L’ASCENSION PLATONICIENNE DE L’AME
Dans la République, Platon s’interroge en philosophe sur ce
que pourrait être la meilleure constitution de l’État, celle qui est
fondée en justice. Il ne s’interroge pas sur l’activité de la
connaissance et sa nature, en tant que problème particulier de
l’existence humaine. Cependant, c’est précisément au livre VI et
au livre VII de cet ouvrage qu’il nous donne un exposé
d’ensemble de sa théorie de la connaissance, sans jamais
toutefois perdre de vue son projet politique
1
.
I. LE CONTEXTE DU PROBLEME
ET LES VOIES DU DEBAT
Si nous tenons compte du double point de vue sous lequel le
philosophe peut aborder le problème de la connaissance et que
nous venons d’esquisser dans l’introduction ( Voir la liste des livres
à l’accueil : Entrer en philosophie ? Qu’est-ce que c’est ?), nous pouvons
dire que Platon aborde ce problème d’un point de vue critique et
non d’un point de vue métaphysique. Il veut garantir en effet sa
conception de la justice autant que son exécution en montrant
qu’il en a une connaissance valable. Il estime que pour établir
une constitution juste de l’État, il faut d’abord savoir ce qu’est la
justice. Il faut que l’esprit soit éclairé sur la justice par le Bien,
comme l’œil doit être éclairé sur l’objet qu’il voit, par le soleil.
C’est dans la lumière du soleil que nous voyons les choses ; c’est
dans la lumière du Bien qui est au-delà des essences que
nous voyons la justice et les autres essences, toutes les essences.
Il faut donc avant tout comprendre le rapport de la justice au
Bien et savoir ce qu’est le Bien
2
.
« Je pense donc, (Platon fait parler Socrate) que les choses justes
et belles, si elles ne sont pas reconnues par où elles sont bonnes,
ne sont pas confiées à un gardien de grande valeur, puisqu’il
ignore à leur sujet ce caractère essentiel. Et j’affirme, tel un
devin, que personne ne les connaîtra correctement avant de
savoir leur rapport au Bien.
Affirmation magnifiquement inspirée ! dit-il.
ENTRER EN PHILOSOPHIE AVEC PLATON ET DESCARTES
2
Donc l’organisation de l’État sera-t-elle parfaitement
ordonnée pour nous, si un tel gardien veille sur elle en ayant la
connaissance de ces choses ?
Nécessairement, mais alors toi, Socrate, que dis-tu qu’est le
Bien ? plutôt science que plaisir ou quelque chose d’autre en
marge de cela ?
3
»
De plus, s’il faut en philosophe connaître le Bien et son
rapport aux essences, pour connaître ce qu’est vraiment la justice
et concevoir une juste constitution de l’État, il faut aussi que
soient philosophes ceux qui seront chargés de son application,
qu’ils soient formés à la vraie philosophie
4
et accèdent à la
connaissance du Bien qui est objet de cette science.
« Tu m’as souvent entendu dire que l’idée du Bien est la plus
grande des connaissances. C’est par elle, que les choses justes et
les autres choses que nous employons sont utiles et avan-
tageuses, et tu sais que rien de ce que nous connaissons sans
elle, même si nous le savions au mieux, ne nous est un profit, de
même que cela n’est rien pour nous, ce que nous possédons sans
le Bien.
5
»
On remarquera en passant le style très « objectivé » pour
parler de la justice et des autres valeurs morales, ainsi que pour
poser le problème critique de la valeur de notre connaissance de
la justice, comme si la connaissance de la justice était garantie de
l’extérieur par une puissance étrangère à l’esprit de l’homme et
non par un usage correct de son pouvoir de connaître.
Et pourtant la pensée de Platon n’est pas prisonnière de ce
style et de cette problématique objectiviste. Car connaître le
« Bien en soi », c’est savoir ce qui est authentiquement bon pour
l’homme, c’est-à-dire son « être humain » selon ses propres
nécessités et ce qui est en rapport avec « son être humain » selon
ces mêmes nécessités de son être. Le « Bien en soi » n’est pas le
Dieu transcendant, mais Dieu est ce qui est le plus, et même à
l’infini, le Bien en soi. En Dieu le Bien en soi n’est pas limité
comme dans le cas de l’homme.
Si finalement la lumière du Bien en soi, en son statut
« symbolique » de réalité extérieure transcendante, n’est autre
que la lumière de l’esprit lui-même en sa réalité propre, par où il
est bon, alors c’est bien par une démarche critique que Platon
justifie sa connaissance de la justice. Cette procédure peut en
outre s’appliquer à la justification de toutes les autres valeurs
morales. Elle a une portée générale. Enfin, en analysant ainsi sa
LASCENSION PLATONICIENNE DE LAME
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connaissance par le truchement de « représentations objec-
tivées », Platon mettra en œuvre son pouvoir de connaître selon
ses structures ontologiques et fera œuvre de métaphysique.
C’est donc bien par souci de proposer une constitution poli-
tique idéale que Platon aborde le problème de la connaissance.
Bien que cette recherche critique porte sur l’authenticité d’une
valeur morale spécifique : la justice et non, au premier chef, sur
la vérité même de la connaissance, Platon n’en abordera pas
moins le problème d’ensemble des diverses méthodes de
connaissance. Il le fera en articulant son argumentation autour
d’un schéma géométrique : celui d’une ligne divisée, et d’une
allégorie : celle de la Caverne.
En procédant de la sorte, nous voyons que Platon se donnait
sans doute, en guise de canevas visuel, un schéma géométrique
simple, mais remarquablement riche en rapports proportionnels.
Tout comme, pour soutenir les descriptions astronomiques du
Timée, il fera plus tard jouer sous ses yeux des modèles réduits
du Cosmos, construits par ses collaborateurs à l’Académie, ainsi
il pouvait sur ce schéma géométrique visuel, en suivant ses
propriétés mathématiques, faire jouer les multiples correspon-
dances qui situent les modes de connaissance les uns par rapport
aux autres et les circonscrivent ainsi dans leur essence avec leurs
objets respectifs
6
.
Un schéma visuel, qui est un support de pensée, est aussi
pour l’intelligence un cadre qu’elle est tenue de remplir autant
que de ne pas dépasser. Pour apprécier au mieux le rôle de ce
schéma dans l’exposé de la théorie de la connaissance de Platon,
il serait intéressant de savoir comment il l’a construit, dans
quelle mesure il le suit et quels choix il opère parmi ses
possibilités symboliques. Pour cela il nous faut bien comprendre
comment ce schéma géométrique peut être construit.
Quant au procédé allégorique, il suppose chez son auteur une
intelligence intuitive du problème, intuition qui est ici heureu-
sement accordée à une analyse plus rigoureuse soutenue par le
schéma géométrique. Les deux voies d’exposition se complètent.
Chez le lecteur par contre, si l’allégorie parle de façon suggestive
à son imagination, peut-on être sûr que sa signification philoso-
phique ne restera pas au niveau du récit, au plan du particulier et
de l’objectif, sans donner accès au transcendantal et au réflexif
de la pensée ?
ENTRER EN PHILOSOPHIE AVEC PLATON ET DESCARTES
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Par ailleurs l’allégorie a l’avantage de sensibiliser davantage
le lecteur, par l’action dramatique, aux progrès que doit
accomplir la pensée tandis que le schéma géométrique visuel le
laisse plutôt dans une attitude de spectateur désengagé.
Pour éviter ces écueils possibles, nous chercherons autant
que nous le pourrons à articuler les deux enseignements de
Platon l’un sur l’autre.
II. LE SYMBOLISME DE LA LIGNE DIVISEE
A. TRADUCTION DU TEXTE
1. L’ancrage du symbolisme dans l’expérience
intentionnelle du monde
a
Considère maintenant une ligne coupée en deux parties
inégales ; coupe encore chaque partie suivant la même
proportion. Tu coupes ainsi la partie qui représente le genre
visible et celle qui représente le genre intelligible. Suivant le
degré relatif de clarté ou d’obscurité propre à chaque division,
tu auras dans la partie du visible une première section, celle des
« images ». J’appelle images en premier lieu les ombres, ensuite
les reflets qui apparaissent dans les eaux et sur la surface des
corps opaques, lisses et brillants ainsi que tous les autres
miroitements de même genre. Tu saisis ?
Oui, je saisis.
Considère à présent l’autre section, celle des objets eux-
mêmes qui produisent les images de la première section. Cette
seconde section comprend quant à elle toutes les choses autour
de nous, les animaux, toutes les plantes et l’ensemble des objets
fabriqués.
Je le considère, dit-il.
Veux-tu bien admettre aussi, repris-je, que l’ensemble de ce
qui apparaît à la vue se divise en véritable et en non-véritable, et
que comme l’objet de l’opinion se rapporte à l’objet de la
connaissance, l’image se rapporte au modèle qu’elle imite.
Oui, dit-il, certainement.
D’un autre côté, examine de quelle manière il faut couper la
partie qui représente l’intelligible.
Comment ?
a
Les titres ne font pas partie du texte que nous avons traduit.
LASCENSION PLATONICIENNE DE LAME
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Voici : dans la première section de cette seconde partie,
l’âme, se servant en guise d’images des objets qui dans la partie
précédente donnent lieu à imitation, est forcée d’engager ses
recherches, en partant d’hypothèses et en se dirigeant non vers
le principe mais vers la conclusion ; dans la deuxième section,
l’âme va de l’hypothèse au principe absolu, non-hypothétique,
sans faire usage d’images, comme dans le cas précédent, menant
ainsi sa recherche à travers les idées par le seul moyen des idées
elles-mêmes.
Je n’ai pas bien compris, dit-il, ce que tu viens de dire.
2. Valeur explicative du symbolisme pour les sciences
formelles
Eh bien, revenons-y ; tu comprendras mieux après ce que je
vais dire. Tu sais, je pense, que ceux qui s’occupent de
géométrie, d’arithmétique et d’autres disciplines du me genre,
posent en hypothèse le pair et l’impair, les figures, trois espèces
d’angles et d’autres choses apparentées propres à chacune de
ces disciplines. Tu sais aussi, qu’ayant posé ces choses en
hypothèse, comme s’ils en détenaient le savoir, ils s’estiment
autorisés à n’en rendre aucun compte ni à eux-mêmes ni aux
autres, attendu qu’elles sont manifestes aux yeux de tous ;
qu’enfin, partant de ces hypothèses et passant par tous les
termes intermédiaires, ils aboutissent de façon concordante et
cohérente à la conclusion pour laquelle ils avaient engagé leur
recherche.
Oui, dit-il, je sais cela.
Tu sais donc aussi qu’ils se servent de figures visibles et
qu’ils construisent leurs raisonnements autour de ces figures,
quoique ce ne soit pas à elles qu’ils pensent, mais à ces réalités
auxquelles elles ressemblent. Ils raisonnent sur le carré en soi,
sur la diagonale en soi et non sur ce qu’ils tracent, et ainsi pour
les autres figures. De toutes ces figures qu’ils modèlent ou
dessinent, qui produisent des ombres et des images dans les
eaux, ils s’en servent comme si c’était aussi des images, cher-
chant à voir ces réalités en elles-mêmes, que nul ne peut
apercevoir autrement ici que par la pensée raisonnante.
C’est vrai, dit-il.
C’est donc de ces objets, que je disais qu’ils relevaient de la
nature intelligible, en ce sens que dans la recherche qu’elle en
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