EXTRAIT
« Je me souviens très peu des six années de guerre, comme si ces six années-là n’avaient pas été
consécutives. Il est exact que parfois, des profondeurs du brouillard épais, émergent un corps
sombre, une main noircie, une chaussure dont il ne reste que des lambeaux. Ces images, parfois
aussi violentes qu’un coup de feu, disparaissent aussitôt, comme si elles refusaient d’être
révélées, et c’est de nouveau le tunnel noir qu’on appelle la guerre. Ceci concerne le domaine du
conscient, mais les paumes des mains, le dos et les genoux se souviennent plus que la mémoire.
Si je savais y puiser, je serais submergé de visions. J’ai réussi quelquefois à écouter mon corps et
j’ai écrit ainsi quelques chapitres, mais eux aussi ne sont que les fragments d’une réalité trouble
enfouie en moi à jamais.
Pendant de longues années, je fus plongé dans un sommeil amnésique. Ma vie s’écoulait en
surface. Je m’étais habitué aux caves enfouies et humides. Cependant, je redoutais toujours
l’éruption. Il me semblait, non sans raison, que les forces ténébreuses qui grouillaient en moi
s’accroissaient et qu’un jour, lorsque la place leur manquerait, elles jailliraient. Ces éruptions se
produisirent quelquefois, mais les forces du refoulement les engloutirent, et les caves furent
placées sous scellés.
Le tiraillement entre ici et là-bas, en haut et en bas, dura plusieurs années. Les pages qui suivent
éclairent l’histoire de cette lutte, laquelle s’étend sur un front très large : la mémoire et l’oubli, la
sensation d’être désarmé et démuni, d’une part, et l’aspiration à une vie ayant un sens, d’autre
part. Ce n’est pas un livre qui pose des questions et y répond. Ces pages sont la description d’une
lutte, pour reprendre le mot de Kafka, une lutte dans laquelle toutes les composantes de mon
âme prennent part : le souvenir de la maison, les parents, le paysage pastoral des Carpates, les
grands-parents et les multiples lumières qui abreuvaient alors mon âme. Après eux vient la guerre,
tout ce qu’elle a détruit, et les cicatrices qu’elle a laissées. Enfin les longues années en Israël : le
travail de la terre, la langue, les tourments de l’adolescence, l’université et l’écriture.
Ce livre n’est pas un résumé, mais plutôt une tentative, un effort désespéré pour relier les
différentes strates de ma vie à leur racine. Que le lecteur ne cherche pas dans ces pages l’histoire
structurée et précise d’une vie. Ce sont différents lieux de vie qui se sont enchaînés les uns aux
autres dans la mémoire, et convulsent encore. Une grande part est perdue, une autre a été
dévorée par l’oubli. Ce qui restait semblait n’être rien, sur le moment, et pourtant, fragment après
fragment, j’ai senti que ce n’étaient pas seulement les années qui les unissaient, mais aussi une
forme de sens.
À un très jeune âge, avant de savoir que mon destin m’amènerait vers la littérature, l’instinct me
murmura que, sans une connaissance intime de la langue, ma vie serait plate et insipide.
Dans ces années-là, l’approche de la langue était par principe mécanique : « Acquiers des mots et
tu auras acquis une langue », disait-on. Cette approche mécanique qui exigeait de s’arracher à
son monde pour se transporter dans un monde sur lequel on n’avait guère prise, cette approche,
donc, il faut le reconnaître, s’imposa, mais à quel prix : celui de l’anéantissement de la mémoire
et de l’aplatissement de l’âme. »