PLATON ET LA FONDATION
DE LA PHILOSOPHIE
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1. La caverne
Socrate n’ayant rien écrit, ce que nous savons de
lui ou ce que nous croyons en savoir provient des
écrits des autres. Dans sa comédie intitulée Les nuées,
Aristophane le présente comme un sophiste capable
de faire apparaître le mal comme un bien et le bien
comme un mal, dans ses Dialogues, Platon le peint
comme le saint et le martyr de la philosophie
naissante, enfin dans ses Mémorables, Xénophon le
décrit comme un personnage truculent et quelque peu
grossier.
Personne ne peut aujourd’hui discerner parmi ces
trois personnages socratiques quel est le vrai ou
simplement le plus proche de ce que Socrate a
effectivement été. En ce qui concerne les ouvrages de
Platon, les historiens distinguent depuis longtemps les
textes les plus anciens dans lesquels Socrate apparaît
comme le maître regretté et comme la victime
innocente d’une justice injuste, et les textes qui ont
suivi et dans lesquels Socrate joue vraisemblablement
le rôle de porte-parole de Platon désormais en
possession de de sa propre doctrine.
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Au-delà de toutes les hypothèses d’interprétation,
on doit dire, nous semble-t-il, qu’entre la pensée pré-
philosophique des Ioniens que l’on a longtemps
appelés Présocratiques, et la philosophie proprement
dite dont le fondateur est Platon, se situent la
personnalité et l’enseignement oral de Socrate. Les
témoignages concordent pour nous faire savoir que la
mère de Socrate exerçait le métier de sage-femme et
que le fils se comparaît à la mère en prétendant qu’il
cherchait à accoucher les esprits.
L’art d’accoucher s’appelant en grec la maïeutique,
ce terme est resté pour qualifier la méthode de pensée
pratiquée par Socrate. Cela veut dire que les vérités ne
seraient pas extérieures à l’esprit humain et que leur
acquisition ne saurait provenir d’un enseignement
remplissant l’esprit comme on remplit de liquide une
bouteille vide. Les vérités seraient en nous, mais nous
ne le saurions pas. Aussi la maïeutique serait-elle
seule capable de nous faire accéder à ces vérités à
travers un accouchement qui serait la prise de
conscience de ce qui jusque là était en nous, mais
inconscient.
Dans le Ménon, Platon met en scène un Socrate
qui par un simple jeu de questions et de réponses fait
résoudre par un esclave – supposé ignorant de la
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géométrie – le problème difficile du doublement de la
superficie du carré. Si l’esclave n’avait pas porté en
lui les vérités géométriques à l’état inconscient,
Socrate n’aurait pas pu l’accoucher de la solution du
problème qui vient d’être évoqué. Et, c’est dans ce
même Ménon que Socrate est comparé à la torpille, ce
poisson qui transmet une décharge électrique à ceux
qui le touchent.
Peut-être sommes-nous là en présence des deux
caractères essentiels de la pensée de Socrate : la vérité
doit être recherchée non par l’acquisition de savoirs
extérieurs, mais par un approfondissement continu de
la connaissance de soi ; le rôle du penseur consiste
non à procurer la tranquillité de l’esprit et l’assurance
comme le prétendent les sophistes, mais à troubler et
à inquiéter ses interlocuteurs afin qu’ils entreprennent
la quête des vérités qui sont en eux et qu’ils ne
connaissent pas encore. Repris par Platon, ces deux
caractères ont marqué jusqu’à notre époque toute la
tradition philosophique et lui ont conféré ce que l’on
peut appeler sa fonction critique. Ils ont constitué une
condition nécessaire, mais non suffisante de l’émer-
gence de la philosophie. C’est pourquoi Socrate ne
nous paraît pas avoir créé la pensée philosophique si
ce n’est dans son aspect négatif, critique ; ce qui est
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déjà considérable. Et, c’est Platon qui, selon nous, a
fondé la philosophie en l’instituant comme une disci-
pline intellectuelle autonome ainsi que nous allons le
voir maintenant.
Cette institution ou, si l’on préfère, cette instau-
ration n’est pas réductible à l’un des Dialogues
platoniciens et encore moins à un extrait de l’un
d’entre eux. Il nous semble toutefois que le texte de la
célèbre allégorie de la caverne qui se trouve au Livre
VII de La République, nous fournit un moment
privilégié pour comprendre la naissance de la philo-
sophie. Il s’agit certes de la condition des êtres
humains qui est pédagogiquement illustrée par une
succession de comparaisons dont il nous est dit
initialement qu’elles portent sur « notre nature
relativement à l’instruction et à l’ignorance ».
S’adressant à Glaucon le Socrate mis en scène ici
par Platon et dont il est indéniable qu’il est en
l’occurence son porte-parole, déclare : « Figure-toi
des hommes dans une demeure souterraine, en forme
de caverne, ayant sur toute sa largeur une entrée
ouverte à la lumière ; ces hommes sont là depuis leur
enfance, les jambes et le cou enchaînés, de sorte
qu’ils ne peuvent bouger ni voir ailleurs que devant
eux, la chaîne les empêchant de tourner la tête ; la
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