PLATON ET LA FONDATION DE LA PHILOSOPHIE 30 1. La caverne Socrate n’ayant rien écrit, ce que nous savons de lui ou ce que nous croyons en savoir provient des écrits des autres. Dans sa comédie intitulée Les nuées, Aristophane le présente comme un sophiste capable de faire apparaître le mal comme un bien et le bien comme un mal, dans ses Dialogues, Platon le peint comme le saint et le martyr de la philosophie naissante, enfin dans ses Mémorables, Xénophon le décrit comme un personnage truculent et quelque peu grossier. Personne ne peut aujourd’hui discerner parmi ces trois personnages socratiques quel est le vrai ou simplement le plus proche de ce que Socrate a effectivement été. En ce qui concerne les ouvrages de Platon, les historiens distinguent depuis longtemps les textes les plus anciens dans lesquels Socrate apparaît comme le maître regretté et comme la victime innocente d’une justice injuste, et les textes qui ont suivi et dans lesquels Socrate joue vraisemblablement le rôle de porte-parole de Platon désormais en possession de de sa propre doctrine. 31 Au-delà de toutes les hypothèses d’interprétation, on doit dire, nous semble-t-il, qu’entre la pensée préphilosophique des Ioniens que l’on a longtemps appelés Présocratiques, et la philosophie proprement dite dont le fondateur est Platon, se situent la personnalité et l’enseignement oral de Socrate. Les témoignages concordent pour nous faire savoir que la mère de Socrate exerçait le métier de sage-femme et que le fils se comparaît à la mère en prétendant qu’il cherchait à accoucher les esprits. L’art d’accoucher s’appelant en grec la maïeutique, ce terme est resté pour qualifier la méthode de pensée pratiquée par Socrate. Cela veut dire que les vérités ne seraient pas extérieures à l’esprit humain et que leur acquisition ne saurait provenir d’un enseignement remplissant l’esprit comme on remplit de liquide une bouteille vide. Les vérités seraient en nous, mais nous ne le saurions pas. Aussi la maïeutique serait-elle seule capable de nous faire accéder à ces vérités à travers un accouchement qui serait la prise de conscience de ce qui jusque là était en nous, mais inconscient. Dans le Ménon, Platon met en scène un Socrate qui par un simple jeu de questions et de réponses fait résoudre par un esclave – supposé ignorant de la 32 géométrie – le problème difficile du doublement de la superficie du carré. Si l’esclave n’avait pas porté en lui les vérités géométriques à l’état inconscient, Socrate n’aurait pas pu l’accoucher de la solution du problème qui vient d’être évoqué. Et, c’est dans ce même Ménon que Socrate est comparé à la torpille, ce poisson qui transmet une décharge électrique à ceux qui le touchent. Peut-être sommes-nous là en présence des deux caractères essentiels de la pensée de Socrate : la vérité doit être recherchée non par l’acquisition de savoirs extérieurs, mais par un approfondissement continu de la connaissance de soi ; le rôle du penseur consiste non à procurer la tranquillité de l’esprit et l’assurance comme le prétendent les sophistes, mais à troubler et à inquiéter ses interlocuteurs afin qu’ils entreprennent la quête des vérités qui sont en eux et qu’ils ne connaissent pas encore. Repris par Platon, ces deux caractères ont marqué jusqu’à notre époque toute la tradition philosophique et lui ont conféré ce que l’on peut appeler sa fonction critique. Ils ont constitué une condition nécessaire, mais non suffisante de l’émergence de la philosophie. C’est pourquoi Socrate ne nous paraît pas avoir créé la pensée philosophique si ce n’est dans son aspect négatif, critique ; ce qui est 33 déjà considérable. Et, c’est Platon qui, selon nous, a fondé la philosophie en l’instituant comme une discipline intellectuelle autonome ainsi que nous allons le voir maintenant. Cette institution ou, si l’on préfère, cette instauration n’est pas réductible à l’un des Dialogues platoniciens et encore moins à un extrait de l’un d’entre eux. Il nous semble toutefois que le texte de la célèbre allégorie de la caverne qui se trouve au Livre VII de La République, nous fournit un moment privilégié pour comprendre la naissance de la philosophie. Il s’agit certes de la condition des êtres humains qui est pédagogiquement illustrée par une succession de comparaisons dont il nous est dit initialement qu’elles portent sur « notre nature relativement à l’instruction et à l’ignorance ». S’adressant à Glaucon le Socrate mis en scène ici par Platon et dont il est indéniable qu’il est en l’occurence son porte-parole, déclare : « Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine, en forme de caverne, ayant sur toute sa largeur une entrée ouverte à la lumière ; ces hommes sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou enchaînés, de sorte qu’ils ne peuvent bouger ni voir ailleurs que devant eux, la chaîne les empêchant de tourner la tête ; la 34 lumière leur vient d’un feu allumé sur une hauteur, au loin derrière eux ; entre le feu et les prisonniers passe une route élevée : imagine que le long de cette route est construit un petit mur... Figure-toi maintenant le long de ce petit mur des hommes portant des objets de toute sorte, qui dépassent le mur, et des statuettes d’hommes et d’animaux, en pierre, en bois et en toute espèce de matière ; naturellement, parmi ces porteurs, les uns parlent et les autres se taisent ». L’allégorie est un moyen pédagogique qui a pour but de faire comprendre un ensemble d’éléments relativement abstraits à la faveur d’une comparaison avec des éléments imagés, c’est-à-dire relativement concrets. Dans le cas qui nous occupe, le dispositif allégorique est suffisamment complexe ou peut-être suffisamment compliqué pour que l’efficacité pédagogique ne saute pas aux yeux. Certes, nous comprenons bien que les captifs permanents qui se trouvent immobilisés dans la caverne, ne peuvent pas voir directement les objets dont les ombres sont projetées sur le fond de cette caverne. Ils n’en perçoivent que les ombres ce qui met en cause la pertinence de la connaissance par la vue, par l’ouïe et par les autres sens. Mais, pour parvenir à cette attitude critique et suggérer que les ombres ne sont que des ombres, il a 35 fallu imaginer la « route élevée », le « petit mur et des porteurs d’objets » circulant et se parlant entre eux dans un décor étonnamment artificiel, bref une « machinerie » plus facile à décrire qu’à saisir par une perception. L’allégorie de la caverne, loin de se réduire à une compréhension de l’abstrait grâce à une comparaison avec le concret, demande elle-même à être analysée et interprétée. Le texte que nous venons de citer, signifie, à la fois, que les êtres humains enfermés depuis toujours dans la caverne sont dans l’impossibilité absolue de voir les êtres humains et les choses qui se trouvent au dehors, que ce sont seulement leurs ombres et l’écho de leurs voix qui sont perceptibles et effectivement perçues par les habitants de la caverne et qu’une certaine expérience des formes en mouvement qui se succèdent devant eux est vécue par les prisonniers. Ces derniers, en effet, ne sont ni aveugles ni sourds. Incapables, en raison de la situation à laquelle ils sont réduits, de percevoir les êtres et les objets réels dont proviennent les ombres projetées sur le fond de la caverne, ils acquièrent avec le temps une capacité de prévision relative à ces ombres. Ils ont, par exemple, de nombreuses fois perçu les ombres en mouvement provenant du passage sur la « route élevée » d’un 36 mulet tirant une charette avec son chargement d’objets divers. Les plus attentifs ou les plus habiles d’entre eux ont retenu dans leur mémoire la succession des ombres produite par ce passage ; ce qui leur permet à la vue d’une ombre déterminée de prévoir celles qui vont suivre sans pour autant comprendre qu’il ne s’agit que d’ombres et sans pouvoir reconnaître la réalité des êtres et des choses dont proviennent les ombres. En somme, les habitants de la caverne ne sont pas dans l’erreur en tant qu’ils voient seulement des ombres et qu’ils entendent seulement des échos ; ils sont seulement dans l’ignorance des réalités dont les ombres et les échos sont comme des simulacres. Et, c’est dans la mesure où cette ignorance les conduit à penser que ce qu’ils voient et que ce qu’ils entendent constituent la seule réalité qu’ils tombent dans l’erreur. Ladite erreur ne tient donc pas à l’expérience ; elle provient exclusivement du jugement porté sur cette expérience. Elle se situe non dans les sens, mais dans l’esprit. L’allégorie de la caverne a beau avoir été exposée dans des termes complexes et même compliquées, comme nous l’avons déjà remarqué, sa signification est claire. Selon Platon, les captifs permanents repré37 sentent les êtres humains eux-mêmes, en tant qu’ils ne disposent pas d’autres connaissances que celles qui leur viennent par les sens. Bien qu’il fasse de la vue une sorte de sens royal par rapport aux autres, il estime que les formes et les couleurs qu’elle nous offre, ne sont que les simulacres des réalités véritables auxquelles la vue n’a pas le pouvoir de nous donner accès. La caverne n’est rien d’autre que le monde des formes matérielles, des couleurs, des sons, des odeurs, des saveurs et des qualités tactiles que nous considérons spontanément comme le seul monde existant alors que le monde vrai est celui auquel on ne peut accéder qu’en sortant de la caverne. Le soleil qui nous éclaire n’est que le grand feu allumé aux abords de la caverne ; ce soleil du « monde sensible » ne doit pas nous dissimuler l’existence d’un autre soleil que nous ne pouvons pas voir et que nous pourrons seulement penser : le Soleil du « monde intelligible ». L’allégorie de la caverne dénonce la condition humaine comme une condition d’enfermement et de servitude, du moins du point de vue de la connaissance. La fondation de la philosophie réside d’abord dans ce constat ; elle réside ensuite, comme nous le verrons, dans le programme de libération que propose Platon. 38 Par rapport à la pensée ionienne et aux exercices des Sophistes, ce constat apportait quelque chose de fondamentalement nouveau. Cela risque de nous échapper aujourd’hui, car entre Platon et nous le christianisme a imposé sa tradition et bien souvent la pensée grecque a souffert d’une sorte de christianisation intempestive qui nous en a masqué l’authenticité. La condamnation chrétienne de la chair et, par conséquent, de la connaissance provenant des sensations est inséparable du dogme du péché originel et de la chute qu’il a entraînée pour toute l’espèce humaine. De ce point de vue, la nature humaine est désormais corrompue et nos efforts pour connaître la réalité sont affectés par notre déchéance et notre aliénation. Les sensations qui sont, en quelque sorte, la connaissance selon la chair, sont inévitablement trompeuses. On ne trouve rien de tel dans la pensée platonicienne qui fait partie de ce que les chrétiens appelleront plus tard le paganisme dont l’essence est notamment d’ignorer l’existence du péché originel. L’enfermement dans la caverne n’est pas comparable à la chute et à la corruption de l’être humain. Il est non pas une perversion de la nature humaine, mais une situation vis-à-vis de la connaissance inhérente à cette nature. La philosophie surgit historiquement comme un cheminement 39 qui doit nous conduire hors de l’enfermement et qui doit permettre à notre esprit de vaincre l’ignorance et d’éviter les erreurs provenant de cette ignorance. C’est là une aventure spirituelle qui n’utilise que des moyens humains et qui se différencie de la religion définissable par le recours au suprahumain, au sacré, au divin. Pour Platon, l’Univers est éternel et c’est seulement son ordre qui est façonné et refaçonné par un personnage mythique qu’il nomme le démiurge. Quant à l’être humain, il fait partie de l’Univers et se trouve par là tributaire de l’ordre cosmique. Le Timée nous apprend que le démiurge a façonné l’âme humaine de telle sorte qu’elle soit soumise à un principe de permanence qu’il appelle le Même et à un principe d’instabilité qu’il appelle l’Autre. Notre identité personnelle tient à l’équilibre s’établissant dans notre âme entre le Même et l’Autre. Si nous étions soumis au seul Même, nous ne connaîtrions ni l’ignorance ni l’erreur ; si nous étions soumis au seul Autre, il nous serait impossible d’accéder à des vérités. Tant que nous sommes des prisonniers condamnés à vivre dans la caverne, nous demeurons sous la domination exclusive de l’Autre. En revanche, si nous vivions en permanence hors de la caverne, nous 40 serions éclairés par notre conformité au Même. En fait, notre place dans l’ordre cosmique se situe entre la condition animale et la condition divine. C’est pourquoi la philosophie nous permettra de nous évader de la caverne et nous persuadera ensuite d’y retourner pour aider et diriger nos anciens compagnons de captivité. C’est du moins le voyage que nous accomplirions si nous parvenions à devenir des philosophes. Après avoir décrit la caverne et ses habitants dans les termes que nous savons, Platon nous dit : « Qu’on détache l’un de ces prisonniers, qu’on le force à se dresser immédiatement, à tourner le cou, à marcher, à lever les yeux vers la lumière : en faisant tous ces mouvements il souffrira, et l’éblouissement l’empêchera de distinguer ces objets dont tout à l’heure il voyait les ombres... si, enfin en lui montrant chacune des choses qui passent, on l’oblige, à force de questions, à dire ce que c’est, ne penses-tu pas qu’il sera embarrassé, et que les ombres qu’il voyait tout à l’heure lui paraîtront plus vraies que les objets qu’on lui montre maintenant ? (....) Il aura, je pense, besoin d’habitude pour voir les objets de la région supérieure. D’abord, ce seront les ombres qu’il distinguera le plus facilement, puis les images des 41 hommes et des autres objets qui se reflètent dans les eaux, ensuite les objets eux-mêmes. Après cela, il pourra affronter la clarté des astres et de la lune, contempler plus facilement pendant la nuit les corps célestes et le ciel lui-même, que pendant le jour le soleil et sa lumière... A la fin, j’imagine, ce sera le soleil – non ses vaines images réfléchies dans les eaux ou dans quelque autre endroit – mais le soleil luimême à sa vraie place, qu’il pourra voir et contempler tel qu’il est ». Ce texte nous fait assister allégoriquement à l’ascension du philosophe qui, libéré de ses chaînes, quitte la caverne et découvre, non sans difficultés, le monde extérieur symbolisant ici le « monde intelligible », accessible non par les sensations mais grâce à l’intelligence pure, grâce à l’esprit. Il part de ce qui est le plus loin de la réalité véritable pour s’en rapprocher graduellement. Il découvre petit-à-petit une réalité plus riche que la représentation qu’il en avait précédemment. Il ne s’agit pas, dans l’allégorie en question, du passage d’une nuit totale à un jour totalement clair ; ce serait trop facile et cela ne correspondrait pas aux divers niveaux de la connaissance humaine. 42