De la richesse et la mode
Fabienne Bergmann
Quelques chiffres : le français usuel comprend environ 32.000 mots. L'anglais a près
de 10 fois plus de mots que le français. L'hébreu de la Bible ne compte que 8000 mots
distincts.
Les trois langues sont indiscutablement "riches". Mais à quoi se mesure la richesse
d'une langue ? Les données ci-dessus suffisent pour conclure : pas au nombre de mots
du dictionnaire. La richesse a-t-elle rapport au volume de la phrase, ou en d'autres
termes "au poids" ? Etant traductrice, je sais bien que la traduction vers le français
d'un livre en hébreu a près d'un tiers de pages de plus que l'original. S'il s'agit de
publicité ou de poésie, deux genres où la concision est de mise, la différence de
rapport est encore plus frappante. En fait, chaque langue a son propre génie, et
traduire est bien plus que calquer une langue dans une autre. L'hébreu est bref sans
être sommaire. Sa beauté est dans sa forme succincte. J'aime l'idée qu'on puisse dire
de jolies choses en peu de mots.
L'hébreu ne manque pas pour autant de vocabulaire. Pour le prouver, prenons pour
exemple un domaine qui est la marque-même de l'excellence française : l'habillement.
En français, on "met" ou on "porte" invariablement une robe, un costume, une
chemise, un chapeau, une ceinture, des chaussettes, des chaussures, une cravate, un
soutien-gorge, des gants, des lunettes, un foulard ou un bijou.
La précision de l'hébreu a en la matière de quoi faire pâlir de jalousie la langue des
grands couturiers de la place Vendôme puisqu'il existe un verbe différent pour
chacune de ces opérations.
םישבול (lovchim) une robe, un costume, une chemise, mais םישבוח (hovchim) un
chapeau, םיברוג (gorvim) des chaussettes [םייברג en hébreu], נםילעו (noalim) des
chaussures [םיילענ naalaim en hébreu], des sandales ou des bottes, םיבנוע (onvim) ou
םירשוק (kochrim) une cravate [הבינע aniva en hébreu], םיסכור (rohsim) un soutien-
gorge, םישבול ou םיטוע (otim) une robe de chambre, un manteau, un foulard ou des
gants, םירגוח (hogrim) une ceinture [הרוגח hagoura en hébreu], םינדוע (odnim) un bijou
[ידע adi en hébreu], et םיביכרמ (markivim) des lunettes.
Pour se défaire de ces vêtements ou accessoires, םיטשופ (pochtim) des habits (robe,
chemise, pantalons etc.) ou un uniforme, mais םיריסמ (messirim) une robe de chambre,
des gants, un chapeau, des lunettes, un foulard ou un bijou et םיריתמ (metirim) une
ceinture ou une cravate, םיחתופ (pothim) un soutien-gorge, une tirette ou des boutons
et םיצלוח (holtsim) une chaussure ou des bottes.
C'est qu'il ne suffit pas d'être "bien mis", encore faut-il bien le dire !