(2010), Fidélité et vérité, une question philosophique aux enjeux

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Fidélité et vérité : une question philosophique
aux enjeux théoriques et managériaux
par Jean Frisou
Résumé
Les chercheurs en marketing distinguent deux sortes de comportement
de délité. L’un, intentionnel, exprimerait la vraie délité. L’autre dénué
d’intention serait la fausse délité. Cet article montre les limites de cette
distinction, propose l’éclectisme comme alternative théorique, et suggère de
chercher les principes stratégiques de la délisation dans toutes les facettes
de la délité.
Abstract
The marketing researchers distinguish between two kinds of loyalty behavior.
The one, intentional, would mean the true loyalty. Other one, emitted without
intention, would reveal spurious loyalty. This article shows what are the
limits of this distinction, propose eclecticism as a theorical alternative, and
suggest to search the strategic principles which make customers loyal, in all
the facets of loyalty.
La délité du consommateur49 est une question souvent débattue par les managers
et par les chercheurs en marketing. Depuis ses premières évocations dans la
littérature, le nombre de travaux que le sujet a inspirés n’a cessé d’augmenter
(Montgomery 1938 ; Petersen 1940). Dans cette profusion d’articles50, seulement
deux conceptions de la délité émergent. L’une, d’inspiration béhavioriste, dénit la
délité en se référant exclusivement au comportement d’achat du consommateur
(Tucker 1964). L’autre inuencée par le cognitivisme, situe la délité dans les
phénomènes intentionnels qui poussent le consommateur à acheter durablement
une même marque (Day 1969 ; Dick et Basu 1994 ; Trinquecoste 1996 ). La
question de la vraie délité que l’on croyait résolue, resurgit dans les « hot topics »
publiés en 2008 par l’Association Française du Marketing. Une nouvelle direction
de recherche invite les chercheurs à revisiter ce concept, en opposant la vraie
délité à la délité aux actions marketing51. En évoquant les actions marketing,
49. Cet article traite de l’opposition conceptuelle entre fidélité vraie et pseudo-fidélité. Cette façon de poser le problème n’ignore pas
que les comportements du consommateur révèlent plus une fidélité mixte envers plusieurs marques (ou multifidélité) qu’une exclusivité
envers une seule marque. De la sorte l’opposition entre fidélité vraie et pseudo-fidélité doit être entendue ici comme incluant son
expression plus générale entre multifidélité vraie et pseudo-multifidélité.
50. On dénombre en 2008 dans les revues académiques marketing, plus de 1500 articles titrant sur la fidélité du consommateur
(Sources : Ebsco, Proquest, Sciences Direct et Jstor).
51. La nouvelle direction de recherche est ainsi formulée : La vraie fidélité (true loyalty) versus la fidélité aux actions marketing.
Comment définir la fidélité ? (Liste Galileo de l’AFM du 30 juin 2008)
COPIE PERSONNELLE DE L'AUTEUR UTILISABLE POUR
LA RECHERCHE ET NON A DES FINS COMMERCIALES
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on pense aussitôt aux programmes de délité. Réapparaît ainsi, la distinction
classique entre une délité dénie en amont du processus d’achat, de nature
causale et attitudinale (e.g : la vraie délité) et une délité dénie en aval du
processus d’achat, par les comportements du client (e.g : la délité aux actions
marketing).
Si cette conception de la vraie délité n’est pas nouvelle, elle risque néanmoins
d’être une source d’incompréhension, entre ceux qui exercent la compétence
marketing et ceux qui produisent la connaissance marketing (Rossiter 2002).
Mettre en opposition la vraie délité et la délité aux actions marketing est de
nature à installer le doute dans l’esprit des managers. Les bases théoriques de
cette proposition et ses conséquences sur le plan pratique doivent donc être
discutées. Dans sa formulation très laconique ce hot topic traduit certainement
mal la pensée de ses auteurs, mais il soulève néanmoins des interrogations du
plus grand intérêt, qui sont souvent esquivées dans la littérature.
Quel sens devons nous donner au concept de vraie délité ? Pourquoi la délité
attitudinale serait elle vraie et la délité comportementale suspecte de fausseté
? Qu’est ce qui fait que la délité du client aux actions marketing n’est pas de
la vraie délité ? Ces questions ne peuvent être résolues sans aborder les
fondements philosophiques du concept de vérité. Rappelons que la raison d’être
de la recherche en marketing n’est pas d’énoncer des vérités, mais d’expliquer
le comportement du consommateur pour faciliter sa lecture aux managers. En
érigeant en vérité un aspect singulier de la délité parmi d’autres, le chercheur
met en jeu sa crédibilité, auprès de ceux qui ont pour obligation de résultat et pas
seulement de moyen, de déliser leurs clientèles.
L’apport de cet article tient en une proposition. La délité du client n’est pas
une vérité parmi d’autres, donnée une fois pour toutes, elle est un processus
psychologique qui évolue et dont l’orientation est déterminée par le consommateur,
son environnement et les actions des partenaires commerciaux. L’article
commence par un examen critique du concept de vraie délité. Il montre que
les approches comportementale et attitudinale de la délité, entretiennent l’une
comme l’autre un rapport avec la vérité, bien que ces rapports soient différents.
Une discussion épistémologique consacrée au concept de vraie délité, permet
ensuite d’en souligner toutes les faiblesses. Une perspective éclectique articulée
autour du concept intégrateur de contrôle du comportement d’achat est alors
proposée comme alternative. La dernière partie de l’article resitue la question de
la vraie délité dans le contexte managérial de la délisation client, et suggère de
redénir celle-ci comme un processus de contrôle.
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1. Chacun sa vérité 52
La recherche de la vérité guide depuis toujours la pensée des philosophes et
des scientiques, mais elle obsède aussi parfois les chercheurs en marketing.
Le concept de vraie délité, témoigne ainsi de ce désir excessif d’appropriation
de la vérité (Day 1969; Jacoby et Kyner 1973; Amine 1998 ; Dick et Basu 1994 ;
Kasper et Bloemer 1995). Observons d’abord que la délité est le seul aspect
du comportement du consommateur, dont la conceptualisation est soumise
à l’exigence de vérité. Personne ne s’est inquiété de savoir si les concepts
d’implication, de satisfaction, de conance ou d’engagement, étaient des
concepts vrais ou faux. Réduire la vraie délité à la délité attitudinale, procède
d’une conception absolue du vrai, dont nous allons montrer les limites. La vérité
que l’on prête aux choses ou aux relations dépend en effet étroitement du sens
que l’on donne à ce mot.
1.1. La vraie délité : un comportement d’achat utile
S’ils ne le revendiquent pas ouvertement, les tenants de l’approche béhavioriste
de la délité aspirent eux aussi à l’authenticité. L’assurance afchée par Tucker
(1964) quand il dénit la délité, révèle cet appétit de vérité53. Si ses certitudes
ne sont guère mieux étayées que celles de ses contradicteurs, sa vision des
choses fait néanmoins écho à une conception pragmatique de la vérité. Qualiée
péjorativement de « philosophie pour businessman », le pragmatisme est à la fois
une méthode (Pierce 2002, 2003) et une théorie de la vérité (Rorty 1995, James
2007). En tant que méthode le pragmatisme conduit à se détourner des choses
premières que sont les essences et plus généralement de toutes les causes,
pour aller directement vers les conséquences et les résultats. Un concept est
considéré comme vrai parce qu’il est utile, et il est utile parce qu’il est vrai (James
2007). La conception pragmatique de la vérité repose sur deux principes :
1) est vraie « l’idée qui déclenche le processus de vérication »
2) est utile « sa fonction accomplie dans l’expérience » .
Dénir la délité du client, uniquement par ses achats répétés (Tucker 1964), c’est
considérer que la délité véritable est celle qui se « vérie » dans les actes. C’est
également voir dans ces achats successifs, une conrmation de l’utilité qu’ils
apportent au consommateur. Cette approche pragmatique de la délité conduit
donc à penser le comportement de délité comme étant construit par l’utilité qu’il
procure au client. Dis d’une autre manière, ce comportement est le produit direct
de ses conséquences. Un lien évident existe entre la conception pragmatique
de la vérité comme utilité, et la théorie de l’apprentissage opérant, souvent
52. Pirandello (1916), Chacun sa vérité.
53. Il n’y a pas lieu, de prendre en considération ce que le client pense, ni même la manière dont fonctionne son système nerveux
central. Son comportement est l’expression même de sa fidélité » (Tucker 1964).
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mobilisée pour expliquer les achats répétés (Nord et Peter 1980; Rotschild et
Gaidis 1981 ; Filser 1994 ; Foxall 1996). Le recours à cette théorie psychologique
permet d’expliquer que le consommateur répètera ses achats à l’identique, avec
une probabilité d’autant plus forte, que ceux-ci auront été récompensés dans des
situations54 similaires, c’est à dire qu’ils auront été utiles à leur auteur55 (Skinner
1965). Si l’on admet qu’il n’existe qu’une seule conception de la vraie délité,
elle tient alors pour un béhavioriste dans l’apprentissage du comportement
d’achat. La délité vraie est alors une délité qui se conrme dans les achats du
consommateur. Et ses achats se répètent à l’identique parce que cette délité
apprise et non innée lui est avantageuse.
1.2. La vraie délité : l’intention de répéter ses achats
Peut-on s’en tenir aux faits pour dénir la délité ? Les comportements du client
appréhendent ils le phénomène vrai ou quelque chose d’autre ? Pour les tenants
du cognitivisme on ne peut inférer la délité à partir des seuls comportements.
Pour que ceux-ci expriment la vraie délité du consommateur les achats répétés
doivent être motivés de l’intérieur. Ce courant de pensée emprunte la voie
rationaliste. Celle-ci trouve ses origines chez Socrate et chez Platon, pour qui
la vérité réside dans la connaissance des essences immuables et non pas dans
l’apparence des faits.
L’intuition qui pousse les chercheurs à dénir la délité autrement que par les
comportements du client, s’inscrit dans cette perspective. Les achats répétés
peuvent en effet ne traduire qu’une habitude du consommateur dépourvue de
tout lien cognitif ou affectif durable entre le client et son partenaire commercial.
Cet achat routinier est alors considéré comme une fausse délité (spurious
loyalty), appelée aussi inertie d’achat (Day 1969 ; Jacoby et Kyner 1973 ; Dick et
Basu 1994 ; Bloemer et Kasper 1995 ; Odin et. al. 2001). Pour cerner l’essence
du phénomène, les chercheurs ont mobilisé des « marqueurs » cognitifs, dont la
présence concomitante permet de reconnaître dans les achats répétés la vraie
délité.
La vraie délité est une délité intentionnelle, mais cette intention au sens large
est tournée vers des cibles différentes: Le tableau 1, reproduit les principaux
marqueurs de la vraie délité rencontrés dans la littérature. Ces marqueurs du
comportement de délité sont des attributs psychologiques ayant pour objet,
soit une marque, soit les marques dans leur ensemble, soit encore l’achat
d’une marque. C’est tout d’abord l’attitude envers la marque ou le fournisseur,
appréhendée dans sa dimension évaluative ou affective (Day 1969 ; Filser 1994 ;
Trinquecoste 1996).
54. Dans la terminologie de Skinner (1965) le mot de contingence est utilisé pour désigner les situations associant l’apparition
d’un stimulus (e.g : la marque, le distributeur, ...), un comportement (e.g : un achat), une récompense ou une punition induite (e.g :
satisfaction, insatisfaction, point de fidélité …).
55. Par utile, nous entendons au sens large tout ce qui procure un avantage ou un plaisir au consommateur (Stuart Mill 1988)
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Marqueurs cognitifs de la vraie délité Sources dans la littérature
Attitude envers la marque,
ou le partenaire Day (1969), Filser (1994), Trinquecoste (1996)
Engagement envers la marque,
ou le fournisseur Jacoby et Kyner (1973), Amine (1998)
Attitude relative envers la marque
ou le fournisseur Dick et Basu (1994)
Sensibilité aux marques Odin, Odin et Valette-Florence (2001)
Risque perçu dans l’achat Rosélius (1971) ; Bennett et Rundle-Thiele (2003)
Tableau 1- Les principaux marqueurs de la vraie délité
L’attitude est une orientation psychologique relativement stable, prédisposant
l’individu à agir dans la direction qu’elle indique. C’est aussi l’engagement envers
la marque, mais s’agissant de ce concept les auteurs sont plus divisés. Jacoby
et Kyner (1973) mais aussi Bloemer et Kasper (1995) évoquent l’engagement
comportemental, d’un acte initial, émis publiquement et de manière irréversible,
qui donne des raisons à son auteur de le répéter (Kiesler 1971). Amine (1998)
et Oliver (1999) évoquent un engagement attitudinal à deux facettes. L’une liant
l’engagement à un calcul est de nature cognitive, l’autre qui traduit un attachement
du client à la marque est de nature affective.
An de prendre en compte les effets de l’environnement concurrentiel dans la
formation des attitudes, Dick et Basu (1994) mobilisent le concept d’attitude
relative envers la marque. Alors que l’attitude est une évaluation de la marque en
tant que telle, l’attitude relative envers la marque intègre le degré de différenciation
de la marque par rapport à ses concurrentes. Enn un autre marqueur utilisé est
le concept de sensibilité aux marques (Kapferer et Laurent 1994). Ce concept
n’a pas pour objet la marque, mais l’ensemble des marques de la catégorie de
produits concernée. Selon Odin et. al. (2001) l’achat répété exprime de la délité,
s’il est associé à une forte sensibilité aux marques et de l’inertie d’achat s’il est
associé à une faible sensibilité aux marques.
Les dénitions de la délité qui combinent ses causes intrinsèques et leurs
effets extrinsèques sont dites bi-dimensionnelles (Day 1969). Mais ne nous y
trompons pas, pour les tenants du paradigme cognitif, la vraie délité réside
essentiellement dans ses causes internes. La perspective rationaliste a d’ailleurs
incité les chercheurs à pousser plus loin encore les limites de l’essentialisme.
Selon Sheth et Park (1974) la délité est déconnectée de l’achat et peut exister
chez le consommateur même pour des produits et des services qu’il n’achètera
jamais. Ainsi le comportement passionnel des « tifosi » envers la marque Ferrari,
est un exemple parmi d’autres de cette délité, qui n’augmente pas les ventes du
constructeur mais qui contribue à sa notoriété. Les seuls comportements qu’elle
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