aurait eu un latin plus incertain ; cf. Omero Proietti, « Notice sur la constitution du texte », dans Spinoza,
T. P., op. cit., p. 54.
Antonio Negri, L’anomalie sauvage. Puissance et pouvoir chez Spinoza, trad. F. Matheron, Paris, Éditions
Amsterdam, p. 46.
Cf. Correspondance avec Oldenburg, de la Société Royale de Londres.
Il est bien connu que Spinoza a refusé l’offre qui lui fut faite d’enseigner à l’Académie de Heidelberg.
Cf. Lettres XLVII et XLVIII.
13
de ton, la formulation indépendante de l’historicité ne s’expliquent, principalement, que par
des considérations historiques42. » Bien que nous doutions de cette restriction ne...
principalement... que..., nous lisons avec profit, dans cette vaste mise en contexte qu’est La
philosophie politique de Spinoza, que la guerre menée par les troupes de Louis XIV sur le
territoire des Provinces Unies (fragile îlot « républicain » et « libéral » dans une mer de
féodalité) aboutit à trois événements graves : mort atroce, en 1762, des de Witt, que
Spinoza connaissait43 ; retour de l’aspirant monarque prince d’Orange ; écroulement du
régime des États. L’ensemble du déroulement historique vient « frustrer Spinoza de ses
espérances libérales et républicaines, et provoque en lui comme une réaction hors de
l’histoire, non pour la fuir et se détourner de la vie sociale […], mais pour en penser la
destinée
malheureuse44 ».
La
penser.
Cette
retraite
du
philosophe
serait
un
approfondissement de l’expérience politique de son temps. Il chercherait à concevoir et à
énoncer les moyens qui auraient pu empêcher une telle perte de paix et de liberté, pour
qu’une telle régression ne soit plus possible ; ainsi, « s’il multiplie les dispositions
précautionneuses, c’est afin de conjurer l’histoire et de l’annuler dans un système qui rende
impossible un nouvel Ultimi barbarorum45 ». Nous verrons quelles sont ces « dispositions
précautionneuses », installées dans la trame du texte. Cherchant à ressaisir en une formule
son interprétation, laquelle comporte un aspect marqué de psychologie, Mugnier-Pollet
écrit enfin : « D’avoir vécu si dramatiquement 1672 conduit Spinoza à répéter son
indignation et son accablement, mais en l’exorcisant par tout un réseau d’alerte et de
contrôle dont l’excès nous surprend46. » ― Nous nous proposons d’examiner ce « réseau
d’alerte et de contrôle », constitué de propositions et de renvois entre articles formant un
système. La problématique du « péché de la cité » est une partie de ce système. Ce sera
l’objet de notre deuxième partie.
42
43
44
45
46
14
Lucien Mugnier-Pollet, La philosophie politique de Spinoza, Paris, Vrin, 1976, p. 236.
« L’Hôte de Spinosa en fut allarmé, et craignit avec raison, que la canaille ne l’arrachât de sa maison,
après l’avoir forcé, et peut-être pillée, mais Spinosa le rassura et le consola le mieux qu’il lui fût possible.
Ne craignez rien, lui-dit-il, à mon égard, il m’est aisé de me justifier : assez de gens et des Principaux du
Pays sçavent bien ce qui m’a engagé à faire ce voyage. Mais, quoi qu’il en soit, aussi-tôt que la Populace
fera le moindre bruit à vôtre porte, je sortirai et irai droit à eux, quand ils dévroient me faire le même
traitement qu’ils ont fait aux pauvres Messieurs de Witt. Je suis bon Républicain, et n’ai jamais eu en vûë
que la gloire et l’avantage de l’Etat. » Jean Colérus, Vie de B. de Spinoza, dans le « Dossier » de
l’Éthique, Paris, Seuil, p. 572-573.
Lucien Mugnier-Pollet, La philosophie politique de Spinoza, op. cit., p. 216.
Id.
Ibid., p. 236.
La présente partie vise à caractériser le Traité politique dans ses grandes lignes.
Comme du haut d’un avion le géographe d’un seul coup d’œil se représente les sections de
terrain qu’il a explorées au sol, ainsi commenterons-nous la Lettre dans laquelle Spinoza
répartit les matières du Traité politique par chapitres. Cette vue d’ensemble nous permettra
de placer quelques remarques incidentes sur les chapitres de l’ouvrage que notre mise en
perspective fera passer au second plan, d’une part, et de situer, par liens thématiques, la
pensée politique de Spinoza dans le contexte intellectuel du XVIIe siècle, d’autre part.
Reprenant ensuite comme du début, nous passerons en revue le titre et le sous-titre dudit
ouvrage (ils nous paraissent significatifs), avant d’étudier comment, dans son introduction,
Spinoza entre en matière, élabore une problématique précise, explique sa méthode, et pose
une certaine thèse au sujet de l’institution politique.
Avertissement. Il arrive que nous mettions entre crochets des chiffres dans le corps
de certaines citations longues, une numérotation que nous intégrons à notre texte, pour fin
de commentaire suivi. Ainsi, nous pouvons serrer au plus près l’expression du philosophe,
en isolant certaines phrases, tout en les présentant dans leur contexte d’énonciation
immédiat. Le lecteur peut alors, depuis notre texte, remonter à la citation de départ et en
reconsidérer les différentes parties à la lumière des gloses proposées.
1. Lettre de Spinoza à un ami pour servir de préface
Les éditeurs des Opera posthuma ont jugé utile, peut-être à l’instigation de Spinoza
lui-même, de placer la Lettre LXXXIV en tête du Traité politique, en guise de préface. Il
s’agit probablement de la dernière de la main de l’auteur. Elle se distingue des autres lettres
par son formalisme. Le destinataire nous est inconnu47. Elle n’est pas non plus datée. Elle
47
C. Appuhn suggère comme destinataire Jarig Jelles ; l’hypothèse est vraisemblable, puisque c’est à Jelles
que Spinoza répond au sujet de Hobbes, et c’est à Jelles que, dans la Lettre XLIV du 17 février 1671,
Spinoza écrit : « Un ami m’a envoyé, il y a quelque temps, un petit livre intitulé Homo Politicus dont j’ai
beaucoup entendu parler. Je l’ai lu et l’ai trouvé le plus dangereux que puisse inventer et fabriquer un
homme. Pour cet auteur le souverain Bien, ce sont les honneurs et les richesses, c’est à cela que tend sa
doctrine, c’est un moyen d’y parvenir qu’il enseigne : pour cela il faut rejeter toute religion intérieure et
professer entièrement celle qui contribue le plus à notre avancement, il faut aussi ne tenir ses engagements
envers personne, si ce n’est parce qu’on y a profit. Ce cas excepté, il fait le plus grand éloge de
l’hypocrisie, des promesses non tenues, des mensonges, du parjure et de bien d’autres pratiques du même
genre. Après cette lecture l’idée m’est venue d’écrire contre cet auteur indirectement, un petit ouvrage
dans lequel je traiterai du souverain Bien, puis montrerai la condition inquiète et misérable de ceux qui
sont avides d’honneurs et de richesses et établirai enfin, par les raisons les plus évidentes et de nombreux
exemples, que le désir insatiable doit amener et en fait amène la ruine des États. » Nous soulignons ; la fin
15
commence avec cette cordialité caractéristique du commerce de Spinoza, mais devient
rapidement une table des matières, un plan de travail.
Cher ami,
On m’a remis hier votre agréable lettre. De tout cœur, je vous rends grâce pour l’intérêt si
attentionné que vous montrez à mon égard. Je n’aurais certes pas laissé cette occasion, si je
n’étais occupé à certaine chose que je juge pour ma part plus utile, et qui à vous aussi, je crois,
plaira davantage : à savoir, à la composition d’un Traité politique, commencé il y a quelque
temps sur vos conseils [1]. Six chapitres en sont maintenant achevés [2]. Le premier est une
manière d’introduction [3] ; le second traite du droit naturel [4] ; le troisième du droit du
souverain [5] ; le quatrième, des affaires qui dépendent du gouvernement du souverain [6] ; le
cinquième, du plus haut accomplissement qu’une société peut envisager [7] ; et le sixième, de
quelle façon doit être institué un régime monarchique pour empêcher qu’il ne glisse vers la
tyrannie [8]. Je rédige à présent le septième chapitre dans lequel je reprends et démontre
méthodiquement tous les points du sixième chapitre touchant à la bonne organisation de la
monarchie [9]. Je passerai ensuite au régime aristocratique, puis au populaire, et enfin aux lois,
et à d’autres questions particulières regardant la politique [10]. Portez-vous bien48.
[1] Longtemps les auteurs politiques ont dédicacé leurs ouvrages aux princes ou aux
« puissants », pour se les attacher, pour éviter la censure, pour éviter la mort. Nicolas
Machiavel dédie Le prince au « Magnifique Laurent de Médicis49 », et ses Discours à
Zanobi Buondelmonti et Cosimo Rucellai50. Hobbes adresse le Citoyen à Monseigneur le
comte de Devonshire, et le Léviathan à Francis Godolphin, de Godolphin. Spinoza, dont le
Traité théologico-politique a paru anonymement, ne dédie le Traité politique à personne en
particulier, si ce n’est, d’une certaine façon, à l’ami de la lettre ― ce qui n’est sans doute
pas anodin51. Considérant l’aspect formel de la lettre, et le fait qu’elle nous soit restée sans
48
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50
51
16
de l’extrait donne peut-être raison à Lucien Mugnier-Pollet qui, dans La philosophie politique de Spinoza,
op. cit., p. 215, y voit l’origine de ce qui allait devenir le Traité politique, et dont la rédaction aurait
commencé selon lui en 1675. ― On serait tenté de généraliser : le philosophe écrit sur la politique à la
suite d’un mécontentement.
T.P., op. cit., p. 87.
« Ceux qui désirent acquérir la faveur d’un prince ont coutume le plus souvent de venir à lui avec les
choses qu’ils ont de plus cher ou dont ils voient qu’il se délecte davantage. […] Désirant donc pour ma
part m’offrir à Votre Magnificence avec quelque témoignage de ma soumission à son égard... »
Machiavel, Le prince (1513), Épître dédicatoire ; Œuvres, trad. C. Bec, Paris, Robert Laffont, p. 109.
« [Les écrivains] ont en effet pour habitude d’adresser leur ouvrage à quelque prince et, aveuglés comme
ils le sont par l’ambition et la cupidité, d’en louer toutes les vertus, quand ils devraient en blâmer tous les
défauts, c’est pourquoi, ne voulant pas, pour ma part, commettre cette erreur, j’ai choisi non des princes,
mais qui par qualités mériteraient de l’être : non pas ceux qui pourraient me couvrir de charges,
d’honneurs, de richesses, mais ceux qui, ne le pouvant pas, voudraient le faire... » Machiavel, Discours sur
la première décade de Tite-Live (1531), Épître dédicatoire, op. cit., p. 185.
« […] [C]et Officier l’avait assuré qu’il s’emploierait pour lui volontiers, et qu’il ne devait pas douter
d’obtenir, à sa recommandation, une pension de la libéralité du Roi. Mais que pour lui Spinosa, comme il
n’avait pas dessein de rien dédier au Roi de France, il avait refusé l’offre qu’on lui faisait, avec toute la
civilité dont il était capable. » Jean Colérus, Vie de B. de Spinoza, dans Spinoza, Éthique, op. cit.,
« Dossier », p. 572. ― Ne sous-estimons pas la valeur d’une telle anecdote : une authentique critique de la
raison politique présuppose un tel « désintéressement ».
destinataire, on peut se demander si Spinoza a réellement entrepris l’ouvrage à la suite de
ces conseils amicaux, ou si l’initiative n’est pas plutôt personnelle52. Que Spinoza comme
philosophe écrive pour des amis en général ― l’amitié étant, de tous les modes de relation
sociale, celui qui dispose le plus à la recherche de la vérité ―, cela n’est pas douteux. Mais
d’autre part ne se pourrait-il pas que cette lettre-préface soit un prétexte, un artifice
d’écriture ? Un geste symbolique : aux amis ? Ce n’est là que conjecture. Au fond, la
référence à l’ami pose le problème du destinataire, moins de la lettre comme telle que de
l’œuvre de pensée politique en question. Tout lecteur n’est pas un ami, comme le disait
Platon ; le texte roule dans le monde et ne répond pas aux questions qu’on lui pose. Le
Traité politique procède d’un regard théorique détaché, qui peut intéresser le philosophe,
mais la politique ne regarde pas que le philosophe : celui-ci doit donc conformer dans une
certaine mesure son langage à celui de ses contemporains. Dans le Traité théologicopolitique, l’auteur s’exprimait devant et sous le contrôle de l’autorité politique de son pays,
comme il est dit au début et à la fin de l’ouvrage53. Dans le T.P., Spinoza ne parle plus
comme il parlait ; ne parle pas comme Rousseau parlera, qui, dans le Contrat social, allait
signer citoyen de Genève, membre du Souverain ― cherchant ainsi à communiquer un
sentiment de participation politique. Ni sujet ni gouvernant, le point de vue de l’auteur du
T.P. pourrait être assimilé à celui d’un législateur laissant à la postérité un « manuel ».
[2] Au moment où Spinoza écrit cette lettre, il est en train de rédiger le chapitre VII,
qui termine le développement consacré à la bonne institution de la monarchie. Il est sur le
point d’entamer un premier chapitre sur la société aristocratique. Le Traité politique,
52
53
« Si celui-là même qui exhorta le philosophe à écrire une œuvre politique dut attendre que plus de six
chapitres et plus de quarante pages aient été déjà écrites, pour être mis au courant du simple fait que la
rédaction de l’ouvrage était en cours, on est en droit de douter que lui-même, pourtant ouvertement
intéressé au Tractatus Politicus, et a fortiori quiconque, ait pu avoir accès au manuscrit dans le bref délai
qui resta à Spinoza pour composer les trente ou quarante dernières pages. » Omero Proietti, « Notice sur la
constitution du texte », dans Spinoza, T.P., op. cit., p. 46.
À la fin de la préface et au début du chapitre XX du T.T.-P., on lit : « Comme d’ailleurs beaucoup n’ont
peut-être ni le loisir ni l’intention de tout lire en détail, je suis contraint d’ajouter encore, comme à la fin
de ce traité, que je n’écris rien que je n’aie longuement examiné et que je ne soumette volontiers à
l’examen et au jugement du souverain de ma patrie ; car s’il jugeait qu’une partie de ce que je dis soit
contraire aux lois de la patrie ou nuisible au salut commun, je déclare que je retirerais ce que j’ai dit : je
sais que je suis homme et que j’ai pu commettre des erreurs. » ― Encore faut-il ajouter que, juste avant la
première occurrence de cette apologie de l’auteur, Spinoza avait glissé au passage l’expression suivante :
« Voilà, lecteur philosophe, ce que j’offre ici à ton examen […]. » T.T.-P., op. cit., p. 75. ― On voit donc
que l’auteur du traité de 1670 dialoguait à la fois avec le lecteur philosophe et avec les autorités politiques.
De telles indications ne se trouvent pas dans le T.P. Sans doute s’adresse-t-il encore au lecteur philosophe,
mais peut-être pas seulement.
17
comme on l’a dit, est inachevé. Sur les onze chapitres écrits, les dix premiers sont achevés.
Le onzième, qui traite de la société démocratique, est interrompu au troisième article 54. Il
est dommage que Spinoza n’ait pas développé davantage le sujet de l’État démocratique,
pour lequel il avait exprimé sa préférence dans le T.T.-P., et que le T.P. qualifiera de
« régime absolu ». Rassemblant les propos de ces deux ouvrages, une théorie spinozienne
de la démocratie pourrait sans doute être reconstituée. Mais ce n’est pas ici notre sujet.
[3] Le premier chapitre, une introduction à l’ouvrage, comprend sept « articles »,
ainsi que Spinoza les appelle. Nous les étudions dans les sections 3 et 4 de cette partie.
[4] Le chapitre II porte sur le « droit naturel » (jure Naturali). Le droit naturel a une
longue histoire : le droit naturel des anciens n’est pas le droit naturel des modernes ― et les
modernes s’opposent aussi entre eux. Encore aujourd’hui, l’équivoque au sujet de cette
notion est loin d’être dissipée, bien que l’on fasse parfois, dans nos Codes civils comme si
elle allait de soi (on en fait une morale d’équité, au sens antique, mais qui n’est pas non
plus un droit positif au sens strict). Pour l’instant, rappelons que la pensée politique du
XVIIe siècle procède pour une large part des écrits de Grotius et de Hobbes. Spinoza
reprendra à son compte, en les modifiant selon ses exigences propres, les catégories de ces
auteurs55.
Nous pouvons déjà mettre en relief ce qui, dans ce chapitre II dont nous parle la
Lettre, va correspondre à notre sujet principal : les aventures de la notion de péché. En
54
55
18
Omero Proietti nous décrit l’état du manuscrit : « rien que l’étude du lemme respublica (écrit toujours in
extenso dans les chapitres I-VII) et de ses abréviations (abondantes seulement à partir du chapitre VIII,
§ 24) laisse supposer que les chapitres I-VI (+VII) sont le produit quasi définitif, ou la dernière version de
plusieurs transcriptions, et que les chapitres restants, le texte était encore in fieri (en devenir),
abondamment raturé par l’auteur, parsemé de repentirs, d’ajouts en marge ; de passages incertains, de
variantes et de corrections autographes […] Plus on se rapprochera, à partir du chapitre VIII, § 24, de la
dernière page du fragmentaire chapitre XI, plus il faudra considérer la possibilité d’un texte “original,
mais non définitif” (c’est-à-dire qui a subi moins de transcriptions à partir de son état d’ébauche, de
brouillon, ou de forme encore définitive). » Omero Proietti, « Notice sur la constitution du texte », dans
Traité politique, op. cit., p. 54.
Comme l’explique Alexandre Matheron : « Au début du siècle, Grotius a mis au point toute une
problématique juridique qui, en tant que problématique, a été pleinement acceptée par Hobbes, qui est
admise en Hollande par ceux que le T.T.-P. appelle les “doctes”, et dans laquelle Spinoza va entrer à son
tour. Mais Spinoza, lui, va y entrer pour la subvertir de l’intérieur, exactement comme il l’avait fait au
début de l’Éthique pour la problématique théologique. » Alexandre Matheron, « Spinoza et la
problématique juridique de Grotius », dans Anthropologie et politique au XVII e siècle, Paris, Vrin, 1986,
p. 81-82. ― Il n’est pas sûr toutefois que Hobbes accepte pleinement la problématique juridique de
Grotius, sans la subvertir lui-même. Mais laissons cette question ouverte. Spinoza diffère aussi des
théoriciens postérieurs, comme Pufendorf ou Locke. Il est intéressant de voir que les concepts principaux
de la pensée politique de l’âge classique, en petit nombre, reçoivent des significations différentes et
opposées chez ces auteurs. Cette différence des philosophies peut donner à matière à réflexion.
effet, c’est dans ce chapitre sur le droit naturel, précisément à l’article 18, que Spinoza fera
intervenir la notion de « péché », mais pour la nier d’abord : puisque le droit naturel
n’interdit rien, il n’y a pas de péché dans la nature. Puis, les articles 19 à 24 borneront les
usages corrects de cette notion de péché, dès lors en transformation : il n’y a de péché que
dans l’état civil. Fait remarquable qui alimentera notre réflexion, l’article 21 renvoie, par
anticipation, aux articles 4 et 5 du chapitre IV. Nous verrons pourquoi ces renvois entre
articles ont un rôle constitutif dans l’économie de l’œuvre, et en quoi ce système
― articulant les chapitres II, III et IV ― opère une politisation première et une politisation
seconde de la notion de péché56. C’est cette politisation seconde que nous dirons
paradoxale.
[5] Le chapitre III traite du droit du pouvoir suprême (jure Summarum Potestatum),
ou droit du souverain. Les historiens des idées s’accordent généralement à faire naître le
concept de souveraineté au XVIe siècle chez Jean Bodin. Mais, c’est avec Hobbes surtout
que l’autorité politique cesse explicitement d’être supposée divine. Le contrat social des
hommes entre eux s’oppose au soi-disant pacte préalable passé par le « souverain » avec
Dieu57.
Hobbes dans le Léviathan définit de cette façon l’essence de la République: « une
personne unique telle qu’une grande multitude d’hommes se sont faits, chacun d’entre eux,
par des conventions mutuelles qu’ils ont passées l’un avec l’autre, l’auteur de ses actions,
afin qu’elle use de la force et des ressources de tous, comme elle le jugera expédient, en
vue de leur paix et de leur commune défense58. » ― « Personne », ici, se dit de la fonction ;
ainsi, un individu ou une assemblée peut être cette personne exerçant la fonction publique
de la protection de l’intérêt commun. « Le dépositaire de cette personnalité est appelé
souverain, et l’on dit qu’il possède le pouvoir souverain ; tout autre homme est son
sujet59. » ― Une équivoque allait cependant planer, du XVIIe siècle à aujourd’hui, au sujet
d’un certain point ayant trait à l’exercice du pouvoir souverain. L’origine de la souveraineté
56
57
58
59
Où l’on voit que nos parties ne correspondent pas terme à terme, ne se superposent pas aux chapitres du
Traité politique. Notre première partie correspond en gros au chapitre I, tandis que notre deuxième couvre
essentiellement les chapitres II à V. Notre troisième partie s’attache aux œuvres antérieures.
« Cette allégation d’une convention passée avec Dieu est un mensonge si manifeste, même devant la
conscience de ceux qui y recourent, qu’elle est le fait d’une disposition non seulement injuste, mais aussi
méprisable et dégradante. » Hobbes, Léviathan, II, chap. XVIII, trad. F. Tricaud, Paris, Dalloz, p. 181. ―
L’erreur sous ce « mensonge » est de poser une personnalité souveraine antérieure à son institution.
Hobbes, Léviathan, II, Chap. XVII, op. cit., p. 178. En italique dans le texte.
Id.
19
est la multitude ; après l’instauration des règles de droit définissant le juste et l’injuste, la
personne dépositaire du pouvoir public, administrant et légiférant, est dite souveraine, et le
demeure. Mais le demeure-t-elle inconditionnellement ? Le souverain peut-il « errer », et
maintenir néanmoins ses prérogatives ? « Le peuple, pour en si grand nombre qu’il
s’assemble et qu’il conspire contre le souverain, n’a point droit de lui ôter sa puissance, s’il
ne consent lui-même à ce qu’elle lui soit ôtée60. » Comment, dès lors, le souverain pourra-til être blâmé, blâmé avec raison, si celui-ci a le monopole légal du blâme, et s’il s’y
accroche61 ? Les sujets restent-ils tenus par un « contrat social » qui les lèse, bien que
légalement en quelque sorte62 ? Cette problématique allait préoccuper Spinoza, et ce dès le
T.T.-P. ; mais, c’est dans le T.P. que la question sera posée de la façon la plus aiguë.
[6] Le chapitre IV traite des affaires qui dépendent du gouvernement du souverain.
La distinction entre gouvernement et souverain est importante, elle nous fait déjà progresser
dans l’élaboration de la problématique dont nous venons de toucher mot : le gouvernement
émane de la souveraineté, mais la souveraineté ne s’y résorbe pas, ni ne se monopolise
absolument63. Tantôt il faudra considérer que gouvernement et souveraineté coïncident,
60
61
62
63
20
Hobbes, Du Citoyen, II, chap. XIV, § XVII, op. cit., p. 254. ― « Étant donné que le droit d’assumer la
personnalité de tous est donné à celui dont les hommes ont fait leur souverain, par une convention qu’ils
ont passée l’un avec l’autre, et non par une convention passée entre le souverain et quelqu’un d’entre eux,
il ne saurait y avoir infraction à la convention de la part du souverain : en conséquence, aucun de ses
sujets ne peut être libéré de sa sujétion en alléguant quelque cas de déchéance. » Hobbes, Léviathan, II,
XVIII, op. cit., p. 181. Nous soulignons.
« S’il n’y a aucune raison en usage dans le monde que celle des particuliers et celle de l’État, il s’ensuit
que c’est conformément à cette dernière qu’il faut définir quelles sont les choses qui méritent
véritablement d’être blâmées. De sorte qu’un péché, une coulpe, une faute, ou une offense, se peut définir,
ce que quelqu’un a fait, a omis, a dit, ou a voulu contre la raison de l’État, c’est-à-dire contre les lois. »
Hobbes, Du Citoyen, id.
Jean-Jacques Rousseau sera sensible à cette problématique héritée de Hobbes, quand il écrira dans le tout
premier chapitre du Contrat social : « Tant qu’un peuple est contraint d’obéir et qu’il obéit, il fait bien ;
sitôt qu’il peut secouer le joug et qu’il le secoue, il fait encore mieux ; car, recouvrant sa liberté par le
même droit qui la lui a ravie, ou il est fondé à lui reprendre, ou l’on ne l’était point à la lui ôter. » ― Il y a
ici, chez Rousseau, un accent spinoziste. On pourrait être tenté d’en conclure à un « anti-hobbisme » de
ces auteurs. Gilbert Boss cependant nous invite à ne pas opposer trop rapidement ou superficiellement
Spinoza (et Rousseau) à Hobbes : « Spinoza affirme que sa théorie de l’État ne diffère de celle de Hobbes
que dans la mesure où, contrairement à son prédécesseur anglais, il conserve toujours le droit naturel et
n’attribue jamais au souverain plus de droit qu’il n’a de puissance. Et encore, plutôt qu’une divergence
profonde par rapport à la doctrine du Léviathan, on pourrait voir là même une sorte de hobbisme
exacerbé. » Gilbert Boss, « Les fondements de la politique selon Hobbes et selon Spinoza », dans Les
études philosophiques, n° 1/2, 1994, p. 171-190.
Comme Spinoza le dira au moment de traiter de la monarchie : « Ils errent d’ailleurs grandement ceux qui
croient possible qu’un homme détienne le droit souverain d’une Cité. […] Le roi se cherche des généraux,
des conseillers ou des amis […] de sorte que cet État que l’on croit absolument monarchique est en
pratique, à vrai dire, une aristocratie, certes non manifeste, mais dissimulée, et par conséquent très
mauvaise. » T.P., VI, § 5.
tantôt au contraire, et selon la raison même ― la raison au sens large, dont la raison
politique est une partie ―, juger que le gouvernement n’est plus « légitime », ce qui
renvoie à une situation dramatique, à un cas limite. Nous verrons que c’est dans ce
chapitre IV que Spinoza répond à une question posée à un moment crucial du chapitre II.
[7] Le chapitre V traite du « plus haut accomplissement qu’une société peut
envisager », ou de la fin dernière qu’une société peut avoir en vue. On ne saurait accorder
trop d’importance à cette voie de recherche du « dernier Spinoza », qui, dans le Traité
politique, comme on le verra, ne se contente pas de décrire les fondements de l’État, d’en
faire la science en un sens étroit, mais indique la voie par laquelle une société se
perfectionne. Il assume une certaine normativité. Nous découvrirons qu’entre les modalités
d’institution, il y a des différences essentielles ; selon les fins et aussi les moyens qu’une
société se propose. C’est cette possibilité d’une amélioration et d’une régression de la cité
que Spinoza, croyons-nous, tenta ultimement de penser.
[8] Le chapitre VI commence la série des analyses spécifiques de chaque forme
d’État. Il s’agit alors pour Spinoza de montrer comment instituer la monarchie pour qu’elle
ne glisse ou ne soit précipitée dans la tyrannie (in Tyrannidem labatur). Ces termes seront
repris précisément dans le sous-titre de l’ouvrage, comme nous le verrons ci-dessous.
L’idée que les régimes politiques risquent toujours de dégénérer en tyrannie appelle une
conception de l’anthropologie politique qui prenne en compte ces tendances. La solution du
problème politique ne consistera pas, pour Spinoza, à amender la « nature humaine », mais,
à partir d’elle, à instaurer les contraintes à l’intérieur desquelles le gouvernement et les
sujets seront déterminés à faire ce qui est bon pour l’intérêt commun. Cela ressortira
clairement de notre analyse de la thèse de Spinoza sur les institutions (section 4 de cette
partie).
[9] C’est peut-être l’aspect de reformulation du propos qui doit ici retenir le plus
l’attention ; il s’agit d’une continuation du même sujet, et, en même temps, d’un
changement de régime d’exposition. La démonstration que mène Spinoza dans ce
chapitre VII, et dont le sixième formait le premier moment, servira de modèle pour les
démonstrations touchant la bonne institution des autres types de régimes. Le principe
récurrent sera celui du contrebalancement des pouvoirs. Cette idée d’un mécanisme propre
21
à empêcher l’accaparement du pouvoir allait être reprise et développée plus amplement au
XVIIIe siècle.
[10] La lettre se termine par une énumération de sujets restant à traiter, et ne dit mot
du passionnant dialogue qu’allait engager Spinoza avec Nicolas Machiavel, aux chapitres V
et X, où seront cités et commentés les Discours sur la première décade de Tite-Live, au
sujet des causes de dissolution des États, et des remèdes que l’on peut trouver. Une étude
entière pourrait être consacrée à cette lecture spinozienne de Machiavel ; nous nous
bornerons à quelques rapprochements. Trois chapitres allaient être écrits au sujet de
l’aristocratie64. Le chapitre sur la démocratie, bien qu’inachevé, est loin d’être sans intérêt,
comme on s’en doute. L’aristocratie est un régime de cooptation, tandis que la démocratie,
un régime d’élection par suffrage : dans celui-ci, tous les membres de la société remplissant
les conditions définies peuvent prétendre aux charges politiques65. Y aurait-il eu plusieurs
chapitres consacrés à la démocratie ? Quels autres problèmes auraient pu être posés, quelles
autres questions abordées66 ? La lettre annonce en dernier lieu qu’il sera traité des lois.
Force est d’admettre que le T.P. n’en traite pas beaucoup. Le Traité théologico-politique en
traitait davantage : une comparaison entre les deux traités politiques pourrait porter sur ce
point. C’est ce que nous faisons dans la section B de notre troisième partie.
2. Le titre et le sous-titre
Le Traité théologico-politique (1670) et le Traité politique (1677) : d’un titre à
l’autre, il y a simplification thématique. Le second titre recèle apparemment moins
d’informations. Cependant, la simplification fait figure de litote ; le titre en dit plus qu’il
n’y paraît : Spinoza en a fini, pour l’essentiel, de la problématique théologico-politique qui
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65
66
22
Madeleine Francès propose des titres à ces chapitres : « VIII : De l’aristocratie centralisée ; IX : De
l’aristocratie fédérale ; X : Causes de destruction auxquelles serait exposée l’aristocratie en général. »
Note 13, dans Spinoza, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, p. 1489.
T.P., XI, §§ 1, 2 et 3.
Madeleine Francès suggère quelques pistes : « Il ne nous est pas possible de fixer, ensuite, avec exactitude
le nombre des chapitres manquants. Mais ne prévoit-on point, par analogie avec les chapitres VIII et IX,
que le problème d’une communauté de plus grande dimension aurait été abordé à propos de la
démocratie ? Le philosophe se serait probablement interrogé, aussi, sur les dangers, dont une démocratie
sagement instituée aurait intérêt à se protéger, pour préserver intacte sa structure. Parmi les questions
particulières, enfin, dont le philosophe se proposait l’examen, en matière de conclusion à son ouvrage,
était annoncée une étude d’ensemble sur les lois. Un autre chapitre aurait-il été consacré au peuple, et son
aptitude bien déterminée à être régi par un monarque, ou un patriciat, ou ses propres représentants, selon
les cas ? L’auteur aurait-il esquissé une étude de la volonté générale et des modes différents de
représentation ou de suffrage ? » Id. Nous soulignons.
l’avait occupé jusque-là. Il faut penser les deux traités dans leur enchaînement, et Spinoza
d’ailleurs nous y invitera dans la première phrase de son chapitre II du T.P67. Il y a une
évolution dans l’ordre des problèmes à poser. La question de la religion interviendra à
quelques reprises, mais marginalement, d’une façon subordonnée. Le Traité théologicopolitique opérait la séparation entre la théologie et la politique, en montrant qu’aucune
politique ne pouvait être raisonnablement déduite des Écritures, mais seulement une
morale. Mais pour ce faire il fallait que la philosophie commence par se dissocier de la
théologie68. Ainsi, le T.T.-P. entrait en discussion tant avec les politiques (au sujet de la
liberté de pensée et d’expression, qu’on voulait restreindre au maximum, vu les conflits
religieux du XVIe siècle), qu’avec les théologiens, sur le statut des Écritures et de l’origine
de l’autorité politique. Une fois le problème théologico-politique « réglé » (l’institution des
lois et des cérémonies est toujours politique), la politique allait pouvoir être traitée plus
directement. Qu’en sera-t-il de la philosophie dans le second traité ? Paradoxalement,
Spinoza va commencer son introduction en se désolidarisant des « philosophes », et en
donnant raison sur un point aux « politiques » ; avant que de renvoyer dos à dos, pour ainsi
dire, philosophes et politiques, comme nous le verrons dans la prochaine section.
Pour le moment, nous avons là, comme résumée, dans cette simple différence des
titres, la naissance de la philosophie politique moderne, en tant que mouvement de sortie de
l’univers de référence théologico-politique69.
*
* *
Traité politique : « Dans lequel il est démontré comment une société où existe le
régime monarchique, et aussi une société où les meilleurs ont le pouvoir, doivent être
instituées pour ne pas être précipitées dans la tyrannie, et pour que la paix et la liberté des
citoyens demeurent inviolées70. » Il est question dans ce sous-titre de deux types de
67
68
69
70
Nous analysons cette première phrase dans la première section (« carrefour thématique »), de notre
deuxième partie.
« Jusqu’à présent nous avons pris soin de séparer la philosophie de la théologie et de faire voir la liberté de
philosopher que la théologie reconnaît à chacun. [...] C’est pourquoi il est temps de rechercher jusqu’où
s’étend, dans la meilleure république, cette liberté de penser et, pour chacun, de dire ce qu’il pense. » T.T.P., Chap. XVI, op. cit., p. 505.
C’est à juste titre que l’on fait de la laïcité l’un des traits essentiels de la pensée politique moderne, faisant
d’elle une politique non théocratique. La philosophie politique de Spinoza a contribué puissamment à
ouvrir ce chemin.
Traduction de Charles Appuhn.
23
société : une où existe un régime monarchique et une « où les meilleurs ont le pouvoir ».
L’idée de société, première dans l’ordre de l’expression, est plus générale que l’idée de
régime. Le Traité politique va montrer comment empêcher institutionnellement les dérives
tyranniques. Le concept de tyrannie, essentiel, ne sera cependant jamais traité pour luimême71. On pourrait définir la tyrannie : un pouvoir exercé d’une manière non légitime ;
mais, dans la philosophie spinoziste, comme nous le verrons, acquiert la « légitimité » tout
pouvoir « capable » de le conserver et de l’imposer. S’il vient à le perdre, c’est qu’il ne
pouvait y prétendre de droit. À partir du seul sous-titre, on peut définir la tyrannie comme
un pouvoir s’exerçant en opposition à l’intérêt commun. Il en ressort aussi que toute
institution n’est pas, par définition, « anti-tyrannique ». Il n’est pas dit, en effet, que là où il
n’y a pas d’institution, il y a tyrannie ; non, la tyrannie aussi s’« institue », et apporte avec
elle sa « conception » de l’institution. Autrement dit, il ne suffira jamais d’argumenter en
faveur de simplement plus d’institutions, attendu qu’il peut y avoir des différences
essentielles entre les modes d’institution.
Remarquons qu’il ne s’agit pas pour l’auteur d’établir une hiérarchie entre les
régimes. Il le fera certes, mais seulement après avoir montré comment, pour chaque sociétérégime à l’étude, une forme optimale peut être portée à l’existence, qui rencontre les
objectifs définis. Quels sont ces objectifs visés par l’institution ― on pourrait même parler
de constitution ― spinozienne ? Paix et liberté. Cependant, il n’est pas dit simplement paix
et liberté, abstraitement, mais il est aussi fait mention des citoyens ; c’est eux que l’État doit
servir. Les concepts de paix et de liberté intervenaient déjà dans le sous-titre du Traité
théologico-politique72. Il s’agissait alors de montrer, contre une certaine opinion, qu’ils sont
inséparables, l’un étant la condition de l’autre. Dans le Traité politique, les deux concepts
de paix et de liberté apparaissent l’un à côté de l’autre, et forment une double exigence. Il
ne s’agit plus de convaincre de leur pertinence, mais de mettre en œuvre les institutions
propres à les faire exister et se maintenir. Quelles seront ces institutions ? Sera-ce de faire
promettre aux gouvernants de ne pas tyranniser la population ? Exiger une plus grande
71
72
24
Ce que fera John Locke dans son premier Traité du gouvernement civil.
Mettons-nous sous les yeux le sous-titre du Traité théologico-politique : « Contenant plusieurs
dissertations qui montrent que la liberté de philosopher non seulement peut être accordée sans dommage
pour la piété et la paix de la république, mais aussi qu’on ne peut l’ôter sans ôter en même temps la paix
de la république et la piété ». ― On voit clairement l’implication réciproque de la liberté de philosopher,
d’une part, et de la paix et de la piété au sein de la communauté, d’autre part.
moralité (générosité, libéralité, clémence, etc.) des politiques, comme on le réclamait
souvent à l’époque ? Non, la suite le montrera.
Le sous-titre affirme le caractère démonstratif du traité. La démonstration, on le sait,
joue un rôle essentiel chez cet auteur, qui privilégie surtout le mode de pensée procédant
par déduction à partir de définitions préalables. L’Éthique, par exemple, est notoirement
démontrée selon l’ordre géométrique ; bien qu’elle comprenne également préfaces, scolies,
appendices, etc., lesquels attestent que l’exposition n’y est pas exclusivement géométrique.
Si la démonstration est inséparable de la méthode de Spinoza (« les yeux de l’esprit, par le
moyen desquels il voit les choses et les observe, ce sont les démonstrations ellesmêmes73 »), elle ne se limite pas à une forme d’exposition unique.
Le lecteur aura peut-être remarqué que la démocratie n’apparaît pas dans le soustitre. Seulement deux régimes sont mentionnés : le régime monarchique et le régime où
« les meilleurs ont le pouvoir ». Dans la lettre-préface, Spinoza annonçait pourtant un
développement sur l’état populaire. L’état populaire, que la lettre annonce, n’apparaît pas
dans le sous-titre, pourtant assez prolixe. Pourquoi ? On peut avancer, me semble-t-il, au
moins trois hypothèses pour l’expliquer. Selon la première, Spinoza n’aurait pas eu le
temps de compléter son chapitre sur la démocratie et aurait, pour cette raison, choisi de ne
pas l’annoncer dans le sous-titre. Selon la deuxième, le régime démocratique n’aurait pas
besoin d’être institué contre la tyrannie (par opposition aux deux autres), étant donné que
son principe même serait « anti-tyrannique ». Selon la troisième, le sous-titre ne serait pas
de la main de Spinoza, mais de ses éditeurs ; ceux-ci auraient rédigé un sous-titre imparfait,
soit par maladresse, soit pour faire entrer sciemment le discours de Spinoza dans
l’alternative « monarchie ou aristocratie », alors d’actualité en Hollande. Madeleine
Francès argumente en faveur de cette dernière hypothèse. Nous y reviendrons.
Pour le moment, mettons entre parenthèses la question de l’authenticité du soustitre, et mettons-nous sous les yeux le texte original : Tractatus politicus : in quo
demonstratur, quomodo Societas, ubi Imperium Monarchicum locum habet, sicut et ea, ubi
Optimi imperant, debet institui, ne in Tyrannidem labatur, et ut Pax, Libertasque civium
inviolata maneat. On pourrait être tenté de traduire l’expression « Optimi imperant » par
73
Éthique, V, Prop. XXIII, Scol.
25
« régime aristocratique74 ». Cette traduction ferait le pendant de l’expression précédente,
régime monarchique. De ce point de vue, l’expression « Optimi imperant », littéralement où
« les meilleurs gouvernent », serait une périphrase, pour « imperium aristocraticum ». On
passerait sans heurt d’une expression à l’autre. Or l’expression originale est-elle vraiment
une tournure inessentielle, à rectifier dans la traduction ? A-t-on raison de reformuler ? N’y
a-t-il pas là glissement de sens ? Le latin dit Optimi imperant, et non pas imperium
aristocraticum. Pourtant, l’aristocratie est un concept traditionnel bien connu. À plusieurs
reprises dans le Traité politique, Spinoza l’utilise. Dans la lettre-préface, déjà, il nomme les
trois régimes possibles : il écrit formellement monarchie, aristocratie et démocratie (ou État
populaire) ― mais pas dans le sous-titre. Pourquoi ?
Il est à noter que pour les traducteurs traduisant « Optimi imperant » par « régime
aristocratique », une telle traduction ne semble pas poser de problème. Le plus souvent,
aucune note, aucun commentaire, aucun avertissement attestant de la différence de sens
engendrée par cette transposition75. Bien entendu, une telle traduction n’est pas non plus
aberrante, elle se justifie aisément. Nous n’insistons pas pour invalider ces traductions
communes, seulement, un enjeu important nous semble apparaître avec une traduction plus
littérale. Lequel est-ce ? Nous pouvons chercher quelles sont les questions que nous
pouvons maintenant poser, et que nous ne poserions pas si nous avions laissé inquestionnée
la tournure latine. Car il pourrait venir à l’esprit du lecteur, que si dans un régime politique
où les meilleurs ont le pouvoir, des moyens institutionnels sont requis a priori pour
empêcher et éviter la déchéance tyrannique, alors, c’est qu’ils ne sont pas vraiment les
meilleurs. En effet, on pourrait penser que le mieux n’est pas la tyrannie76 ; que les
meilleurs, justement, ne tyranniseront pas, et sauront comment prévenir de telles dérives.
Or, le simple fait que le sous-titre pose qu’une société « où les meilleurs ont le pouvoir »
tend, glisse, s’efforce vers la tyrannie, montre assez qu’il faut prendre cum grano salis
l’appellation que se donnent les détenteurs du pouvoir. Spinoza (ou l’auteur du sous-titre)
74
75
76
26
C’est ainsi que l’on traduit le plus souvent.
M. Charles Ramond dans sa « Notice sur la traduction » écrivait pourtant fort à propos : « On évite plus
facilement les glissements de sens lorsque les changements de traduction sont annoncés, répertoriés,
vérifiables, et qu’on dispose du texte original en vis-à-vis. » T.P., op. cit., p. 81.
Comme dit Aristote : « Si la tyrannie est la plus mauvaise chose, elle est le contraire de la meilleure. »
Aristote, Éthique à Nicomaque, VIII, 1160b 5, trad. R. Bodéüs, Paris, Garnier-Flammarion, 2004, p. 436.
― L’idée d’un gouvernement des meilleurs qui soit tyrannique est donc au plus haut point paradoxale, et
implique une disqualification de l’épithète « meilleur ».
ne veut pas voir le salut de la république suspendu à une parole, ou à une épithète. Les
meilleurs ne sont pas forcément « les meilleurs ». La tournure, insistant sur le qualificatif,
ferait apparaître dans le même temps sa disqualification. Cette lecture tient-elle ?
Dans une note du Contrat social, à propos de l’aristocratie, Rousseau écrira : « Il est
clair que le mot Optimates chez les anciens ne veut pas dire les meilleurs, mais, les plus
puissants77. » La distinction est intéressante, et pourtant, les « puissants » n’ont jamais
hésité à se nommer les meilleurs. ― À la toute fin du T.P. (dans le chapitre sur la
démocratie), Spinoza placera une remarque on ne peut plus éclairante à cet égard : « Les
patriciens en effet considéreront toujours comme les meilleurs ceux qui sont riches, ou
proches d’eux par le sang, ou liés à eux par l’amitié78. » Voilà qui corrobore notre
interprétation d’une disqualification implicite de l’épithète dans le sous-titre.
*
* *
Un commentateur du Traité politique, venant à s’intéresser au sous-titre, écrit la
chose suivante : « On remarque immédiatement que l’éclaircissement sur le titre ou la
précision sur l’objet ne peuvent pas être de la main du philosophe car se glissent des erreurs
et des faux-sens manifestes sur l’objectif poursuivi79. » Il y a là de quoi s’étonner. Le soustitre serait « évidemment » de la main d’un autre, ce que l’on remarquerait
« immédiatement » ; car il s’y glisserait des « erreurs » et des « faux-sens manifestes sur
l’objectif poursuivi ». Nous désirons exprimer notre désaccord avec une telle interprétation,
et avec la méthode de lecture qu’elle implique. Premièrement, aucune évidence matérielle
ne nous permet de soutenir que le sous-titre n’est pas de Spinoza, sauf erreur80.
77
78
79
80
Rousseau, Contrat social, III, Chap. V, Gallimard, Coll. « Folio », p. 228.
T.P., XI, § 2. ― Ailleurs : « La plupart du temps, pour opprimer les meilleurs, [les rois] recherchent des
fainéants et des débauchés, les distinguent, leur accordent argent et faveurs, leur serrent la main, et pour
dominer multiplient les marques de servilité ». T.P., VII, § 12. Nous soulignons.
Alain Billecoq, Spinoza : Questions politiques. Quatre études sur l’actualité du Traité politique, Paris,
L’Harmattan, 2009, p. 20.
D’ailleurs à cette époque les sous-titres faisaient partie du titre : pourquoi Spinoza ne l’aurait-il pas écrit
d’emblée, comme il l’a sûrement fait pour tous ses autres ouvrages, qui ont à peu près tous des titres
longs ? Selon Madeleine Francès, le sous-titre serait un ajout des éditeurs. « L’auteur lui-même, écrit-elle,
n’aurait su présenter son œuvre de cette façon, qui est non seulement inexacte mais politiquement
tendancieuse. Le lecteur court un grand risque d’être induit en erreur, au départ, en ce qu’un ouvrage
incomplet lui est offert comme une réponse démonstrative d’ensemble. Or l’alternative ainsi mentionnée :
monarchie parlementaire, ou aristocratie ? avait pris en Hollande, dans la seconde moitié du XVIIe siècle,
une extrême acuité. […] Les intentions du ou des rédacteurs du sous-titre, étaient donc claires : on a voulu
faire croire que le traité, après avoir passé en revue les mérites d’une monarchie, dont le souverain n’a
aucune ambition personnelle ― c’est-à-dire critiqué par implicite contraste la position du chef d’Orange et
27
Deuxièmement, et, si l’on veut, troisièmement et quatrièmement, le sous-titre semble tout à
fait dans le style de Spinoza, justement ; tout à fait dans le style de la Lettre de l’auteur à un
ami pour servir de préface au Traité politique, qui annonçait comme tel un discours à ce
sujet : « de quelle façon doit être institué un régime monarchique pour empêcher qu’il ne
glisse vers la tyrannie81 » ; tout à fait dans le style du sous-titre du T.T.-P., dans l’énoncé du
but que se propose l’auteur, avec la différence des objectifs poursuivis qui justifie la
rédaction d’œuvres distinctes. Enfin, le contenu du sous-titre recoupe bien le contenu du
T.P., par le mobile d’une constante défense de la paix, de la liberté, contre la tyrannie,
moyennant des systèmes institutionnels adéquats ; avec le point de vue plus
« sociologique » ouvert par le sous-titre : « une société dans laquelle... ».
Et quand bien même nous ne saurions jamais si le sous-titre est de la main du
philosophe, nous pouvons affirmer que plus de prudence vis-à-vis du sous-titre aurait été de
mise. Envisager la possibilité que le sous-titre soit un « faux » (rédigé par une main
partisane) est une chose, mais autre chose est de rejeter le sous-titre d’une manière
partisane, de peur d’y lire une justification de l’aristocratie82. D’autre part, même après la
mise en suspens de notre jugement sur l’authenticité du sous-titre, se pose encore le
81
82
28
de ses satellites ― proclamait la préférence en faveur du règne des meilleurs. À peine déguisé, s’ensuivrait
le conseil de rétablir, coûte que coûte, le parti renversé récemment. […] Afin de mieux saisir
l’hétérogénéité de la tendancieuse addition, nous conseillons de la détacher en nette surcharge marginale.
D’autre part, le sous-titre nous semble avoir été fabriqué par une juxtaposition de formules (les unes
familières à Spinoza, les autres moins usuelles, voire peu vraisemblables sous sa plume). » Voir note 2 de
M. Francès dans Spinoza, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, p. 1486. ― L’argumentation de M.
Francès est convaincante, et ne peut absolument pas être balayée du revers de la main. M. Francès traduit
« ubi optimi imperant » par « où une élite gouverne », ce qui est plus littéral que « régime aristocratique ».
Mais elle traduit Tractatus politicus, par Traité de l’autorité politique, ce qui est assez réducteur, car dans
le Tractatus politicus Spinoza inclut dans la question politique plus que la simple « autorité » politique, à
savoir les mœurs, les couples société-régime, l’éventualité d’un défaut institutionnel, etc. ― D’autre part,
la référence au meilleur dans le sous-titre ouvre à une recherche du meilleur pour chaque régime, à une
recherche du meilleur régime (la démocratie) et enfin à une recherche du meilleur en général, ce qui
atteste de la pertinence de la notion de meilleur. Le risque serait donc moins de prendre une démonstration
incomplète pour une complète, que de ne pas discerner la critique implicite recelée dans la tournure
ironique : en fait, l’appellation « meilleur » n’est pas le moins du monde un garant contre la tyrannie.
Thématiquement, la notion d’optimum traverse tout le texte, est récurrente, jusqu’au chapitre XI
singulièrement, où il est dit que l’aristocratie échoue à surpasser la démocratie, précisément parce qu’il est
impossible que les « meilleurs » cooptés soient vraiment les meilleurs (T.P., XI, § 2). Si donc le sous-titre
a été construit par simple juxtaposition par un tiers, le choix fait n’est pas si malheureux. Comme le dit
M. Francès : « Heureusement, le texte même de l’ouvrage n’en a pas moins été reproduit dans les Opera
Posthuma, sans déformation majeure. De sorte que le contenu réel est demeuré trop éloquent, pour
échapper à des esprits non prévenus. »
C’est le lieu parallèle épinglé par nous dans la lettre-préface (troisième glose).
On peut être en désaccord avec Spinoza ― il n’en écrit pas moins ceci : « Sans doute si les patriciens
étaient ainsi faits qu’ils pussent se coopter libres de tout affect, et conduits seulement par le souci du salut
public, nul régime ne serait comparable à l’aristocratique. » T.P., XI, § 2.
problème de la traduction : est-il légitime de substituer « imperium aristocraticum » à
« Optimi imperant » ? Et reste le constat, qui me semble le fin mot de l’affaire : même « les
meilleurs » ne sont pas les meilleurs ; ce qui implique toute une philosophie politique (du
langage) critique (du langage) de la raison politique. Scrutez le Traité politique en prêtant
attention à la notion de meilleur ; vous trouverez tout un champ sémantique ― optimi,
optimum, melior, meilleur, amélioration, mieux ― se déployant sans rupture d’un bout à
l’autre. Cette recherche du meilleur pour la société est, dans cet ouvrage, si constante, si
explicite, qu’il nous faut y voir l’un des enjeux les plus essentiels83. Un champ de recherche
bien différent s’ouvre donc, si l’on prend au sérieux la tournure du sous-titre faisant
apparaître, d’une part, la notion de meilleur (nous verrons comment, dans la section 4 de
notre partie II, quel rôle jouera plus loin cette notion), et d’autre part la possibilité, et même
la probabilité forte d’une erreur dans la sélection des patriciens.
Resterait la deuxième hypothèse, selon laquelle une société où existe un régime
démocratique n’aurait pas un tel souci de conjurer la tyrannie. Comment, en effet, le peuple
entier se laisserait-il abuser par une minorité ? Comment le peuple pourrait-il s’abuser luimême ? Son fondement même empêcherait toute perversion tyrannique. ― On pourrait
alléguer des textes du Traité théologico-politique fort optimistes à l’endroit de la
démocratie84. ― Pourtant, le T.T.-P. montrait aussi que la démocratie peut dégénérer en
aristocratie, l’aristocratie en monarchie, et la monarchie, en théocratie. On ne peut donc pas
faire comme si les précautions à prendre pour empêcher la tyrannie ne concernaient que ces
deux régimes-là. Il ne faut pas exclure la troisième hypothèse. Y aurait-il plausiblement une
quatrième hypothèse, d’après laquelle la démocratie serait, comme l’aristocratie, quoique
différemment, le régime où « les meilleurs ont le pouvoir » ? L’aristocratie est un régime de
cooptation ; la démocratie, un régime d’élection populaire. Ne sont-ce pas ceux que
83
84
De l’Éthique, Spinoza dira qu’elle est « également utile, et pas peu, à la société commune : en tant qu’elle
enseigne de quelle façon il faut gouverner et conduire les citoyens, non pour qu’ils soient des esclaves,
j’entends, mais pour qu’ils fassent librement le meilleur. » Éthique, II, Prop. LXIX, Scolie ; trad. B.
Pautrat, Paris, Seuil, p. 185. Nous soulignons. On pourrait aussi invoquer le sous-titre du Traité de la
réforme de l’entendement : « La voie par laquelle [l’entendement] est le mieux dirigé vers la connaissance
vraie des choses » (qua optime in veram...), trad. B. Rousset, Paris, Vrin, p. 35.
« Dans un État démocratique, des ordres absurdes ne sont guère à craindre. Car il est presque impossible
que la majorité se mette d’accord sur une seule et même absurdité. Cela vient aussi, en second lieu, de son
fondement et de sa fin qui […] n’est autre que d’éviter les absurdités de l’appétit et de contenir les
hommes, autant que faire se peut, dans les limites de la raison afin qu’ils vivent dans la concorde et dans la
paix : si ce fondement est supprimé, toute la construction s’écroule aisément. » T.T.-P., XVI, op. cit.,
p. 517-519. Nous soulignons.
29
l’électorat estime les meilleurs qui sont élus ? Peut-être. Ou bien cela s’applique-t-il
seulement à la démocratie représentative ? Laissons ouvertes ces questions difficiles, et
lisons maintenant l’introduction.
3. Incipit ; l’alternative
Les deux premiers articles du chapitre I déploient les branches d’une alternative :
deux manières d’aborder et de concevoir la politique et la vie en société sont opposées.
Cette alternative sera-t-elle un « ou bien, ou bien » ? ― Il n’est pas rare qu’un texte de
philosophie pose une alternative, pour ensuite la dépasser, la déborder, la subvertir. Ce peut
être en montrant qu’elle implique un faux dilemme, ou que les termes opposés sont, chacun
à leur manière, insuffisants ou excessifs ; ou que les termes participent, sous les apparences,
d’une même lacune, d’un même présupposé85. Parfois l’un des termes est plus satisfaisant
que l’autre, moyennant un correctif. ― Ainsi commence le Traité politique :
§ 1. ― Les philosophes conçoivent les affects dont nous sommes tourmentés comme des vices
dans lesquels les hommes tombent par leur propre faute ; c’est pourquoi ils ont coutume d’en
rire, d’en pleurer, d’en médire, ou, quand ils veulent montrer plus d’élévation, de les
détester [1]. Ils croient ainsi agir divinement et s’élever au faîte de la sagesse, prodiguant toute
sorte de louanges à une nature humaine qui n’existe nulle part, et flétrissant par leurs discours
celle qui existe réellement. Ils conçoivent les hommes en effet, non tels qu’ils sont, mais tels
qu’eux-mêmes voudraient qu’ils soient : et ainsi le plus souvent ils ont écrit une Satire en guise
d’Éthique, et n’ont jamais conçu de Politique qui puisse être en usage et être tenue pour autre
chose qu’une chimère, ou comme convenant en Utopie ou à l’âge d’or des poètes, c’est-à-dire à
un temps où nulle institution n’était nécessaire [2]. Entre toutes les sciences, donc, qui ont une
application, c’est la politique où la théorie passe pour différer le plus de la pratique, et il n’est
pas d’hommes qu’on juge moins propres à gouverner la République, que les théoriciens ou les
philosophes [3]86.
[1] L’appellation « philosophe », ici, a quelque chose de péjoratif. On sent que
l’auteur ne se compterait pas volontiers parmi eux. Qui sont ces « philosophes »
exactement, Spinoza ne le dira pas. On peut supposer qu’il s’agit des Scolastiques ; mais
peut-être pas seulement. Les « philosophes » ont en commun de concevoir les hommes
85
86
30
Henri Bergson, par exemple, à propos du matérialisme, de l’idéalisme et du réalisme, dans la
« Conclusion » de Matière et mémoire, écrit : « en creusant au-dessous de trois hypothèses, je leur
découvre un fond commun. » Ou bien Gilbert Simondon : « Il existe deux voies selon lesquelles la réalité
de l’être comme individu peut être abordée : une voie substantialiste […], une voie hylémorphique […].
Le monisme centré sur lui-même de la pensée substantialiste s’oppose à la bipolarité du schème
hylémorphique. Mais il y a quelque chose de commun en ces deux manières d’aborder la réalité de
l’individu : toutes deux supposent qu’il existe un principe d’individuation antérieur à l’individuation ellemême. » Dans L’Individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Grenoble, Millon,
2005, p. 23.
T.P., I, § 1.
comme tombant dans le vice par leur propre faute (sua culpa). Ainsi, le thème de la faute
ouvre le Traité politique. On tient les individus humains pour responsables de leur sort, on
les suppose doués d’un libre arbitre. L’attitude réprobatrice décrite découle de cette
supposition ; cependant, les causes réelles des affects conflictuels restent dans l’ombre.
Nous verrons dans quelle mesure la production des affects peut être expliquée en partie par
le déterminisme des institutions. ― Remarquons que ces différentes réactions (se moquer,
se plaindre, maudire) devant le spectacle de l’impuissance humaine, découlent elles-mêmes
d’affects. Par redoublement, on pourrait rire, déplorer, détester ces « philosophes » qui
rient, pleurent, etc. Mais, on le voit, ce serait rester prisonnier de la perspective dont il
s’agit de se déprendre.
[2] Les « philosophes » conçoivent les hommes non tels qu’ils sont, mais tels qu’ils
voudraient qu’ils soient. La nature humaine qu’ils imaginent n’existe nulle part, cependant
que la nature humaine existante, pourtant non dénuée de potentialités, est méconnue et
diminuée. Il résulte de l’idée fausse que les hommes se font de la nature humaine une
inapplicabilité de leurs visées politiques. Si l’erreur consiste à penser que les hommes sont
vicieux par leur propre faute ; si l’inapplicabilité de la politique des philosophes découle de
ce présupposé, alors, semble-t-il, la condition d’applicabilité de la politique va impliquer,
notamment, une imputation différente de la faute. Nous verrons dans la deuxième partie
quelle sera cette nouvelle imputation, ce « nouveau blâme ». Nous verrons aussi comment
le Traité politique va transformer graduellement le langage de la faute, en un langage de
l’institution sage et de l’amélioration.
Arrêtons-nous pour le moment sur les termes utilisés : les philosophes n’ont jamais
conçu de politique qui soit autre chose qu’une « chimère » (chimæra), des institutions
valables seulement au pays de l’« Utopie » ou encore à l’âge d’or des poètes. Bref, autant
de fictions bien avérées. La référence à l’Utopie dans le texte de Spinoza nous semble
particulièrement remarquable87. Quel est le sens de cette référence ? Il ne semble pas être
question de l’œuvre littéraire de Thomas More à proprement parler (avec son intrigue et ses
87
On sait que Spinoza avait l’Utopie de More dans sa bibliothèque. Charles Kaufman commentant
l’inventaire de la bibliothèque de Spinoza dressé par A. J. Servaas van Rooijen, archiviste de la Haye,
s’arrête sur le livre de More. Après une précision d’ordre biographique sur le « célèbre homme d’État et
écrivain anglais », dont l’Utopie a produit un « concert d’admiration », Kaufman note : « L’Utopie n’est
point une œuvre capitale, mais simplement un jeu d’esprit, comme les savants s’en proposaient à cette
époque, une fantaisie de lettré, un caprice d’écrivain, qui a besoin de se distraire et d’amuser ses
lecteurs. », Dossier de l’édition de l’Éthique, op. cit., p. 662.
31
personnages). Plutôt, l’utopie, lieu de nulle part, apparaît ici comme lieu commun.
D’ailleurs, non sans un certain accent péjoratif qui deviendra monnaie courante au XIX e
siècle, à la suite de Karl Marx. ― On n’en conclura pas toutefois que c’est de la
philosophie de More dont Spinoza cherche à s’éloigner ; au contraire, on pourrait trouver
chez l’un et l’autre une commune inspiration. Par exemple, dans l’Utopie, More commence
par mener une critique très « terre à terre » de l’Angleterre de son temps ― sur le mode de
la satire, il est vrai ―, et exprime certaines idées qui, justement, nous paraissent proches de
celles de Spinoza88.
[3] Puisque c’est en politique que la théorie passe pour différer le plus de la
pratique, il s’ensuit que les théoriciens sont les moins aptes à proposer une politique
applicable. La formule est hyperbolique : il n’est pas d’hommes qu’on juge moins propres à
gouverner la république que les philosophes : on peut lire cet énoncé comme poursuivant la
critique de la position « idéaliste » de certains, voire de la plupart des philosophes. Mais on
pourrait également y lire un constat plus neutre, par exemple : les philosophes, pétris de
rationalité et de culture, peuvent avoir tendance à imaginer les hommes comme eux-mêmes,
leur prêtant des idées, des affects, des dispositions et aussi des conditionnements qu’ils
n’ont pas. Ils imaginent des cités sans friction.
Considérons maintenant l’autre branche de l’alternative.
§ 2. ― Pour les politiques en revanche, on les croit plus occupés à tendre aux hommes des
pièges qu’à les diriger pour le mieux, et on les juge habiles plutôt que sages [1]. L’expérience
en effet leur a enseigné qu’il y aura des vices aussi longtemps qu’il y aura des hommes [2] ; ils
s’appliquent donc à prévenir la malice humaine, et cela par des moyens dont une longue
expérience a fait connaître l’efficacité, et que des hommes mus par la crainte plutôt que guidés
par la raison ont coutume d’appliquer [3]. Ils semblent de ce fait aller contre la religion, aux
yeux des théologiens surtout, qui croient que les pouvoirs souverains doivent traiter les affaires
publiques selon les règles de piété qui lient le simple particulier [4]. Que cependant les
politiques aient écrit de politique avec bien plus de bonheur que les philosophes, cela n’est pas
douteux : ayant eu en effet l’expérience pour maîtresse, ils n’ont rien enseigné qui s’éloignât de
l’usage [5]89.
88
89
32
« Si vous ne remédiez à ces maux-là, c’est en vain que vous vanterez votre façon de réprimer le vol. Elle
est plus spécieuse qu’elle n’est équitable ou efficace. En effet, vous laissez donner le plus mauvais pli et
gâter peu à peu les caractères depuis la petite enfance, et vous punissez des adultes pour des crimes dont
ils portent dès leurs premières années la promesse assurée. Que faites-vous d’autres, je vous le demande,
que de fabriquer vous-mêmes les voleurs que vous pendez ensuite ? […] Mettez une limite aux achats en
masse des grands et à leur droit d’exercer une sorte de monopole. » Thomas More, Utopie, Livre I, op. cit,
p. 103.
T.P., I, § 2.
[1] Spinoza ne dit pas exactement que « les politiques » tendent des pièges aux
hommes plutôt que de les diriger pour le mieux. Il fait plutôt état d’une opinion. Il la
partage peut-être, en tout cas il la présente de biais. On les croit, on les estime plutôt
habiles90 (callidi) que sages (sapientes). L’habilité, en effet, peut aller sans sagesse. Il y a
bien une critique impliquée dans cette présentation, mais la position de l’auteur n’est pas
tranchée comme dans l’article précédent.
[2] L’expérience a enseigné aux « politiques » qu’il y aura des vices aussi longtemps
qu’il y aura des hommes : la phrase est déposée comme une leçon pratique, un truisme, une
lapalissade ; peut-être avec un haussement d’épaules. Autrement dit les politiques sont des
« réalistes ». On les dira « machiavéliques ». Le caractère vicieux de l’homme a cessé de
leur apparaître comme un accident, et en cela ils sont plus avisés que les « philosophes » et
les « théologiens » ; que les « utopistes » et les « poètes ».
[3] « Les politiques » cherchent à prévenir la malice humaine, et pour cela ils usent
de moyens qui procèdent davantage de la crainte que de la raison. Nous pouvons supposer
que cette politique de la crainte va être inférieure à une autre, mais cela n’est pas dit
d’emblée. Le philosophe, avançant comme masqué, paraît se ranger du côté des politiques.
Est-il bien vrai que les politiques s’efforcent de prévenir la malice ? N’est-ce pas plutôt le
projet de l’auteur, qu’il glisse dans cette description de la politique, pour suggérer déjà ce
qui découlera d’une politique bien menée ? Spinoza estime le « réalisme » et l’expérience
des politiques, et pourtant, il semble que les politiques ne le satisfont pas non plus.
[4] Les politiques semblent aller contre la religion ― mais, puisque la religion est
une institution politique, les politiques ne peuvent peut-être pas vraiment aller contre la
religion91.
[5] Si les politiques s’y connaissent en politique, s’ils en traitent mieux que ne le
font les philosophes, c’est peut-être tout simplement parce qu’ils enseignent les voies de
reconduction de l’usage. Tout se passe comme si la théorie de la pratique existante, ne
pouvait que conserver ce qui existe, sans jamais faire advenir ce qui se conserverait le
mieux. Le cercle dans lequel semblent être engagés les politiques (les politiques que la
90
91
Le qualificatif habile reviendra plus tard pour caractériser Machiavel comme auteur politique.
Alexandre Matheron soutient une thèse forte d’après laquelle chez Hobbes et Spinoza, « la religion a une
fonction exclusivement politique : politiquement positive ou politiquement négative selon les cas, mais
toujours et uniquement politique. ». Cf. « Politique et religion chez Hobbes et chez Spinoza », dans
Anthropologie et politique au XVIIe siècle, op. cit., p. 123-153.
33
crainte tient, et qui tiennent par la crainte), semble supposer en même temps quelque chose
comme l’institution d’une parole autorisée sur le sujet de la politique. Or, la politique au
sens large ne concerne pas que les « politiques ».
Spinoza ne s’en tiendra pas à cette alternative. Il la surmontera en recueillant le
meilleur de l’une et de l’autre branche. Mais avant d’aller plus loin, il nous semble bon
d’insister sur le fait que cette alternative est peut-être moins celle de Spinoza, que celle de
l’opinion commune, ici mise en scène. Pour les politiques, sera utopique, chimérique, toute
proposition qui n’entre pas dans le cercle restreint de ce qui est « applicable92 ». Les
philosophes, de leur côté, jugeront les politiques bornés et machiavéliques. Un semblable
jeu de renvois compensatoires caractérise encore nos discussions contemporaines.
*
* *
Les articles 3 à 5 exposent les motifs de l’auteur écrivant ce Traité. « M’appliquant
à la politique, donc, je n’ai pas cherché à démontrer quoi que ce soit de nouveau ou d’inouï,
mais seulement d’établir par des raisons certaines et indubitables ce qui s’accorde le mieux
avec la pratique93. » Spinoza a cherché à établir ce qui convient le mieux avec la pratique
(cum praxi optime conveniunt). Affirmation paradoxale : comme il ne s’agit pas de
découvrir ou d’inventer quoi que ce soit de nouveau, on peut se demander de quelle
pratique il est question, et en quoi ce qui convient le mieux avec la pratique n’est pas ce qui
se pratique déjà, justement, et dont les politiques ont l’expérience. Pourquoi écrire le Traité
politique, s’il est incroyable que nous concevions jamais rien de neuf en la matière ? ― Ce
qui convient le mieux avec la pratique, Spinoza va le déduire de la « nature humaine ». Les
philosophes se sont illusionnés à son sujet94. La méthode sera d’en partir95.
92
93
94
34
« Proposez ce qui est faisable, ne cesse-t-on de me répéter », écrit Rousseau dans l’Émile ; « C’est comme
si l’on me disait : proposez de faire ce qu’on fait ; ou du moins proposez quelque bien qui s’allie avec le
mal existant. Un tel projet, sur certaines matières, est beaucoup plus chimérique que les miens ; car, dans
cet alliage, le bien se gâte, et le mal ne se guérit pas. J’aimerais mieux suivre en tout la pratique établie,
que d’en prendre une bonne à demi. » Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’éducation, Préface.
T.P., I, § 4.
Le début du Traité politique pourrait être rapproché de la Préface de la quatrième partie de l’Éthique :
« Pour la plupart, ceux qui ont écrit des affects et de la façon de vivre des hommes semblent traiter, non de
choses naturelles qui suivent les lois communes de la nature, mais des choses qui sont hors de la nature.
On dirait même qu’ils conçoivent l’homme dans la nature comme un empire dans un empire. Car ils
croient que l’homme perturbe l’ordre de la nature plutôt qu’il ne la suit, qu’il a sur ses actions une absolue
puissance, et n’est déterminé par ailleurs que par soi-même. Ils attribuent la cause de l’impuissance et de
l’inconstance de l’homme non pas à la puissance commune de la nature, mais à je ne sais quel vice de la
nature humaine, et pour cette raison ils la déplorent, en rient, la mésestiment, ou bien, et c’est le cas le plus
L’auteur nous paraît très conscient d’opérer, à la suite de Descartes et de Hobbes,
une rupture ; d’instaurer un nouveau paradigme ; quand il déclare, sobrement : « J’ai
considéré les affections humaines telles que l’amour, la haine, la colère, l’envie, la superbe,
la pitié et les autres mouvements de l’âme, non comme des vices mais comme des
propriétés de la nature humaine : des manières d’être qui lui appartiennent comme le chaud
et le froid, la tempête, le tonnerre et tous les météores appartiennent à la nature de l’air. »
― Ce que Spinoza dit des affections s’applique tant à la foule qu’aux politiques, et c’est
bien là tout le problème : « Croire que l’on peut amener la multitude, ou ceux qui sont
tiraillés de toutes parts dans le jeu des affaires publiques, à vivre selon le seul précepte de la
raison, c’est rêver de l’âge d’or des poètes » ; autrement dit « se complaire dans la
fiction96 ».
4. La thèse
« N’est-ce pas un extrême malheur que d’être
assujetti à un maître de la bonté duquel on ne peut
jamais être assuré et qui a toujours le pouvoir
d’être méchant quand il le voudra ? »
Étienne de La Boétie, Discours de
la servitude volontaire
Après avoir opposé une philosophie politique chimérique ou utopique (art. 1) et un
savoir politique tiré de l’expérience effective (art. 2) ― mais l’expérience d’un pouvoir
fondé sur la crainte ― ; après avoir montré que les hommes sont nécessairement soumis
aux affects, et qu’ils ne sont pas, pour cette raison, à blâmer (art. 5), Spinoza énonce ce que
l’on pourrait appeler sa thèse au sujet des institutions politiques. Elle peut être lue comme
faisant écho, comme répondant à la question d’Étienne de La Boétie citée ci-dessus.
§ 6. ― Un État dont le salut dépend de la loyauté de tel ou tel, et dont les affaires, pour être
bien dirigées, exigent que ceux qui les mènent veuillent agir loyalement, n’aura aucune stabilité
[1]. Pour qu’il puisse subsister il faudra ordonner les choses de telle sorte que ceux qui
administrent l’État, qu’ils soient guidés par la raison ou mus par une affection, ne puissent être
amenés à agir d’une façon déloyale, ou à mal agir [2]. Et peu importe à la sécurité de l’État dans
quel esprit les hommes sont amenés à administrer correctement les affaires, pourvu qu’en fait
95
96
courant, la maudissent; et qui montre plus d’éloquence ou d’ingéniosité à dire du mal de l’impuissance de
l’Esprit humain est tenu pour Divin. » Éthique, IV, Préface.
« Pour apporter dans cette science la même liberté d’esprit qu’on a coutume d’apporter dans les recherches
mathématiques, j’ai mis tous mes soins à ne pas tourner en dérision les actions des hommes, à ne pas
pleurer sur elles, à ne pas les détester, mais à en acquérir une connaissance vraie. » T.P., I, § 4.
T.P., I, § 5.
35
ils les administrent bien. La liberté d’esprit, ou force d’âme, est en effet une vertu privée, tandis
que la vertu de l’État, c’est la sécurité [3]97.
[1] Le salut de l’État ne doit pas dépendre de la loyauté (fide), de la « fidélité » ou du
« bon vouloir » de quelques-uns. Qu’est-ce que la loyauté ? Une vertu morale. La politique
à concevoir ne doit pas dépendre de la disposition morale des gouvernants : nous avons là
une dissociation de la morale et de la politique, très significative du point de vue de
l’histoire de la philosophie. Il ne s’agira donc pas de moraliser les gouvernants, avec pour
unique garantie leur déclaration de bonne foi. Comment entendre cela ? Le salut de la cité,
dans la tradition, dépendait essentiellement de la vertu et de la qualité du dirigeant. Il
s’agissait de faire devenir roi le philosophe ou le philosophe, roi. Ici, il ne s’agit plus
d’installer un philosophe au pouvoir. Il est rare qu’un philosophe au pouvoir reste
philosophe, d’une part, et d’autre part, comme dit Machiavel, les États dont la vie dépend
de la virtù du prince ne lui survivent pas98.
[2] Puisque la simple disposition morale des gouvernants ne suffit pas à maintenir
libre un régime, il faudra « ordonner » (ordinandæ) les choses de telle sorte que ceux qui
administrent l’État, qu’ils soient conduits par la raison ou par les affects (sive ratione
ducantur sive affectu) ne puissent être amenés à agir d’une façon déloyale, ou mal agir.
Telle est, croyons-nous, la grande thèse du Traité concernant l’institution politique. La
politique doit être encadrée de telle sorte qu’il ne soit pas possible de pervertir l’appareil
étatique ; afin que le bien commun ne puisse être subordonné à l’intérêt d’un particulier.
Par sa forme même, l’État doit être soumis aux intérêts des citoyens, non seulement sur le
mode de l’allégeance morale, mais par un contre-pouvoir effectif ; par une garantie
constitutionnelle, dirait-on peut-être aujourd’hui99. Tout se passe comme si Spinoza
reformulait la topique machiavélienne (« celui qui veut gouverner les hommes doit les
supposer méchants ») en l’inversant : les gouvernés doivent supposer les gouvernants
« méchants », et se garantir a priori de leur « méchanceté ».
97
98
99
36
T.P., VI, § 6.
« Les États dont la vie dépend de la vaillance (virtù) de leurs princes durent peu, celle-ci mourant avec eux
et se perpétuant rarement. » Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, I, XII, op. cit.,
p. 215. ― Machiavel affirmait aussi, « contre l’opinion générale », « qu’un peuple est plus sage, plus
constant et plus avisé qu’un prince. » Ibid., p. 286.
L’idée d’un droit constitutionnel ― comprenant la possibilité qu’un décret soit jugé anticonstitutionnel ―
n’existait pas à l’époque de Spinoza. Il l’invente, en quelque sorte.
[3] « Peu importe à la sécurité de l’État dans quel esprit les hommes sont amenés à
administrer correctement les affaires, pourvu qu’elles le soient en effet. » Un tel énoncé
peut paraître polémique, dans la mesure où l’auteur invite à négliger ce qui pourrait paraître
l’essentiel. L’intention ici n’est pas le critère déterminant. On regardera plutôt aux effets et
aux résultats observables. Une promesse de bonne foi est une condition nécessaire, mais
jamais suffisante. C’est en ce sens que l’on peut dire que la philosophie politique de
Spinoza est, avant la lettre, un « conséquentalisme ». On n’exigera pas des politiques qu’ils
aient l’esprit libre (d’ailleurs comment s’en assurer ?), mais seulement que leurs conduites
servent l’intérêt public. ― L’article suivant clôt le chapitre I :
§ 7. ― Puisqu’enfin tous les hommes, barbares ou cultivés (sive barbari, sive culti), tissent
partout des liens coutumiers et forment un statut civil, il ne faut pas chercher les causes et les
fondements naturels de l’État (imperii causas et fondamenta naturalia) à partir des
enseignements de la raison (non ex rationis documentis), mais les déduire de la nature ou
condition commune des hommes (sed ex hominum communi natura seu conditione deducenda),
ce que je me propose de faire au chapitre suivant 100.
Pourquoi importe-t-il à Spinoza de ne pas chercher les causes et les fondements de l’État à
partir des enseignements de la raison ? Si les hommes étaient parfaitement rationnels
d’emblée, il n’y aurait nul besoin d’institution, lisait-on à l’article 1. Or, on constate que
tous les hommes, barbares ou cultivés, ont un statut civil, et définissent, à leur façon, le
bien et le mal ; bien que la raison ne soit pas, ici et là, cultivée également. Ce n’est donc pas
de la raison comme faculté (calcul, logique, délibération), mais des passions que se forme
originairement la société politique. Supposer que la société civile résulte d’un accord
raisonnable, c’est présupposer ce qu’il s’agit d’engendrer. La méthode consistera,
notamment, à éviter cette présupposition.
À l’opposition classique entre état de nature et état civil, Spinoza, je ne dirai pas
substitue, mais plutôt fait succéder celle entre « société barbare » et « société cultivée »,
deux modes de société ayant chacune un statut civil, et ne se distinguant donc pas sous ce
rapport précis. Il n’y a pas de société sans « justice » ; tout dépend, en effet, de ce que l’on
appelle « justice ». Je fais remarquer, avant de passer à la deuxième partie, qu’un usage
voisin du mot « barbare » se rencontre au XIXe siècle chez J.S. Mill quand, dans son Essai
sur la Sujétion des femmes, il écrit : « il n’y a pas lieu de penser que les institutions
100
T.P., I, § 7.
37
barbares (barbarisms) les plus tenaces sont moins barbares que celles dont l’homme
s’affranchit plus tôt101. »
101
38
John Stuart Mill, De l’asservissement des femmes (1869), chap. I, trad. M.-F. Cachin, Paris, Payot, p. 28.
Nous soulignons.
Partie II. —
Le mouvement d’exposition des principes du droit
Sont ici objectivées les opérations de communication interne d’un ensemble de
propositions contenues principalement dans les limites des chapitres II à V du Traité
politique. S’y opère ce que l’on pourrait appeler le dédoublement paradoxal de la notion de
droit, en un droit naturel et en un droit civil, posés comme identiques et distincts tout à la
fois. Le « droit civil » est le « droit naturel » de la « multitude » devenue « cité » et « loi » ;
la signification de chacun de ces termes est problématique : examinons les usages qui en
sont faits. Le développement de la notion de droit présuppose l’état civil ; parler d’un
« droit de nature » antérieur à l’état civil expose aux malentendus : l’expression paraît
métaphorique, et, en un sens, elle l’est. Concomitamment à ces distinctions internes au
droit, Spinoza déthéologise la notion de péché, et la politise. Cette politisation du péché
comporte deux moments, accomplis par les chapitres II et IV. Le deuxième moment de
cette politisation forme un paradoxe ; nous en cherchons la logique. Enfin, le chapitre V
fait une différence essentielle que les autres chapitres ne faisaient pas102, et les éclaire sous
un nouveau jour.
1. Carrefour thématique
Le premier article du chapitre II du Traité politique commence par faire mention de
deux autres ouvrages, le Traité théologico-politique et l’Éthique. Appelons renvois
intertextuels ces renvois à d’autres œuvres, et renvois intratextuels les renvois internes à
une même œuvre103. Rappelons que dès l’article 5 du premier chapitre Spinoza disait
s’appuyer sur l’Éthique104. ― Est dressée maintenant une liste de notions et de thèmes
traités et expliqués dans ces ouvrages : « Dans notre Traité théologico-politique nous avons
traité du droit naturel et du droit civil, et dans notre Éthique nous avons expliqué ce que
102
103
104
À savoir une différence entre ce qui est fait « de droit », et ce qui est fait « pour le mieux », ce qui suppose
une évaluation de nature extra-juridique, ou à tout le moins plus que juridique.
Un renvoi intertextuel peut renvoyer à un texte comprenant lui-même un système de renvois internes,
complexifiant le discours d’ensemble.
« C’est une chose certaine en effet, et dans notre Éthique nous l’avons démontré, les hommes sont
nécessairement soumis à des affections. » T.P., I, § 5. ― Plus loin : « Quant à la louange et au blâme, nous
l’avons expliqué dans notre Éthique, ce sont des sentiments de joie ou de tristesse qu’accompagne comme
cause l’idée de la vertu ou au contraire de l’impuissance de l’homme. » T.P., II, § 24.
39
sont le péché, le mérite, la justice, l’injustice et finalement la liberté de l’homme105. » On
voit par cette mise en rapport que l’auteur pense ses œuvres comme formant un système. Ce
double renvoi de départ constitue un point de vue unique sur l’œuvre : nul autre ouvrage de
Spinoza ne présente une telle perspective d’ensemble. Le Traité théologico-politique avait
paru anonymement, il est ici revendiqué explicitement. De même l’Éthique est annoncée
avec force, alors qu’il n’en était que peu ou pas question dans les Lettres, malgré les
attentes des uns et des autres.
Il est dit que le T.T.-P. a traité du droit naturel et du droit civil. La Lettre à un ami
au sujet du Traité politique nous apprenait que le deuxième chapitre était consacré au droit
naturel, et le troisième, au droit civil : la continuité thématique entre les écrits politiques est
manifeste. Cependant le T.T.-P. traitait de plusieurs sujets, et pas seulement du droit naturel
et du droit civil : superstition, prophétie, prophète, loi divine, justice, etc., étaient autant de
sujets abordés. Se rapportant maintenant au T.T.-P., Spinoza s’en tient à cette double
référence juridique. D’autre part, les notions invoquées au sujet de l’Éthique (péché, mérite,
justice, injustice, liberté) ne sont pas forcément celles auxquelles un lecteur de cette œuvre
penserait d’emblée (comme par exemple la substance, l’esprit, les passions). De la liberté
humaine, oui, il en est question dans la cinquième partie de l’Éthique. Mais la liberté
― comme thème, comme enjeu ― est essentielle aussi dans les écrits politiques : le Traité
théologico-politique, par exemple, avait argumenté en faveur de la « liberté de
philosopher », au fondement d’une « libre république ». La liberté comme notion entre
donc dans les jeux de langage et de l’éthique et de la politique106. Une telle notion
polyvalente permettra peut-être de passer d’un domaine à l’autre, et de les articuler107.
105
106
107
40
T.P., II, § 1.
Rappelons que Hobbes avait choisi de ne pas user du mot liberté pour parler de la vie mentale de
l’homme, ou de sa disposition d’esprit, ni n’avait valorisé la liberté sur le terrain éthique : « Si nous
prenons le mot liberté dans son sens propre de liberté corporelle, c’est-à-dire d’être ni enchaîné ni
emprisonné, il serait tout à fait absurde, de la part des hommes, de crier comme ils le font pour obtenir
cette liberté dont ils jouissent si manifestement. […] Quand au contraire les mots de libre et de liberté sont
appliqués à autre chose que des corps, c’est un abus de langage. » Hobbes, Léviathan, II, XXI, op. cit.,
p. 222-224. ― Le mot « liberté » est aussi utilisé dans le contexte de la société : « La liberté des sujets ne
réside par conséquent que dans les choses qu’en réglementant leurs actions le souverain a passées sous
silence », ibid. ― Spinoza ne dira pas que cette liberté-là n’est pas une liberté, mais il dira que les actions
conformes aux règlements peuvent également être dites « libres ». D’autre part, selon les concepts
spinoziens, il ne suffira pas de n’être pas emprisonné et libre de se déplacer spatialement pour être libre.
Nous verrons dans la section A de notre troisième partie comment la politique est comprise dans
l’Éthique.
Le premier des termes énumérés relatifs à l’Éthique est « péché », ce qui ne va pas
de soi non plus. Il n’est que très peu question de péché dans l’Éthique ; il en est traité,
certes, mais jamais isolément, et toujours avec d’autres notions apparentées : la justice et
l’injustice, le beau et le laid, le bien et le mal, le chaud et le froid, la louange et le blâme108.
Ici toutefois, évoquant l’Éthique, l’auteur sélectionne ces notions comme pertinentes, ce qui
peut déjà nous mettre la puce à l’oreille quant au rôle que pourrait jouer la notion de péché
(et de la justice et de l’injustice) dans l’économie de l’ouvrage ultime109. Tout se passe
comme si Spinoza, des écrits antérieurs, ne retenait que ce qui intéressait son nouveau
développement. D’ailleurs, on pourrait faire remarquer que ces renvois supposent chez le
lecteur une connaissance préalable desdits écrits. Or ce n’est pas ce que souhaite l’auteur :
« Toutefois, pour ne pas obliger les lecteurs du présent traité à chercher dans d’autres
ouvrages les principes qui sont les plus nécessaires dans celui-ci, j’ai résolu de donner à
nouveau ces explications et d’y joindre une démonstration apodictique110. » Si ces
explications n’étaient pas redonnées, la lecture du T.P. impliquerait un mode de pensée en
autre chose, et non pas procédant de la chose même111. Le point de départ de cette
déduction doit donc être à la portée du lecteur112. On peut donc dire que le Traité politique
suppose les autres œuvres, et, qu’il porte en lui les principes de son intelligibilité.
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112
Ces notions sont apparentées en tant qu’elles sont toutes relatives. « Les hommes ne purent tenir pour
principal, en toute chose, ce qui avait le plus d’utilité pour eux […]. D’où vint qu’il leur fallut former ces
notions par lesquelles expliquer les natures des choses, à savoir le Bien, le Mal, l’Ordre, la Confusion, le
Chaud, le Froid, la Beauté et la Laideur : et parce qu’ils se croient libres, de là naquirent les notions que
sont la Louange et le Blâme, le Péché et le Mérite ; mais celles-ci, je les expliquerai plus bas, quand
j’aurai traité de la nature humaine. » Éthique, I, Appendice.
Le terme « péché » fera son apparition à l’article 18 du chapitre II du T.P. Les deux premières sections de
cette partie en préparent l’analyse.
T.P., II, § 1.
Un argument d’autorité, par exemple, implique une pensée en autre chose, tandis qu’une vérité évidente
par elle-même se suffit à elle-même : la vérité est à elle-même sa propre norme, comme dit Spinoza dans
le Traité de la réforme de l’entendement. Si nous ne partions pas d’une idée vraie donnée, nous ne
pourrions jamais nous élever à la connaissance du vrai, dès lors infiniment différée.
Dans l’article 7 du chapitre I, Spinoza disait déduire les causes et les fondements naturels des pouvoirs
publics, non pas des enseignements de la raison mais de la nature commune des hommes. À la toute fin du
chapitre III (§ 18), le philosophe fera ce rappel, manifestant le caractère apodictique de sa démonstration :
« J’ai démontré tout cela à partir de la nécessité de la nature humaine quelle que soit la façon dont on la
considère, c’est-à-dire à partir de l’effort universel de tous les hommes pour se conserver, effort présent en
tous les hommes qu’ils soient sages ou ignorants. De quelque façon que l’on considère les hommes, qu’ils
soient conduits par une affection ou par la raison, la conclusion sera donc la même puisque la
démonstration, nous venons de le dire, est universelle. » Cette prémisse d’un effort universel est « l’unique
point de départ de toute la théorie des passions, de toute la politique et de toute la morale de Spinoza »,
comme l’indique Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, op. cit., p. 9.
41
2. Le droit
« De-là le droit du plus fort ; droit pris ironiquement en
apparence, et réellement établi en principe : Mais ne
nous expliquera-t-on jamais ce mot ? »
Rousseau, Du contrat social, I, III
Spinoza ne commence pas le deuxième chapitre (le premier si l’on compte après
l’introduction) par le droit à strictement parler, mais par la puissance de la Nature entière,
par laquelle toutes les choses existent et se maintiennent dans l’existence. Avant que l’on
puisse dire que quoi que ce soit a droit sur ou à quoi que ce soit, l’existence elle-même, en
amont de toute considération de nature juridique, peut être ressaisie en son principe113. Le
droit comme notion effective arrivera pourtant assez vite : dès l’article 3 du chapitre II.
Mais d’emblée, en quelques lignes, Spinoza énonce ce que l’on peut appeler sa
métaphysique (ou son ontologie), ou plutôt, il en donne une présentation nouvelle114.
§ 2. ― Toute chose naturelle peut être conçue adéquatement, qu’elle existe ou n’existe pas [1].
Toutefois le principe en vertu duquel les choses naturelles existent et persévèrent dans leur
existence, ne peut se conclure de leur définition, car leur essence idéale reste après qu’elles ont
commencé d’exister, la même qu’avant qu’elles aient commencé d’exister [2]. Puis donc que le
principe par lequel elles existent ne peut se conclure de leur essence, il en va de même pour leur
persévérance dans l’existence ; elles ont besoin de la même puissance pour commencer et pour
continuer à exister [3]. De là cette conséquence que la puissance par laquelle les choses de la
nature existent et aussi agissent, ne peut être aucune autre que la puissance éternelle de Dieu
[4]. Si quelque autre puissance avait été créée en effet, elle ne pourrait pas se conserver ellemême et par suite elle ne pourrait pas non plus conserver les choses naturelles, mais elle-même
aurait besoin pour persévérer dans l’existence, de la même puissance qui était nécessaire pour
qu’elle fût créée115.
[1] Par cette proposition universelle, Spinoza pose ce que d’aucuns appelleront le
principe d’intelligibilité intégrale du réel, selon lequel toute chose naturelle (et toutes
choses sont naturelles par définition) peut être « conçue adéquatement ». Ce que l’on peut
formuler négativement : aucune chose existante n’est inconcevable. Or, Spinoza ajoute :
qu’elle existe ou n’existe pas, sive existat sive non existat. On peut s’étonner qu’une chose
qui n’existe pas puisse être conçue adéquatement, puisque, pour « être conçue », il semble
qu’il faille « être » d’une certaine façon. Le non-être n’est pas, seul l’être est. Mais la
113
114
115
42
C’est ainsi que procédaient l’Éthique I, les Pensées métaphysiques (Appendice des Principes de la
philosophie cartésienne) et le Court Traité.
Ainsi que l’écrit P.-F. Moreau (en se référant au chapitre II) : « le Traité politique commence par un
résumé de la métaphysique spinoziste. Mais ce n’est pas seulement un abrégé : c’est aussi une réécriture
des principes du système, la dernière que nous ayons de la main de Spinoza ». Notice sur la réception,
dans Spinoza, Traité politique, op. cit., p. 79.
T.P., II, § 2.
pensée concevant adéquatement un non-existant doit bien exister, elle, et un lien doit donc
« exister » entre cet être concevant et ce non-existant conçu, le non-existant ne pouvant
procéder que de l’être et non du non-être (qui n’est qu’un mot). Que toute chose soit
concevable ne signifie pas : je conçois actuellement toute chose adéquatement.
[2] La deuxième phrase nous paraît énoncer deux thèses : 1° L’existence d’une
chose ne peut être déduite de sa définition, ou de son essence. Prouver que quelque chose
existe, en découvrant dans sa définition ― après l’y avoir mis ― le prédicat « existence »,
c’est toujours postuler ce qu’il s’agit de prouver. Cependant, comme toutes les choses
n’existent pas par définition, d’une part, et puisqu’il existe, en ce moment même, quelque
chose, d’autre part, on est conduit à admettre l’existence d’une chose existant par
définition, ne pouvant se concevoir qu’existante116 ; l’existence ayant été retirée de toute
autre chose. Toute définition nominale présuppose l’existence, mais l’inverse n’est pas vrai.
― 2° L’essence idéale (essentia idealis) des choses reste la même « avant » et « après »
que les choses « ont commencé » d’exister. Dire que les choses commencent et qu’elles
cessent d’exister, c’est impliquer que leur existence est dans le temps, qu’elle est
temporelle. Leur passage à l’existence, sous la forme de la durée, ne change rien à leur
définition. Cependant, pour qu’il y ait telle ou telle essence de chose qui n’existe pas, mais
qui pourrait exister, il faut bien poser que la chose dont elle est l’essence « existe » d’une
certaine façon, car sinon comment pourrait-il y avoir des essences de choses qui n’existent
en aucune façon117 ?
[3] Les choses naturelles, quand elles « passent à l’existence » (quand on les connaît
sous la forme de la durée), ne cessent jamais d’être liées à la puissance qui les fait être, et
ne cesse jamais de s’expliquer par elle. Pour que continue d’exister quelque chose qui
n’existe pas par sa seule définition, il faut que la puissance par laquelle cette chose existe
soit maintenue. C’est cette thèse qui fonde l’immanence de la substance en chacune de ses
modalités. Le « créateur », pour le dire dans les termes de l’époque, est présent en chacune
116
117
« Par cause de soi, j’entends ce dont l’essence enveloppe l’existence, autrement dit, ce dont la nature ne
peut se concevoir qu’existante. » Éthique, I, Déf. I. ― « Par substance, j’entends ce qui est en soi, et se
conçoit par soi : c’est-à-dire ce dont le concept n’a pas besoin du concept d’autre chose, d’où il faille le
former. » Éthique, I, Déf. III.
Pour engendrer une apparente contradiction, une tension conceptuelle, il suffirait de lier cette idée de
l’existence bornée dans le temps avec l’idée que l’existence et l’éternité sont la même chose, pour autant
que nous rapportions l’existence à son principe : « Par éternité, j’entends l’existence même, en tant qu’on
la conçoit suivre nécessairement de la seule définition d’une chose éternelle. » Éthique, I, Déf. VIII.
43
de ses « créatures ». Nous verrons plus loin quelle pierre de touche vient d’être posée : on
ne pourra plus rendre responsable les hommes au sens où l’entendaient les Scolastiques.
[4] Le substrat ontologique de toute chose existante reçoit ici un nom bien
précis : Dieu. En fait, cette phrase ne fait rien d’autre ― en dépit de l’expression « par
conséquent » ― qu’introduire ce terme, qui permettra d’identifier, par un principe
d’équivalence caractéristique du jeu de langage spinozien, Dieu et Nature.
*
* *
Le passage à l’article suivant, à la faveur duquel est introduite la notion de droit, est
effectué de la manière la plus serrée, avec la conjonction donc (igitur). Soyons attentifs à ce
qui peut sembler être un changement de registre, mais qui est peut-être plutôt une confusion
méthodique des registres.
§ 3. ― Sachant donc que la puissance par laquelle existent les êtres de la nature est la puissance
même de Dieu, nous connaissons facilement ce qu’est le droit de nature. Puisqu’en effet, Dieu a
droit sur toutes choses et que le droit de Dieu n’est rien d’autre que la puissance même de Dieu
en tant qu’elle est considérée dans sa liberté absolue, tout être dans la nature tient de la nature
autant de droit qu’il a de puissance pour exister et agir : la puissance par laquelle existe et agit
un être quelconque de la nature, n’est autre chose en effet que la puissance même de Dieu dont
la liberté est absolue118.
Ici, s’identifient la puissance et le droit. C’est la première opération terminologique
majeure que nous voudrions mettre en évidence. Dans le système du Traité, ces termes
deviendront synonymes, au sens fort, rigoureusement interchangeables. Connaissant l’un,
l’on connaît l’autre. Que Dieu ait « droit » sur toutes choses, cela ressort de ce qu’il n’est
borné par aucune puissance ; il a donc, en vertu de l’équivalence précédemment définie, un
« droit infini119 ». Remarquons que la deuxième phrase de l’article que nous citons forme
un chiasme : la pensée va de « Dieu » (ou de la Nature) aux existants, et des existants à
Dieu (ou Nature) ― ce qui assure, sur ce plan métaphysico-juridique, le parfait
recouvrement du droit et de la puissance. Autrement dit, tout ce qui existe a le « droit
d’exister » : preuve en est leur existence elle-même. Ce qui pourrait passer pour une
métaphore, dans cet apparent transport de la notion de « droit » au registre de l’ontologie
118
119
44
T.P., II, § 3.
« Seule est requise, pour passer du plan métaphysique au plan juridique, l’adjonction d’un axiome
universellement admis : Dieu, maître absolu de la Nature, a le droit de faire tout ce qu’il peut faire, c’est-àdire tout ; en lui, droit souverain et puissance infinie coïncident. » Alexandre Matheron, Individu et
communauté chez Spinoza, op. cit., p. 290.
(le droit n’est-il pas une institution humaine ayant une histoire ? n’est-il pas un artifice,
produit de l’imagination ?), dans le discours de Spinoza, imitant sur ce point le langage de
ses contemporains, ne l’est pas.
L’article 4 reprend la définition du droit sur le seul plan de la Nature. Apparaît le
terme « homme ».
§ 4. ― Par droit de nature, donc, j’entends les lois mêmes ou règles de la nature suivant
lesquelles tout arrive, c’est-à-dire la puissance même de la nature. Par suite le droit naturel de la
nature entière et conséquemment de chaque individu s’étend jusqu’où va sa puissance, et donc
tout ce que fait un homme suivant les lois de sa propre nature, il le fait en vertu d’un droit de
nature souverain, et il a sur la nature autant de droit qu’il a de puissance 120.
Au point de vue où Spinoza nous place, les individus humains (parmi les autres individus
de la nature) ont le droit de faire tout ce qu’ils font. Cette façon de parler du droit peut
déconcerter au premier abord. Ce n’est pas tout ce que les hommes font, dont on dirait
qu’ils ont le droit de le faire, du point de vue de la société humaine comportant des
interdits, des règles, des lois. Mais Spinoza ne parle pas encore de la société politique,
justement. Les individus naturels humains sont rapportés au principe de leur existence, et
l’identification de la puissance et du droit, définissant le droit naturel, ne donne pas lieu à
cet autre droit qui sera appelé plus loin « droit civil », et qui définira ce qui peut être fait, et
ce qui ne le peut pas, autrement dit ce qui est permis, et ce qui ne l’est pas, dans le contexte
humain envisagé spécifiquement.
Le Traité théologico-politique illustrait le droit naturel de cette façon : « Les
poissons sont déterminés, de par leur nature, à nager et les plus gros à manger les petits ; en
conséquence, les poissons sont maîtres de l’eau et les plus gros mangent les petits, d’après
un droit naturel souverain121. » Mais, n’est-ce pas là justifier le « droit du plus fort » ? Au
point où nous en sommes, oui. Au demeurant, ce ne serait pas là une « justification » ; on le
déduit simplement de l’identification du droit et de la puissance. Cependant, de cet exemple
des poissons au cas des hommes dominant d’autres hommes, il y a loin, et, comme nous le
verrons, le mot « fort », en contexte humain, devient équivoque et problématique122.
120
121
122
T.P., II, 4.
Traité théologico-politique, op. cit., p. 237.
L’article 11 du T.P. voudra lever l’équivoque : « Il faut mesurer la puissance de l’homme moins à la
vigueur du corps qu’à la force d’âme ; ceux-là s’appartiennent à eux-mêmes au plus haut point qui
l’emportent par la raison et vivent le plus sous sa conduite. » ― Nous verrons cependant qu’il n’est au
pouvoir d’aucun homme, avant la société politique, de vivre « raisonnablement ».
45
Faut-il dire que Spinoza naturalise la politique ? D’une certaine façon, il ne saurait
en être autrement : les sociétés humaines peuvent disparaître, la nature, jamais. Cependant,
ne pourrait-on pas, inversement, dire que Spinoza « politise » la nature, en parlant d’un
droit (registre juridique) de Dieu et des poissons ? Parlerait-on semblablement d’un droit
des plaques tectoniques, d’un droit des astres ? Y a-t-il littéralement une loi de la jungle ?
La confusion du registre du droit et de la métaphysique (ou de la physique) peut donner lieu
à des malentendus. Il semble plus sensé de dire : « Le tigre qui bondit sur moi a droit, et
moi qui l’abats, j’ai droit aussi. Ce n’est pas mon droit que je défends contre lui, mais moimême123. »
*
* *
Nous avons vu que le recouvrement juridique et métaphysique identifiait la
puissance et le droit. Ce qu’il s’agit d’établir maintenant, c’est que la puissance (et donc le
droit) peut être déterminée de deux façons : par les passions, d’une part, et par la raison,
d’autre part. ― Jetons quelques ancres dans l’article suivant :
§ 5. ― Si la nature humaine était disposée de telle sorte que les hommes vécussent suivant les
seules prescriptions de la raison, et si tout leur effort tendait à cela seulement, le droit de nature,
aussi longtemps que l’on considérerait ce qui est propre au genre humain, serait déterminé par
la seule puissance de la raison [1]. Mais les hommes sont conduits plutôt par le désir aveugle
que par la raison, et par suite la puissance naturelle des hommes, c’est-à-dire leur droit naturel,
doit être défini non par la raison mais par tout appétit qui les détermine à agir et par lequel ils
s’efforcent de se conserver. Je l’avoue à la vérité, ces désirs qui ne tirent pas leur origine de la
raison, sont non pas tant des actions que des passions humaines [2]. Mais comme il s’agit ici de
la puissance universelle de la nature, qui est la même chose que le droit de nature, nous ne
pouvons reconnaître en ce moment aucune différence entre les désirs que la raison engendre en
nous, et ceux qui ont une autre origine : les uns et les autres en effet sont des effets de la nature
et manifestent la force naturelle par où l’homme s’efforce de persévérer dans son être [3]. Qu’il
soit sage ou insensé, l’homme est toujours une partie de la nature, et tout ce par quoi il est
déterminé à agir doit être rapporté à la puissance de la nature en tant qu’elle peut être définie
par la nature de tel ou tel homme [4]. Qu’il soit conduit par la raison ou par le seul désir,
l’homme en effet ne fait rien qui ne soit conforme aux lois et aux règles de la nature, c’est-àdire (par l’article 4 de ce chapitre) en vertu du droit de nature 124.
[1] Il ressort de la première phrase de cet article que la raison est une puissance.
Pour bien former l’idée d’un droit de raison, il faut se rappeler que le « droit de raison »
n’est pas autre chose qu’un droit naturel ; il est le droit naturel humain devenu raisonnable.
[2] Le droit naturel des hommes est déterminé non par la raison, mais par leurs
« appétits ». L’expression « désir aveugle » (cæca cupiditate) paraît hyperbolique, et tend à
123
124
46
Max Stirner, L’unique et sa propriété, trad. H. Lavignes, Paris, La Table ronde, p. 205.
T.P., II, § 5.
faire sortir le texte de l’objectivité. Dans la section 4 de notre précédente partie, nous avons
vu qu’il importait à Spinoza, dès son introduction, de poser que l’état civil ne pouvait être
dérivé de la rationalité constituée des hommes ; et que sa méthode allait consister
notamment en la critique d’un tel présupposé : eh bien, cette thèse commence à prendre
corps. Ces désirs qui déterminent le droit de nature des hommes sont des passions
(passiones).
Les passions ne sont pas autre chose que des puissances, mais, dans la mesure où
elles soumettent ceux sur qui elles s’exercent, elles attestent moins d’une puissance que
d’une impuissance. Elles font exister en fonction d’une puissance extérieure, selon le
« droit d’un autre » (le T.P. dira : alterius juris). Certes, il n’y a que la substance qui soit
totalement cause d’elle-même (causa sui et sui juris). Ainsi, le passage à la vie rationnelle,
pour l’individu, prendra la forme d’un « devenir-autonome », comme nous le verrons.
[3] Insistons sur ce passage : « Nous ne pouvons reconnaître en ce moment de
différence entre les désirs que la raison engendre en nous, et ceux qui ont une autre
origine ». ― Cela laisse supposer que, plus tard, il y aura une différence entre ces deux
modes de détermination du désir.
[4] Sage ou insensé, l’homme n’est jamais qu’une partie de la nature : la formule est
frappante. Certes, le sage n’est pas l’insensé, ni l’insensé, le sage (comme le dira d’ailleurs
Spinoza à la fin de l’Éthique) ; mais, au point de vue où nous nous plaçons, tous sont
déterminés à être ce qu’ils sont, et ne peuvent pas ne pas l’être. Quelle est la fonction de
cette opposition (sage/insensé) et de sa relativisation radicale ? Peut-être est-ce celle-ci :
l’insensé ne choisit pas d’être insensé, inutile donc de le blâmer comme si c’était le cas ; le
sage ne choisit pas d’être sage, inutile de le récompenser125. Sortir de l’ignorance n’est
jamais sortir de la Nature.
*
* *
Les articles 6 à 8 procèdent à la critique d’un ensemble de concepts solidaires,
touchant à la question de la liberté et de la faute. Pour expliquer la nature des choses, et
parce qu’ils se croient libres, les hommes ont formé les notions de louange et de blâme, de
125
« Les statues, les cortèges triomphaux et les autres excitants à la vertu, sont des marques de servitude
plutôt que des marques de liberté. C’est aux esclaves, non aux hommes libres qu’on donne des
récompenses pour leur bonne conduite. » T.P., X, § 8.
47
péché et de mérite, disait l’Éthique. La plupart conçoivent les hommes comme un empire
dans un empire, et attribuent indûment à l’esprit un pouvoir absolu de se déterminer luimême126. L’origine du vice, selon les théologiens, réside dans un mauvais usage du libre
arbitre. Une discussion s’engage.
Il n’est pas vrai que cette difficulté soit levée par les théologiens quand ils déclarent que la
cause de cette impuissance de la nature humaine est le vice qui tire son origine du premier
homme. Si en effet le premier homme avait eu le pouvoir de rester droit aussi bien que de
tomber, s’il était en possession de lui-même et d’une nature non encore viciée, comment a-t-il
pu se faire qu’ayant savoir et prudence, il soit tombé ? […] Si en effet il avait le pouvoir d’user
droitement de la raison, il n’a pu être trompé, car autant qu’il était en lui, il s’est nécessairement
efforcé de conserver son être et son âme saine. Or on suppose qu’il avait ce pouvoir. Il a donc
nécessairement conservé son âme en santé et n’a pu être trompé 127.
Ou bien le « premier homme » (primi hominis) avait la puissance de faire ce qui était
convenable, et donc ne pouvait pas mal faire ; ou bien il a mal fait, mais sans avoir la
puissance de bien faire. Dans les deux cas, le premier homme est innocent, et le péché
originel est une fable. Bien plus, tant qu’on blâme les hommes, tant qu’on leur impute un
vice coextensif à leur nature, on passe sous silence, on laisse dans l’ombre les
déterminismes propres aux institutions sociales et politiques. Que les hommes soient
asservis par leurs passions ne démontre pas qu’ils aient une nature viciée ; les passions
n’étant en soi ni bonnes ni mauvaises128. On ne peut nier, en effet, que l’homme, comme les
autres individus de la nature (insectes, oiseaux, poissons, chevaux, etc.), s’efforce de
persévérer dans l’être (conatus). Aussi, « plus l’homme est conçu par nous comme libre,
plus nous sommes obligés de juger qu’il doit nécessairement conserver son être et se
posséder lui-même ». Autrement dit, si Adam avait été libre, il ne se serait pas perdu. ―
Spinoza peut alors commencer à conditionner l’usage du mot liberté : « Rien en
conséquence de ce qui atteste de l’impuissance, ne peut se rapporter à la liberté
humaine129. »
*
* *
Les articles 9 à 17 décrivent le passage de l’état de nature à l’état civil ou la
formation de la société civile et politique130. Non pas sa formation historique et empirique,
126
127
128
129
130
48
T.P., II, § 6.
Id.
« Les passions ne sont pas des péchés. » Hobbes, Léviathan, I, chap. XIII.
T.P., II, § 7.
D’ailleurs, il n’y a pas chez Spinoza d’un côté la société civile, et de l’autre la société politique. Les
mais sa genèse idéelle, sa déduction, à partir de la définition préalable de la nature ou de la
condition commune des hommes. Comme Hobbes, Spinoza déduit la nécessité d’un état
civil à partir du naturel des hommes. Chacun désire que les autres vivent conformément à
sa propre complexion, lisait-on en l’article 5 du chapitre I. Tous voulant être les premiers,
des conflits ne peuvent pas ne pas éclater entre eux131. Dans l’état de nature, le droit naturel
des uns s’exerce au détriment des autres. L’« état de nature » chez Spinoza, on le voit, n’est
pas un « état de liberté ». Il serait un état de liberté, si et seulement si, par « liberté », on
entendait la liberté de se venger soi-même des outrages subis132 ; en ce sens l’état de nature
serait un état de liberté. Mais puisque le mot liberté est utilisé par Spinoza pour décrire une
disposition de l’esprit ― car il est possible d’être sous la domination d’autrui tant
corporellement que mentalement133 ―, et puisque rien de ce qui atteste de l’impuissance en
l’homme n’est à bon droit rapporté à sa liberté (selon l’article 8, comme nous l’avons vu),
on ne peut sans impropriété dire que cet état en est un de liberté134.
La société civile est naturellement instituée pour ôter la crainte et les misères
communes. La société politique n’est donc pas l’œuvre de la raison135. Sans doute n’est-il
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135
mœurs, les lois, l’État, etc. sont liés et se conditionnent réciproquement.
« En tant que les hommes sont en proie à la colère, à l’envie, ou à quelque sentiment de haine, ils sont
entraînés à l’opposé les uns aux autres, et d’autant plus redoutables qu’ils ont plus de pouvoir et sont plus
habiles et rusés que les autres animaux. Comme maintenant les hommes sont très sujets par nature à ces
sentiments, ils sont aussi par nature ennemis les uns des autres. » T.P., II, § 14.
« Chacun relève du droit d’autrui aussi longtemps qu’il dépend du pouvoir d’autrui, et relève de son
propre droit dans la mesure exacte où il peut repousser toute force, exiger réparation comme bon lui
semble pour tout dommage subi et, généralement, vivre à sa guise. » T.P., II, § 9.
« Celui-là tient un autre en son pouvoir, qui le tient enchaîné, ou à qui il a pris toutes ses armes, tout
moyen de se défendre et d’échapper, ou à qui il a su inspirer de la crainte, ou qu’il s’est attaché par des
bienfaits, de telle sorte que cet autre veuille lui complaire plus qu’à soi-même, et vivre selon le désir de
son maître plutôt que son propre désir. Le premier et le deuxième moyen de tenir un homme en son
pouvoir ne concernent que le corps et non l’âme, tandis que par le troisième moyen, ou le quatrième, on
s’empare et du corps, et de l’âme, mais on ne les tient qu’aussi longtemps que durent la crainte et
l’espérance ; si ces sentiments viennent à disparaître, celui dont on était le maître redevient son propre
maître (sui juris). » T.P., II, § 10. Nous soulignons. ― « La faculté de juger peut aussi relever du droit
d’autrui (alterius juris) dans la mesure même où l’âme peut être trompée par autrui. » T.P., II, § 11.
Hobbes, Locke et Rousseau parlent tout autrement de l’état de nature. La première partie du Citoyen,
décrivant l’état de nature, est intitulée : « de la liberté ». Chez Locke l’état de nature en est semblablement
un de « liberté ». Et Rousseau dit que « l’homme naît libre ». Pour Spinoza, l’homme naît dans un état de
servitude. Cependant, mis à part le choix des mots (source de divergences réelles), la description de l’état
de nature par Spinoza reproduit le texte hobbien. Enfin, quand Rousseau dira de la liberté civile qu’elle est
l’obéissance à la loi que l’on s’est prescrite, il est d’accord avec Spinoza.
« Le Traité politique insiste brutalement, lourdement même, sur le fait que la Cité est la résultante
mécanique d’un pur rapport de forces. » Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, op.
cit., p. 287. ― Rappelons que dès l’article 7 du chapitre I, Spinoza disait « ne pas chercher les causes et
les fondements naturels de l’État à partir des enseignements de la raison, mais les déduire de la nature des
hommes. » T.P., I, § 7.
49
pas exclu que les hommes raisonnent aussi, quoique imparfaitement. Cependant, la
méthode du Traité politique veut faire l’économie de la supposition d’une rationalité
constituée a priori des hommes. On suppose donc que l’expérience est faite, à un moment
ou à un autre, que « si deux personnes s’accordent entre elles et unissent leurs forces, elles
auront plus de pouvoir ensemble et conséquemment, un droit supérieur sur la nature que
chacune des deux n’en avait à elle seule, et, plus nombreux seront les hommes qui auront
mis leurs forces en commun, plus aussi ils auront de droit à eux tous136 ». Ainsi, comme la
puissance peut varier, et s’accroître, le droit, corrélativement, peut varier, et s’accroître.
L’union fait la force, dit le proverbe, reformulé ici en terme physico-juridique : « Plus
grand en effet sera le nombre de ceux qui se seront réunis en un corps, plus aussi ils auront
en commun de droit137. » De cette façon se forme l’idée que la plus grande puissance est
celle résultant de la puissance de tous. Telle est la définition de la « multitude » (multitudo).
Le droit de la multitude seul peut tenir à distance toutes les puissances particulières (dont
les groupes), et protéger chacun ; chacun étant dès lors contraint de vivre selon la loi
commune138. L’article 17 synthétise ces déterminations, et fait passer ― d’ailleurs non sans
un saut théorique ― au plan politique :
Ce droit que définit la puissance de la multitude, on a coutume de l’appeler pouvoir public.
Celui-là possède absolument ce pouvoir, qui, par la volonté générale, a le soin de la chose
publique, c’est-à-dire le soin d’établir, d’interpréter, et d’abroger les lois, de défendre les villes,
de décider de la guerre et de la paix, etc. Si ce soin appartient à une assemblée composée de
toute la masse, le pouvoir public est appelé démocratie. Si l’assemblée se compose de quelques
personnes choisies, on a l’aristocratie, et si enfin le soin de la chose publique et conséquemment
le pouvoir appartient à un seul, alors c’est ce qu’on appelle monarchie 139.
Cet article-ci pourrait, d’une certaine manière, clore le chapitre II, puisque le raisonnement
débouche déjà sur les différentes formes politiques que peut se donner la multitude
constituée en république ; on peut, à partir de ce point, passer directement au chapitre III du
T.P. sans hiatus dans la lecture. Mais ce n’est pas ici que se termine le chapitre II. On
pourrait même dire que les articles suivants semblent faire un pas en arrière, ou qu’ils font
stagner, piétiner l’exposé. Pourtant ce n’est pas cela non plus. Il reste quelque chose à dire,
et ce quelque chose est essentiel.
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50
T.P., II, § 13.
T.P., II, § 15.
« Chacun a d’autant moins de droit que tous les autres réunis l’emportent sur lui en puissance, c’est-à-dire
que chacun n’a en réalité de droit sur la nature, qu’autant que lui en confère la loi commune. » T.P., II,
§ 16.
T.P., II, § 17.
3. La cité et le péché
Le terme « péché » ― peccatum ― apparaît pour la première fois (ou pour la
deuxième, si l’on tient compte de son occurrence en l’article 1, lieu de ce que nous avons
appelé le « carrefour thématique ») à l’article 18 du chapitre II. Sans doute affleurait-il déjà
tout au début (l’article 1 du chapitre I du T.P. soulevait la question de l’origine de la
« faute », culpa étant proche sémantiquement de peccatum), ainsi qu’au moment où
Spinoza discutait la question de l’origine du vice (article 6 du chapitre II), mais sans
émerger toutefois. ― Nous changeons de section à cette occasion. Seront compris dans
cette section la fin du chapitre II (articles 18 à 24), le chapitre III et le chapitre IV. Nous
verrons que l’article 21 renvoie, sur le mode de l’anticipation, aux articles 4 et 5 du
chapitre IV. Ces articles-cibles du chapitre IV ― renvoyant, à leur tour, au chapitre II et au
chapitre III ―, en un sens compléteront, mais en un autre sens contrediront, les articles
antérieurs auxquels ils se rattachent. Il s’agira d’objectiver la tension entre ces articles. Le
chapitre III, comme survolé d’une passerelle intratextuelle, sera étudié en tant qu’il est
compris dans cette boucle.
3.1. Le péché selon la cité
3.1.1. Que dans l’état de nature, il n’y a point de péché.
Voici la première moitié de l’article 18, à peu près égale en longueur à la deuxième,
que nous plaçons en bas de page :
On voit clairement par ce que nous venons de montrer dans ce chapitre, que dans l’état de
nature il n’y a point de péché, ou bien, si quelqu’un pèche, c’est envers lui-même et non envers
autrui : personne en effet n’est tenu de complaire à un autre par droit de nature à moins qu’il ne
le veuille, et aucune chose n’est bonne ou mauvaise pour lui, sinon ce qu’en vertu de sa propre
complexion il décide qui est un bien ou un mal. Et le droit de nature n’interdit absolument rien,
sinon ce qui n’est au pouvoir de personne (voir les §§ 5 et 8 de ce chapitre). Or, le péché est une
action qui, suivant le droit, ne peut être accomplie140.
140
T.P., II, § 18. Nous soulignons. ― La suite : « Si les hommes étaient tenus par une loi de nature de se
laisser guider par la raison, tous nécessairement prendraient la raison pour guide, car les lois de la nature
sont (§§ 2 et 3 de ce chapitre) des lois établies par Dieu avec la même liberté qui appartient à son
existence, et par suite ces lois découlent de la nécessité de la nature divine (§ 7 de ce chapitre), en
conséquence de quoi elles sont éternelles et ne peuvent être violées. Mais les hommes suivent plutôt
l’appétit que la raison et cependant ils ne troublent pas l’ordre de la nature mais s’y plient nécessairement.
L’ignorant (ignarus) donc et le débile d’esprit (animo impotens) ne sont pas plus tenus par le droit de
nature de régler sagement leur vie, que le malade d’avoir un corps sain. » T.P., II, § 18.
51
L’apport de cet article nous paraît être essentiellement terminologique, dans la mesure où il
reprend ce qui a été dit précédemment (les articles 5 et 8, que nous avons analysés), en
introduisant cependant le vocable « péché », lequel a un poids moral considérable. Le
péché est défini comme une action qui, suivant le droit, ne peut être accomplie. Aussitôt
défini, le péché est nié. Dans l’ordre de la phrase il est même nié avant d’être défini, la
définition venant après coup en justifier la négation141. Dans l’état de nature, il n’y a point
de péché (in statu naturali non dari peccatum). Le droit de nature n’interdit rien142. Car,
dans l’état de nature, avant la formation d’une république, chacun est son propre juge143.
Cette puissance par laquelle chacun agit à sa guise, il la tient de la Nature éternelle. Ainsi,
quand Spinoza dit en passant que si quelqu’un pèche, c’est envers lui-même, selon ce qu’il
aura préalablement convenu d’appeler, de par sa complexion propre, bien et mal ― il s’agit
de faire comprendre que « là où manque la loi, la faute manque aussi144 », comme disait
Hobbes. Hobbes encore : « Commettre quelque injustice envers les hommes, cela suppose
qu’il y ait des lois humaines, qui ne sont pourtant pas établies en l’état de nature, dont nous
parlons145. » Autrement dit, les conditions d’usage de la notion de péché ne sont pas encore
remplies.
3.1.2. Que le péché ne peut se concevoir que dans un État.
§ 19. ― Le péché donc ne peut se concevoir que dans un État, c’est-à-dire là où, selon le droit
commun de l’État tout entier, se décide quelle chose est bonne, quelle mauvaise, et où nul (par
l’article 16 de ce chapitre) n’a le droit de faire quoi que ce soit sinon en vertu d’un décret ou
d’un consentement commun. Le péché en effet (comme nous l’avons dit dans le paragraphe
précédent) consiste à faire ce qui d’après la loi ne peut être fait, ou est défendu par elle. Le
consentement à la loi, en revanche, est une volonté constante de faire ce qui suivant la loi est
bien, et doit être fait suivant un décret commun 146.
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52
Avoir retardé l’introduction de la notion de péché a sans doute permis à l’auteur d’en émousser comme a
priori la portée morale, au sens où les principes précédemment exposés ne laissaient déjà plus de place
pour un péché entendu au sens traditionnel, à savoir une transgression de la loi divine, ce qui ne peut
littéralement pas se faire.
Il est intéressant de remarquer que John Locke, dans son premier Traité du gouvernement civil, de
quelques années postérieur aux ouvrages de Spinoza, au chapitre qu’il consacre à l’état de nature, affirme
que l’individu n’a pas le droit de se détruire lui-même, car ce serait pécher envers un commandement de
Dieu.
« Il n’y a donc rien à blâmer ni à reprendre, il ne se fait rien contre l’usage de la droite raison, lorsque par
toutes sortes de moyens, on travaille à sa conservation propre, on défend son corps et ses membres de la
mort, ou des douleurs qui la précèdent. » Hobbes, Du Citoyen, I, chap. I, § VII.
Hobbes, Léviathan, XXVII, op. cit., p. 314.
Hobbes, Du Citoyen, I, Chap. II, § X, Remarque. ― « Les notions de légitime et d’illégitime, de justice et
d’injustice, n’ont pas ici leur place. » Hobbes, Léviathan, I, XIII, op. cit., p. 126.
T.P., II, § 19.
L’article précédent définissait le péché, puis en restreignait l’usage. Le péché reçoit ici une
condition d’emploi positive. C’est ce que nous appelons la politisation de la notion de
péché. Le péché consiste à faire ce qui d’après la loi d’un État ne peut être fait. Dans l’état
de nature, il n’y a pas de crimes, et c’est d’ailleurs ce qui rend cette situation intenable.
Vivant selon un « droit commun » (ex communi jure), l’individu cesse d’être son propre
« juge », et par conséquent trouve, en dehors de lui, des impératifs contraignants, qu’il est
obligé de respecter ; mais dont il peut aussi s’écarter : le péché est cela même. La
possibilité du péché, dans ce contexte politique, fait apparaître la différence entre deux
types de loi. La loi à l’égard de laquelle le péché est possible (c’est le droit juridique au
sens habituel du terme), et la loi à l’égard de laquelle le péché est impossible. ― Quand
Spinoza dit que ce n’est que dans un État que le péché peut être conçu (concipi potest), il
n’affirme pas seulement une théorie, il prescrit également une règle d’usage : utiliser le mot
péché dans un contexte autre que celui défini par l’État serait une faute théorique, ou encore
une erreur de sémantique. À la limite, on pourrait dire que ce serait un péché commis à
l’endroit des règles du discours spinozien, que d’utiliser le mot « péché » autrement.
Spinoza renvoie à l’article précédent ainsi qu’à l’article 16, qui dit que quand les
hommes ont des droits communs, la communauté l’emporte en puissance sur chacun. Ainsi,
« chacun a d’autant moins de droit que tous les autres réunis l’emportent sur lui en
puissance, c’est-à-dire que chacun n’a en réalité de droit sur la nature, qu’autant que lui en
confère la loi commune ». La définition du bien et du mal faire relève ici du droit de la
communauté. Le droit de nature devient « compliqué » : le droit naturel individuel est une
composante du droit de la multitude ; ce droit limite en retour tous les droits individuels,
lesquels se trouvent donc médiatisés par le tout, mais, qu’ils contribuent à constituer dans le
même temps. En commettant un péché, en allant contre la cité, l’individu affirme sa
puissance d’une manière indépendante, et se retrouve en état de nature. Il peut transgresser
la loi commune, et donc pécher vis-à-vis d’elle. Mais ce faisant, pèche-t-il vis-à-vis de luimême ?
3.1.3. Péché, raison, obéissance, liberté.
Tout va se passer maintenant comme si Spinoza, parvenu à ce point du raisonnement,
voulait rendre son lecteur attentif à quelque subtilité touchant l’enjeu de l’appellation
terminologique.
53
§ 20. ― Souvent cependant on appelle également péché ce qui se fait contre le commandement
de la saine raison, et obéissance une volonté constante de régler ses appétits suivant les
prescriptions de la raison. Je pourrais accepter cela si la liberté humaine consistait dans la
licence donnée aux appétits et la servitude dans le gouvernement de la raison. Mais puisque la
liberté humaine est d’autant plus grande que l’homme vit davantage sous la conduite de la
raison et peut mieux régler ses appétits, nous ne pouvons, sans une très grande impropriété,
appeler obéissance une vie raisonnable, et péché, ce qui est en réalité impuissance de l’âme,
mais non licence contre elle-même, et qu’il faut appeler bien plutôt esclavage que liberté (§§ 7
et 11 de ce chapitre)147.
S’il fallait marquer d’un astérisque les textes dont la compréhension ne pose pas de
problème d’interprétation particulier, et de deux astérisques ceux qui présentent une
difficulté plus grande, assurément cet article-ci recevrait deux astérisques. « Souvent on
appelle... » : il s’agit de prendre en compte l’usage courant des mots « péché » et
« obéissance », pour voir dans quelle mesure cet usage est compatible avec celui qui vient
d’être proposé148. Le péché avait été défini : ce qui se fait contrairement à la loi commune ;
l’usage courant le définit : « ce qui se fait contrairement au commandement de la saine
raison » (contra sanae rationis dictamen sit). Question : la loi commune coïncide-t-elle
avec la saine raison ? Les deux définitions se recouvrent-elles ? ― L’obéissance avait été
définie, en creux il est vrai, comme la volonté constante de faire ce qui selon le décret
commun est bien ; l’usage courant la définit : une volonté constante de régler ses appétits
suivant les prescriptions de la raison. Il ne semble donc pas y avoir incompatibilité entre ces
deux définitions de l’obéissance. Or, Spinoza n’accepte pas ces acceptions. On lit, perplexe,
la phrase suivante : « Je pourrais accepter cela si la liberté humaine consistait dans la
licence (licentia) donnée aux appétits et la servitude (servitus) dans le gouvernement
(imperio) de la raison. » Liberté et servitude, notions absentes des définitions communes,
surgissent ici d’on ne sait où. Spinoza ne veut pas qu’on définisse la liberté par les appétits,
ni ne veut qu’on appelle servitude une vie sous la conduite de la raison. Mais les définitions
communes vues précédemment allaient-elles dans un autre sens ? ― « Nous ne pouvons,
sans une impropriété manifeste (admodum improprie), appeler obéissance une vie
raisonnable, et péché, ce qui est en réalité impuissance de l’âme, et qu’il faut appeler
esclavage plutôt que liberté ». À quoi correspondent ces scrupules ?
147
148
54
T.P., II, § 20.
Rappelons-nous ce principe de méthode de l’Éthique : « Ces noms ont un autre sens dans l’usage courant,
je le sais. Mais mon dessein n’est pas d’expliquer le sens des mots, mais la nature des choses, et de les
désigner par des vocables dont le sens usuel ne soit pas complètement incompatible avec le sens que je
veux leur donner dans mon usage, que cela soit dit une fois pour toutes. » Éthique, III, Expl. de la Déf.
XX. Nous soulignons.
Remarquons l’importance et la récurrence de l’enjeu de l’appellation. Spinoza ne
veut pas qu’on appelle « obéissance » une vie raisonnable. Mais la vie raisonnable
n’implique-t-elle pas l’obéissance ? Qu’il ne faille pas appeler « péché » une impuissance
de l’âme, cela se comprend à partir de ce que nous avons vu au sujet du droit naturel. Le
péché ne peut se concevoir que dans un État (selon l’article 19). Or, dans l’article qui nous
occupe, il n’est pas question d’État, mais seulement de péché, de raison, d’obéissance et de
liberté. Où l’auteur veut-il en venir ? L’obéissance ne consiste-t-elle pas justement à régler
ses appétits suivant les prescriptions de la raison ? Pourquoi non ? En quoi y a-t-il
impropriété à nommer « obéissance » une vie raisonnable ?
Spinoza renvoie à l’article 7 (lequel porte sur les conditions d’usage du mot
« liberté »), comme il le faisait à l’article 18 ; mais il renvoie aussi à l’article 11149. Selon
celui-ci : « La faculté de juger peut être soumise à la volonté d’un autre dans la mesure où
l’âme peut être trompée par cet autre. » Obéir à autrui n’est pas forcément suivre la raison.
Il y a donc des cas où obéissance et raison ne coïncident pas. Est-ce cela que Spinoza veut
nous faire comprendre ?
3.1.4. Raison, morale, État, péché.
Spinoza enchaîne, semble se dédire, soulève une question épineuse, et en reporte le
traitement.
§ 21. ― À vrai dire cependant, puisque la raison enseigne (docet) à pratiquer la piété (pietatem
exercere) d’un cœur tranquille et bon (animo tranquillo et bono), ce qui n’est possible que dans
un État, et puisqu’il ne peut pas se faire que la multitude soit conduite par une seule âme,
comme il est requis dans un État, s’il n’existe pas des lois instituées selon les prescriptions de la
raison, ce n’est donc pas si improprement que les hommes, habitués à vivre dans un État,
appellent péché ce qui est contraire à l’injonction de la raison, puisque les lois de l’État le
mieux réglé (voir le § 18 de ce chapitre) doivent être établies selon les commandements de la
raison. Comme j’ai dit (voir le § 18 de ce chapitre) que l’homme à l’état de nature, s’il pèche,
pèche contre lui-même, l’on verra au chapitre IV (§§ 4 et 5), en quel sens on peut dire que celui
qui possède le pouvoir public et dispose d’un droit de nature, est tenu par les lois et peut
pécher150.
On n’appelle donc pas si improprement « péché » ce qui est contraire à la raison
― contrairement à ce que disait l’article précédent ―, dans la mesure où l’État, qui seul
définit le péché, doit lui-même s’efforcer de suivre les lois de la raison. Autrement dit,
l’usage du mot péché doit de nouveau être pensé comme opérant au sein d’un contexte
149
150
Lequel renvoie également à l’article 7.
T. P., chap. II, § 21. Nous soulignons.
55
politique. L’usage courant que rapportait l’article précédent établissait une sorte de courtcircuit dans la définition du péché, en l’opposant à la saine raison, sans référence à l’État.
L’usage courant, que Spinoza rejetait, devient acceptable à la condition d’entendre que
l’État lui-même se règle ou devrait se régler sur la raison. Ainsi, aller contre la raison, et
aller contre la raison de l’État, cela reviendrait au même. ― Que devient l’obéissance ?
L’article précédent tendait à identifier obéissance et servilité, d’une part, et raison et liberté,
d’autre part. Nous nous demandions pourquoi la raison n’impliquait pas l’obéissance. Il
apparaît ici que l’obéissance est un moyen, et non une fin.
À deux reprises en deux phrases, nous sommes renvoyés à l’article 18, lieu
d’apparition de la notion de péché. L’homme dans l’état de nature, s’il pèche, pèche contre
lui-même ; le droit naturel n’interdit rien. Question : si les lois de l’État le mieux réglé151
(optimi imperii jura) sont établies selon la raison, n’est-il pas possible pour un État de faire
autrement, de sorte qu’alors l’usage courant, d’après lequel pécher est aller contre la raison
(article 20), se justifierait d’une nouvelle façon ? Autrement dit, si l’État définit ce qui est
un péché, l’État ne peut-il pas, à son tour, pécher ? La raison et la raison de l’État se
recouvrent-elles nécessairement ? ― C’est alors qu’advient quelque chose d’insigne :
Spinoza diffère la réponse qu’il donnera à cette question : « on verra au chapitre IV (§§ 4 et
5), en quel sens on peut dire que celui qui possède le pouvoir public et dispose d’un droit
de nature, peut, suivant le droit de nature, être tenu par les lois et pécher. » Dans l’œuvre
complète Spinoza ne renvoie presque jamais « en avant » (sauf parfois vaguement, en se
référant à des parties ou à des chapitres entiers ultérieurs), mais presque toujours « en
arrière », ciblant en ces cas des passages précis et déterminés. Nous sommes donc en
présence d’un dispositif conceptuel remarquable, apparaissant au moment même où émerge
la question de savoir en quel sens on peut dire que celui qui gouverne de droit peut « être
tenu par les lois et pécher ». Évidemment, ce renvoi n’a pu être conçu qu’après la
composition du chapitre III et du chapitre IV (avant cela les articles 4 et 5 du chapitre IV ne
pouvaient être ciblés projectivement). Le philosophe a forcément dû revenir sur ses pas et
prévoir cette connexion à saute-mouton sur le chapitre III, s’appuyant sur le complexe
formé par les articles 18 (négation du péché), 19 (politisation du péché) et 20 (critique de
l’usage courant). ― Gardons à l’esprit ce renvoi prospectif tandis que nous continuons.
151
56
Nouvelle occurrence de la notion de « meilleur ».
3.1.5. Péché, obéissance, justice et injustice au sens strict.
Nous sautons l’article 22, intéressant en général, mais moins pertinent ici. L’article
23 que voici définit ce que par la suite nous appellerons le « sens strict » :
§ 23. ― De même donc que le péché et l’obéissance au sens strict ne peuvent se concevoir que
dans un État, de même la justice et l’injustice. Il n’y a rien en effet dans la nature que l’on
puisse dire appartenir de droit à l’un et non à l’autre, mais tout est à tous, c’est-à-dire que
chacun a droit dans la mesure où il a pouvoir. Dans un État au contraire, où la loi commune
décide ce qui est à l’un et ce qui est à l’autre, celui-là est appelé juste, qui a une volonté
constante d’attribuer à chacun le sien, injuste au contraire, celui qui s’efforce de faire sien ce
qui est à un autre152.
Ainsi que les notions de péché et d’obéissance sont objet d’une définition au sens strict, de
même la justice et l’injustice. La liste thématique du carrefour initial (section 1 de notre
première partie) est maintenant reconstituée. L’expression « sens strict » (stricte sumptum)
est importante, car elle restreint le champ des usages langagiers possibles. Une injustice,
par exemple, ne peut jamais être dite, à strictement parler, « absolue », car elle est par
définition relative. Le péché, l’obéissance, la justice et l’injustice, entendus en leur stricte
acception, ne peuvent se concevoir que dans un État. Notons que la conception de la justice
esquissée au passage a trait à la propriété juridique : rendre à chacun le sien ; la définition
est classique, et somme toute reste assez abstraite, car elle ne dit rien du critère à partir
duquel attribuer à chacun le « sien ». Il en ressort que le droit de propriété ne préexiste pas
à l’institution civile, et est donc un artifice, exactement comme le montrait Hobbes. Ce que
Spinoza appelle le sens strict correspond donc à une convention. Ce sens du droit civil
comme convention devra être distingué du droit civil comme droit naturel de la cité. Nous
revenons plus loin sur cela.
Résumons cette sous-section. Nous avons vu Spinoza déthéologiser la notion de
péché, la politiser, puis situer ces nouvelles règles d’usage par rapport aux usages courants.
D’autre part, nous avons un renvoi intratextuel en attente, dirigé vers un lieu ultérieur (§§ 4
et 5 du chapitre IV). Spinoza promet un développement sur la question d’un péché de celui
qui possède le pouvoir public, une éventualité jusqu’ici mise de côté. Avec à l’esprit cet
aspect de la structure du Traité, abordons le chapitre III.
152
T.P., II, § 23. Nous soulignons.
57
3.2. Le droit de la cité
On pourrait dire que c’est avec le chapitre III que le Traité politique aborde
vraiment l’état civil. Pourtant, dès l’article 15 du chapitre II, la société politique émergeait ;
ce qui montre que le droit correspondant à la puissance de la communauté est aussi un
droit naturel. C’est ce que fera remarquer l’article 2 du chapitre III, que nous lirons cidessous. La continuité thématique entre le chapitre II et le chapitre III est donc bien visible.
En un autre sens pourtant, il est vrai que le chapitre III s’installe d’emblée au niveau
politique et forme comme un nouveau départ. Le premier article définit les termes de la
politique153 (statut civil, Cité, république, citoyen et sujet), et annonce qu’il sera traité du
« statut civil en général » (statum civilem in genere). Voici comment est présenté le droit
souverain de la cité.
Il apparaît, d’après l’article 15 du chapitre précédent, que le droit de celui qui a le pouvoir
public, c’est-à-dire du souverain, n’est autre chose que le droit de nature, lequel se définit par la
puissance non de chacun des citoyens, pris à part, mais de la multitude conduite en quelque
sorte par une même pensée. Cela revient à dire que le corps et l’âme de l’état tout entier a un
droit qui a pour mesure sa puissance, comme on a vu que c’était le cas pour l’individu dans
l’état de nature : chaque citoyen ou sujet a donc d’autant moins de droit que la Cité l’emporte
sur lui en puissance (voir le 16 du chapitre précédent), et en conséquence chaque citoyen ne
peut rien faire ni posséder suivant le droit civil, que ce qu’il peut revendiquer en vertu d’un
décret de la cité154.
La puissance de la cité ― et conséquemment son droit ― l’emporte sur le droit des
individus qui la composent, pris isolément. La cité n’existerait pas sans eux. Cependant, le
droit correspondant à la puissance de la cité n’est pas non plus assimilable à une somme de
puissances individuelles mises bout à bout, car les individus, avant et après la formation de
la cité, n’ont pas la même puissance ; le fait d’exister collectivement induit une nouvelle
manière d’être, un nouveau droit ― un droit civil. Les individus naturels devenus citoyens
n’ont de droit que dans la mesure où le leur reconnaît la cité. L’affirmation de leur
puissance passe alors par l’affirmation de la cité, qu’ils contribuent à constituer dans le
153
154
58
« Le statut d’un État quel qu’il soit, est appelé civil, le corps entier Cité et les affaires communes de l’État
soumises à la direction de celui qui a le pouvoir, république. Nous appelons citoyens les hommes
considérés comme jouissant de tous les avantages que procure la Cité en vertu du droit civil. Nous les
appelons sujets, en tant qu’ils sont tenus d’obéir aux règles instituées par la Cité, c’est-à-dire à ses lois.
Nous avons dit enfin (§ 17 du chapitre précédent) qu’il y a trois genres de statut civil : le démocratique,
l’aristocratique et le monarchique. Mais avant que je commence de traiter de chacun séparément, je vais
d’abord démontrer ce qui concerne le statut civil en général et ce qu’il faut considérer ici avant tout, c’est
le droit suprême de la Cité. » T.P., III, § 1.
T.P., III, § 2.
même temps. La cité n’est pas tout à fait extérieure aux individus, car c’est de leurs
puissances conjuguées qu’elle est faite. Dans la mesure où un état civil rend possible la
concorde entre les individus, la puissance, et conséquemment le droit des individus croît ;
bien qu’à première vue, il puisse sembler que la cité réduise la puissance de chacun, en la
bornant de l’extérieur ; puisque les lois civiles proscrivent une série d’actions, le champ
d’action des individus peut sembler s’en trouver réduit. Mais au contraire, cette limitation
même rend possible des actions qui ne l’étaient pas. Par exemple, de la pacification des
rapports sociaux peuvent naître les sciences et les arts, et ainsi de suite. Il y a donc un
intérêt véritable à se conformer à la loi commune. C’est ce qu’explique l’article 3 :
On ne peut en aucune façon concevoir que l’institution de la Cité permette à chaque citoyen de
vivre selon sa propre complexion : ce droit naturel par lequel chacun est juge de lui-même,
disparaît donc nécessairement dans l’état civil [1]. Je dis expressément par l’institution de la
Cité, car le droit naturel de chacun (si nous pesons bien les choses) ne cesse pas d’exister dans
l’état civil [2]. L’homme, en effet, aussi bien dans l’état naturel que dans l’état civil, agit selon
les lois de sa nature et veille à ses intérêts, car dans chacun de ces deux états, c’est l’Espérance
ou la crainte qui le conduit à faire ou à ne pas faire ceci ou cela, et la principale différence entre
les deux états est que, dans l’état civil, tous ont les mêmes craintes, et que la sécurité a pour
tous les mêmes causes, de même que la règle de vie est commune, ce qui ne supprime pas, tant
s’en faut, la faculté de juger propre à chacun [3]. Qui a décidé en effet d’obéir à toutes les
injonctions de la Cité, soit qu’il redoute sa puissance, soit qu’il aime la tranquillité, veille à sa
propre sécurité et à ses intérêts suivant sa complexion 155.
[1] Si chacun continuait à agir entièrement à sa guise, il n’y aurait pas d’état civil,
mais seulement un état de nature, lequel a été précédemment défini un état dans lequel
chacun est son propre juge, et dans lequel rien n’est interdit (le droit naturel n’interdit que
ce qui est physiquement impossible). Le droit de la cité implique des interdits ; ainsi, le
droit naturel de tout faire, dans le passage à l’état civil, cesse (cessat). Le passage à l’état
civil implique-t-il que la puissance, par laquelle était défini le droit (voir la section 2 de la
précédente partie), disparaisse ? Non, puisque l’individu humain, devenu citoyen, ne cesse
pas d’être un être naturel.
[2] La précision qu’apporte alors Spinoza : « si nous pesons bien les choses »
― précision entre parenthèses dans le texte ―, nous semble très importante, pour la raison
suivante : il ne faut pas dire que l’individu humain, devenant citoyen, cesse d’exister
naturellement. Il n’est pas possible, en effet, de « transférer » substantiellement sa
puissance. En aucun cas il n’y a échange de droits, mais seulement renoncement à certaines
155
T.P., III, § 3.
59
actions, à certains pouvoirs. Si le passage à l’état civil implique une cessation, ce n’est pas
une cessation de la puissance, mais cessation d’un mode d’être, en vue de l’établissement
d’un nouveau mode d’être. Il y a donc deux points de vue pouvant être pris sur le même
individu : comme être naturel et comme citoyen (sujet de la loi civile).
[3] Telle est donc la différence entre l’état de nature et l’état civil : dans l’état civil,
tous ont les mêmes craintes, et leur sécurité, et donc leur espoir, ils les doivent à la même
raison. Le droit civil prolonge le droit de nature, il est une modalité du droit naturel, mais il
s’en distingue à deux égards : par un agencement affectif nouveau, organisant les désirs,
d’une part, et par l’institution d’interdits imaginaires, ou conventions, d’autre part.
Rappelons-nous la réponse que faisait Spinoza à Jarig Jelles au sujet de la différence entre
sa philosophie politique et celle de Hobbes156 ; nous comprenons maintenant pourquoi le
droit naturel est toujours maintenu. On comprend aussi pourquoi dire que le souverain n’a
de droit que dans la mesure où il l’emporte sur les citoyens et que cela est une continuation
de l’état de nature, est une façon de s’exprimer à la limite de l’impropriété, car, pour
l’humain, il y a effectivement une différence entre l’état civil et l’état de nature ; la cité, en
revanche, n’a de compte à rendre qu’à elle-même157.
*
* *
L’exposé insiste alors fortement sur le principe de l’obéissance des citoyens à la
cité, et en tire des conséquences radicales. Nous verrons après quelle objection Spinoza se
fait à lui-même, et comment il y répond.
Nous voyons donc que chaque citoyen relève non de lui-même, mais de la Cité aux injonctions
de laquelle il est tenu d’obéir et que nul n’a le droit de décider de ce qui est juste, ce qui est
injuste, ce qui est moral ou immoral, mais au contraire, puisque le corps de l’État doit être
conduit en quelque sorte par une seule pensée et qu’en conséquence la volonté de la Cité doit
être tenue pour la volonté de tous, c’est ce que la Cité décrète qui est juste et bon, que chacun
doit aussi décréter tel. Si donc le sujet juge iniques les décrets de la Cité, il est néanmoins tenu
de s’y soumettre158.
156
157
158
60
« Vous me demandez quelle différence il y a entre Hobbes et moi quant à la politique : cette différence
consiste en ce que je maintiens toujours le droit naturel et que je n’accorde dans une cité quelconque de
droit au souverain sur les sujets que dans la mesure où, par la puissance, il l’emporte sur eux ; c’est la
continuation de l’état de nature. » Spinoza, Lettre L, op. cit., p. 283.
Il en découle une conception des relations entre États dans laquelle les autres États, n’étant pas soumis aux
mêmes lois, sont libres, comme chez Hobbes, d’agir à leur guise les uns envers les autres.
T.P., III, § 5.
Ainsi, même lorsque les décrets de la cité sont jugés immoraux ou iniques (inequa) par le
citoyen, celui-ci est tenu d’y obéir. La cité l’emporte en puissance sur chaque citoyen, au
point que, comme l’auteur le dit plus loin, personne n’agit jamais contrairement aux
prescriptions de la raison en faisant ce que d’après la loi de la cité il doit faire. « Mais, peuton objecter, n’est-il pas contraire à l’injonction de la raison de se soumettre entièrement au
jugement d’un autre159 ? » Il pourrait sembler que oui. Tantôt en effet il est dit que le sujet
garde sa faculté de juger, tantôt que son jugement doit se conformer aux décrets de la cité.
Une tension s’installe entre le jugement de chacun, et sa suspension, ou délégation. Même
une loi que l’on juge inique, lit-on. Une telle thèse n’ouvre-t-elle pas la porte à toutes sortes
d’excès ? À une déresponsabilisation des individus ? À l’institution sans retour de ce que
d’aucuns nommeraient une injustice ? Si le sujet agit toujours conformément à la raison en
suivant la raison de l’État, sur quelles bases pourra-t-on juger de la raison d’État ellemême ? Pour répondre, Spinoza porte à notre attention les trois « considérations »
suivantes.
a) Première considération
Il faut considérer en premier lieu que si dans l’état de nature (§ 11 du chapitre précédent) celuilà a le plus de pouvoir et relève le plus de lui-même, qui vit sous la conduite de la raison, de
même aussi la Cité fondée sur la raison et dirigée par elle est celle qui est la plus puissante et
relève le plus d’elle-même. Le droit de la Cité, en effet, est défini par la puissance de la
multitude conduite comme par une même pensée. Mais cette union des âmes ne peut se
concevoir que si la Cité tend vers cela même que la raison enseigne être utile à tous les
hommes160.
Cette considération développe deux thèses complémentaires : 1° La cité la plus puissante,
c’est-à-dire celle ayant le plus de droit, se fonde le plus sur la raison. Par elle-même, cette
thèse ne résout en rien la difficulté soulevée par l’objection. Car si la raison, pour le
citoyen, est d’abonder dans le sens de la cité ― la raison de la cité elle-même demeure
inquestionnée. 2° L’union des âmes, à la fois le but et le résultat de la cité, n’advient
effectivement que si la cité se règle sur la raison, et si donc elle recherche l’utile véritable.
Si la cité dévie de ce qui lui est vraiment utile, elle diminue sa puissance, et donc son droit.
La cité a intérêt à se régler sur la raison.
Mais qui, ou quoi, peut l’obliger ? Poursuivons :
159
160
T.P., III, § 6.
T.P., III, § 7.
61
b) Deuxième considération
Il faut considérer en deuxième lieu que les sujets relèvent non d’eux-mêmes, mais de la Cité
dans la mesure où ils redoutent la puissance ou les menaces qu’elle suspend sur eux, ou bien
dans la mesure où ils aiment l’état civil (10 du chapitre précédent). De là cette conséquence que
toutes les actions auxquelles nul ne peut être incité ni par promesse ni par menace, sont en
dehors des voies de la Cité161.
La promesse engendre l’espérance ; la menace, la crainte. Promesse et menace sont deux
leviers politiques. Cependant, la menace et la promesse ont des limites. Spinoza donne une
série d’exemples illustrant l’impossibilité d’un droit sans borne de la cité162. Nous voyons
que ce n’est pas tout ce que la cité décrète qui peut être accepté, puisque la nature humaine,
qui est le matériau constitutif du corps social, ne peut pas cesser d’être elle-même : elle est
inséparable d’un désir « incompressible ». Il s’agit moins d’une limite morale que d’une
limite physique, et psychologique. « Que si cependant l’on voulait dire que la cité a le droit
ou le pouvoir de commander de telles choses, ce serait à nos yeux comme si l’on disait
qu’un homme a le droit d’être insensé ou de délirer. Que serait-ce en effet, sinon un délire,
que cette loi à laquelle nul ne peut être astreint ? Je parle ici expressément des choses qui
ne peuvent pas être du droit de la cité et dont la nature humaine a généralement horreur163. »
c) Troisième considération
Il faut considérer en troisième et dernier lieu que relève le moins du droit de la Cité, ce qui
indigne le plus grand nombre. Certainement en effet, obéissant à la nature, les hommes se
ligueront contre elle soit en raison d’une crainte commune, soit par désir de tirer vengeance de
quelque mal commun et, puisque le droit de la Cité se définit par la puissance commune de la
masse, il est certain que la puissance et le droit de la cité sont amoindris puisqu’ils donnent des
raisons de former une ligue. La Cité a certainement des dangers à craindre ; tout de même que
dans l’état de nature un homme relève d’autant moins de lui-même qu’il a plus de raison de
craindre, la cité, elle aussi, s’appartient d’autant moins qu’elle a plus à redouter. Voilà pour ce
qui concerne le droit du souverain sur les sujets164.
La puissance (ou le droit) d’une cité diminue à mesure qu’elle donne des raisons aux
citoyens de se liguer contre elle. Une politique provoquant l’indignation de la majorité
(plurimi indignantur) ne relève pas vraiment du droit de la cité, car elle provoque un
161
162
163
164
62
T.P., III, § 8.
« Nul par exemple ne peut se dessaisir de sa faculté de juger. Par quelles promesses ou par quelles
menaces un homme pourrait-il être amené à croire que le tout n’est pas plus grand que la partie, ou que
Dieu n’existe pas, ou qu’un corps qu’il voit qui est fini est un être infini ? D’une manière générale,
comment pourrait-il être amené à croire ce qui est contraire à ce qu’il sent ou ce qu’il pense ? De même,
par quelles promesses ou quelles menaces un homme pourrait-il être amené à aimer ce qu’il hait ou à haïr
ce qu’il aime ? Et il faut en dire autant de tout ce dont la nature humaine a horreur à ce point qu’elle le
juge pire que tous les maux. » T.P., III, § 8.
Id. Nous soulignons.
T.P., III, § 9.
soulèvement, et la force de ce soulèvement retire les investissements conférant le pouvoir à
ladite cité, comme sur une balance. Le pouvoir ne peut pas exiger n’importe quoi, rendre
acceptable l’inacceptable, car ce serait aller contre lui-même.
Les trois considérations précédentes tendaient vers ceci : les hommes peuvent se
régler sur la raison de la cité, parce que la cité a intérêt à se régler sur la raison. Selon la
première considération, la plus grande puissance pour la cité est du côté de la raison : on
connaît par elle l’utilité véritable. Selon la deuxième, la raison reconnaît les limites de la
nature humaine, et donc des limites au pouvoir du souverain. À partir de la troisième, un
renversement de perspective s’initie : les affects négatifs suscités par le gouvernement de la
cité font que la cité n’est plus « amie » ou « maîtresse » d’elle-même. ― Le chapitre IV, à
l’étude duquel nous passons, prolonge et amplifie cette dernière considération.
3.3. Le péché de la cité
« Rien de ce que le représentant souverain peut faire à
un sujet ne peut, à quelque titre que ce soit, être
proprement nommé injustice ou tort. »
Hobbes, Léviathan, II, XXI
Nous abordons maintenant les séquences à notre sens les plus révélatrices du Traité
politique. Nous avons vu Spinoza nier l’acception théologique du mot péché, pour ensuite
définir le péché relativement aux lois de la cité, auxquelles le sujet est tenu d’obéir. Il s’agit
là du premier volet de ce que c’est que blâmer raisonnablement 165. Or, tout lecteur
n’accepte pas nécessairement ce remaniement langagier. Les raisonnements politiques, en
effet, se distinguent des raisonnements « purement philosophiques », dans la mesure où le
système des signes qu’ils engagent n’appartient pas en propre à l’univers de phrases de
l’auteur. Sans doute, le langage d’un philosophe ne se referme jamais sur lui-même pour
former un idiolecte parfait, dénué de toutes notions communes ; certains concepts
philosophiques passent dans le langage ordinaire ; et, à vrai dire, s’il n’y avait ces passages
― de
l’ordinaire
à
l’extraordinaire,
et
retour ―,
les
systèmes
philosophiques
demeureraient, à la lettre, incompréhensibles. Avec les concepts politiques, l’aspect public
165
Poursuivant le programme de Hobbes : « rechercher ce que c’est que blâmer raisonnablement, ou au
rebours blâmer hors de raison. » Du Citoyen, II, chap. XIV, § XVII, op. cit., p. 254.
63
de la langue apparaît au premier-plan. Les concepts politiques sont eux-mêmes, pour ainsi
dire, politiques.
Le mouvement d’exposition va maintenant se complexifier d’un cran : Spinoza va
rejouer la notion de péché, en proposant une nouvelle règle d’usage. Rappelons-nous la
complication discursive du texte spinozien, quand il s’est agi de distinguer et de
compatibiliser l’usage proposé et les usages établis en 3.1.3. Plus que jamais, Spinoza
s’exposera aux malentendus, et il le sait. Dans notre analyse des prochains articles, nous
mettrons en évidence les différents traits par lesquels l’auteur à la fois dit ce qu’il dit et dit
la difficulté de le dire.
3.3.1. En quel sens la cité peut être dite pécher.
Rappelons-nous que l’article 21 du chapitre II nous renvoyait ― sur le mode de
l’anticipation ― aux articles 4 et 5 du chapitre IV, censés répondre à une question laissée
en suspens166. Le moment est venu d’y répondre. La chose publique, montraient les articles
1 et 2, est dépendante de la direction donnée par celui qui a le pouvoir souverain. L’article
3 place cet avertissement ― une sorte de garde-fou ― : « Puisqu’au seul souverain il
appartient de traiter des affaires publiques ou de choisir des ministres à cet effet, il en
résulte qu’un sujet usurpe le pouvoir quand de son propre jugement, à l’insu de l’autorité
suprême, il s’occupe d’une affaire publique, même en croyant agir pour le mieux de la
cité167 (civitati optimum fore credederit). » Un particulier, en effet, n’est jamais en droit de
substituer son autorité personnelle à celle du souverain. Voulant restaurer le droit commun,
ce sujet nie le principe du droit commun.
Voyons la première partie du premier des deux articles si spécialement ciblés.
§ 4. ― On se demande souvent cependant si le souverain est lié par les lois et si en conséquence
il peut pécher [1]. Puisque cependant les mots de loi et de péché ne s’appliquent pas seulement
à la législation de la Cité mais aux lois communes de toute la nature, et qu’il y a lieu d’avoir
égard avant tout aux règles que pose la raison, nous ne pouvons dire, absolument parlant, que la
Cité n’est liée par aucune loi et ne peut pécher [2]. Si, en effet, la Cité n’avait ni lois ni règles,
166
167
64
« Comme j’ai dit (§ 18 de ce chapitre) que l’homme à l’état de nature, s’il pèche, pèche contre lui-même,
l’on verra au chapitre IV (§§ 4 et 5), en quel sens on peut dire que celui qui possède le pouvoir public et
dispose d’un droit de nature, peut, selon le droit de nature, être tenu par les lois et pécher. » T.P., II, § 21.
Nous soulignons. ― Au moment de la politisation première de la notion de péché, Spinoza fait signe vers
une éventuelle politisation seconde.
On pourrait rapprocher cette expression du sous-titre, eu égard à la notion ambiguë d’optimi : le sous-titre
avisait implicitement que les « meilleurs » ne sont pas les meilleurs ; ici, croire agir pour le « mieux »
n’est pas forcément faire le meilleur.
non pas celles sans lesquelles elle ne serait pas une Cité, il faudrait voir en elle non une chose
appartenant à la nature, mais une chimère [3]. La Cité pèche donc quand elle agit ou permet
d’agir de telle façon que sa propre ruine puisse être la conséquence des actes accomplis ; nous
disons alors qu’elle pèche dans le sens où les philosophes et aussi les médecins disent que la
nature peut pécher, ce qui signifie que la Cité pèche quand elle agit contrairement au
commandement de la raison [4]. C’est surtout en effet quand elle se conforme au
commandement de la raison (par le 7 du chapitre précédent), que la Cité est maîtresse d’ellemême. Lors donc qu’elle agit contrairement à la raison, elle se manque à elle-même et on peut
dire qu’elle pèche [5]168.
[1] Est-il vrai que l’on se demande souvent si le souverain est lié par les lois et s’il
peut pécher ? Sans doute l’idée que le gouvernement peut mal faire ― et appeler « bien »
ce que d’aucuns appelleraient « mal » ― a-t-elle une longue histoire. Platon, comme on
sait, a médité cette question. Comment la cité pourrait-elle être tenue par les lois qu’elle
édicte elle-même ? La cité est, par rapport aux sujets, une autorité extérieure. La cité n’est
pas, en regard d’elle-même, une autorité extérieure ; elle est, si l’on veut, juge et partie ;
ainsi se dérobe-t-elle, apparemment, à tout étalon de justice qui n’est pas elle. Mais Spinoza
insiste, il veut poser et répondre à la question qu’il organise depuis deux chapitres ; mais, il
la présente comme une question commune, préexistant à son discours. Hobbes, par
exemple, avait montré que l’autorité politique est injusticiable169. Spinoza arrivait jusqu’ici
à la même conclusion. Quelle sera son avancée ?
[2] Les mots de « loi » et de « péché » ne s’appliquent pas seulement à la législation
de la cité, lit-on maintenant, mais aux lois ou règles communes de toutes les choses
naturelles... ― voilà qui contredit directement les articles 18 à 23 du chapitre II, selon
lesquels 1° l’état de nature n’interdit rien, 2° il n’y a de péché que dans la cité, 3° il n’y a
pas de justice ou d’injustice autre que conformément aux décrets de l’État. ― Par cette
extension soudaine, l’on passe du péché selon la cité au péché de la cité (au génitif), dès
lors affirmé concevable, alors qu’il avait été précédemment exclu. Relisons la phrase.
Un segment s’intercale entre l’extension inattendue des notions de loi et de péché, et
la conclusion, d’après laquelle la cité peut être dite pécher : « ... il y a lieu d’avoir égard
avant tout aux règles que pose la raison ». D’où il ressort que le péché est ce qui se fait
contre la raison. Autrement dit, le mot péché semble plutôt pris au sens de l’usage courant,
qui avait d’abord été rejeté par le discours spinozien (article 20 du chapitre II), puis
réintégré sous condition (article 21 du chapitre II ; l’article renvoyant, justement, à l’article
168
169
T.P., IV, § 4.
Hobbes, Léviathan, II, XXI, op. cit., p. 225.
65
4 du chapitre IV qui nous occupe présentement). Le risque de confusion est grand. Faut-il
maintenir le diagnostic d’une contradiction ? Comment la raison se subordonnerait-elle la
cité, puisque la cité a, par définition, la puissance de poser sa raison, et qu’il n’y a pas de
raison dans le monde autre que celle des sujets et celle de l’État ? L’énoncé selon lequel la
cité peut pécher est formulé sur le mode d’une double négation : nous ne pouvons dire
absolument (non possumus absolute dicere) que la cité n’est liée par aucune loi et ne peut
pécher. Donc la Cité peut pécher. Pourquoi ne pas le dire affirmativement ? L’auteur seraitil réticent à exposer les choses à plat ? Cette double négation est-elle une aspérité à
aplanir ? ― Le lecteur est donc placé devant deux énoncés contradictoires : « la cité ne peut
pas pécher » (elle est son propre juge) et « la cité peut pécher » (mais vis-à-vis de quelles
lois ? sûrement pas celles du jugement individuel, lequel n’est pas l’autorité suprême).
[3] Si, en effet, la cité n’avait ni lois ni règles, non pas même celles sans lesquelles
elle ne serait pas une cité, il faudrait voir en elle non une chose appartenant à la nature,
mais une chimère170. Premièrement, la cité, se distinguant de l’état de nature, n’est pas en
dehors de la nature au sens large. Comme toute chose, certaines propriétés en constituent
l’essence. Nous savons que le droit de la cité s’étend jusqu’où s’étend sa puissance,
autrement dit que la puissance de la cité n’est pas infinie. Ces bornes, disions-nous, sont
morales et physiques.
[4] La cité pèche donc quand elle agit ou laisse agir de telle façon que sa propre
ruine puisse être la conséquence des actes accomplis, c’est-à-dire quand elle agit
contrairement à sa raison vraie. L’éventualité d’une autodestruction, en effet, justifie qu’on
puisse utiliser le mot péché pour décrire un tel devenir.
Aussi, la précision que Spinoza donne nous paraît digne de remarque : « nous disons
alors qu’elle pèche dans le sens où les philosophes et aussi les médecins disent que la
nature peut pécher » (quo philosophi vel medeci naturam peccare dicunt). D’une part, nous
avons ici une valorisation positive de l’appellation philosophe, alors que, comme nous
170
66
À rapprocher du premier article du premier chapitre du T.P. : « [Les philosophes] n’ont jamais conçu de
politique qui puisse être en usage et être tenue pour autre chose qu’une chimère... » ; et aussi de
l’inversion du reproche de proposer des chimères dans le texte de Rousseau : « Proposez ce qui est
faisable, ne cesse-t-on de me répéter ; c’est comme si l’on me disait : proposez de faire ce qu’on fait ; ou
du moins proposez quelque bien qui s’allie avec le mal existant. Un tel projet, sur certaines matières, est
beaucoup plus chimérique que les miens ; car, dans cet alliage, le bien se gâte, et le mal ne se guérit pas. »
Rousseau, Émile ou de l’éducation, dans la « Préface », op. cit., p. 33. Nous soulignons.
l’avons vu dans la première partie, le T.P. commençait par se distancier des philosophes171.
D’autre part, la valorisation positive de la médecine peut être replacée dans le contexte
d’une tradition, en laquelle la politique et la médecine sont apparentées : Machiavel, par
exemple, dit que les cités défectueuses ont besoin de bons médecins 172. Ce qu’il y a de
commun chez le philosophe et le médecin, c’est l’usage rationnel qu’ils peuvent faire de la
notion de péché en général. Le péché en soi n’est rien. Mais, en établissant une
comparaison entre deux choses ou deux états d’une même chose, on peut dire que tel état
ou telle chose l’emporte sur l’autre, et que ce dernier par conséquent pèche173 ―
relativement. Une telle manière de penser et de parler rend possible une politisation
seconde (ou à la seconde puissance) de la notion de péché. La politisation première est
rigoureuse et stricte ; la seconde permet de critiquer la première, mais n’a pas le même
statut, d’où la précaution sensible entourant son énonciation. Le rapport entre ces deux
usages forme le paradoxe du péché de la cité174.
[5] Lorsque la cité va contre la raison, on peut dire qu’elle manque à elle-même, et
pèche en ce sens. Il semble que Spinoza reprend à son compte l’usage courant du mot
péché dont il a été question dans les articles 20 et 21 du chapitre II : le péché est ce qui se
fait contre la raison. Spinoza, après un long détour, rejoint Hobbes, qui donnait deux sens
au mot péché : au sens large un péché est ce qui se fait contre la raison175, et au sens étroit,
ce qui se fait contre la raison de l’État176 (équivalent au sens strict des articles 19 et 23 du
171
172
173
174
175
176
T.P., I, § 1.
« Il arrive nécessairement qu’une grande cité souffre de maux qui nécessitent un médecin. Plus ils sont
graves, meilleur doit être le médecin. » Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live, III,
XLIX, op. cit., p. 460. ― D’où l’idée d’une institution sage, survivant aux sages instituteurs.
« Les maux et les péchés ne sont rien dans les choses, mais sont seulement dans l’esprit humain qui
compare les choses entre elles. » Spinoza, Œuvres complètes. Pensées métaphysiques, II, VII, trad. R.
Caillois, Paris, Gallimard, p. 279.
« Nous nous retrouvons face à une contradiction évidente, non résolue, dans la conception spinoziste du
droit. […] Impossible de résoudre la contradiction en distinguant le droit de nature et le droit civil. D’une
part, on n’explique pas de cette manière que la nature puisse exclure absolument et admettre pourtant le
péché. D’autre part, cette distinction rend également incompréhensible la manière dont le droit civil peut
se constituer naturellement, et donc comment il pourrait exister selon le droit naturel, bref, comment il
n’est pas une simple fiction d’utopiste. » Gilbert Boss, La portée du contrat social chez Hume et Spinoza,
§ 8, Site gboss.ca, [En ligne] http://www.gboss.ca/contrat_social_hume_spinoza.html.
« Un péché en sa plus étendue signification comprend toute action, toute parole et tout mouvement de la
volonté contraire à la droite raison. » Explication : « car, chacun cherche, dans son raisonnement, des
moyens de parvenir à la fin qu’il s’est proposée. » Donc, « à l’égard de l’action qu’il a faite et de sa
volonté, il faudra avouer qu’il a péché, à cause que le péché suit de l’erreur ». Hobbes, Du Citoyen, II,
chap. XIV, § XVII, op. cit., p. 254. Nous soulignons.
« Lorsqu’il est question des lois, le mot péché a une signification plus étroite et ne regarde pas toute action
contraire au bon sens, mais seulement celle que l’on blâme. […] De sorte qu’un péché, une coulpe, une
67
chapitre II du T.P.). Il se peut, néanmoins, que la raison de l’État aille contre la raison (au
sens large), et en cela, la raison de l’État définissant le péché au sens strict, peut,
paradoxalement, être dite fautive et pouvant « pécher ».
Certes, si l’on pèse bien les choses, il ne suffit jamais de dire que la cité peut, à
certaines conditions, être raisonnablement dite pécher, pour corriger, pour amender la
situation : un tel énoncé peut n’avoir aucun poids auprès des concitoyens177. Mais faisons
pour le moment abstraction de ce problème du partage de la raison dans la société.
3.3.2. Continuation du même sujet.
§ 5. ― Nous voyons donc en quel sens on peut dire que la Cité est soumise aux lois et peut
pécher [1]. Si par lois on entend la législation civile, ce qui peut être revendiqué en vertu de la
législation, et par péché ce qu’elle interdit, c’est-à-dire si nous prenons ces mots au sens propre,
nous ne pouvons dire en aucune façon que la Cité soit tenue par les lois ou puisse pécher [2].
Les règles que la Cité est dans son propre intérêt tenue d’observer, et les causes qui produisent
la crainte et le respect, n’appartiennent pas à la législation civile mais au droit naturel, puisque
(par le paragraphe précédent) ce n’est point en se référant au droit civil, mais au droit de la
guerre que ces choses peuvent être revendiquées : la Cité n’admet dans son pouvoir d’autre
limite que celle que l’homme observe à l’état de nature, pour rester son propre maître ou ne pas
agir en ennemi de lui-même, ne pas se détruire [3]. L’observation de cette limite n’est point de
l’obéissance, c’est au contraire la liberté de la nature humaine [4]. Quant à la législation civile
elle dépend du seul décret de la Cité, et la Cité, pour demeurer, n’a à complaire à personne qu’à
elle-même ; il n’y a pour elle d’autre bien ou d’autre mal que ce qu’elle décrète être pour ellemême un bien et mal, et par suite elle n’a pas seulement le droit de se défendre, d’établir et
d’interpréter les lois, mais aussi de les abroger, et en vertu de son plein pouvoir, de pardonner à
un accusé quel qu’il soit178.
[1] « Nous voyons donc en quel sens on peut dire que la cité est tenue par les lois et
peut pécher » (mot à mot : videmus itaque, quo sensu dicere possumus civitatem legibus
teneri et peccare posse). Cette phrase doit évidemment être rapprochée du début de
l’article 4179 que nous venons de lire, d’une part, et de l’article 21 du chapitre II180, d’autre
177
178
179
180
68
faute, ou une offense, se peut définir, ce que quelqu’un a fait, a omis, a dit, ou a voulu contre la raison de
l’État, c’est-à-dire contre les lois. » Ibid.
Comme dit Machiavel, même s’il paraissait un homme sage qui ait décelé les défauts d’un État, « il ne
pourrait jamais persuader les autres de ce qu’il a perçu », Discours sur la première décade de Tite-Live, I,
XVIII, op. cit., p. 229.
T.P., IV, § 5.
« On se demande souvent si le pouvoir suprême est lié par les lois, et conséquemment s’il peut pécher. »
T.P., IV, § 4. ― Remarquons que dans l’article 4 le sujet du péché est le summa potestas, tandis que dans
le cinquième, le sujet est la civitas.
« On verra au chapitre IV (§§ 4 et 5) en quel sens on peut dire que celui qui possède le pouvoir public et
dispose d’un droit de nature, peut, suivant le droit de nature, être tenu par les lois et pécher. » T.P., II,
§ 21. Ici le sujet hypothétique du péché est celui qui détient le pouvoir de l’État (qui imperium tenet). Voir
notre section 3.1 ; ainsi que la note précédente. ― La cité, le pouvoir suprême et le gouvernant ne sont pas
des concepts analytiquement équivalents. Faudrait-il alors distinguer entre un péché de la cité et un péché
du gouvernement ?
part. L’enjeu est de savoir en quel sens une chose peut être dite pécher. Il est manifeste que
l’auteur tourne, avec insistance, autour d’une question cruciale à ses yeux. Il nous semble
percevoir que l’auteur, généralement laconique même sur l’essentiel, avance ici
délicatement, oscillant entre trop en dire, et n’en dire pas assez.
[2] « Si par lois on entend la législation civile, ce qui peut être revendiqué en vertu
de la législation, et péché ce qu’elle interdit, si nous prenons ces mots au sens propre (hæc
nomina genuino sensu), nous ne pouvons dire en aucune façon que la cité soit tenue par les
lois ou puisse pécher » ― cette phrase contredit, apparemment, ce que nous venions
d’établir, à savoir que la cité pouvait pécher. La cité ne le peut pas, si, par péché et loi, on
entend le droit civil au sens de sa législation (le droit positif). Il y a donc un double sens du
mot péché. Comment la cité peut-elle être tenue par les lois en un sens, et ne pas l’être, en
un autre sens ? Si l’on prend les concepts de péché et de loi au sens strict ― le sens strict
ou propre que définit, justement, la cité ―, la cité devient injusticiable.
[3] « Les règles que la cité est dans son propre intérêt tenue d’observer, et les causes
qui produisent la crainte et le respect, n’appartiennent pas à la législation civile (ou règles
du droit civil) mais au droit naturel, puisque [...] ce n’est point en se référant au droit civil
(non jure civili), mais au droit de la guerre (jure belli) que ces choses peuvent être
revendiquées... » À la différence de la législation, qui est une règle imaginaire, un artifice,
les désirs humains ont trait au concret. La loi s’explique par eux. Une loi ne peut être
appliquée où manque la puissance contraignante ; c’est pourquoi on lit que la crainte et le
respect n’appartiennent pas à la législation. ― La cité peut pécher, à condition que l’on
entende par là qu’elle peut aller contre sa raison interne181. L’idée du droit naturel excluait
le péché. Il apparaissait dans le rapport de l’individu à la cité ; l’individu, rapporté à la
nature éternelle, ne peut pécher. Néanmoins, en nous plaçant au point de vue de la raison, à
181
Comme l’écrit Gilbert Boss, « [d]ans cette situation, les hommes sont divisés, partagés à divers degrés,
selon qu’ils s’unissent plus ou moins étroitement. Par une partie de leur puissance, ils composent le
pouvoir politique, par l’autre, ils conservent une relative indépendance. Le pouvoir politique comporte une
même scission de sa puissance, en tant qu’il agit d’une part comme principe d’union, mais qu’il tourne
aussi d’autre part ses forces contre l’union, dans la mesure où il se conçoit faussement comme un principe
autonome, séparé de son corps. […] Si l’on pense donc maintenant les rapports de droits dans la
perspective du droit civil, c’est-à-dire du pouvoir de la cité, on voit comment le péché apparaît sous la
forme de ces contradictions où la raison ― c’est-à-dire le pouvoir de la cité et des citoyens comme tels ―
est déchirée. Et c’est parce que la déchirure traverse cette raison commune que le péché est toujours en
un sens à la fois celui de la cité et celui de l’individu. » Gilbert Boss, La portée du contrat social chez
Hume et Spinoza, op. cit, id. Nous soulignons.
69
la manière du philosophe ou du médecin, on peut dire que pèche ce qui s’écarte de la voie
raisonnable.
[4] L’observation de cette limite (ne pas s’auto-détruire) n’est pas de
l’« obéissance », mais la « liberté de la nature humaine ». L’opposition ici est radicale.
Quelle est la fonction de ce renversement ? On sait que la liberté humaine ne réside pas
simplement dans le fait de ne pas devenir ennemi de soi-même. Mais considérant cette
situation dramatique décrite, Spinoza n’hésite pas à placer l’entreprise d’insoumission sous
le signe de la liberté (ou de l’obéissance à sa raison propre). La liberté, ici, ressemble peutêtre moins à une notion qu’à un mot de ralliement. Nous découvrons différentes tonalités
dans le texte. L’auteur du Traité politique fait s’entrechoquer, ponctuellement, les concepts
et les usages possibles. L’article 20 du chapitre II opérait un semblable retournement182.
La dernière phrase de l’article réaffirme que, sur le plan du droit civil, il n’est pas de
bien et de mal autres que ceux définis par la législation. Le texte est écrit en zigzag.
Apparaissent çà et là des doubles sens : droit, loi, péché. Différents niveaux de signification
se contredisent ou se complètent, qui appellent différentes lectures. Une telle apparente
tergiversation dit, croyons-nous, plus que ce que le texte dit littéralement. On voit les
difficultés qui surgissent aussitôt que Spinoza veut faire dire au mot « péché » ce qui, selon
ses propres règles, ne peut apparemment pas être dit. Il semble bien qu’un tel choc entre
concepts était prévu, était inscrit dans la structure même de l’ouvrage.
3.3.3. De la relativité des contrats.
Spinoza tire maintenant les conséquences radicales de la possibilité du péché de la
cité. L’article 6 énonce :
§ 6. ― Il n’est pas douteux que les contrats ou les lois par quoi la multitude transfère son droit à
un conseil ou à un homme, doivent être violés quand cette violation importe à l’intérêt
commun [1]. Mais ce n’est à aucun particulier qu’il appartient d’en juger, c’est-à-dire de
décider s’il est de l’intérêt commun de violer les lois établies ou non [2]. Celui-là seul qui
détient le pouvoir public peut interpréter les lois [3]. À cela s’ajoute qu’aucun particulier n’a le
droit d’agir en défenseur des lois ; par suite, en réalité les lois n’obligent pas celui qui détient le
pouvoir [4]. Que si cependant ces lois sont de telle nature qu’elles ne puissent être violées, sans
que la Cité par cela même en soit affaiblie, c’est-à-dire que la crainte éprouvée en commun par
le plus grand nombre des citoyens se transforme en indignation, par cela même la Cité est
dissoute et la loi suspendue [5]. Ce n’est donc plus conformément au droit civil, mais en vertu
du droit de guerre qu’elle est défendue [6]. Et ainsi le détenteur du pouvoir n’est tenu
182
70
« [N]ous ne pouvons, sans une très grande impropriété, appeler obéissance une vie raisonnable, et péché,
ce qui est en réalité impuissance de l’âme, et non licence contre elle-même, et qu’il faut appeler bien
plutôt esclavage que liberté. » T.P., II, § 20.
d’observer les conditions du contrat pour aucune autre raison, sinon celle qu’a l’homme à l’état
de nature de se garder de devenir son propre ennemi, c’est-à-dire de se détruire lui-même,
comme nous l’avons dit au paragraphe précédent183.
[1] Les contrats ou les lois par quoi la multitude transfère son droit à un conseil ou à
un homme, doivent être violés quand cette violation importe à l’intérêt commun : cela est
évident, d’après ce que nous venons de voir. Thèse polémique, litigieuse ; mais,
émancipatrice. Ce n’est donc pas sans raison que dès le chapitre II, situant le discours sur le
terrain du droit de nature, Spinoza affirmait le principe selon lequel un engagement peut et
même doit être rompu lorsqu’il entraîne des conséquences plus nuisibles qu’utiles184. Ce
principe est maintenant transposé au niveau de la société politique entière. Si le conseil
édicte des lois allant contre l’intérêt général, celles-ci peuvent, et doivent, sans doute (non
dubium est) être violées (violari debeant). Il s’agit là d’un principe délicat à exposer, car il
peut être pris pour une apologie de la désobéissance, de la désunion, de la sédition, alors
que ce dont il est question pourrait être qualifié de « désobéissance raisonnable », d’« union
supérieure », d’« instauration de la paix véritable ». Spinoza écrit contractus seu leges, les
contrats ou les lois : les lois apparaissent ici comme des contrats auxquels nous ne sommes
pas liés inconditionnellement. Autrement dit, du point de vue de la raison, les lois ne sont
pas bonnes parce qu’elles sont des lois ; elles sont bonnes parce que nous les jugeons telles,
parce que nous jugeons leur établissement désirable.
[2] Mais ce n’est pas à un particulier d’en décider pour l’ensemble, précise tout de
suite l’auteur, c’est-à-dire que seul le souverain peut corriger un défaut de l’institution
public. Le principe même de la loi civile serait contredit si un particulier la transgressait, et
ce peu importe les motifs avancés. Il vaut mieux respecter une mauvaise loi que de se
mettre à dos la cité et devenir son ennemi. Cependant, la puissance individuelle de juger ne
disparaît pas dans l’état civil185.
183
184
185
T.P., IV, § 6.
Je pense à l’article 12 : « L’engagement pris en paroles envers quelqu’un de faire ou au contraire de ne pas
faire telle ou telle chose quand on a le pouvoir d’agir contrairement à la parole donnée, reste en vigueur
aussi longtemps que la volonté de celui qui a promis ne change pas. Qui, en effet, a le pouvoir de rompre
l’engagement qu’il a pris, ne s’est point dessaisi de son droit, mais a seulement donné des paroles. Si donc
celui qui est par droit de nature son propre juge (il est d’un homme en effet de se tromper) que
l’engagement pris aura pour lui des conséquences plus nuisibles qu’utiles, et qu’il considère en son âme
qu’il a intérêt à rompre l’engagement, il le rompra par droit de nature. » T.P., II, § 12.
Il est d’ailleurs plutôt rare que les citoyens soient unanimes. Les accords sont partiels et la constitution
d’une communauté d’affects est un véritable problème de société.
71
[3] Nous retrouvons ici la dualité ambivalente précédemment analysée : le droit
souverain que définit la puissance de la multitude d’un côté, et la personne (assemblée ou
système d’assemblées) qui détient le pouvoir public. Que se passe-t-il si celui qui a le
pouvoir public va contre l’intérêt commun ? Lorsque le contrat liant la multitude à la
personne souveraine est rompu, la puissance souveraine demeure sous les transformations
politiques, comme l’article 2 du chapitre VI va le préciser186.
[4] Deux choses sont dites ici, assez subtiles au demeurant. D’une part il est répété
qu’un particulier ne peut en aucune façon s’ingérer dans les affaires de l’État, car ce serait
de l’usurpation. Mais d’autre part il est réaffirmé que celui qui a le pouvoir public n’est pas
tenu par les lois. Pourquoi ? Parce qu’il représente une puissance institutrice, ou législative.
Mais en affirmant cela, Spinoza contredit-il les articles 4 et 5, d’après lesquels on ne peut
pas dire que la cité n’est pas (double négation) tenue par les lois ? Non, pour autant que
l’on aura distingué préalablement le droit civil (législation positive) et le droit naturel (de la
cité), d’une part, et entre droit naturel passionnel et droit naturel raisonnable, d’autre part.
[5] Si la loi peut être suspendue, c’est parce que la législation civile ne flotte pas en
l’air : pas de lois sans désirs. En ramenant à son fondement le système social et politique de
l’institution juridique, on replace la sphère du droit civil (législation établie) dans le
contexte du droit naturel fondateur. Comme il était suggéré précédemment (troisième
considération du chapitre III), il faut reconnaître une limite à ce que la « nature humaine »
peut accepter. Le mécontentement général extrême retire, par une mécanique des passions,
le droit (ou la puissance) du gouvernement, qui cesse d’avoir les « bons affects » (crainte
ou espérance) avec lui187. ― « Je n’accorde, écrivait Spinoza à J. Jellès, dans une cité
quelconque de droit au souverain sur les sujets que dans la mesure où, par la puissance, il
l’emporte sur eux. »
[6] La phrase d’où part cette glose a quelque chose de lapidaire. Maintenir de force
une loi mauvaise, c’est être en guerre contre la multitude. D’un autre côté, violer les lois
(même si elles sont mauvaises) est devenir ennemi de la cité. ― Il y a péché des deux côtés
186
187
72
« Les discordes donc et les séditions qui éclatent dans la Cité n’ont jamais pour effet la dissolution de la
Cité (comme c’est souvent le cas pour les autres associations), mais le passage d’une forme à une autre. »
T.P., VI, § 2.
« Si la tension est trop forte, le système craque, le souverain est renversé, et un autre souverain, voire un
autre régime, est mis en place. » Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, op. cit.,
p. 355.
à la fois : le gouvernement pèche en allant contre la raison (la raison de la cité est l’intérêt
commun des citoyens), et l’individu « pèche » en allant contre les lois (si l’on se place sur
le plan du droit civil au sens strict).
4. La recherche extra-juridique du meilleur régime
« Tâchons donc de nous former par supposition l’idée
d’un peuple heureux, et puis nous établirons nos règles
sur cette idée188. »
Rousseau, Fragments politiques
Le chapitre V, à la charnière de l’ouvrage, opère une nouvelle révolution
terminologique. Le problème sur le point d’être formulé, c’est celui d’une institution
juridique qui, sans être déraisonnable tout à fait, n’est pas non plus si raisonnable que cela.
Le langage de la faute se transforme, graduellement, en langage de l’« amélioration ».
Comme la meilleure règle de vie pour se conserver soi-même autant qu’il se peut, est celle qui
est instituée suivant les prescriptions de la raison, il en résulte que tout le meilleur que fait soit
un homme, soit une Cité, est ce qu’il fait en tant qu’il est le plus complètement son maître. Ce
n’est pas en effet tout ce que nous disons qu’on a le droit de faire, que nous affirmerons être le
meilleur [1]. Autre chose est de cultiver un champ en vertu d’un droit, autre chose est de
cultiver ce champ le mieux possible ; autre chose, dis-je, est de se défendre, de se conserver et
de juger le mieux possible [2]. En conséquence autre chose est de commander en vertu de son
droit et d’avoir la charge des affaires publiques, autre chose est de commander le mieux
possible et de gouverner le mieux possible la chose publique [3]. Ayant ainsi traité en général
du droit de toute Cité, il est temps de traiter du régime le meilleur en un État quelconque 189.
[1] Cet énoncé d’après lequel ce n’est pas de tout ce que nous disons fait de droit
(jure fieri dicimus), que nous affirmerons être pour le mieux (optime fieri affirmamus), nous
paraît d’une grande importance. Une difficulté surgit, qui vient du fait que, en vertu de
l’identification spinozienne du droit et de la puissance, il n’est pas évident que l’on puisse
opposer, au droit, autre chose qu’un droit.
[2] L’exemple d’un champ bien ou mal cultivé, quoique cultivé de « bon droit », met
en évidence la différence des deux niveaux hétérogènes que sont les conventions humaines,
d’une part, et la « réalité objective », d’autre part. L’exposé nous place maintenant à un
point de vue excédant tout positivisme juridique. Pourtant, on dira que cultiver un champ le
mieux possible ne représente pas non plus une sortie du droit de nature, car il s’agit encore
188
189
Bibliothèque de la ville de Neuchâtel, N.7914, f° prélim. ; cité dans Rousseau, Du contrat social, op. cit.,
p. 331.
T.P., V, § 1.
73
d’une puissance. Il semble donc que le mot « droit », dans cet article, est pris au sens de la
convention. Opposant le « meilleur possible » au droit, relativisant, pour ainsi dire, le droit
civil par le droit naturel de la raison, Spinoza se place à un point de vue qui permet de
juger le droit positif190.
[3] Cette présente distinction entre le meilleur et le droit se répercute maintenant au
niveau du gouvernement. On peut gouverner de « bon droit », et cependant mal gouverner.
Il est important de faire valoir cette éventualité puisque, devant les erreurs et les errements
du détenteur de l’autorité politique, il ne suffit pas, pour se comporter raisonnablement,
d’alléguer simplement que la chose publique est gouvernée en règle, comme s’il s’agissait
là du fin mot de l’affaire.
L’article 2 parachève la transformation du langage de la faute.
§ 2. ― On connaît facilement quelle est la condition d’un État quelconque en considérant la fin
en vue de laquelle un état civil se fonde ; cette fin n’est autre que la paix et la sécurité de la
vie [1]. Par suite le gouvernement le meilleur est celui sous lequel les hommes passent leur vie
dans la concorde et celui dont les lois sont observées sans violation [2]. Il est certain en effet
que les séditions, les guerres et le mépris ou la violation des lois sont imputables non tant à la
malice des sujets qu’à un vice du régime institué [3]. Les hommes en effet ne naissent pas
citoyens mais le deviennent [4]. Les affections naturelles qui se rencontrent sont en outre les
mêmes en tout pays ; si donc une malice plus grande règne dans une Cité et s’il s’y commet des
péchés en plus grand nombre que dans d’autres, cela provient de ce qu’elle n’a pas assez pourvu
à la concorde, n’a pas institué assez prudemment ses règles de droit, et par conséquent n’a pas
établi absolument un droit civil [5]. Un état civil, en effet, est constamment à craindre, où les
lois sont fréquemment violées, ne diffère pas beaucoup de l’état de nature où chacun, au plus
grand péril de sa vie, agit selon sa complexion propre [6]191.
[1] Si l’état civil devait se comprendre par rapport aux seuls buts que se propose un
État, le risque de tyrannie serait constant, puisque tout s’organiserait, non pas en fonction
de la société entière, mais en fonction des intérêts des politiques192. Certes, il y a bien un
cercle dans cette affaire puisque, dans la mesure où l’État est censé émaner de la volonté
générale, se régler sur l’État, c’est se régler sur la société elle-même, c’est obéir à la loi que
l’on s’est prescrite. En un autre sens toutefois, l’un des termes a logiquement prévalence sur
190
191
192
74
L’étude des conditions de l’amendement spécifiquement juridique n’est pas menée dans le Traité
politique. Le Traité théologico-politique la menait pour son compte, comme nous le montrerons dans la
sous-partie B de la prochaine partie.
T.P., V, § 2.
Hobbes écrivait, exemplairement : « La fonction du souverain (qu’il s’agisse d’un monarque ou d’une
assemblée) est contenue dans la fin pour laquelle on lui a confié le pouvoir souverain, et qui est le soin de
la sûreté du peuple : il y est obligé par la loi de nature, et il est obligé d’en rendre compte à Dieu, auteur de
cette loi, et à nul autre. Notez que par sûreté, je n’entends pas ici la seule préservation, mais aussi toutes
les autres satisfactions de cette vie que chacun pourra acquérir par son industrie légitime sans danger ni
mal pour la République. » Hobbes, Léviathan, II, XXX, op. cit., p. 357. Nous soulignons.
l’autre ; ce n’est qu’en se rapportant à la raison de la formation de l’état civil que peut être
retrouvée la raison des lois. L’état de nature ne connaissait ni la sécurité, ni la paix.
[2] Que la non-violation des lois soit une condition nécessaire de la félicité
collective, cela se comprend aisément. Que de très mauvaises lois soient plus sujettes à être
violées que les bonnes, on ne s’en étonnera pas. Une telle considération peut même paraître
triviale. Toutefois il faut avoir à l’esprit, considérant le raisonnement en train de se faire,
que les derniers articles du chapitre IV défendaient explicitement l’idée selon laquelle les
lois contraires à l’intérêt commun doivent être violées, contrairement à ce que l’on pourrait
dire par ailleurs. Pour éviter autant que possible les malentendus, il importe de réitérer les
principes de la « politique ordinaire ».
[3] L’idée que les « péchés » soient imputables non à la malice des sujets, mais à un
vice du régime institué, est proprement révolutionnaire ; la pensée théologico-politique ou
scolastique posait exactement l’inverse. C’était par cet angle critique que le Traité politique
s’ouvrait (article 1, chapitre I) : les philosophes et les théologiens font comme si les
hommes tombaient dans les vices par leur propre faute, alors que les affects qui les
déterminent, ils ne choisissent pas de les avoir. Et tandis que le blâme s’épanche sur cette
nature humaine supposée, les institutions et les défauts de l’ordre social existant,
déterminant la production d’affects, sont passés sous silence.
Le passage du péché selon la cité au péché de la cité ouvre la voie à une critique de
la raison institutionnelle.
[4] Les hommes ne naissent pas citoyens, mais le deviennent : proposition majeure,
formulée à la manière d’un apophtegme. La sociabilité correspond certainement à un besoin
et à une aptitude de l’humain, mais elle peut prendre différentes formes 193. Il ne faut point
cependant présupposer ce qu’il s’agit d’engendrer : la « civilité194 ».
[5] Après avoir dégagé la structure rationnelle de l’État, il devient possible de
repérer les défauts et les travers d’un État peu raisonnable. Le gouvernement le meilleur ne
donne pas de raisons d’aller contre ses lois. Nous sommes au cœur d’une révolution dans
193
194
« Si les scolastiques, pour cette raison que des hommes à l’état de nature ne peuvent guère être leurs
propres maîtres, ont voulu appeler l’homme un animal sociable (animal sociale), je n’ai rien à leur
objecter. » T.P., II, § 15.
« Puisque les hommes sont enfants lorsqu’ils naissent, ils ne peuvent pas être nés capables de société
civile. » Hobbes, Du citoyen, I, I, § 1.
75
l’ordre moral et politique : les vices individuels sont imputables aux défauts de l’institution.
Comme le disait Thomas More, critique des pratiques de son temps, les autorités punissent
des criminels que la forme de l’ordre social ne pouvait qu’engendrer : tel est le cercle
vicieux dont il s’agit de sortir195. Il faut affronter l’apparente contradiction : la justice (au
sens strict) est injuste (par rapport à l’idée de justice qu’on peut former). ― De même que
les péchés commis peuvent être raisonnablement imputés aux défauts de la cité, la vertu des
citoyens doit être mise au compte du système institutionnel196.
[6] Un état civil fondé sur la crainte et où les lois sont violées équivaut
fonctionnellement à un état de nature. Pour avoir un droit civil, une société peut n’en être
pas moins barbare à différents égards.
*
* *
La différence entre le droit au sens strict et le meilleur selon la raison permet de
créer une tension à l’intérieur des concepts précédemment exposés. Par exemple, la paix
s’oppose à la guerre. Mais l’institution d’un droit civil suffit-elle à engendrer la paix ?
L’article 4 répond à cette question.
§ 4. ― Si dans une Cité les sujets ne prennent pas les armes parce qu’ils sont sous l’empire de
la terreur, on doit dire, non que la paix y règne, mais plutôt que la guerre n’y règne pas. La paix,
en effet, n’est pas la simple absence de guerre, elle est une vertu qui a son origine dans la force
d’âme, car l’obéissance (par le § 19 du chapitre II) est une volonté constante de faire ce qui
suivant le droit commun de la Cité doit être fait. Une Cité, faut-il dire encore, où la paix est un
effet de l’inertie des sujets conduits comme un troupeau, et formés uniquement à la servitude,
mérite le nom de solitude plutôt que celui de Cité197.
Si... on doit dire... non que... mais... : de tels marqueurs attestent, une fois de plus, d’une
attention portée aux conditions d’usage des termes. Il ne suffit pas qu’il n’y ait pas de
guerre, pour qu’il y ait la paix, c’est-à-dire que l’opposition simple paix/guerre ne suffit
pas, car elle se fonde sur la guerre manifeste, tout ce qui n’est pas guerre manifeste étant
195
196
197
76
« Si vous ne remédiez à ces maux, c’est en vain que vous vanterez votre façon de réprimer le vol. Que
faites-vous d’autres, je vous le demande, que de fabriquer vous-mêmes les voleurs que vous pendez
ensuite ? » Thomas More, L’Utopie, I, op. cit, p. 103. ― Le droit pénal est ici mis en cause.
« De même en effet que les vices des sujets, leur licence excessive et leur insoumission doivent être
imputées (imputanda) à la cité, de même en revanche leur vertu, leur constante soumission aux lois
doivent être attribuées à la vertu et au droit absolu de la Cité, comme il est manifeste par l’article 15 du
chapitre II. » T.P., V, § 3. ― Il ne s’agit donc pas d’exiger plus de « vertu » des sujets et des gouvernants,
mais de rendre le système institutionnel plus « vertueux ». Telle est la grande thèse spinozienne au sujet
des institutions.
T.P., V, § 4. Nous soulignons.
interprété comme paix ― grave erreur, car à côté de la guerre manifeste, il y a la guerre
latente198 ; et, sans doute, entre la guerre latente et la paix, il y a encore des degrés
intermédiaires. Certes, une cité oppressive n’en demeure pas moins une cité. Cependant,
d’une manière rhétorique, Spinoza refuse à une telle cité le nom de « cité », et la qualifie
plutôt de « solitude199 » (solitudo). Sans doute ne s’agit-il pas pour l’auteur de faire de la
solitude une catégorie politique rigoureuse. Quelle est la fonction, dès lors, de ce passage ?
Nous croyons que l’objectif ici visé est de produire un affect ; l’efficace d’une telle
opération est, en quelque sorte, extra-thétique.
*
* *
L’article 5 nous paraît non moins pertinent : « Quand nous disons que l’État le
meilleur est celui où les hommes vivent dans la concorde, j’entends qu’ils vivent d’une vie
proprement humaine, d’une vie qui ne se définit point par la circulation du sang et
l’accomplissement des autres fonctions communes à tous les autres animaux, mais
principalement par la raison, la vertu de l’âme et la vie vraie200. » Une fois de plus, le
discours de Spinoza prend pour objet à la fois les choses et le discours que l’on tient sur les
choses. Il désamorce un discours que l’on pourrait peut-être qualifier de réductionniste, et
qui chercherait à identifier la concorde, avec la simple reconduction de ce qui existe. Ce
n’est pas qu’il ne faudrait pas que l’ordre établi soit reconduit ; c’est que la reconduction ou
la conservation n’est pas une fin en soi. La concorde supérieure à viser implique une
élévation de la qualité de vie. La distinction que fait ici Spinoza fait passer une différence
où il n’y en avait pas. Elle trace dans le concept de « vie », en apparence d’un seul tenant,
une frontière entre deux modes (de vie) opposés, dont l’un est jugé insuffisant, dégradant,
indigne. La vie humaine (vitam humanam) n’est pas la simple circulation du sang (non sola
sanguinis circulatione). La vie raisonnable suppose la paix ; maintenir l’« humain » dans le
cercle étroit des fonctions animales peut se faire dans le contexte d’une « absence de
guerre », mais sûrement pas en temps de paix au sens plein. Sans insister, Spinoza en dit
assez pour initier une critique, marquer une divergence, une orientation. La prolongation de
198
199
200
Hobbes définissait certes l’état de nature comme état de guerre de chacun contre chacun, mais comme
guerre soit manifeste, soit latente.
Nous verrons dans la section A de notre troisième partie comment Spinoza introduit, dans l’Éthique IV,
cette même opposition cité/solitude.
T.P., V, § 5.
77
la vie, dans des conditions dégradantes, par exemple, n’est pas plus défendable qu’une
naissance dans des conditions semblables201. Cette définition de la vie humaine pourrait
être rapprochée de ce qui a été dit de la liberté : bien que déterminée de part en part, elle ne
se réduit pas au « libre » déplacement spatial.
*
* *
Terminons notre analyse du mouvement d’exposition des principes du droit avec
l’article 6, avant-dernier du chapitre V ; grave, expressif et récapitulatif.
§ 6. ― Notons que l’État institué, comme je l’ai dit, en vue de cette fin de faire régner la
concorde, doit être entendu comme institué par une multitude libre, non comme établi par droit
de guerre à la multitude [1]. Sur une population libre l’espoir exerce plus d’influence que la
crainte ; sur une population soumise par la force au contraire, c’est la crainte qui est le plus
grand mobile, non l’espérance [2]. De la première on peut dire qu’elle a le culte de la vie, de la
seconde qu’elle cherche seulement à échapper à la mort : celle-là, dis-je, s’efforce à vivre par
elle-même, celle-ci reçoit par contrainte la loi du vainqueur [3]. C’est ce que nous exprimons en
disant que l’une est esclave, l’autre libre [4]. La fin d’un pouvoir acquis par le droit de guerre
est la domination, et celui qui l’exerce a des esclaves plutôt que des sujets [5]. Et bien que, entre
l’État créé par une population libre et celui dont l’origine est la conquête, il n’y ait point de
différence essentielle si nous avons égard au droit civil en général, il y a entre eux une grande
diversité et quant à la fin poursuivie, comme nous l’avons montré, et quant aux moyens dont
chacun d’eux doit user pour se maintenir [6]202.
[1] L’institution d’une multitude libre s’oppose aux « républiques d’acquisition »,
pour le dire dans les termes de Hobbes. L’État né de la « conquête » inspire de la crainte et
de la haine. La crainte, dans un tel contexte, est toujours double : crainte des sujets à
l’endroit des despotes, crainte des despotes à l’endroit des sujets. Un tel État est, dans les
termes de Spinoza, relativement impuissant, bien qu’institué « de droit203 ». Machiavel
disait à quel point il est difficile, pour une population non libre au point de départ, de
conquérir sa liberté : elle n’en a pas le souvenir204.
[2] L’affect d’espoir caractérise une population libre. La crainte mutuelle,
souvenons-nous, caractérisait l’état de nature. Ici, on voit que l’opposition n’est plus entre
201
202
203
204
78
« Les enfantements pires que les meurtres... » Isidore Ducasse, Poésies, I, Paris, Presses de la
Renaissance, p. 244.
T.P., V, § 6.
Car le « souverain » n’a de droit sur les sujets que dans la mesure où il l’emporte sur eux en puissance,
disait la Lettre L de Spinoza à Jarig Jelles. Un droit de guerre peut devenir, par la force, « légitime » ; mais
sans être le « meilleur possible ».
« Si des cités libres dès leurs origines, comme Rome, ont des difficultés à trouver des lois pour maintenir
leur liberté, celles qui sont nées dans la servitude n’ont presque aucune possibilité de le faire. » Machiavel,
Discours sur la première décade de Tite-Live, I, XLIX, op. cit., p. 271.
l’état de nature et l’état civil, mais entre deux modes civils, se distinguant par le type
d’affects qu’ils conditionnent.
[3] Une multitude libre a le culte de la vie, tandis que les individus asservis ne
cherchent qu’à éviter la mort : l’opposition est radicale. Spinoza fait surgir ici l’aspect
moral de la condition humaine, comme pouvant être déterminée par le mode d’institution
politique. Sans doute ne retrouve-t-on jamais ces modes d’existence opposés à l’état pur.
Cette caractérisation d’une société ayant le culte de la vie, ou bien, vivant dans la crainte et
l’oppression, touche à tous les aspects de la vie collective, ses mœurs, son histoire, ses
devenirs. Au sortir de la boucle reliant les chapitres II à IV, le chapitre V ouvre la
perspective d’une recherche plus exigeante, une recherche plus que juridique.
[4] Vie/mort, liberté/servitude. ― « C’est ce que nous exprimons, en disant... »,
précise Spinoza, c’est-à-dire que « libre » et « esclave », termes à manipuler avec
précaution, peuvent maintenant être utilisés pour décrire non plus seulement la condition
des sujets, mais celle d’une société entière.
[5] Comme une cité fondée sur la crainte doit, du point de vue de la raison, recevoir
le nom de solitude plutôt que celui de cité, de même, les sujets d’un pouvoir de cette sorte
(un État contraire à l’intérêt du plus grand nombre) ne sont pas des sujets, mais des esclaves
(servos) ― un retournement conceptuel éclatant. Certes, ces sujets dont Spinoza dit qu’ils
n’en sont pas ― ils n’en sont pas moins des sujets tout de même. Or, l’option
philosophique de Spinoza est de concevoir et de proposer à l’attention des hommes une
définition du citoyen qui exclut un tel mode de sujétion. Il nous le suggère, nous le fait
savoir et percevoir, par un dynamisme textuel, par des changements d’intensités, des
rapprochements insolites ponctuels, comme autant de gestes philosophiques paradoxaux205.
En ce sens, on pourrait qualifier l’esthétique spinozienne, ainsi que le suggérait Gilles
Deleuze, d’expressionniste206. Comment donner à penser cette déprise nominaliste, si ce
n’est en opérant de telles bifurcations, de telles torsions expressives ? Ils ne sont même pas
des sujets, dit-il, ceux qui obéissent à des lois contraires à la raison, mais des esclaves !
205
206
« Un geste brusque me délivre de l’esclavage de la pensée la plus soucieuse, il me suffit d’étendre mes
membres pour secouer le tourment de mes pensées, de me lever en sursaut pour lancer en l’air le fantôme
du monde religieux qui pèse sur ma poitrine ; un bond d’allégresse rejette au loin les fardeaux séculaires. »
Max Stirner, L’unique et sa propriété, op. cit., p. 164.
Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l’expression, Paris, Minuit, 1968 ; surtout la conclusion, sur
« l’expressionnisme en philosophie ».
79
[6] En un sens, il y a une grande différence entre un État libre et un État qui ne l’est
pas, nous venons de le voir ; cependant, en un autre sens, il n’y en a pas. La distinction des
différents sens se révèle, ici encore, un enjeu important. Il n’y a « pas de différence
essentielle si nous avons égard au droit civil en général (jus in genere) ». Même une société
barbare a un droit civil en général, lisait-on au chapitre I. Les deux propositions sont vraies,
donc, qui posent qu’on ne saurait concevoir une société sans justice, non plus qu’une justice
sans société ; mais, les législations peuvent porter les traces de l’ancienne barbarie (comme
disait Kant). Les sociétés ne se distinguent pas sous le rapport de leur injusticiabilité
propre, si l’on s’en tient au sens strict. Les États se distinguent pourtant, ils diffèrent
fortement et quant à la fin poursuivie, et quant aux moyens pris pour se maintenir.
*
* *
À la lumière de cette différence du meilleur et du droit au sens restreint, nous
pouvons revenir sur les termes dans lesquels Spinoza formulait son projet dans le chapitre I.
Il disait chercher à établir seulement « ce qui convient le mieux avec la pratique ». Nous
voyons maintenant comment la pratique réfléchie peut être le pivot d’une relativisation de
l’ordre juridico-politique existant. Le meilleur n’est pas le « simple droit juridique », ni
nécessairement non plus ce que l’on nomme « meilleur » ; la paix n’est pas la « simple
absence de guerre » ; la vie humaine n’est pas la « simple circulation du sang ». Sans doute
chacun des termes pourrait-il encore se diviser. L’ensemble de ces distinctions internes au
droit ― ou puissance, selon le jeu de langage fondateur du Traité ―, peut être replacé dans
le contexte d’un procès historique dialectique plus général : la raison humaine ne préexiste
pas à l’état civil ; l’état civil, résultant du jeu des passions, engendre des conditions
favorisant la formation commune de la raison ; la raison se développant fait retour sur ses
conditions de possibilité, et, par les voies d’un discernement qualitatif, pourvoit à son
développement. L’une des modalités de ce retour consiste, nous l’avons vu, en une critique
de la téléologie politique.
On pourrait me reprocher de ne pas assez tenir compte de la seconde partie du
Traité, à savoir des chapitres VI à XI. Il aurait été certainement intéressant d’analyser
l’exposition spinozienne du bon ordonnancement et des défauts des régimes particuliers.
Nous aurions pu voir Spinoza décrire les vicissitudes inhérentes même à un régime sain et
stable, par exemple celles qui naissent de la luxure, et qui induisent un désintérêt moral et
80
politique207. Cependant, c’est dans la première partie du T.P., portant sur le statut civil en
général, que se trouvait développé, sous la forme d’un paradoxe, le problème du péché de la
cité ; nous prenions pour objet l’aspect paradoxal de son énonciation. D’autre part, la
présence de ce que nous avons appelé le carrefour thématique (section 1 de cette partie)
peut nous inciter à relier, à relire d’autres œuvres à partir des acquis de cette partie. Les
écrits antérieurs présentent-ils une semblable tergiversation entrecroisant le dire et
l’interdire ? Une même volonté de poser des règles à respecter, et, en même temps, de
laisser entendre que toute règle n’est pas absolument valable du simple fait qu’elle existe,
se laisse-t-elle découvrir ? Si oui, sous quelles formes ? Quels rapports la philosophie,
marginale comme thème dans le Traité politique, établit-elle avec les mœurs, les opinions,
les questions sociales et politiques, en général ?
207
« Les hommes, une fois affranchis de la crainte par la paix, deviennent peu à peu, de sauvages et barbares
qu’ils étaient, des êtres civilisés et humains, et de là tombent dans la mollesse et la paresse ; ils ne
cherchent plus à l’emporter les uns sur les autres par la vertu, mais par le faste et le luxe, ils prennent en
dégoût les mœurs de leur patrie. » T.P., X, § 4. ― « Ma conclusion donc est que ces vices inhérents à
l’état de paix dont nous parlons ici, ne doivent pas être combattus directement mais indirectement, en
posant des principes fondamentaux tels que le plus grand nombre s’efforce non de vivre sagement (cela est
impossible) mais se laisse diriger par les affections utiles à l’État. » T.P., X, § 6.
81
Partie III. —
Différents traitements du paradoxe dans l’œuvre
Tournons-nous maintenant vers les trois grandes œuvres de Spinoza antérieures au
Traité politique, à savoir l’Éthique, le Traité théologico-politique et le Traité de la réforme
de l’entendement. Les textes que nous citons ici manifestent, nous semble-t-il, cette tension
caractéristique qui peut surgir entre le péché selon la cité et le péché de la cité ; entre la
raison et la raison politique ; entre le droit naturel déraisonnable et le droit naturel
raisonnable. Que ce soit par une compréhension de la politique dans l’éthique (A), ou par
l’intervention du citoyen auprès de l’autorité au sujet des règles de droit (B), ou encore par
la réflexion existentielle d’un désir dans l’élaboration d’un projet de vie et de société (C),
les rapports entre philosophie et cité s’établissent de différentes façons. Par cette coupe
transversale dans l’œuvre considérée à rebours, nous voudrions montrer que les deux idées
complémentaires d’un défaut institutionnel et d’une amélioration des conditions sociales et
politiques, sont récurrentes, d’une part, et d’autre part qu’elles appellent, selon les
contextes, différents traitements, tous placés sous le signe d’une certaine prudence dans
l’expression.
A. ― L’instauration des droits communs dans l’Éthique IV
Aimant, ayons ensemble espérances et craintes ;
de fer, l’homme qui aime autorisé par l’autre208.
Un poète
1. Vers le Scolie II de la Proposition 37
Nous retrouvons Spinoza à la dernière ligne du Scolie I de la Proposition 37209 de la
quatrième partie de l’Éthique. « Il me reste à expliquer ce que c’est que le juste, l’injuste, le
péché, et enfin le mérite. Mais là-dessus, voir le Scolie suivant210. » Il s’agit là d’une
énumération thématique très proche de celle qui ouvrait le chapitre II du Traité politique211.
208
209
210
211
« Speremus pariter, pariter metuamus amantes ; Ferreus est, si quis, quod sinit alter, amat. » Cité par
Spinoza, Éthique, III, Prop. XXXI, Corol ; trad. de B. Pautrat.
Prop. XXXVII : « Le bien auquel aspire pour soi chaque homme qui suit la vertu, il le désirera aussi pour
tous les autres hommes [...]. »
Éthique, IV, Prop. XXXVII, Sc. I.
« Dans notre Éthique nous avons expliqué ce que sont le péché, le mérite, la justice, l’injustice et
finalement la liberté de l’homme. » T.P., II, § 1.
83
L’occurrence de cette énumération, placée à la fin du Scolie I de cette Proposition, est
remarquable ; à quel Scolie le lecteur est-il renvoyé ? Au Scolie II, qui suit, parfaitement
contigu. Nous sommes renvoyés... à la phrase suivante. ― Lisons donc l’incipit de ce
Scolie II : « Dans l’Appendice de la Première Partie, j’ai promis d’expliquer ce que c’est
que la louange et le blâme, le mérite et le péché, le juste et l’injuste212. » Péché, mérite,
justice et injustice : nous retrouvons là les termes de l’énumération qui terminaient le Scolie
I, à quoi s’ajoutent maintenant la louange et le blâme ; pour le reste, il s’agit de la même
série de notions, chacune présentée avec un contraire, ce qui peut suggérer déjà leur
caractère relatif.
L’idée vient, de relier le réseau des articles du Traité politique concernant le
paradoxe du péché de la cité (la boucle formée des chapitres II et IV, comme nous l’avons
vu dans la section 3 de notre partie précédente) à ce port d’attache « entre scolies »
(dernière ligne du Scolie 1, première ligne du Scolie II de l’Éthique), pour une mise en
communication des pièces dans le système. Une entrée politique trouvée là, au détour de la
quatrième partie de l’Éthique, intitulée De la servitude humaine ou des forces des affects.
Ce que l’on appelle « articulation éthico-politique », pour caractériser la philosophie de
Spinoza, trouverait sans doute, à ce point de recoupement possible des écrits, un lieu
d’observation privilégié. En effet, la série récurrente des trois énumérations (à la fin du
Scolie I, au début du Scolie II de la Proposition 37, et au début du chapitre II du Traité
politique) nous paraît caractériser une problématique précise, et il semble que l’auteur nous
en signale la présence, d’œuvre en œuvre. Le deuxième scolie pourrait-il être un ajout
tardif, inspiré de l’écriture du Traité politique (lequel renvoie à l’Éthique à plusieurs
reprises) ?
Après les deux énumérations des deux scolies rapprochant le mot « péché » des
mots de la politique bien connus (tels que « justice » et « injustice »), Spinoza dans la
phrase suivante ajoute, encore sur le mode de l’annonce par référence à sa division de texte
212
84
Éthique, IV, Prop. XXXVII, Sc. II. ― Voici le lieu de l’Appendice de la Première Partie auquel le
scolie II semble se référer : « Une fois qu’ils se furent persuadés que tout ce qui a lieu a lieu à cause d’eux,
les hommes ne purent que tenir pour principal, en toute chose, ce qui avait le plus d’utilité pour eux, et
juger le plus éminent tout ce qui les affectait au mieux. D’où vint qu’il leur fallut former ces notions par
lesquelles expliquer les natures des choses, à savoir le Bien, le Mal, l’Ordre, la Confusion, le Chaud, le
Froid, la Beauté et la Laideur : et parce qu’ils se croient libres, de là naquirent les notions que sont la
Louange et le Blâme, le Péché et le Mérite ; mais celles-ci, je les expliquerai plus bas, quand j’aurai traité
de la nature humaine. » Éthique, I, Appendice, op. cit., p. 87.
― accentuant encore l’aspect ralenti de l’exposé ―, cette autre précision : « Pour ce qui
touche la louange et le blâme, je m’en suis expliqué dans le Scolie de la Proposition 29
Partie 3 ; et quant aux autres, ce sera maintenant le moment d’en parler 213. » C’est donc du
juste et de l’injuste, ainsi que du mérite et du péché, dont il s’agira ici.
Avec à l’esprit ce que nous disions au sujet de la redéfinition du langage de la faute
― ou, comme disait Hobbes, de l’idée d’un blâme raisonnable214 ―, regardons ce que
Spinoza fait, dans le deuxième Scolie de cette proposition sur le désir d’un bien commun.
En quelques lignes, il va condenser les principes de la politique, et produire une sorte de
miniature ; une page et demie, incluant de nombreux renvois intratextuels (d’ailleurs tous
contenus dans la première moitié du Scolie II), ayant pour cibles des lieux précis et distants.
Une telle mise en forme ancre fortement le raisonnement dans un ensemble de
raisonnements préalables. Devant autant de trajets possibles, comme à la montagne, il faut
choisir ; satisfaisons-nous ici de faire intervenir la seconde moitié du Scolie II dans le corps
principal de notre texte, et plaçons le début en note ci-dessous215. La multitude des renvois
213
214
215
Éthique, IV, Prop. XXXVII, Sc. II.
« Il faut donc rechercher ce que c’est que blâmer raisonnablement, ou au rebours blâmer hors raison. [...]
Un péché, une coulpe, une faute, ou une offense, se peut définir en cette manière, ce que quelqu’un a fait,
a omis, a dit, ou a voulu contre la raison de l’État, c’est-à-dire contre les lois. » Hobbes, Du citoyen, op.
cit., II, chap. XIV, § XVII.
« Chacun existe par le souverain droit de nature, et par conséquent c’est par le souverain droit de nature
que chacun fait ce qui suit de la nécessité de la nature ; et par suite c’est par le souverain droit de nature
que chacun juge de ce qui est bon, de ce qui est mauvais, et veille à son intérêt selon son propre
tempérament (voir les Prop. 19 et 20 de cette partie) et se venge (voir le Coroll. Prop. 40, partie 3) et
s’efforce de conserver ce qu’il aime, et de détruire ce qu’il a en haine (voir la prop. 28, partie 3). Que si
les hommes vivaient sous la conduite de la raison, chacun posséderait ce droit qui est le sien (par le coroll.
1, Prop. 35 de cette partie) sans aucun dommage pour autrui. Mais, parce qu’ils sont sujets aux affects
(par le Coroll. de la Prop. 4 de cette partie), qui surpassent de beaucoup la puissance ou vertu de l’homme
(par la Prop. 6 de cette partie), ils se trouvent donc souvent entraînés diversement (par la Prop. 33 de
cette partie), et sont contraires les uns aux autres (par la Prop. 34 de cette partie), alors qu’ils ont besoin
de s’aider mutuellement (par le Scolie de la Proposition de cette partie). Et donc, pour que les hommes
puissent vivre dans la concorde et s’aider, il est nécessaire qu’ils renoncent à leur droit naturel, et
s’assurent mutuellement de ne rien faire qui puisse tourner au détriment d’autrui. Quant à la manière dont
il peut se faire que les hommes, qui sont nécessairement sujets aux affects (par le Coroll. de la Prop. 4 de
cette partie), et inconstants et divers (par la Prop. 33 de cette partie), puissent se donner cette assurance
mutuelle et avoir une confiance mutuelle, elle ressort avec évidence de la Proposition 6 de cette Partie et
de la Proposition 39 de la Partie 3. À savoir, qu’un affect ne peut être contrarié que par un affect plus fort
et contraire à l’affect à contrarier, et que l’on s’abstient de causer un dommage par peur d’un dommage
plus grand. C’est donc par cette loi que la Société pourra s’établir, à condition de revendiquer pour ellemême le droit qu’a chacun de se venger, et de juger du bien et du mal ; et par suite, d’avoir le pouvoir de
prescrire une règle de vie commune, et de faire des lois, et de les garantir non par la raison, qui ne peut
contrarier les affects (par le Scolie de la Prop. 17 de cette partie), mais par des menaces. » Éthique, IV,
Prop. XXXVII, Scol. II, op. cit., p. 399. ― Nous aurions pu ne pas reproduire ces renvois intratextuels,
mais nous voulions donner à voir ces aspects formels remarquables. Une telle densité de renvois peut être
85
de la première partie du Scolie II fait alors place au texte que voici, sur l’origine et la
formation de la société politique :
Et cette Société, garantie par les lois et par le pouvoir de se conserver, s’appelle Cité, et ceux
qu’elle défend de son droit, Citoyens ; par où l’on comprend aisément qu’il n’y a dans l’état de
nature rien qui soit bien ou mal de l’avis unanime ; puisque chacun, dans l’état naturel, ne veille
qu’à son utilité, et décide du bien et du mal selon son tempérament et en n’ayant pour règle que
son utilité, et que personne ne l’oblige à obéir à une loi, que lui seul. Et par suite, dans l’état
naturel le péché ne se peut concevoir ; mais bien dans l’état Civil, où il est décidé d’un commun
accord de ce qui est bien et de ce qui est mal, et où chacun est obligé d’obéir à la Cité. Et donc
le péché n’est rien d’autre que la désobéissance, qui pour cette raison est punie par le seul droit
216
de la Cité, parce qu’on le juge par là même digne de jouir des commodités de la Cité .
L’enchaînement de signes par lequel est introduite la notion de péché, très proche du Traité
politique stylistiquement, nous semble procéder en deux temps ― et ne pas inclure la
troisième règle d’usage, paradoxale entre toutes, qui, comme nous l’avons vu dans la
section 3 de la partie précédente, apparaît dans le chapitre IV du Traité politique. Le
premier temps est celui de la négation de l’idée d’un péché par rapport à la nature en soi
(déthéologisation de la notion, règle négative). Dans l’état de nature le péché ne se peut
concevoir217. Puis, vient l’affirmation d’une condition d’application, découlant de la
définition de la loi commune : le péché se conçoit seulement à l’état civil, en fonction de
ses décrets
218
. Par conséquent, « le péché n’est rien d’autre que la désobéissance ». Mais la
cité, elle, peut-elle pécher ? Si l’on s’en tient à ce texte, l’on voit que le problème n’est pas
posé. Il n’est pas dit ici que la cité elle-même peut mal faire (ou « errer », comme dira
Rousseau) ; il est seulement dit que, en tant que souveraine puissance, le pouvoir public
décide de ce qui est bien et mal ― loi vis-à-vis de laquelle le péché peut être commis. La
cité, de ce point de vue, est rigoureusement injusticiable. Il n’est pas dit, comme dans le
Traité politique, qu’il faut au philosophe une troisième règle d’usage : celle dont nous
disions qu’elle forme un paradoxe219. Mais le Scolie II de la Proposition 37 n’est pas
terminé, et se poursuit de cette façon :
216
217
218
219
86
le signe d’une écriture tardive. Impossible ici de sonder la totalité de ces connexions prolixes. Retenons
que Spinoza prend soin d’indiquer que l’affect le plus fort naît rarement de la raison, et que le matériau de
la vie sociale, c’est l’affect-passion : car, des hommes purement raisonnables s’accorderaient
spontanément ; et entre sages tout est commun. Or c’est chacun qui peut dire, selon le mot du poète : je
vois le meilleur, et fais le pire.
Éthique, IV, Prop. XXXVII, Sc. II. Nous soulignons.
« Il n’y a pas de péché dans l’état de nature... » T.P., II, § 18.
« Le péché ne peut se concevoir que dans l’État... » T.P., II, § 19.
« Une Cité pèche […] lorsqu’elle accomplit ou laisse faire ce qui peut causer sa perte : en ce cas nous
Ensuite, dans l’état naturel, personne n’est, d’un commun accord, Seigneur de quelque chose, et
il n’y a dans la Nature rien qu’on puisse dire être à tel homme, et non à tel autre ; mais tout est à
tous ; et partant dans l’état naturel on ne peut concevoir aucune volonté d’attribuer à chacun le
sien, c’est-à-dire que, dans l’état naturel, rien ne se fait qui puisse être dit juste ou injuste ; mais
bien à l’état civil, où l’on a d’un commun accord décidé de ce qui est à untel et à untel220.
Dans l’état naturel, on ne peut concevoir aucune volonté d’attribuer à chacun le sien, c’està-dire qu’il n’y a pas un « droit de propriété » antérieur à l’institution juridique (laquelle est
une institution politique). Il est dit que, à l’état civil, ce qui est à untel et non pas à tel autre
a été décrété d’un commun accord : ex communi consensu decernitur. Mais est-ce vraiment
le cas ? On peut supposer en effet que ni l’iniquité dans la répartition des biens, ni la
division sociale, par exemple, ne procèdent toujours d’un commun accord, si par commun
accord on entend une réciprocité d’intérêt dans l’entente contractée. Qu’opère
l’introduction ici et pas ailleurs de cette idée d’un commun accord, ex consensu ? Elle
permet de distinguer l’état civil de l’état de nature, où il n’y a ni propriété, ni justice, ni
discernement en commun. Or, une fois dit que les lois humaines sont des conventions, reste
la question : est-il possible de juger injuste une justice pourtant dite ex consensu ? ― À
quoi Spinoza pourrait répondre : « Oui bien sûr, c’est ce que je dis... » Mais il ne suffit pas
de le dire comme ça : « justice injuste » : l’idée enveloppe contradiction. ― « Comment,
c’est-ce que tu dis ? » ― « J’ai l’espoir, en effet, qu’en faisant apparaître comme
conventionnelles les lois, en faisant valoir les droits de la raison, le lecteur comprenne qu’il
n’est pas tenu d’accepter n’importe quelle clause. »
Et Spinoza de terminer le Scolie II de la Proposition 37 en reprenant (une troisième
fois en deux scolies) l’énumération des thèmes, mais cette fois-ci en tirant une conclusion
qui relativise radicalement tout ce qui vient d’être dit : « d’où il appert que le juste et
l’injuste, le péché et le mérite, sont des notions extrinsèques, et non des attributs qui
expliquent la nature de l’Esprit. Mais assez là-dessus221. » Les « notions extrinsèques »
(péché, mérite, justice, injustice, etc.) n’expliquent pas la nature de l’esprit, ne permettent
pas de le comprendre. Or, « nous ne savons avec certitude être bien et mal que ce qui
conduit véritablement à comprendre222 ». Les notions extrinsèques peuvent être comprises :
220
221
222
disons qu’elle pèche au sens où les philosophes et aussi les médecins disent que la nature pèche. » T.P.,
IV, § 4.
Id.
Id.
Éthique, IV, Prop. XXVII.
87
bien qu’il n’y ait pas de justice et d’injustice en soi ― sinon ce serait des attributs de la
substance, perçus par l’intellect comme constituant son essence ―, ces notions, avec les
affects qui s’y lient de manières précises et déterminées (espérance et crainte, humilité et
repentir), sont utiles à la vie sociale223.
2. Deux propositions sur l’homme libre et la cité
Notre attention se porte maintenant sur les deux dernières propositions de la
quatrième partie de l’Éthique. Ces propositions nous semblent très importantes, tant par
leur rôle au sein du contexte démonstratif général, que par leur teneur singulière, leur
efficace propre. Elles nous paraissent concerner, par des liens forts, la problématique du
péché de la cité ; plus encore que le scolie étudié précédemment, lequel, nous le voyons
maintenant, avait plus trait au péché selon la cité qu’au péché de la cité. Pourtant, nulle
apparition du mot « péché » dans ces deux propositions, mais un développement sur le
rapport de la raison (philosophique) aux règles de droit. Les deux propositions dont nous
parlons sont les 72e et 73e. Chaque proposition, en plus d’une démonstration, est l’occasion
d’un scolie ; le premier de ces deux scolies surtout retiendra notre attention.
Voici la Proposition 72 : « L’homme libre n’agit jamais frauduleusement, mais
toujours de bonne foi. » Homo liber nunquam dolo malo, sed semper cum fide agit. On peut
aussi traduire « dolo malo » par déloyalement, ou trompeusement, et conférer ainsi à
l’expression un sens moral large, tandis que frauduleusement a un sens plus juridique. Le
dol, par exemple, est une action d’un cocontractant ayant pour but de tromper l’autre partie.
Découvert, il se révèle comme « vice de consentement » ; le contractant ne se serait jamais
engagé s’il avait su, etc. C’est le fait de cacher, de dissimuler, de passer sous silence dans
les contrats. L’expression juridique pour cette action dans le droit romain est, justement :
223
88
« Les hommes vivant rarement sous la dictée de la raison, ces deux affects, à savoir l’Humilité et le
Repentir, ainsi que l’Espérance et la Crainte, présentent plus d’avantages que d’inconvénients ; et, par
suite, puisqu’il faut pécher, plutôt pécher dans ce sens-là (quando-quidem peccandum est, in istam partem
potiùs peccandum). Car, si les hommes dont l’âme est impuissante étaient tous d’un égal orgueil,
également dépourvus de honte et de crainte, comment pourrait-on les réunir par des liens et les enchaîner ?
On peut beaucoup plus facilement conduire ceux qui sont sujets à ces affects que les autres, à vivre enfin
sous la conduite de la raison, c’est-à-dire à être libres, et à jouir de la vie des bienheureux. » Éthique, IV,
Prop. LIV, Scol.
« ex dolo malo224 ». Nous croyons que Spinoza fait jouer cette connotation plus juridique.
― Examinons maintenant la démonstration que donne le philosophe de la Prop. 72 :
Si l’homme libre faisait, en tant qu’il est libre, quelque chose frauduleusement, il le ferait sous
la dictée de la raison (car ce n’est qu’en cela que nous le disons libre) : et par suite agir
frauduleusement serait une vertu (par la Prop. 24 de cette partie), et par conséquent (par la
même proposition) chacun serait plus avisé, pour conserver son être, d’agir frauduleusement,
c’est-à-dire (comme il va de soi), les hommes seraient plus avisés de ne convenir qu’en paroles,
et d’être en réalité contraires les uns aux autres, ce qui (par le Coroll. de la Prop. 31 de cette
225
partie) est absurde. Donc l’homme libre, etc. C.Q.F.D .
C’est en cela que nous le disons libre, c’est-à-dire que l’homme libre est celui qui vit sous
la conduite de la raison : la première partie de la démonstration ne fait que déplier la
définition préalable de l’homme libre : de toutes manières, tout ce que fait l’homme libre, il
le fait avec raison ; c’est en cela que nous le disons libre. Agir frauduleusement, c’est aller
contre la raison ; donc, l’homme libre, etc. ― Le texte nous renvoie à la Proposition 24,
d’après laquelle, absolument parlant, agir par vertu n’est en nous rien d’autre qu’agir,
vivre, conserver son être sous la conduite de la raison226, et ce conformément au fondement
qui consiste à rechercher ce qui est proprement « utile à soi » (selon le Corollaire 31 auquel
nous sommes aussi renvoyés227). Si l’agir frauduleux était précisément conforme à la raison
et à la liberté, et si nous appelions vertu la recherche de la raison et de la liberté, alors il ne
faudrait pas en l’occurrence parler de mauvaise foi, mais de vertu228. Mais cela ne peut pas
se faire. Car, l’agir frauduleux implique une contradiction entre la parole et l’acte. La
tromperie peut toujours se retourner contre le fraudeur, et l’induire en erreur. Autrement dit,
en accélérant un peu la démonstration, dans l’instant où le dol est commis, tout le monde
perd en puissance, à commencer par le contractant qui tend le piège. Il n’est pas utile à soi224
225
226
227
228
À ne pas confondre avec « dolus bonus », qui recoupe l’ensemble des ruses légitimes d’un vendeur pour
convaincre l’acheteur, lequel doit pour son compte être aux aguets. Inutile de dire que la limite entre le
dolus bonus et le dolus malus est un constant objet de litige et de discussion. Cf. Yves Merminod,
Expressions et proverbes latins ; Adage juridiques, Neuchâtel, Ides et Calendes, 1992.
Éthique, IV, Prop. LXXII.
« Absolument parlant, agir par vertu n’est en nous rien d’autre qu’agir, vivre, conserver son être (trois
façons de dire la même chose) sous la conduite de la raison, et ce conformément au fondement qui
consiste à rechercher ce qui est proprement utile à soi. » Éthique, IV, Prop. XXIV.
« Rien ne peut être bon qu’en tant qu’il convient avec notre nature, et, par suite, plus une chose convient
avec notre nature, plus elle est utile, et inversement. » Éthique, IV, Prop. XXXI, Coroll.
On peut songer à Spinoza répondant, un peu agacé et frondeur, aux questions de Blyenbergh. « Si quelque
homme voit qu’il peut vivre plus commodément suspendu au gibet qu’assis à sa table, il agirait en insensé
en ne se pendant pas ; de même qui verrait clairement qu’il peut jouir d’une vie ou d’une essence
meilleure en commettant des crimes qu’en s’attachant à la vertu, il serait insensé, lui aussi, s’il s’abstenait
de commettre des crimes. Car, au regard d’une nature humaine aussi pervertie, les crimes seraient vertu. »
Lettre XXIV, op. cit., p. 221.
89
même de ne pas être utile pour autrui. Fourvoyant autrui, je me fourvoie moi-même. Bien
plus, si les hommes ne convenaient de pacte que frauduleux, le pacte social serait rendu
impossible. ― C’est alors que Spinoza place le scolie suivant sous les yeux de son lecteur :
Si l’on demande : au cas où la mauvaise foi permettrait à un homme de se délivrer d’un danger
de mort présent, est-ce que la règle de conserver son être ne lui commande pas tout à fait d’être
de mauvaise foi ? On répondra de la même manière, que, si la raison le commande, elle le
commande donc à tous les hommes, et par suite la raison commande tout à fait aux hommes de
ne conclure de pactes que frauduleux au moment de conjuguer leurs forces et d’instaurer les
229
droits communs, c’est-à-dire de n’avoir pas, en vérité, de droits communs, ce qui est absurde .
N’y a-t-il pas comme une ellipse dans cette réponse, dans cette réduction à l’absurde ? Il
nous semble que oui, et que cela confère au texte une certaine étrangeté. Nous réfléchissons
ici au statut de l’exception. Une première réponse à donner à cette voix questionneuse,
pourrait être : oui, il faut agir de « mauvaise foi » pour se délivrer du danger de mort
présent. Bien plus, se comporter ainsi ne serait pas de la mauvaise foi, mais de la raison, de
la liberté et de la « loyauté à soi-même » ; ou, comme dit Spinoza, ce serait redevenir sui
juris. L’enjeu nous semble la possible méprise quant à la règle d’application de la conduite
de bonne foi. L’interlocuteur imaginé nous renvoie à un cas limite : le point de rupture où,
pour se tirer d’affaire, un individu se délie par « droit de nature ». La question a, nous
semble-t-il, quelque chose de typé, de maladroit, de naïf : dois-je, pour être, appliquer la
règle de conserver mon être ?
Qu’est-ce qui est absurde, exactement ? Que démontre au juste la démonstration ?
Ce que la raison conseille à un homme, elle le conseille à tous les hommes. Si donc les
hommes ne concluaient de pactes que frauduleux, les droits communs seraient rendus
impossibles ; or, ils en ont. (La démonstration donnée précédemment se reformule ici à
l’identique.) Est tout à fait exclu, donc, que l’agir frauduleux soit généralisable. Cependant,
le cas fait problème. À une situation particulière, est répondue une généralité, et qui plus est
présentée comme à l’envers. Il n’est pas spécifié quel type de danger. On sait seulement
qu’il est imminent. Le contexte laisse supposer que le danger a pour cause les autres
hommes (et non pas une cause physique purement extérieure, auquel cas la question de la
perfidie ne se poserait pas). Le principe de la conservation de son être est en situation d’être
contredit le plus fortement.
229
90
Éthique, IV, Prop. LXXI, Scolie.
On pourrait comprendre que se détourner du danger de mort présent relève du droit
commun, justement, dans la mesure où, chaque homme, en cette même situation extrême,
devrait agir de même. L’absurde serait de choisir la mort. Sous la conduite de la raison,
nous recherchons de deux biens le plus grand, et de deux maux le moindre (Proposition 65).
Or, la tromperie détruit le droit commun. Le droit commun semble donc nié et
affirmé dans le même temps. Une autre interprétation permettrait d’annuler cette
contradiction. Elle consisterait à dédoubler la notion de conservation de son être : la
conservation de son être dans la durée serait dépassée par la conservation de son « être sous
la conduite de la raison ». Dans cette perspective, l’homme libre opte pour la mort plutôt
que de recourir à la perfidie, et cela même est une conservation de son être. Dans ce cas,
plutôt que de laisser place à l’exception, le scolie l’exclurait. ― Mais, quel type de « droit
commun » existant pourrait mettre un honnête citoyen en situation de danger de mort ? Le
simple fait qu’il y ait danger de mort présent ne suppose-t-il pas plutôt l’échec préalable du
droit ? ― Certes, on pourrait imaginer une situation, de guerre par exemple (où l’on
suppose le danger de mort présent), dans laquelle il vaut mieux lutter pour la liberté de son
peuple, que de se laisser aller à la mutinerie, à la trahison, etc. ― On répondra de la même
manière, que la vertu de l’homme libre se montre aussi grande à décliner les dangers qu’à
en venir à bout (Proposition 69).
Bref, Spinoza, ni dans la Démonstration, ni dans le Scolie de la Proposition 72, ne
dit pas textuellement que l’homme libre peut agir de mauvaise foi. L’homme libre agirait-il
de mauvaise foi, qu’il le ferait sous la conduite de raison ; et ce ne serait donc pas de la
mauvaise foi. La vertu peut se décliner de différentes façons. Un lecteur cherchant une
maxime de conduite générale aura tendance à absolutiser la règle de la bonne foi, ce sera un
lecteur kantien ; tandis qu’un autre lecteur passant par là, sans nier la pertinence de ce
premier niveau de lecture, pourra être conduit à inférer par ailleurs une vérité que le texte se
garde de formuler explicitement230.
La problématique du dolus malus nous semble devoir être reliée à celle du contrat
social. Car il existe, la chose est bien connue, une manière de tromper qui n’est pas
contraire aux règles de droit. Or, qu’est-ce que transgresser une loi manifestement inique au
230
« Puisque l’Écriture ne prescrit qu’en général d’observer la foi promise et laisse au jugement de chacun les
cas particuliers à excepter, elle ne prescrit donc rien qui soit contraire aux prescriptions énoncées cidessus. » T.P., III, § 17.
91
XVIIe ou au XIXe siècles, par exemple
231
? Sans doute commettre un péché ― à l’endroit
de la « cité ». Mais, en retour, la cité donnant des raisons de pécher, ne pèche-t-elle pas en
amont ? Le Traité politique l’affirmait en toutes lettres. Ce n’est pas que nous ne pouvons
pas obliger par contrats ; il s’agit simplement de comprendre quel est le fondement de
l’entente232. Le contrat est, par définition, relatif et conditionnel ; ce qu’il s’agissait de
rappeler233.
*
* *
Proposition 73 : « L’homme que mène la raison est plus libre dans la cité, où il vit
selon le décret commun, que dans la solitude, où il n’obéit qu’à lui-même234. » Homo qui
ratione ducitur, magis in civitate, ubi ex communi decreto vivit, quàm in solitudine, ubi sibi
soli obtempat, liber est.
Remarquons d’abord ce lieu parallèle que forme cette proposition de l’Éthique avec
l’opposition dressée dramatiquement dans le Traité politique, entre une cité saine et une
231
232
233
234
92
Henri Lavignes, dans la préface de sa traduction de l’Unique et sa propriété de Max Stirner, écrivait :
« Prêtez l’oreille et entendez à cette fin d’époque cette mélopée de souffrance qui monte de partout
jusqu’à nous, de l’hôpital, de l’usine, des charniers coloniaux... Ose-t-on dire qu’il y a contrat entre la
société et la misérable créature si peu humaine travaillant aux filatures qui volontairement se fait prendre
un doigt dans la machine pour toucher l’indemnité (fait fréquent, enquête officieuse par l’Office du travail
dans le département du Nord, 1892) ? […] Est-ce un contrat qui la lie à l’État ? Quel est le secret de cette
passivité ? ». ― Ce n’est sans doute pas un hasard si l’intuition de Rousseau du contrat social comme
sophisme et comme notion à rectifier, revient en force au moment où s’élabore le « Droit » de la société
industrielle.
« N’est-il pas clair qu’on n’est engagé à rien envers celui dont on a droit de tout exiger, et cette seule
condition, sans équivalent, sans échange n’entraînerait-elle pas la nullité de l’acte ? Car quel droit mon
esclave aurait-il contre moi, puisque tout ce qu’il a m’appartient, et que son droit étant le mien, ce droit de
moi contre moi-même est un mot qui n’a aucun sens ? » Rousseau, Du contrat social, I, IV. Nous
soulignons.
« Un engagement par lequel on a promis de façon purement verbale de faire telle chose dont on pouvait
s’abstenir de par son droit, ou inversement, ne demeure valable qu’aussi longtemps que la volonté de celui
qui s’est engagé ne varie pas. Celui en effet qui a le pouvoir de se délier d’un engagement n’a pas en
réalité cédé de son droit : il n’a donné que des mots. » T.P., II, § 12. ― Il n’a donné que des mots. À quoi
Spinoza ajoute : « Si donc, étant juge de soi par droit de nature, il a lui-même jugé ― avec raison ou
même à tort, car l’erreur est humaine ― que d’un engagement pris suivra plus de dommage que
d’avantage, c’est en vertu d’une opinion qui lui est propre qu’il estimera devoir se délier de son
engagement, et [...] il s’en déliera alors par le droit de nature. » Id.
Éthique, IV, Prop. LXXIII. ― Un tel texte pourrait-il être lu comme un poème ? Sûrement pas comme un
poème lyrique. Mais, dans la facture de cette phrase, avec ce jeu sur le thème de la « solitude », on voit, on
sent que le texte est plus que théorique. Remarquons l’expression « ex communi decreto ». Ce type de
tournure, certes fréquent en latin, revient constamment sous la plume de Spinoza (ex decreto, ex placito,
ex dolo malo, ex ratione, ex civitatis instituto, ex ingenio vivere, etc.).
cité malade méritant non pas le nom de cité, mais le nom de solitude
235
. C’est justement
pour fuir la « solitude » (la crainte mutuelle) que les hommes sont censés former une
société politique. Dans cette proposition de l’Éthique, la solitude advient autrement : c’est
se détourner de la société des hommes qui apparaît comme la cause de la solitude. Pour
Spinoza, bien que plutôt distant à l’endroit de l’« ignorant » et du « vulgaire », l’homme
que mène la raison est plus libre dans la cité, ce pour quoi il s’avise de suivre la loi
commune. La démonstration va comme suit :
L’homme [ou la femme] que mène la raison n’est pas amené à obéir par la Crainte (par la Prop.
63 de cette Partie) ; mais, en tant qu’il s’efforce de conserver son être sous la dictée de la raison,
c’est-à-dire (par le Scolie de la Prop. 66 de cette Partie) en tant qu’il s’efforce de vivre
librement, il désire observer la règle de la vie et de l’utilité communes (par la Prop. 37 de cette
Partie), et par conséquent (comme nous l’avons montré dans le Scolie II de la Prop. 37 de cette
Partie) vivre selon le décret commun de la cité. Donc l’homme que mène la raison désire, afin
de vivre plus librement, observer les droits communs de la cité. C.Q.F.D.
Le Scolie II de la Proposition 37 ― celui-là même que nous avons analysé dans la section
précédente ―, auquel Spinoza renvoie ici, montrait que l’autorité s’installe en général par
la crainte et la menace, pour contraindre à l’obéissance. Ici au contraire, l’obéissance naît
de la raison, et se distingue d’une obéissance au sens passif. Qui est mené par la crainte, et
fait le bien pour éviter le mal, n’est pas mené par la raison, énonçait la Proposition 63. Le
Scolie de la Proposition 66, portant sur la différence entre l’homme que mène l’« affect ou
opinion » (affectu, seu opinione), et l’homme que mène la raison, appellerait tout un
développement (son rapport avec la présente démonstration pourrait être caractérisé comme
oblique). La Proposition 37, à laquelle il est aussi renvoyé, énonçait la thèse suivante : en
tant que les hommes sont sujets aux passions, on ne peut dire qu’ils conviennent en nature.
Le rapport de la Proposition 73 à la Proposition 37 nous paraît produire deux vérités
complémentaires. D’une part, c’est dans l’état de nature que les hommes disconviennent le
plus entre eux ; l’état civil fait converger les passions et les tempère. Pourtant, d’autre part,
la vie des hommes en société reste tourmentée par les passions, les désaccords et les
afflictions. Quelque chose continue à clocher. Le simple fait qu’il y ait de la politique
235
« Une cité, faut-il dire encore, où la paix est un effet de l’inertie des sujets conduits comme un troupeau, et
formés uniquement à la servitude, mérite le nom de solitude plutôt que celui de Cité. » T.P., V, § 4. ―
Plus loin au chapitre VI, article 4, Spinoza revient à la charge : « Mais si la paix doit porter le nom de
servitude, de barbarie et de solitude, il n’est rien pour les hommes de si lamentable que la paix ». ―
Encore un de ces gestes de langue par lesquels le philosophe manifeste la différence entre la chose et le
mot : il est possible d’appeler paix ou liberté ce qui n’est ni paix ni liberté, ainsi que le montre
l’expérience.
93
montre que les hommes ne conviennent pas tout à fait en nature. Déjà, toute la troisième
partie de l’Éthique (consacrée à l’origine et à la nature des affects), montrait que les
hommes sont régulièrement en proie à la tristesse. Vivre parmi eux demeure à certains
égards une entreprise périlleuse. Cependant, de la société commune des hommes naît plus
de commodités que de dommages. Les règles extérieures de la cité seront observées ; mais,
à partir d’une raison interne : c’est elle qu’il faut invoquer pour expliquer le comportement
du philosophe. L’imitation des mœurs de la cité permet de mener, par ailleurs, une vie
raisonnable à distance des affects, des intrigues et des superstitions du « pouvoir ». Cette
distinction entre les deux obéissances est le produit de la raison ; la raison ôte la crainte, car
la crainte est une impuissance, et « rien de ce qui témoigne d’une impuissance en l’homme
ne peut être rapporté à sa liberté236 ».
En somme, les Propositions 72 et 73 forment une unité contrastée, tendue. On
comprend pourquoi l’intitulé de la quatrième partie de l’Éthique est la Servitude humaine.
*
* *
Les droits communs de la cité : peut-être sont-ils à instaurer, à faire advenir, pardelà l’état de choses existant, lequel peut être lacunaire ou défectueux jusqu’à un certain
point (voire injuste, bien que cela soit plus difficile à établir). Nous venons de voir que
l’éventualité d’un viol raisonnable d’une règle peut être une question éthique. Ici encore, la
raison fait pivoter le droit commun en lui-même, et écarte de lui, par la critique, ce qui peut
passer pour être le « droit commun », mais qui ne l’est pas, ou trop peu, et qui est donc une
erreur, un leurre, ou bien un « dol fondateur ». ― Cependant, l’alternative entre suivre ou
contredire la loi n’épuise pas le tout de la question : il y a aussi la voie de l’amendement
juridique ; la modification légale de la loi. Nous verrons dans la section suivante que le
Traité théologico-politique a développé particulièrement cet aspect de la problématique. En
C, notre sujet sera la transformation des mœurs et des institutions au sens large.
236
94
T.P., II, § 7.
B. ― Philosophie et législation dans le Traité théologico-politique
Une comparaison des deux traités politiques de Spinoza pourrait porter sur plusieurs
points. La même théorie du droit naturel et civil y est exposée, incluant le moment de
l’exception, où le contrat, jugé caduc, est dépassé du point de vue de la raison237. L’écrit de
1670 contenait déjà la thèse sur les institutions (idée d’une garantie constitutionnelle) que
l’écrit de 1677 allait approfondir. Par exemple, après un examen de l’État des anciens
Hébreux, évoquant alors le cas des États fédérés de Hollande, qui n’ont jamais eu de roi,
Spinoza dit que leurs institutions ont toujours tenu les comtes sous leur autorité, et empêché
la tyrannie238. Le T.P., avons-nous déjà eu l’occasion de dire (section 2 de notre première
partie), ne se propose pas de démontrer la pertinence de la liberté de penser ― comme se
l’est proposé le T.T.-P. ―, mais de la protéger par ce que l’on pourrait appeler, à partir
d’une expression de l’écrit de 1670, une sage institution239. D’autre part, le T.P. n’a pas
traité beaucoup des lois ; tandis que la question des rapports entre philosophie et législation
était au centre du Traité théologico-politique. Abordons-le sous cet angle. En quel sens une
législation peut-elle être dite pécher ?
Dès la Préface, un singulier argument se fait jour :
Si le plus grand secret du gouvernement monarchique et son intérêt principal consistent à
tromper les hommes et à masquer du nom spécieux de religion la crainte qui doit les retenir,
afin qu’ils combattent pour leur servitude comme si c’était pour leur salut […], on ne peut au
contraire imaginer, rien essayer de plus funeste dans une libre république ; car il est tout à fait
contraire à la liberté commune que le libre jugement de chacun soit subjugué par des préjugés,
ou contraint de quelque façon. Quant aux séditions qui s’excitent sous un prétexte religieux,
237
238
239
« [S]upposons qu’un brigand me force à lui promettre de lui donner mes biens quand il le voudra. Puisque,
comme je l’ai montré, mon droit naturel n’est déterminé que par ma seule puissance, il est certain que si je
peux, par tromperie, me libérer de ce brigand en lui promettant tout ce qu’il veut, le droit de nature me
permet de le faire, c’est-à-dire de le tromper en acceptant le pacte qu’il impose. [...] [J]e suis tenu par le
droit naturel de choisir entre deux maux le moindre, je peux donc, avec un droit souverain, rompre un tel
pacte et considérer cette parole comme nulle et non avenue. Et cela, dis-je, m’est permis par le droit
naturel, que je voie par une raison vraie et certaine que j’ai eu tort. » T.T-P., chap. XVI, op. cit., p. 513.
« Quant aux États de Hollande, [ils] se sont toujours réservé l’autorité de rappeler ces comtes à leur
devoirs, et ils ont toujours conservé assez de pouvoir pour défendre leur autorité et la liberté des citoyens,
pour tirer vengeance des comtes s’ils tombaient dans la tyrannie, et pour les tenir de façon qu’ils ne
puissent rien exécuter sans l’autorisation des États. » T.T.-P., chap. XVIII, op. cit., p. 603.
Voici une expression de l’écrit de 1670 que nous pourrions appliquer aux institutions défendues dans
l’écrit de 1677 : sage constitution, ou sage institution ; nous l’extrayons de ce passage, caractéristique,
illustrant un cas de naissance de législation : « Lorsqu’ils sortirent d’Égypte, les [Hébreux] n’étaient plus
soumis au droit d’une autre nation et il leur était donc permis de mettre en vigueur de nouvelles lois à leur
guise, c’est-à-dire d’instituer de nouvelles règles de droit, d’établir leur pouvoir partout où ils le
voudraient et d’occuper les terres qu’ils voudraient. Cependant, ce dont ils étaient le moins capables,
c’était d’instituer une sage constitution (sapienter constituendum) et de conserver le pouvoir
collégialement : tous étaient de complexion presque sauvage et façonnée par une misérable servitude. »
T.T.-P., chap. V, op. cit., p. 223.
95
elles prennent naissance seulement de ce qu’on légifère sur des questions spéculatives et de ce
qu’on tient des opinions pour des crimes et des méfaits240.
À l’origine d’une telle « législation241 », il y a deux ensembles de préjugés, concernant la
religion et la politique. La pensée philosophique, qui opère la critique de ces préjugés, n’est
contraire ni à la religion, ni à la politique. Ainsi, l’auteur peut-il avancer :
J’ai cru faire œuvre méritoire et utile en montrant non seulement que cette liberté est concédée
sans dommage pour la piété et la paix de la république, mais encore qu’on ne peut la supprimer
sans supprimer aussi la paix de la république et la piété. C’est le point principal que j’ai voulu
démontrer dans ce traité. Pour ce faire il a été d’abord nécessaire de signaler les principaux
préjugés concernant la religion, c’est-à-dire les vestiges de la servitude antique, comme aussi
les préjugés concernant le droit du souverain242.
La législation était à l’époque un objet commun à la religion et à la politique. Tant que la
législation dépendait de la religion, la politique ne pouvait qu’être une théologie politique.
Tant que la philosophie était la servante de la théologie, le statut des lois ne pouvait être
clarifié, à cause des présuppositions de la pensée théologico-politique (par exemple, que
Dieu est un législateur), et aussi à cause de l’empire, sur la foule craintive et superstitieuse,
des fanatiques et des ambitieux. En somme, « non seulement la lumière naturelle est
méprisée, mais beaucoup la condamnent comme une source d’impiété243 ». Le dernier
degré de cette méprise est atteint là où l’on inculque l’habitude de ne pas réfléchir, et où
l’on ne peut formuler le moindre doute au sujet de ce qui est enseigné244. Remontant à la
source du malentendu, l’auteur du T.T.-P. montre que la Bible, d’une part, et que les
législations politiques en général, d’autre part, ont une origine humaine et historique. Le
T.T.-P. argumente en faveur d’une certaine « légalisation » de la liberté de philosopher ;
nous verrons pourquoi cette liberté implique la possibilité de l’amendement juridique
comme thème et comme enjeu. Mais, pour bien faire concevoir la structure de la
transformation du droit politique, il fallait d’abord que Spinoza clarifie le statut des lois.
240
241
242
243
244
96
T.T.P., Préface.
« Les lois instituées sur des questions spéculatives sont totalement inutiles. » T.T.-P., chap. XX, op. cit.
p. 651.
T.T.-P., Préface, op. cit., p. 63.
Ibid., p. 65.
« Ces mesures n’ont nulle part été mieux réalisées que chez les Turcs, où la simple discussion passe pour
sacrilège et où tant de préjugés absorbent le jugement, que la raison ne plus se faire écouter, fût-ce pour
suggérer le moindre doute. […] Et quels préjugés ? Ceux qui rabaissent les hommes au rang de brutes, qui
empêchent chacun d’user librement de son jugement et de distinguer le vrai du faux, et paraissent inventés
exprès pour éteindre tout à fait la lumière de l’entendement. » Ibid., p. 66-67.
1. Le statut des lois
« Mais qu’est-ce enfin qu’une loi ? Tant qu’on se
contentera de n’attacher à ce mot que des idées
métaphysiques, on continuera de raisonner sans
s’entendre, et quand on aura dit ce que c’est qu’une
loi de la nature, on n’en saura pas mieux ce que
c’est qu’une loi de l’État. »
Rousseau, Du contrat social, II, VI
La législation comme thème apparaît le plus nettement dans le chapitre IV intitulé
« De la loi divine ». Il en sera question aussi dans cet ouvrage dans l’ouvrage, pour ainsi
dire, que représentent les chapitres XVI à XX, comme nous le verrons. Lisons d’abord le
début exact du chapitre IV.
Le nom de loi, pris en un sens absolu (absolute sumptum), signifie ce conformément à quoi
chaque individu, ou tous, ou quelques-uns d’une même espèce, agissent selon une seule et
même raison, précise et déterminée ; elle dépend ou de la nécessité de la nature ou d’une
décision des hommes : la loi qui dépend de la nécessité de la nature même de la chose ou de sa
définition ; celle qui dépend d’une décision humaine et qui est plus proprement appelée règle
de droit245.
La définition générale de la loi pose l’universalité, pour une classe d’individus, d’un même
agissement. Deux espèces de loi sont distinguées : une loi naturelle et une loi humaine. La
loi humaine dépend d’une « décision » ; ce n’est pas le cas de la loi naturelle, qui est
éternelle. La nature en soi n’est rien de juridique (à moins de nous replacer au moment
théorique de ce que nous avons appelé, dans la section 2 de notre deuxième partie, la
confusion méthodique des registres, où l’on rattache au droit des idées métaphysiques).
L’auteur réclame une manière d’appeler ou de nommer qui soit propre à dissiper la
confusion entre ces deux registres. La loi qui dépend d’une décision humaine est plus
proprement appelée droit (magis proprie jus appellatur), ou règle de droit246. Trois
exemples viennent illustrer cette distinction.
Tous les corps, lorsqu’ils heurtent d’autres plus petits, perdent autant de mouvement qu’ils en
communiquent aux autres, c’est là une loi universelle de tous les corps qui suit de la nécessité
de la nature. Ainsi encore l’homme qui se souvient d’une chose se souvient aussitôt d’une autre
semblable ou perçue en même temps : c’est là une loi qui suit nécessairement de la nature
humaine. Mais que les hommes cèdent ou soient contraints de céder quelque chose de leur
propre droit qu’ils tiennent de la nature, et s’astreignent à une règle de vie déterminée, cela
dépend d’une décision humaine. Et bien que je concède sans réserve que tout est déterminé par
les lois universelles de la nature à exister et à agir selon une raison précise et déterminée,
245
246
T.T.-P., chap. IV, op. cit., p. 181. Nous soulignons.
Jus, litt. : droit ; que l’on peut traduire ici en effet par règles de droit, ou encore par lois civiles.
97
j’affirme cependant que les lois de cette dernière espèce dépendent de la décision des
hommes247.
Les deux premiers exemples ont trait à la science physique. La première loi est relative à la
physique des corps, la deuxième, à ce qu’il faut bien appeler une physique des idées
(l’exemple donné est celui de l’association des idées). Les idées ne sont pas des corps, mais
ne sont pas non plus en dehors de la nature. La troisième loi, produite par l’esprit humain,
diffère néanmoins radicalement d’avec les lois des deux premiers exemples : l’esprit peut
être conçu indépendamment des conventions sociales, en tant qu’il est considéré comme
expression réelle de la substance248.
Considérons plus attentivement le mouvement des deux dernières phrases de la
citation précédente : la règle de vie des hommes dépend d’une décision humaine... et bien
que… ― je concède sans réserve que tout est déterminé par les lois de la nature ―, et bien
que l’homme cède ou soit contraint de céder… j’affirme que cela dépend d’une décision
humaine. ― Cette répétition met bien en évidence ceci : il y a un niveau d’analyse
spécifique correspondant à ce que dans le monde humain on appelle une loi civile. La loi
humaine est un commandement, la loi naturelle, non.
En vérité le nom de loi semble être appliqué métaphoriquement (per translationem) aux choses
naturelles, et communément on ne comprend rien d’autre par loi qu’un commandement que les
hommes peuvent exécuter ou négliger, car il ne contraint la puissance humaine sous des limites
déterminées, inférieures à sa portée, et ne commande rien qui excède ses forces ; c’est pourquoi
la loi semble exiger une définition plus particulière, à savoir une règle de vie qu’un homme se
prescrit ou prescrit à d’autres249.
Ici encore, l’auteur du T.T.-P. insiste sur l’enjeu de l’appellation. Le procédé de
transposition métaphorique qu’il décrit au début de ce chapitre IV, on s’en doute, prépare le
terrain pour une critique de l’anthropomorphisme inhérent à l’univers de phrases
théologico-politique (cela fait l’objet de la seconde moitié du chapitre, et sert directement la
démonstration générale de l’ouvrage). La loi humaine ou commandement ne peut pas
demander plus que ce que le sujet peut, d’une part, et d’autre part ne contraint pas le sujet
de telle façon que le crime soit impossible. Il y a donc deux limites, de natures différentes :
247
248
249
98
T.T.-P., chap. IV, op. cit., p. 181. Nous soulignons.
« [La loi] dépend en effet principalement de la puissance de l’esprit humain, mais d’une façon telle,
néanmoins, que l’esprit humain, en tant qu’il perçoit les choses du point de vue du vrai et du faux, peut
être très clairement conçu sans ces lois, alors qu’au contraire il ne peut l’être sans une loi nécessaire au
sens où nous venons de la définir. » T.T.-P., chap. IV, op. cit., p. 183. Nous soulignons.
T.T.-P., chap. IV, op. cit. p. 183.
la limite du possible au sens physique, et la limite du commandement, et qui est une limite
morale. ― La loi humaine est instituée, et « c’est pourquoi l’on peut fort bien dire que la
ratification des lois de cette espèce dépend de la décision (ex placito) des hommes250 ».
*
* *
La véritable fin des lois, à l’époque de Spinoza, n’était connue que par un petit
nombre de personnes251. On avait coutume de donner comme exemple de la sujétion de
l’autorité politique au pouvoir religieux, le cas de Moïse. L’auteur du T.T.-P. montre au
contraire à plusieurs reprises que Moïse n’a œuvré « que » comme un législateur : il a
donné des lois à son peuple. Il a perçu ― la chose se présenta à lui comme une
révélation ― la façon dont le peuple israélite pourrait être uni le mieux possible en une
certaine région du monde où ériger un état252. Il dit à son peuple que c’étaient là « les lois
de Dieu ». Mais, ce n’était là qu’une manière de parler, un usage du mode superlatif, pour
suggérer l’idée de quelque chose de très important. Or c’est à cause d’un « défaut de
connaissance » (defectum cognitionis), que l’on « imagina Dieu comme chef, législateur,
roi, miséricordieux, juste, etc. ; tous ces attributs, cependant, n’appartiennent qu’à la seule
nature humaine et doivent être tout à fait écartés de la nature divine ».
Si donc la cité des hommes n’est pas à l’image d’une cité de Dieu, si l’ordre social
n’a rien de providentiel, deux idées complémentaires peuvent venir à l’esprit.
Premièrement, que l’ordre moral et politique existant ne résulte pas de la volonté de Dieu.
Deuxièmement, que les lois peuvent être remaniées. Car ce qu’il faut aussi expliquer, c’est
pourquoi l’instauration dite ex consensu, ex placito, s’institue souvent de fait sans une
véritable réciprocité d’intérêt253. Dans le T.T.-P. s’affirmera de plus en plus l’idée qu’il ne
250
251
252
253
T.T.-P., chap. IV, op. cit., p. 183. ― Il semble que ex placito puisse être traduit de différentes façons.
Comme il plaît, à la guise de, etc., bref, ce qui résulte de ce qu’on appelle souvent une décision.
« Comme la véritable fin des lois, d’ordinaire, n’est claire que pour un petit nombre de gens et que la
plupart, sont presque incapables de la percevoir et plus encore de régler leur vie selon la raison, les
législateurs, afin que tous soient également contraints, ont sagement établi une autre fin, fort différente de
ce qui suit nécessairement de la nature des lois : ils ont promis à qui respecte la loi ce que le vulgaire aime
le plus, et menacé au contraire qui violerait la loi, de ce qu’il craint le plus. » T.T.-P., chap. IV, op. cit.,
p. 183.
T.T.-P., chap. IV, op. cit., p. 195.
Lecture parallèle : « De quoi s’agit-il donc précisément dans ce discours ? De marquer dans le progrès des
choses le moment où le droit succédant à la violence, la nature fut soumise à la loi ; d’expliquer par quel
enchaînement de prodiges le fort put se résoudre à servir le faible et le peuple à acheter un repos en idée,
au prix d’une félicité réelle. » Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les
hommes (1754), Exorde.
99
suffit pas de montrer que l’origine des lois est conventionnelle, mais qu’il faut dire aussi, et
comment, il se peut que les lois soient « contraires à la raison », autrement dit mauvaises, et
que l’on ait à les modifier ― une modalité de l’institution politique intéressante à connaître.
Non pas mauvaises en soi, car cela impliquerait contradiction, mais relativement
mauvaises. Relativement à quoi ? À l’évaluation d’un désir ; c’est d’ailleurs pour cette
raison que certaines règles de droit peuvent être mauvaises du point de vue de la raison,
mais néanmoins être valorisées massivement comme bonnes ― et dura lex, sed lex !
2. La possibilité de l’amendement juridique
« Un État n’est pas bien constitué lorsqu’un citoyen
peut y être attaqué impunément pour avoir proposé
une loi favorable à la liberté. »
Machiavel, Discours, I, XLV
Spinoza prolonge cette percée machiavélienne, et l’amplifie. Un État n’est pas bien
constitué lorsque... ― Cherchait à s’énoncer, depuis la Renaissance, un nouveau langage de
la morale et de la politique254. Une fois la loi civile ramenée à ses fondements humains
(sociaux, politiques, historiques), l’amendement politique et juridique devenait concevable,
et désirable.
Dans la Préface du Théologico-politique, après une description des malheurs du
siècle, on lit : « Si le droit de l’État énonçait que seuls les actes peuvent être poursuivis, et
que l’on ne punit point les paroles, de telles séditions ne pourraient se glorifier d’une
apparence de droit, et les controverses ne se transformeraient pas en séditions 255. » La
phrase, au conditionnel, comporte un segment mis en italique par l’auteur du Traité. Ce
segment, considéré isolément, forme une proposition à l’indicatif. Celle-ci, composée de
deux énoncés (seuls les actes peuvent être poursuivis ; on ne punit point les paroles),
pourrait être mise en pratique dans une législation particulière. Auquel cas le conditionnel,
l’hypothétique, le céderait à l’indicatif. Ainsi, la phrase contenant l’incise jouerait un peu le
rôle d’une rampe de lancement ; le projectile, ce serait cette proposition à l’indicatif, dont
toute la Dissertation est la justification.
254
255
« Qui disait que nos péchés en étaient la cause disait vrai ; mais ce n’était certes pas ceux qu’il croyait,
mais ceux que j’ai racontés ; parce que c’était les péchés des princes, eux aussi en ont supporté le
châtiment. » Machiavel, Le Prince, chap. XII, op. cit., p. 140.
T.T.-P., Préface, op. cit., p. 63.
100
D’autre part, dans la citation, les « séditions » se présentent (cela n’est pas si évident
à traduire, contrairement à ce qu’il pourrait sembler) sous l’espèce du droit (juris specie).
Ce peut être de bon droit, mais ce peut être aussi sous une apparence de droit, ou, comme
on dit, sous couleur de droit. Le droit, quant à son institution, est inséparable de ce jeu liant
le droit et l’apparence du droit. Semblablement, mais quand même différemment, tel
régime monarchique avait déjà été dépeint comme trompant les hommes, comme masquant
du nom spécieux de religion (specioso religionis nomine) le respect obligé des mauvaises
conditions qui leur sont faites, ce qui revenait à leur faire nommer « liberté » leur servitude.
Pourtant, à chaque fois, ce droit politique qui interdit la liberté de philosopher, semble juste
et légitime, si l’on s’en tient au sens strict.
*
* *
Dans le chapitre XX qui conclut le Traité théologico-politique, Spinoza aborde
explicitement la question de l’« abrogation » d’une règle de droit. Le ton y est solennel. Au
fur et à mesure de son réquisitoire, Spinoza s’était placé de plus en plus au point de vue de
la forme du droit démocratique. C’est ce régime qui comprend en lui le plus de puissance,
le plus de liberté. L’auteur laisse de côté les autres sortes de républiques256. De la
démocratie, Spinoza donne une définition remarquable : « l’assemblée universelle des
hommes détenant collégialement un droit souverain sur tout ce qui est en sa puissance. » À
quoi il ajoute : « il s’ensuit que le pouvoir souverain n’est tenu par aucune loi ». ― Au
tableau de la comparaison entre les deux traités, il faudrait inscrire de chaque côté, de part
et d’autre, dans chaque colonne, la présence du principe de l’injusticiabilité souveraine.
Pouvons-nous traduire cet énoncé dans les termes de la problématique du Traité politique ?
C’est le sens du péché selon la cité.
Mais ce qui nous retient le plus ici, c’est la valorisation du thème de l’amélioration.
Il s’agit de laisser ouverte la possibilité d’une révision, d’une correction, d’un amendement.
« Puisque tous les hommes ne peuvent avoir également le même avis, […] ils ont décidé de
donner force de loi à l’avis qui aurait la majorité des suffrages, mais en conservant
cependant l’autorité d’abroger ces décisions s’ils en voient des meilleures (ubi melior
256
« Je n’ai voulu traiter expressément que de ce seul État parce qu’il convient le mieux à mon projet (meum
intentum) : traiter de l’utilité de la liberté dans la république. » T.T.-P., chap. XVI, op. cit., p. 521.
101
257
viderint)
. » La circularité introduite par le Traité théologico-politique entre la liberté de
philosopher et la paix et la piété, implique la reconnaissance du libre exercice du jugement
pour tous. Laissant cette liberté de jugement et de parole à tous ― personne ne voulant être
tenu à l’écart des délibérations au sujet de ce qui l’intéresse258 ―, il est forcé que se
présentent des opinions différentes, opposées, contraires ; portées par différentes
prétentions259. Il ne peut donc pas manquer d’arriver que quelqu’un propose un
amendement, ou s’exprime en la faveur d’une abrogation.
Si quelqu’un montre qu’une loi est contraire à la saine raison et se prononce pour cela en faveur
d’une abrogation, s’il soumet en même temps son avis au jugement du souverain (à qui
seulement revient d’instituer et d’abroger les lois), et si entre-temps il ne fait rien qui soit
contraire à ce que prescrit cette loi, il a bien mérité de la république au même titre que les
meilleurs citoyens. Mais si au contraire il le fait pour accuser d’iniquité le magistrat et pour le
rendre odieux à la foule, ou s’il essaie de faire abroger cette loi de façon séditieuse, contre le gré
260
du Magistrat, alors c’est sans conteste un perturbateur et un rebelle .
La porte s’ouvre, puis se referme. ― Dans ce passage, la loi à abroger est dite « contraire à
la saine raison261 ». L’idée d’une loi déraisonnable paraît contradictoire, si l’on prête
attention à la nature de la loi. Abroger une loi contraire à la saine raison suppose une
institution préalable de cette mauvaise loi. Or, la loi est un instrument de la raison, une
institution utile : la raison n’instituerait pas la déraison.
Si le citoyen s’exprimant pour l’abrogation respecte les conditions à partir
desquelles une telle proposition peut être entendue, s’il s’abstient de ne pas agir cependant
contre les lois discutées, sa proposition est légitime et mérite le libre et public examen.
L’auteur du T.T.-P. souligne, le citoyen se conduit excellemment en faisant état de ses
réflexions au sujet de la loi commune. C’est d’ailleurs un peu ce qu’il fait lui-même.
Mais, la décision en dernière instance ne peut que procéder du souverain. Un sujet
― ou encore ce que Hobbes dans le Léviathan appelait une organisation sujette ― ne peut
pas prendre l’initiative personnelle d’imposer ou d’abroger une loi, même pour bien faire,
même de bonne foi. Le citoyen doit argumenter et tenter de convaincre par la raison de la
257
258
259
260
261
T.T.-P., chap. XX, op. cit., p. 649. Nous soulignons.
« Dans cet État, nul ne transfère son droit naturel à autrui au point d’être exclu de toute délibération à
l’avenir. » T.T.-P., chap. XVI, op. cit., p. 521. ― Encore faut-il que cet intérêt naisse et soit entretenu.
« Il se pourrait trouver autant de réformateurs que de têtes... », René Descartes, Discours de la méthode,
VI.
T.T.-P., chap. XX, op. cit., p. 639.
Dans le Traité politique, nous l’avons vu, c’est la cité qui, suivant les situations, pouvait être dite, non sans
précaution, contraire à la raison ; au sens où les philosophes et les médecins disent que la nature peut
pécher.
102
justesse de sa proposition. Ce qui de toute façon ne peut pas se faire dans une société où il
n’est pas permis en général de discuter des questions de cette nature. Dans une libre
république au contraire, il incombe à chacun de mettre de l’avant ce qui lui paraît le plus
salutaire et le meilleur pour la société. « C’est pourquoi nous voyons en quel sens chacun
peut dire et enseigner ce qu’il pense, sans mettre en péril le droit et l’autorité du Souverain,
c’est-à-dire la paix de la république », écrit Spinoza ; « bien plus il le doit s’il veut être juste
et pieux262 .
Le droit naturel ne disparaît pas dans la société civile263. Autrement dit, le jugement
comme puissance peut prendre pour objet le contenu de la loi commune. Le citoyen est une
partie du souverain. Ainsi, la réflexion individuelle conduisant à l’amendement, par la
communication d’une pensée, d’une idée, d’un propos, contribue à constituer ce qu’il faut
bien appeler le champ de la « discussion souveraine264 ». La perspective du législateur
s’ouvre pour tout « sujet-citoyen de la réflexion » ; l’esprit peut prendre un point de vue
par-delà les lois (sans les enfreindre). Il serait d’ailleurs impossible, sinon, d’imaginer
d’autres lois que celles existantes ; bien plus, celles en vigueur n’auraient jamais existé non
plus. Donc la possibilité d’une transformation du droit civil implique davantage que le droit
positif institué. Le droit civil ― au sens d’une législation ― peut être relativisé, car il fait
partie de ces notions relatives par définition (les « notions extrinsèques » de l’Éthique).
Imaginer des règles et des mondes possibles, ce n’est jamais sortir de la nature. Cette
opération de relativisation conceptuelle s’explique encore par le « droit naturel ».
*
* *
262
263
264
T.T.-P., chap. XX, op. cit., p. 639.
« Le droit naturel de chacun (si nous pesons correctement la chose) ne cesse pas dans la société civile. »
T.P., III, § 3. ― « M’est permis par le droit naturel, que je voie par une raison vraie et certaine que j’ai eu
tort de promettre... » T.T.-P., chap. XVI, op. cit., p. 513.
Platon, dans Le Politique, 259b, fait demander à l’Étranger : « ...si quelqu’un a le talent de conseiller le roi
d’un pays, quoiqu’il ne soit lui-même qu’un simple particulier, ne dirons-nous pas qu’il possède la science
que le souverain lui-même devrait posséder ? » ― Il faut bien répondre que oui, ainsi que le fait Socrate le
Jeune. Le simple citoyen ne se révèle-t-il pas, à la réflexion, constituant le souverain par quelque côté ?
N’est-ce pas pour marquer cet aspect de constitution participative, que Rousseau signait à l’entrée du
Contrat social : « Citoyen de Genève, Membre du Souverain » ? ― « Les Citoyens étant tous égaux par le
contrat social, ce que tous doivent faire tous peuvent le prescrire. » Rousseau, Du contrat social, III,
chap. XVI.
103
Pour l’anecdote, le Traité théologico-politique fut effectivement interdit par la Cour
de Hollande. Mais entre le moment de l’impression et le moment de la censure, l’écrit avait
fait un bout chemin, à l’intérieur comme à l’extérieur. Puis, la publication de l’ouvrage fut
faite en partie contre l’interdiction265. Sa mise sous presse après l’interdiction fut un péché ;
or, le livre faisait apparaître comme péché de la cité une telle interdiction, une telle censure.
Le T.T.-P. apportait avec lui, pour ainsi dire, ses propres conditions de possibilité : l’auteur
procède à sa propre auto-légitimation juridique. Par son « droit de raison », l’ouvrage ne
laisse pas inchangé le « droit naturel » des lecteurs éventuels. La critique d’un défaut dans
l’institution politique, d’une part, et la démonstration de la possibilité d’une correctionamélioration, d’autre part, sont deux aspects complémentaires de la philosophie des
institutions qui se faisait jour dans le Traité théologico-politique.
265
« Malgré une telle interdiction formelle du livre en 1674 par la Cour de Hollande, Jan Rieuwertsz a
continué de faire imprimer et de distribuer le T.T.-P. jusqu’à une nouvelle prohibition en 1678. Et, même
après cette date, le livre en latin ne disparut pas complètement de la circulation. Des traductions, d’abord
en français (1678), puis en anglais (1689) et en néerlandais (1693 et 1694) ont renforcé davantage la
divulgation du livre et de son message. » « Notice sur le texte latin », dans T.T.-P., op. cit., p. 19.
104
C. ― Le projet de société du Traité de la réforme de l’entendement
On pourrait penser que le Traité de la réforme de l’entendement266 ― « et de la voie
par laquelle il est le mieux dirigé vers la connaissance vraie des choses » ―, apparenté au
Discours de la méthode de Descartes, ne rencontre pas, n’a pas à rencontrer les « questions
sociales et politiques » qui étaient au centre des deux ouvrages sur la politique, et qui
étaient très importantes aussi dans l’Éthique, comme nous l’avons vu dans la section A de
cette partie. En un sens cette attente se vérifie : l’objet du Traité de la réforme est en effet
tout autre, il présente un développement sur la « méthode d’investigation du vrai ». Et
pourtant, à un certain moment de la trajectoire existentielle que nous décrit le narrateur,
juste après avoir énoncé le but ultime de l’amendement de l’intellect (« la connaissance de
l’union que l’esprit a avec toute la Nature »), et tout juste avant d’entamer l’analyse des
différents modes de perception par lesquels nous affirmons ou nions quelque chose en
général267, le champ social fait irruption dans le discours, et s’ouvre alors une singulière
perspective : est énoncé ce que l’on pourrait appeler un projet de société. Nous prenons ce
projet pour objet, et le décrivons comme un programme qui est aussi un chantier. Descartes
disait vouloir se changer lui-même plutôt que l’ordre du monde. Spinoza fait sienne cette
exigence. Mais, ayant changé, il désire aussi « changer le monde ».
1. Un programme
Le Traité se présente sous la forme d’un récit. Ce que l’on recherche habituellement
dans la « vie commune » (ou vie ordinaire) est vain et futile268. Rapidement la relativité des
notions de bien et de mal est affirmée. Des choses dont le narrateur a l’expérience, il écrit :
266
267
268
« Tractatus de intellectus emandatione », aussi traduit parfois par Traité de l’amendement de l’intellect.
Bernard Pautrat explique son choix de traduction : « Emendatio signifie, plus précisément que “réforme”,
“rectification”, “correction”, “effacement des fautes”, c’est-à-dire en tous les cas : “amélioration”. On ne
peut dire que le mot réformer soit à coup sûr la garantie qu’il s’agisse bien d’améliorer. Or le mot
“amendement”, directement dérivé du latin emendatio, signifie, de l’avis de bons auteurs (dont Littré) :
“changement en mieux” : dès lors, pourquoi ne pas l’adopter ? » « Notes du traducteur », dans Spinoza,
Traité de l’amendement de l’intellect, Paris, Allia, p. 167. ― Remarquons au passage la complémentarité
antithétique des idées de péché et d’amendement.
De ces différents modes de percevoir, il s’agira de « choisir le meilleur de tous » (quo omnium optimum
eligam). T.I.E. § 18.
« Après que l’expérience m’eut appris que toutes les choses qui arrivent fréquemment dans la vie
commune (quæ in communi vita frequenter occurrunt) sont vaines et futiles (vana et futilia esse) […], j’ai
décidé enfin (constitui tandem) de chercher s’il y avait quelque chose qui fût un bien vrai et pouvant se
communiquer (communicabile esset), et qui serait seul à affecter l’esprit, toutes les autres choses ayant été
rejetées. » T.I.E., § 1.
105
« Je voyais que toutes celles qui me faisaient craindre et que je craignais n’avaient en elles
rien de bon ni de mauvais. […] Il faut noter que le bien et le mal ne se disent que
respectivement269. » La relativité des notions de bien et de mal est donc un point de départ,
et non pas un point final. La vie sociale apparaît vite comme décevante. Les honneurs et les
richesses, pour les obtenir, il faut rechercher, c’est normal, ce que les autres recherchent.
C’est déjà une fin placée hors de soi. Or, « tous les buts que poursuit la foule, non
seulement ne fournissent aucun remède pour la conservation de notre être, mais encore
l’empêchent270 ». L’esprit est tour à tour diverti, contrarié, attristé, obsédé ; et finalement
toujours asservi aux opinions et aux affects. (Nous avons vu dans la section A de cette
partie que les notions extrinsèques, utiles en contenant les désirs humains, ne permettent
pas non plus de comprendre l’esprit.) D’où la question du narrateur, cherchant à se placer
sur un tout autre plan : y a-t-il un « bien vrai », qui ne soit pas fluctuant et précaire
comme les biens ordinaires, mais qui pourrait être possédé sans cesse par l’esprit, et
être impérissable ?
La grande réévaluation de la condition humaine dont le Traité de la réforme de
l’entendement est le récit et la performance, prend du temps, enveloppe une certaine durée.
Plusieurs signes nous en sont donnés : « Tant que mon esprit tournait dans ces pensées
[...] » (cogitationes versabatur) ; « par cette méditation prolongée, je parvins à voir que,
pourvu que je pusse délibérer à fond […] », etc. Une délibération fugace, inconsistante, ne
suffirait pas pour engendrer l’état d’indépendance de l’esprit désiré271. Le narrateur répète,
en soulignant : « Ce n’est pas sans raison que j’ai usé de ces mots : Pourvu que je puisse
délibérer sérieusement (serio deliberare) ». ― Cette délibération prolongée de l’esprit
(faisant retour sur lui-même) produit des effets dont le narrateur ne se doutait pas : « Je
voyais que, tant que mon esprit se retournait dans ces pensées, il se détournait de ces
choses, et pensait sérieusement au nouvel état (novo cogitabat instituto), ce qui me fut d’un
grand soulagement. Car je voyais que ces maux ne sont pas d’une telle condition, qu’ils ne
veuillent céder aux remèdes272. »
269
270
271
272
T.I.E., § 12, op. cit., p. 43
« [J]e voyais que toutes ces choses faisaient à ce point obstacle à ce que j’œuvre à quelque institution
nouvelle (ad novum institutum) […]. » T.I.E., § 6.
« J’avoue qu’il est besoin d’un long exercice », disait Descartes ; « et d’une méditation souvent réitérée ».
Discours de la méthode, III.
Le texte se poursuit de cette façon : « Bien qu’au commencement ces intervalles fussent rares et durassent
106
Le Traité, qui avait jusque-là adopté un point de vue plutôt personnel, voire
intimiste, fait maintenant entrevoir une singulière perspective, dresse le portrait d’une
société désirable, formule ce que l’on pourrait appeler un programme, et qui est comme un
manifeste pour une culture entière.
C’est donc la fin à laquelle je tends, à savoir acquérir une telle nature et faire effort pour que
beaucoup l’acquièrent avec moi : c’est-à-dire que fait aussi partie de ma félicité d’œuvrer à ce
que beaucoup d’autres entendent la même chose que ce que j’entends, afin que leur
entendement, et désir, aillent au plus loin dans leur accord avec mon entendement et désir [1] ;
et, pour que cela se fasse, il n’est nécessaire d’entendre de la Nature qu’autant qu’il suffit pour
acquérir une telle nature [2] ; ensuite, de former une société telle qu’elle doit être désirée pour
que le plus grand nombre y parvienne le plus facilement, et le plus sûrement possible. En outre,
il faut œuvrer à la Philosophie Morale, comme, aussi, à la Science de l’Éducation des enfants,
et, puisque la Santé n’est pas un petit moyen pour arriver à cette fin, il faut composer une
Médecine entière [3] ; et, puisque beaucoup de choses qui sont difficiles sont rendues faciles
par l’art, et que nous pouvons grâce à lui gagner beaucoup de temps et de commodité dans la
vie, la Mécanique n’est pour cela d’aucune manière à mépriser [4]. Mais, avant tout, il faut
produire par la pensée une façon de soigner l’entendement et de l’expurger lui-même, autant
que permis au début, pour qu’il entende les choses avec succès et sans erreur, et le mieux
273
possible .
[1] Il fait partie de la félicité du narrateur d’œuvrer à ce que beaucoup acquièrent
une nature capable de jouir de ce bien. La communication n’est pas seulement un moyen,
mais elle est constitutive du bien découvert. Un bien qui soit communicable, disait la
première phrase du T.I.E. La vérité demande à être partagée. Si le bien vrai (verum bonum)
est la connaissance de l’union que l’esprit a avec toute la Nature (tota Natura), le « bien
suprême » (summum bonum) sera ce bien vrai devenu bien commun, et reconnu comme tel.
Notons la répétition ici de « intellect et désir », liant l’intellect et le désir des autres, de
beaucoup d’autres, à mon intellect et désir. Ce lien social n’est pas limitatif, au contraire il
pourrait aller aussi loin que possible dans le sens de la liberté274.
273
274
un espace de temps très exigu, après cependant que le vrai bien se fut fait connaître à moi de plus en plus,
ces intervalles furent plus fréquents et plus longs, surtout après avoir vu que l’acquisition de monnaies, ou
la volupté, et la gloire ne nuisent que tant qu’elles sont cherchées pour elles-mêmes et non comme moyens
pour d’autres choses. » T.I.E., § 11. Nous soulignons.
T.I.E., § 14.
« Libération individuelle complète et définitive, communauté sans restriction : ce double passage à la
limite n’éclaire-t-il pas, rétrospectivement, les motivations les plus profondes du spinozisme ? » demande
Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, op. cit., p. 613. ― Il nous semble falloir
répondre à cette question par l’affirmative. A. Matheron ajoute : « Par-delà l’État libéral “bourgeois” et
l’étape transitoire de la vie raisonnable interhumaine, [le sage] veut instaurer le communisme des esprits :
faire exister l’Humanité entière comme totalité consciente de soi, microcosme de l’Entendement infini, au
sein de laquelle chaque âme, tout en restant elle-même, deviendrait en même temps toutes les autres. […]
C’est là, bien entendu, une limite qui ne sera jamais atteinte ; mais, pour le sage, elle fait fonction d’Idée
régulatrice au sens kantien. » Ibid., p. 612.
107
[2] Voici un jugement de valeur sur la science : elle (ne) vaut (que) par rapport à la
visée éthique275. Il s’agit d’une idée constante de Spinoza276. On pourrait la rapprocher d’un
motif analogue chez Épicure : la science est utile parce qu’elle engendre l’ataraxie277.
Certes, il y aurait des différences à faire entre ces deux visées éthiques : l’absence de
déplaisir pour l’un, acquérir une nature supérieure pour l’autre. Mais on pourrait aussi dire
que cette différence est intérieure à une même tradition eudémoniste.
[3] Cette société (secietatem) qu’il est question de former doit être « désirable » : il
y a donc des sociétés indésirables. Il faudra œuvrer à la « philosophie morale » (Morali
Philosophiæ). Sans doute est-il question de former dans l’esprit des jeunes gens des
principes de civilité, d’inculquer une morale commune (les « bonnes manières »), mais pas
seulement : l’instruction élémentaire devient éducation de l’individu ; dans un esprit
d’universalité, former la personne humaine pour elle-même. On peut supposer que la
Mathématique, les Lettres, les sciences naturelles et l’histoire, comme le développement et
l’exercice du corps, sont quelques-uns des aspects de cette éducation278. (Rappelons que
Spinoza pratiquait le dessin.) L’humanisme de la Renaissance se radicalise : une nouvelle
société naîtra de l’égalité en droit. Quant à la médecine : il faut connaître mieux le corps,
guérir les maux, et les prévenir ; prolonger la vie, pour jouir pleinement de cette nature
275
« D’où l’on peut déjà voir que je veux diriger toutes les sciences vers une seule fin et un seul but, à savoir
celui d’arriver à cette suprême perfection humaine dont nous avons parlé […] En un mot, que toutes nos
actions ainsi que toutes nos pensées devront être dirigées vers cette fin. » T.I.E., § 16.
276
Par exemple, dans la Préface de la deuxième partie de l’Éthique, Spinoza dit qu’il va expliquer ce qui a
nécessairement dû suivre de l’essence « de l’étant éternel et infini » : « Non, certes, de tout ce qui a dû
suivre » ― car il en a dû suivre une infinité de choses d’une infinité de manières ―, « mais seulement de
celles qui peuvent nous conduire, comme par la main, à la connaissance de l’esprit humain et sa suprême
béatitude ».
277
« La connaissance des phénomènes célestes, qu’on les considère avec d’autres ou en eux-mêmes, ne peut
avoir qu’un but, l’ataraxie et une ferme confiance. » Épicure, « Lettre à Pythoclès », dans Lettres et
maximes, trad. O. Hamelin et J. Salem, Paris, Librio, p. 48. ― Épicure encore : « Si nous trouvons et
indiquons plusieurs causes possibles des solstices, des couchers, des levers, des éclipses et des autres
choses de ce genre, ainsi que cela a lieu pour les faits particuliers que nous observons sur la terre, il ne faut
pas croire pour cela que notre besoin de connaissance relativement à ces choses n’a pas été pleinement
satisfait, autant qu’il importe pour notre ataraxie et notre bonheur. […] Si nous concevons qu’un
phénomène puisse, outre une certaine cause, en avoir encore une certaine autre, qui suffise au même degré
à assurer l’ataraxie, cette connaissance même de la possibilité de plusieurs explications nous procurera
l’ataraxie tout aussi bien que si nous savions que le phénomène a lieu pour telle raison et non autrement. »
Épicure, « Lettre à Hérodote », dans Lettres et maximes, op. cit., p. 42. Nous soulignons.
278
« Dans la mesure où quelqu’un est orienté au point de départ dans une certaine direction par son éducation,
ce qui surviendra par la suite pour lui sera conforme à cette orientation. » Platon, La république, IV, 425c,
trad. G Leroux, Paris, GF Flammarion, p. 223.
108
capable d’une connaissance vraie de soi et des autres. La médecine, la philosophie morale
et la mécanique étaient justement les trois branches de l’arbre de la science de Descartes.
[4] Grâce à l’art, qui comprend la « Mécanique », nous pouvons gagner beaucoup de
temps et de commodité dans la vie. Le temps libre est utile à l’amendement de l’intellect.
L’auteur nous l’avait dit déjà sous une autre forme, quand il insistait sur l’importance de la
durée de la méditation, sur l’importance de faire pendant un certain temps l’expérience
d’un désir non mis hors de soi. Bien sûr, tous ces points ne sont pas beaucoup développés.
Assez toutefois pour suggérer des pistes. Pourquoi Spinoza dit-il que la Mécanique n’est
pas à mépriser ? Un survol historique montrerait que les arts techniques ont été, dans
l’Antiquité comme au Moyen Âge, refoulés279. Spinoza y voit d’emblée un enjeu social, à
la manière d’un philosophe du XIXe siècle.
Prioritairement toutefois, poursuit le narrateur, il faut produire par la pensée une
façon de soigner l’intellect, pour qu’il entende les choses avec succès et sans erreur, et le
mieux possible280. ― Si la constitution d’une philosophie prend du temps, la transformation
des mœurs en prend bien davantage.
Ainsi que le chante Lucrèce,
Navigation, culture des champs, murailles et lois,
armes, routes, vêtements et autres biens de ce genre,
tous les réconforts, tous les délices de la vie,
poèmes et peintures, statues d’un art achevé,
l’usage mais aussi l’effort et l’invention de l’esprit
l’enseignèrent aux hommes suivant leurs lents progrès281.
279
280
281
« La suppression de l’esclavage en Europe occidentale a permis aux anciennes techniques serviles de venir
au jour et de se manifester dans la pensée claire : la Renaissance a consacré les techniques artisanales en
leur apportant la lumière de la rationalité. La mécanique rationnelle a fait entrer les machines dans le
domaine de la pensée mathématique : Descartes a calculé les transformations du mouvement dans les
machines simples que les esclaves de l’antiquité utilisaient. […] C’est le XVII e siècle qui a apporté les
moyens de l’universalisation des techniques que l’Encyclopédie a mis en œuvre ; cependant on doit noter
que dès la Renaissance, une très grande bienveillance envers les techniques se manifeste ; déjà elles sont
valorisées soit comme paradigme et moyen d’expression (dans la Défense et Illustration de la Langue
française ; Rabelais et Montaigne emploient aussi beaucoup de termes tirés des métiers), soit pour leur
valeur humaine qui ouvre des voies nouvelles. Le magnifique éloge que fait Rabelais du Pantagruélion
résume toute l’espérance des hommes de la Renaissance, toute leur croyance en la “vertu” des techniques,
grâce auxquelles l’humanité pourra peut-être aller un jour “jusque ès signes célestes”, comme elle a su
aller de l’Ancien Monde au Nouveau. » Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques,
Paris, Aubier, p. 87-96.
« L’entendement, par sa force native, se fait des instruments intellectuels, par lesquels il acquiert d’autres
forces pour d’autres ouvrages intellectuels, et, à partir de ces ouvrages, d’autres instruments, pour pouvoir
aller plus loin dans l’investigation, et continue ainsi par degrés jusqu’à ce qu’il atteigne le sommet de la
sagesse. » T.I.E., § 32.
Lucrèce, De la nature, V, 1445-1450, trad. J. Kany-Turpin, Paris, GF Flammarion, p. 395.
109
Le projet de société du T.I.E. rend possible une théorie et une critique de la culture.
En effet, les objectifs du programme peuvent devenir autant de critères d’évaluation. Par
exemple, à partir de ce qui vient d’être dit, il coule de source que quand une société
n’universalise point l’éducation, quand elle ne soigne point efficacement, quand elle fait un
mauvais usage de ses techniques, etc., cette société peut faire l’objet d’un « blâme
raisonnable ». ― Ce que l’on appelle le naturalisme de Spinoza est, plus qu’il ne pourrait le
sembler à première vue, un « culturalisme » ; et aussi, peut-être, un optimisme (ou bien un
« optimalisme »), mais rien moins que naïf. Cette méthode pour orienter le mieux son
entendement ― le sien, mais aussi celui des autres, ce qui justifie le programme ―
contribue à rendre possible la pensée des Lumières. Cependant, si l’amélioration des
conditions de vie et de moralité de l’humanité est possible (l’histoire le montre), il n’en
demeure pas moins que la régression aussi reste possible (l’histoire le montre), ce qui
relativise radicalement la notion de progrès, et implique déjà toute une philosophie de
l’histoire dont l’un des traits serait de ne pas supposer, tacitement ou explicitement, que
l’histoire se règle sur un modèle préexistant.
2. La différence des idées de société
Aussitôt formulé le projet de société, le narrateur modère son enthousiasme, et fait
état de certaines règles à supposer bonnes. Elles viennent médiatiser le déploiement
annoncé282. Car, les contemporains du narrateur ne sont pas ceux qui auront été formés par
l’éducation projetée. Pour éviter la tyrannie de l’opinion ― on peut songer ici,
symboliquement, au sort de Socrate ; ou encore à celui de Giordano Bruno ; comme l’on
peut penser aussi à Descartes, renonçant à publier son Traité du monde et de la lumière à
l’annonce du sort fait à Galilée ―, le narrateur cherchera à se placer « à la portée du
commun », faisant ce qu’il faut de concessions, de compromis, de façon à trouver, autour
de lui, « pour entendre la vérité », des « oreilles bienveillantes ». Nulle mauvaise foi ; mais,
deux morales : la civique et la philosophique, celle-ci existant à l’intérieur d’une
282
« Pendant que nous avons soin d’atteindre notre fin et que nous œuvrons à maintenir notre entendement
dans la voie droite, il est nécessaire que nous vivions ; nous sommes pour cela forcés avant toutes choses
de supposer certaines règles de vie comme bonnes. » Par exemple : « Mettre nos paroles à la portée du
vulgaire et faire d’après sa manière de voir tout ce qui ne nous empêchera pas d’atteindre notre but. Nous
avons beaucoup à gagner avec lui pourvu, qu’autant qu’il se pourra, nous déférions à sa manière de voir et
nous trouverons ainsi des oreilles bien disposées à entendre la vérité. » T.I.E., § 16.
110
délibération singulière, celle-là, extérieure, résultant des mœurs et des institutions283. Un tel
projet philosophique est paradoxal au sens large du terme, c’est-à-dire qu’il ne coïncide pas
avec l’opinion générale. Question : comment cultiver une sage « hétérodoxie » ? Il ne s’agit
certes pas d’afficher un zèle pour la vérité propre à nuire à la réalisation du projet. Se
mettre à la portée de la foule, autant que faire se peut ; adapter son langage, autant que la
vérité le permet ; « imiter les mœurs de la cité, qui ne s’opposent pas à notre objectif 284»
(mores civitatis, qui nostrum scopum non oppugnant, imitandos). Ce qui empêche la
recherche ― « ce qui empêche l’entendement de réfléchir sur lui-même » ―, devient objet
de critique. Mais le narrateur n’insiste pas. Cette limite, il ne la signale qu’en passant : les
écrits politiques (et l’Éthique) viendront en leur lieu. La vérité ne doit pas choquer le plus
possible, mais éduquer et améliorer la condition humaine285.
Quand il écrit au sujet de cette société désirée, imaginée, projetée, l’auteur du Traité
de l’amendement de l’intellect existe dans une situation concrète, il utilise une plume
particulière, etc. Il y a la société dans laquelle est la personne qui pense, et la société qui
existe sous forme de projet. Quel est le mode d’existence de ce projet ? En un sens il existe,
en un autre il n’existe pas. Une tension apparaît, on le voit, entre la société existante et la
société projetée ; entre l’existant et ce qui pourrait exister, ou passer à l’existence. ―
L’auteur ressaisit alors pour son compte les catégories modales traditionnelles suivantes.
J’appelle impossible, une chose dont la nature implique contradiction ; nécessaire, celle dont la
nature implique contradiction à ce qu’elle n’existe pas ; possible, celle dont l’existence, dans sa
nature, n’implique certes pas contradiction à ce qu’elle existe ou n’existe pas, mais dont la
nécessité, ou l’impossibilité d’existence dépend de causes ignorées de nous aussi longtemps que
nous feignons son existence286.
Le projet de société dont nous parlons, « feint » par le narrateur, n’implique pas
contradiction à ce qu’il existe ; on peut même dire qu’il s’est « réalisé » en partie287. En
mesurant ce qui existe par rapport à l’idée de quelque chose de mieux pouvant exister, le
283
« Il faut avoir une pensée de derrière, et juger de tout par là, en parlant cependant comme le peuple. »
Blaise Pascal, Pensée (39L).
284
Id.
285
« Spinoza ne pense pas qu’il faille se buter contre les opinions erronées des hommes, mais il les traite
également comme toutes les autres choses, en essayant de les prendre par leur bon côté et de les tourner à
l’avantage des hommes. » Gilbert Boss, L’enseignement de Spinoza , Commentaire du Court Traité,
Zürich, Grand Midi, 1982, p. 90.
286
T.I.E., § 53, op. cit., p. 73.
287
« Les citoyens et la cité que tu nous as représentés hier comme dans une fiction, nous allons les transférer
dans la réalité […]. » Platon, Timée, 26b (trad. E. Chambry).
111
perfectionnement devient possible288. Il est certain que le monde ne se règle pas en soi à
partir d’un modèle (exemplar), qu’un démiurge contemplerait pendant son opération de
création. L’exemplar, le modèle, n’est pas perçu par l’intellect comme constituant l’essence
de la substance289. La perfection et l’imperfection sont des concepts résultant d’une
comparaison de l’esprit290. L’esprit peut avoir des idées vraies de choses non existantes291.
Cette différence des idées peut faire apparaître comme défaut ou imperfection ce qui,
jusque-là, s’imposait comme perfection292. Selon que l’esprit est plus ou moins parfait, les
comparaisons qu’il fera seront elles-mêmes plus ou moins parfaites. Ainsi, il peut y avoir
des différences d’idées sur ce qui est possible ou non physiquement, moralement,
juridiquement, etc. ; comme sur ce qui devrait être.
*
* *
Peut-être pouvons-nous maintenant éclairer sous un jour nouveau l’alternative qui
ouvrait le Traité politique. Les uns diront que telle chose, qui est réalisable, est irréalisable ;
et que telle chose, qui est irréalisable, est réalisable. On dira des philosophes qu’« ils
méconnaissent la Pratique ». Il sera facile de faire passer leurs vues pour des chimères, à la
lumière de ce qui se fait déjà, et qui est la coutume. Les politiques, les praticiens, les
juristes, les commerçants et les autres seront blâmés ; mais, comme disait un auteur, tout
288
289
290
291
292
Ou, inversement, on peut imaginer quelque chose de pire, pour mettre en valeur, par contraste, ce qui
existe.
« Les hommes ont l’habitude de former des idées universelles aussi bien des choses naturelles que des
artificielles, idées qu’ils tiennent pour les modèles des choses, et ils croient que la nature (qui, pensent-ils,
n’agit jamais qu’à cause d’une certaine fin), les a en vue et se les propose pour modèles. Quand donc ils
voient dans la nature se faire quelque chose qui convient moins avec le concept modèle qu’ils ont ainsi de
la chose, ils croient alors que la nature elle-même a fait défaut ou a péché, et qu’elle a laissé cette chose
imparfaite. » Éthique, IV, Préface, op. cit., p. 337. ― Spinoza pratique ici ce que Nietzsche appellera une
généalogie de la morale ; rubrique : idée de perfection.
« Les maux et les péchés ne sont rien dans les choses, mais sont seulement dans l’esprit humain qui
compare les choses entre elles. » Spinoza, Œuvres complètes. Pensées métaphysiques, II, VII, trad. R.
Caillois, Paris, Gallimard, p. 279.
« Si un ouvrier conçoit un ouvrage avec ordre, bien qu’un tel ouvrage n’ait jamais existé, et même ne
doive jamais exister, sa pensée n’en est pas moins vraie et sa pensée est la même, que l’ouvrage existe ou
non. » T.I.E., § 69. ― Et dans l’Éthique : « C’est pourquoi nous pouvons avoir des idées vraies de
modifications non existantes. » Éthique, I, Prop. VIII, Sc. II, op. cit., p. 23. ― Voir à ce sujet la section 2
de notre deuxième partie.
À rapprocher de ce passage de la Préface de l’Éthique IV : « Étant donné que nous désirons former une
idée de l’homme à titre de modèle de la nature humaine que nous puissions avoir en vue, il nous sera utile
de conserver ces mêmes vocables dans le sens que j’ai dit. Et donc, par bien, j’entendrai dans la suite ce
que nous savons avec certitude être un moyen d’approcher toujours plus de la nature humaine que nous
nous proposons. Et, par mal, ce que nous savons avec certitude être un obstacle à ce que nous
reproduisions ce même modèle. » Éthique, IV, Préface, op. cit., p. 341.
112
blâme n’est pas raisonnable. Les théoriciens tendront à oublier les conditions sociales,
historiques et politiques ayant rendu possible leur loisir, leur activité désintéressée. Tandis
que, autre feu allumé, les activités désintéressées seront dénoncées comme inutiles,
improductives, immorales. La servitude sera appelée « liberté », et Socrate, le plus juste des
hommes, jugé injuste. Les « politiques », et les groupes qui exercent sur eux une influence
contraire à l’intérêt public, voudront faire passer pour impossible ce qui les désavantage
personnellement, sub specie juris. Cependant, les bornes du possible dans les choses
morales, ajouteront peut-être d’autres encore, sont moins étroites qu’on ne le croit
communément : ce sont nos préjugés qui les rétrécissent.
113
Conclusion
Ce que Spinoza disait de Machiavel ― qu’il était un partisan constant de la liberté
et qu’il avait, sur la façon de la conserver, donné des avis très salutaires293 ― pourrait
s’appliquer, assurément, à lui-même. Nous croyons que la formulation de l’idée d’un péché
de la cité ― du péché de la cité comme paradoxe ― est l’un de ces avis ; d’autant plus
salutaire qu’il ne consiste pas en une doctrine arrêtée, mais en un enseignement dynamique,
inséparable d’un certain art critique du discours.
Il s’est agi dans ce mémoire, premièrement, de présenter le Traité politique comme
une œuvre singulière. Deuxièmement, d’y comprendre, selon l’ordre du mouvement
d’exposition des principes du droit politique, l’idée d’un péché de la cité se trouvant en
tension avec l’idée d’un péché selon la cité. Troisièmement, de mettre en relief les
différents aspects et traitements de cette idée paradoxale dans les œuvres antérieures du
philosophe. Nous interprétons l’ensemble comme accomplissant une transformation morale
et politique du langage de la faute.
Avec le Traité politique, Spinoza s’avançait plus loin que jamais dans l’énonciation
de l’idée d’un blâme raisonnable des institutions sociales, civiles et politiques. Il se peut
que la cité soit blâmée avec raison, au sens où l’entendait Hobbes ― le premier qui eut
l’audace, dans le Citoyen, de définir explicitement le péché, en son acception restreinte,
comme une faute commise contre les lois d’un État. Au sens large, chez Hobbes, nous
l’avons vu, pèche ce qui va contre la raison. Un pas supplémentaire allait être fait, dans le
sens de cette recherche de ce que c’est que blâmer raisonnablement : poser que la « raison
politique » peut aller contre la « raison ».
La situation de départ était celle dans laquelle le souverain, ou la personne qui
détient le pouvoir politique ― ces deux expressions n’étant pas, en fin de compte,
parfaitement équivalentes ―, erre, ou va « contre la raison ». Le problème venait de ce que
le souverain est, par définition, injusticiable ; il va toujours selon sa raison. Il fallait
affirmer deux thèses à première vue contradictoires. 1° La cité ne peut pas pécher, elle n’a
pas de tribunal au-dessus d’elle ; la cité, dans la mesure où elle édicte les lois, n’est pas
tenue par elles (art. 18 à 24 du chap. II du T.P.). C’est le moment du péché selon la cité.
293
T.P., V, § 7.
115
2° La cité peut pécher, dans la mesure où elle va contre la raison (art. 4, 5 et 6 du chap. IV ;
chap. V). Mais il ne pouvait s’agir, dans les deux cas, du même péché. C’est la raison pour
laquelle Spinoza ajoutait que la cité pèche « au sens où les philosophes ou les médecins
disent que la nature peut pécher ».
Notre lecture devrait avoir fait ressortir les raisons pour lesquelles les jeux de
renvois entre articles définissant les règles d’usage des notions de droit et de péché rendent
possible le péché de la cité comme paradoxe, et non comme contradiction. Une telle
logique paradoxale n’est pas un défaut dans la doctrine, mais atteste au contraire d’une
cohérence supérieure. Cependant, il fallait que le droit naturel des individus (au sens de
Spinoza) devienne raisonnable, pour que puisse être posé en esprit un étalon ou un modèle
à partir duquel juger le droit existant. C’est dans cet écart, dans ce changement de
perspective, que la contradiction apparente à un niveau est ressaisie comme noncontradictoire à un autre.
« La cité ne peut pas pécher », « la cité peut pécher » ― il est remarquable que ces
deux énoncés contradictoires entre eux ne sont jamais parfaitement contigus dans le texte,
mais plutôt entrelacés, espacés, décalés ; si bien qu’on peut lire le Traité politique sans s’y
arrêter, en passant par-dessus, en ignorant cette structure profonde de l’ouvrage.
S’apercevoir de la complication (annoncée à l’article 21 du chapitre II et énoncée au
chapitre IV), chercher à la comprendre (confronter les chapitres IV et V aux chapitres II et
III), amène à lire l’œuvre autrement ; peut amener à lire autrement en général. Nous avons
repéré quelques saillies, les avons exhumées : tout un dispositif conceptuel fut porté au
jour. Un commentaire suivi nous a permis de décrire cette scène, et de l’interroger.
Il ne s’est pas agi pour Spinoza de trouver la « vraie signification » des mots.
L’étymologie peut être utile, mais ne suffit jamais à expliquer la nature des choses. Il ne
s’agissait pas non plus d’accepter l’usage courant. On disait, à l’époque, que les hommes
peuvent pécher contre Dieu. On prétendait que le pouvoir politique exprimait la volonté de
Dieu. Contester les décrets, c’était pécher contre Dieu même. Tout le langage de la faute
s’en trouvait verrouillé, les institutions étaient bénites294. Une déthéologisation de la notion
de péché libérait le terme pour sa politisation première, puis seconde. Il y avait là
294
« Le Saint-Esprit ordonne aux esclaves de demeurer en leur état, et n’oblige point leurs maîtres à les
affranchir. » Bossuet, Avertissements aux protestants, 5e avertissement, § 50 ; cité dans Gustave Flaubert,
« Sottisier », Bouvard et Pécuchet.
116
révolution dans la pensée. La raison politique est une partie de la raison ; la raison et la
raison politique devraient se recouper nécessairement en partie au moins, d’où
l’importance, en philosophie, de la politique. « Le but du philosophe, écrit Alexandre
Matheron, n’est pas de plaire aux autorités constituées : ce qui lui importe, c’est le progrès
des lumières. Mais, précisément, les conditions de l’équilibre social optimum sont en même
temps celles du développement de la raison295. » Une bonne raison politique met en œuvre
ce qui cultive la raison dans la société, et devient une politique culturelle. La culture de la
raison ne dissout pas le lien social, ne détruit pas la piété, c’est le contraire qui est vrai,
comme le montrait le Traité théologico-politique.
Face à la politique, le philosophe adopte une position morale296. Face à la morale, il
adopte une position politique, ou bien juridique297. La pensée philosophique déborde la
pensée juridique en la ramenant à sa raison d’être, ou bien lui oppose une idée du meilleur
possible, plus que juridique, afin d’orienter, de corriger, d’améliorer les institutions. En
critiquant à la fois les philosophes et les politiques, Spinoza inventait une singulière
« philosophie politique », recueillant le meilleur de l’une et de l’autre branche de
l’alternative. Pour être applicable, la théorie politique doit considérer les hommes tels qu’ils
sont, non tels qu’on voudrait qu’ils soient. Et pourtant, ce n’est pas non plus de tout ce qui
est « en règle » que l’on peut dire être fait pour le mieux. Comme dit François
Zourabichvili, chez Spinoza, il s’agit moins de conserver ce qui existe, que de faire exister
ce qui se conserve le mieux298. C’est la raison pour laquelle Spinoza aménageait, à côté des
règles civiles positives, une sagesse de l’évaluation qualitative.
Mais, l’idée d’un péché de la cité fait partie de ces vérités malaisées à exprimer
communément. Par sa complexité (elle suppose la rectification préalable de la notion de
péché, une politisation première et une politisation seconde, « contredisant » la première),
mais aussi parce qu’elle risque toujours d’être investie de passions sourdes à la voix de la
raison. Détachée de ses prémisses, la « conclusion » (la cité peut pécher) peut fournir un
295
296
297
298
Alexandre Matheron, Individu et communauté chez Spinoza, op. cit., p. 430.
« Toute la vie sociale est infléchie par l’intention politico-éthique de la libertas et qualifiée selon les
réquisits de cette finalité. » Lucien Mugnier-Pollet, La philosophie politique de Spinoza, op. cit., p. 62.
« Tel est l’art du politique que les jeunes ont à apprendre : l’art de déceler les foyers de corruption aux
lieux divers où ils s’allument ; l’art de se porter garant des lois contre ceux qui leur opposent sourdement
leur puissance privée, ou de s’insurger contre les lois lorsqu’elles sont devenues l’abri de la puissance
privée ; l’art de restaurer la puissance publique par la réforme ou par la révolution. » Claude Lefort,
Machiavel. Le travail de l’œuvre, Paris, Gallimard, p. 690.
François Zourabichvili, Le conservatisme paradoxal de Spinoza. Enfance et royauté, Paris, PUF, 2002.
117
prétexte pour taxer d’injustice tout gouvernement existant. Tel est pourtant en partie le
destin de l’écriture : le texte roule dans le monde, en proie aux prélèvements. Spinoza tenait
manifestement à énoncer ce péché paradoxal, mais il ne pouvait pas trop appuyer. Il en
résulte le subtil jeu du dire, de l’interdire et de l’entre-dire qui caractérise pour nous cet
ouvrage ultime. Les « absolutistes » pourront toujours soutenir qu’admettre un tel principe
de limitation du pouvoir de l’autorité, joint à l’idée d’une faute possible du gouvernement,
représente une intarissable source d’instabilité politique. Or, la discussion des idées de
justice ou d’injustice ne conduit pas à la sédition ― à condition toutefois que le jugement
des personnes privées se subordonne en fin de compte à celui du souverain299.
Aurait-il été possible de formuler le problème du péché de la cité seulement dans les
termes de la justice et de l’injustice ? Ainsi, un article aurait énoncé : nulle justice sans
État ; un autre : l’État ne peut jamais être injuste300 ; un autre enfin : en un certain sens,
l’État peut être dit injuste. Dans la mesure où le contenu de la justice procède du sens strict
(le droit positif), défini par l’autorité politique, affirmer que la justice est injuste implique
contradiction ; nous n’opposons jamais aux règles de justice qu’une idée différente et
relative de justice que nous formons. Nous avons des idées vraies de modes non existants,
mais pouvant, à certaines conditions, exister. En faisant de l’injustice un cas particulier de
péché, d’une part, en dédoublant la notion de péché, d’autre part, le texte spinozien traçait
sans doute en pointillé un tel renversement dans le concept de justice. En tout cas, il ne
suffit jamais de revendiquer verbalement « plus de justice », d’invoquer un « droit naturel
plus profond que le droit positif », à partir duquel juger du droit existant, abstraction faite
de la question des conditions de la formation de la raison des individus constituant la
société, par laquelle seule le « droit naturel » peut devenir « droit de raison301 ».
299
300
301
« De combien de rébellions et d’étranges félonies a été causée l’erreur de ceux qui ont enseigné qu’il
appartenait à des personnes privées de juger de la justice ou de l’injustice des édits d’un monarque, et que
non seulement on pouvait avec raison, mais qu’on devait disputer de la qualité de ses commandements
avant que de lui obéir ? Il y a d’ailleurs en la philosophie morale, communément reçue, quantité d’autres
propositions qui ne sont pas moins dangereuses que celles-ci, et desquelles ce n’est pas ici le lieu de faire
une longue liste. Je pense que ces anciens les avaient bien prévues, lorsqu’ils aimèrent mieux couvrir de
fables la science du droit, que de l’exposer à l’agitation des disputes. Car, avant que ces questions
séditieuses commençassent à être agitées, les princes exerçaient leur souveraine puissance sans être
obligés à la demander. » Hobbes, Du Citoyen, Préface. Nous soulignons.
« Nul n’est injuste envers lui-même. » Rousseau, Du contrat social, Liv. II, Chap. VI.
« Rejeter le droit naturel revient à dire que tout droit est positif, autrement dit que le droit est déterminé
exclusivement par les législateurs et les tribunaux des différents pays. Or il est évident qu’il est
parfaitement sensé et parfois même nécessaire de parler de lois ou de décisions injustes. En passant de tels
118
J’aimerais terminer ce mémoire avec ces mots de Hobbes à Monsieur le comte de
Devonshire, illustrant bien la relativité des concepts de la politique, leur historicité, et en
même temps leur inscription dans une Nature qui les comprend, non pas en tant que choses
réelles objectives, mais en tant que conventions, portées par un langage : « La mer que nous
appelons Britannique, et qui est nommée ailleurs ou Atlantique, ou Indienne, ou d’un autre
nom, suivant les différentes plages, n’est toutefois que tout l’Océan. »
jugements, nous impliquons qu’il y a un étalon du juste et de l’injuste qui est indépendant du droit positif
et lui est supérieur : un étalon grâce auquel nous sommes capables de juger le droit positif. » Léo Strauss,
Droit naturel et histoire, trad. M. Nathan et É. Dampierre, Paris, Garnier-Flammarion, p. 14.
119
Bibliographie
A. ― Œuvres de B. de Spinoza
Éthique, trad. B. Pautrat, Paris, Seuil, 1999.
Œuvres complètes, trad. R. Caillois, M. Francès et R. Misrahi, Paris, Coll. « La Pléiade »,
Gallimard, 1954.
Traité de la réforme de l’entendement, trad. B. Rousset, Paris, Vrin, 2002.
Traité politique, trad. C. Appuhn, Paris, Garnier-Flammarion, 1966.
Traité politique, trad. C. Ramond, Paris, Presses universitaires de France, 2005.
Traité théologico-politique, trad. J. Lagrée et P.-F. Moreau, Paris, Presses universitaires de
France, 1999.
B. ― Sur Spinoza
BALIBAR, Étienne, Spinoza et la politique, Paris, Presses universitaires de France, 1984.
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