LE PASSÉ, MÊME LE PLUS DUR, N’EST PAS UNE
TARE OU UNE HONTE MAIS UNE MINE DE VIE
Aharon Appelfeld est né en 1932 à Czernowitz en Bucovine (alors rattachée à la Roumanie). Ses
parents, des juifs assimilés influents, parlaient l’allemand, le ruthène, le français et le roumain. La
spiritualité simple de ses grands-parents, paysans, le marque à jamais. Il se souvient des villégiatures
pastorales et des vacances d’été dans les Carpates, et évolue dans un véritable bain langagier :
l’allemand, sa langue maternelle, le yiddish de ses grand-parents, le ruthène de cette Bucovine où il
grandit, le roumain imposé par le gouvernement, plus tard l’ukrainien, un peu de russe, d’autres
dialectes encore glanés ici et là. « Ma tête bourdonnait de langues, mais à la vérité je n’en avais pas
une à moi. ».
Quand la guerre éclate, sa famille est envoyée dans un ghetto. En 1940 sa mère est tuée, son père et
lui sont séparés et déportés. À l’automne 1942, Aharon Appelfeld s’évade du camp de Transnistrie. Il a
dix ans et se réfugie durant trois années dans les forêts ukrainiennes, trompant la vigilance
antisémite (« Heureusement pour moi j’étais blond. ») et souffrant la brutalité obtuse des paysans
qui l’exploitent il travaille. « Des années aveugles pour les enfants. »
En 1944, il est finalement libéré par l’Armée Rouge, pour laquelle il fait le coursier, puis vagabonde
avec un groupe d’adolescents orphelins, jusqu’en 1946, dans toute l’Europe, notamment les côtes
italiennes, royaume du marché noir, mais aussi, enfin, de l’air et de l’eau. Grâce à une association
juive, il embarque clandestinement pour la Palestine où il arrive en 1946. Sur les plages de Tel-Aviv, il
est parqué par les Anglais dans le camp d’Atlit. Le jour, il travaille dans les kibboutzim, les camps de
jeunesse, les écoles agricoles, la nuit, il se soumet à la rude discipline de l’hébreu, de la Bible, des
poèmes de Bialik. Il arpente ce pays fébrile où chacun tente de renaître comme Juif : « À tous les
coins de rue, des haut-parleurs tonnaient : « Plus jamais comme des moutons à l’abattoir ». Je
désirais très fort trouver ma place dans cet élan grandiose, prendre part à l’aventure qu’est la
naissance d’une nation. » Les années de service militaire, de 1950 à 1952, Hatzerim, furent des
années de solitude et de désolation. Il se réfugie dans son journal.
De 1952 à 1956, Appelfeld étudie à l’Université hébraïque, où enseignent notamment Martin Buber
ou Gershom Scholem. Il s’initie à Kafka et Camus, aux classiques hassidiques, à la littérature
hébraïque. Il est l’élève de Dov Sadan, Ernest Simon, Yehezkiel Kaufman, ou du poète yiddishisant
Leib Ruchman, et se rapproche d’Agnon, futur prix Nobel de littérature. Il enseigne à son tour. À la fin
des années 1950, il décide de se tourner vers la littérature et se met à écrire, en hébreu, sa « langue
maternelle adoptive ».
Son premier livre,
Fumée
, reçut en 1962 un accueil critique favorable : « Appelfeld n’écrit pas sur la
Shoah mais sur les marges de la Shoah. Il n’est pas sentimental, il est tout en retenue. ». Et quand
parut son court roman
Comme la pupille de l’œil
, Gershom Scholem en personne lui dit : « Appelfeld,
tu es un écrivain. ».
À la fin des années 1980, Philip Roth découvre son œuvre avec émerveillement et fait de lui l’un des
personnages de son roman,
Opération Shylock
. Un demi-siècle plus tard, Aharon Appelfeld est
devenu l’un des plus grands écrivains juifs de notre temps. Il vit aujourd’hui près de Jérusalem, avec
sa femme et ses trois enfants. « Les gens de ma génération ont très peu parlé à leurs enfants de leur
maison, et de ce qui leur était advenu pendant la guerre. L’histoire de leur vie leur a été arrachée
sans cicatriser. Ils n’ont pas su ouvrir la porte qui menait à la part obscure de leur vie, et c’est ainsi
que la barrière entre eux et leurs descendants s’est érigée. » À ce jour, ila publié une trentaine de
livres, principalement des recueils de nouvelles et des romans. Il a reçu le prix Médicis étranger en
2004 pour
Histoire d’une vie
et le prix Nelly-Sachs en 2005 pour l’ensemble de son œuvre. 3