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limites que celle-ci lui imposera tôt ou tard il n’existe désormais plus de frein à cette croissance.
On pourrait ajouter, même si Jonas ne le fait pas, qu’en conséquence tous les membres de la
collectivité sont assujettis à la reproduction élargie du système technique. Cela agit dans le même
sens que l’auto-élargissement du capital, mais au lieu que ce soit l’accroissement autonome de la
sphère du marché qui soit central dans la dynamique de l’ensemble, ce serait désormais l’auto-
élargissement de la sphère technologique. Il y a là une différence significative qui crée pour
Jonas un premier espace de dialogue avec le marxisme.
Jonas discute les possibilités d’une limitation de la croissance technologiques dans les
économies socialistes. Il cherche dans l’autoritarisme des systèmes communistes -nous sommes
en 1979- un moyen de contrer l’autonomisation d’un système technologique qui connaît une
expansion illimitée. La discussion conclut cependant à l’alliance objective du marxisme avec la
naturalisation de la croissance technologique. La stratégie de Jonas à l’époque consiste à rejeter
comme utopique le concept de socialisme, qui suppose que le système de production connaisse
un tel développement technique que la production des richesses cesse pour l’essentiel de
coïncider avec l’exploitation de la force humaine de travail, pour ensuite évaluer moralement, en
supposant maintenant sa réalisation possible, la société des loisirs de Bloch2. La critique de Jonas
vise l’utopie libérale de la croissance technologique illimitée aussi bien que la visée marxiste de
la satisfaction illimitée des besoins croissants des masses. La force de l’analyse est de conjoindre
critique du capitalisme et critique du socialisme dans un même rejet de la croissance du système
technologique. Le risque qu’elle prend néanmoins, en dépit de sa richesse, est d’éloigner le
lecteur du propos central et de l’enfermer dans une perspective qui ne laisse aucune autre issue
que le point de vue moral sur le monde qui bien sûr, dans cette tâche qu’il se donne, ne parvenant
pas à demeurer centré sur l’idée de responsabilité pour la survie future de l’humanité, glisse
progressivement vers l’expression moralisante du conservatisme social sur tous les points
discutés successivement- la dignité de la contrainte dans le travail, le caractère dirimant du loisir
ou du passe-temps, le caractère moral ou immoral de l’oisiveté, la valeur spirituelle des thérapies
de groupe ou de la psychanalyse obligatoire pour tous, etc.
La stratégie choisie par Jonas dans son dialogue avec le marxisme lui fait rejeter toute
2 , Qui apparaît finalement comme l’adversaire privilégié dans le champ de la théorie éthique et dont Le Principe
Espérance a donné l’idée de son titre à Jonas. Sur cette rivalité et son rapport à l’interprétation de la Gnose, voir les
remarques de Jean Greish dans la Présentation de l’ouvrage. op.cit, p.9-12.