Rappelons les principales caractéristiques de l’économie politique classique. Que nous
considérions Smith, Ricardo ou John Stuart Mill, le problème économique est conçu comme
l’opposition entre la terre, dont la quantité est fixée, et le travail dont les quantités peuvent
augmenter, le capital étant ramené à ce dernier sous la forme d’un stock de biens intermédiaires.
La fonction de l’analyse économique était d’étudier les effets des variations, en quantité et en
qualité, de la force de travail sur le taux de croissance du produit total.
Puisque les classiques considéraient que le taux de croissance est une fonction du taux de profit du
capital, les tendances à long terme des prix des facteurs et des parts des facteurs dans la
répartition venaient naturellement au premier plan, comme éléments déterminants du processus
économique. L’accent était mis sur l’accumulation du capital et la croissance économique, dans
une économie fondée sur l’entreprise privée. L’économie politique classique prône la concurrence
parce qu’elle est supposée étendre le marché en instaurant une amélioration de la division du
travail : le bien-être économique était conçu en termes physiques et considéré comme sensiblement
proportionnel au volume de la production. Après 1870, cependant, les économistes firent
l’hypothèse d’une offre donnée de facteurs productifs, déterminée de façon exogène par des
éléments ne relevant pas du domaine de l’analyse. Le problème économique fut alors conçu
comme la recherche des conditions
auxquelles des services productifs donnés peuvent être affectés de façon optimale à des usages
alternatifs, optimal étant entendu au sens de “maximisant la satisfaction des consommateurs”.
Ceci éliminait la considération des effets de l’accroissement de la quantité ou de la qualité des
ressources et de l’expansion dynamique des besoins, effets que les économistes classiques avaient
considérés comme la condition nécessaire du progrès économique. Pour la première fois,
l’économie devint réellement la science qui étudie la relation entre des fins données et des moyens
rares donnés qui ont des usages alternatifs. La théorie classique du développement économique fut
remplacée par le concept d’équilibre général dans un cadre essentiellement statique. […]
La suprématie du concept de substitution à la marge dans la nouvelle science économique explique
l’apparition subite d’un raisonnement explicitement mathématique. Ce n’est pas la théorie de
l’utilité mais plutôt le marginalisme en tant que tel qui conféra aux mathématiques le rôle
important qui fut le leur après 1870. Ce n’est pas par hasard que les Autrichiens qui insistèrent
toujours sur la priorité de l’utilité, n’utilisèrent pas l’outil mathématique : ni Menger, ni Wieser, ni
Böhm-Bawerk n’utilisèrent une équation algébrique dans leurs écrits. De plus, ils s’opposaient,
pour des raisons méthodologiques, à l’utilisation de l’outil mathématique dans l’analyse
économique. Dans une lettre à Walras de 1884, Menger insiste sur le fait que les mathématiques
n’aident en rien l’économiste à déterminer l’“essence” qualitative de phénomènes comme la
valeur, la rente et le profit. Ce trait caractérise l’attitude des auteurs autrichiens qui allèrent
jusqu’à s’abstenir de considérer la détermination mutuelle et simultanée de toutes les variables
économiques. A cette exception près, cependant, tous les grands théoriciens de l’économie de cette
période avaient au minimum une formation moyenne en mathématiques. Jevons, Marshall,
Wicksteed, Wicksell et Cassel sont des exemples de ce que l’on peut appeler des économistes
littéraires, bien que Marshall et Wicksell aient été techniquement des mathématiciens compétents.
Des économistes comme Cournot, Walras, Edgeworth et Pareto furent, de façon évidente, des
économistes mathématiciens, quoiqu’ici aussi le fait mérite d’être mentionné que Walras n’avait
que l’instinct mais aucunement la technique d’un mathématicien. Néanmoins il est frappant de
constater que parmi les grands économistes de la deuxième moitié du XIXe siècle, seuls J.-B. Clark
et Böhm-Bawerk parvinrent à apporter une contribution fondamentale à la théorie économique
sans connaître ou utiliser les mathématiques. »
Mark Blaug, La pensée économique, 1999 (traduction française de la cinquième édition).
Chapitre 8 (extrait).