II. Le symbolisme de la ligne divisée

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L’ASCENSION PLATONICIENNE DE L’AME
Dans la République, Platon s’interroge en philosophe sur ce
que pourrait être la meilleure constitution de l’État, celle qui est
fondée en justice. Il ne s’interroge pas sur l’activité de la
connaissance et sa nature, en tant que problème particulier de
l’existence humaine. Cependant, c’est précisément au livre VI et
au livre VII de cet ouvrage qu’il nous donne un exposé
d’ensemble de sa théorie de la connaissance, sans jamais
toutefois perdre de vue son projet politique1 .
I. LE CONTEXTE DU PROBLEME
ET LES VOIES DU DEBAT
Si nous tenons compte du double point de vue sous lequel le
philosophe peut aborder le problème de la connaissance et que
nous venons d’esquisser dans l’introduction ( Voir la liste des livres
à l’accueil : Entrer en philosophie ? Qu’est-ce que c’est ?), nous pouvons
dire que Platon aborde ce problème d’un point de vue critique et
non d’un point de vue métaphysique. Il veut garantir en effet sa
conception de la justice autant que son exécution en montrant
qu’il en a une connaissance valable. Il estime que pour établir
une constitution juste de l’État, il faut d’abord savoir ce qu’est la
justice. Il faut que l’esprit soit éclairé sur la justice par le Bien,
comme l’œil doit être éclairé sur l’objet qu’il voit, par le soleil.
C’est dans la lumière du soleil que nous voyons les choses ; c’est
dans la lumière du Bien — qui est au-delà des essences — que
nous voyons la justice et les autres essences, toutes les essences.
Il faut donc avant tout comprendre le rapport de la justice au
Bien et savoir ce qu’est le Bien2.
« Je pense donc, (Platon fait parler Socrate) que les choses justes
et belles, si elles ne sont pas reconnues par où elles sont bonnes,
ne sont pas confiées à un gardien de grande valeur, puisqu’il
ignore à leur sujet ce caractère essentiel. Et j’affirme, tel un
devin, que personne ne les connaîtra correctement avant de
savoir leur rapport au Bien.
Affirmation magnifiquement inspirée ! dit-il.
2
ENTRER EN PHILOSOPHIE AVEC PLATON ET DESCARTES
Donc l’organisation de l’État sera-t-elle parfaitement
ordonnée pour nous, si un tel gardien veille sur elle en ayant la
connaissance de ces choses ?
Nécessairement, mais alors toi, Socrate, que dis-tu qu’est le
Bien ? plutôt science que plaisir ou quelque chose d’autre en
marge de cela ?3 »
De plus, s’il faut en philosophe connaître le Bien et son
rapport aux essences, pour connaître ce qu’est vraiment la justice
et concevoir une juste constitution de l’État, il faut aussi que
soient philosophes ceux qui seront chargés de son application,
qu’ils soient formés à la vraie philosophie4 et accèdent à la
connaissance du Bien qui est objet de cette science.
« Tu m’as souvent entendu dire que l’idée du Bien est la plus
grande des connaissances. C’est par elle, que les choses justes et
les autres choses que nous employons sont utiles et avantageuses, et tu sais que rien de ce que nous connaissons sans
elle, même si nous le savions au mieux, ne nous est un profit, de
même que cela n’est rien pour nous, ce que nous possédons sans
le Bien.5 »
On remarquera en passant le style très « objectivé » pour
parler de la justice et des autres valeurs morales, ainsi que pour
poser le problème critique de la valeur de notre connaissance de
la justice, comme si la connaissance de la justice était garantie de
l’extérieur par une puissance étrangère à l’esprit de l’homme et
non par un usage correct de son pouvoir de connaître.
Et pourtant la pensée de Platon n’est pas prisonnière de ce
style et de cette problématique objectiviste. Car connaître le
« Bien en soi », c’est savoir ce qui est authentiquement bon pour
l’homme, c’est-à-dire son « être humain » selon ses propres
nécessités et ce qui est en rapport avec « son être humain » selon
ces mêmes nécessités de son être. Le « Bien en soi » n’est pas le
Dieu transcendant, mais Dieu est ce qui est le plus, et même à
l’infini, le Bien en soi. En Dieu le Bien en soi n’est pas limité
comme dans le cas de l’homme.
Si finalement la lumière du Bien en soi, en son statut
« symbolique » de réalité extérieure transcendante, n’est autre
que la lumière de l’esprit lui-même en sa réalité propre, par où il
est bon, alors c’est bien par une démarche critique que Platon
justifie sa connaissance de la justice. Cette procédure peut en
outre s’appliquer à la justification de toutes les autres valeurs
morales. Elle a une portée générale. Enfin, en analysant ainsi sa
L’ASCENSION PLATONICIENNE DE L’AME
3
connaissance par le truchement de « représentations objectivées », Platon mettra en œuvre son pouvoir de connaître selon
ses structures ontologiques et fera œuvre de métaphysique.
C’est donc bien par souci de proposer une constitution politique idéale que Platon aborde le problème de la connaissance.
Bien que cette recherche critique porte sur l’authenticité d’une
valeur morale spécifique : la justice et non, au premier chef, sur
la vérité même de la connaissance, Platon n’en abordera pas
moins le problème d’ensemble des diverses méthodes de
connaissance. Il le fera en articulant son argumentation autour
d’un schéma géométrique : celui d’une ligne divisée, et d’une
allégorie : celle de la Caverne.
En procédant de la sorte, nous voyons que Platon se donnait
sans doute, en guise de canevas visuel, un schéma géométrique
simple, mais remarquablement riche en rapports proportionnels.
Tout comme, pour soutenir les descriptions astronomiques du
Timée, il fera plus tard jouer sous ses yeux des modèles réduits
du Cosmos, construits par ses collaborateurs à l’Académie, ainsi
il pouvait sur ce schéma géométrique visuel, en suivant ses
propriétés mathématiques, faire jouer les multiples correspondances qui situent les modes de connaissance les uns par rapport
aux autres et les circonscrivent ainsi dans leur essence avec leurs
objets respectifs6.
Un schéma visuel, qui est un support de pensée, est aussi
pour l’intelligence un cadre qu’elle est tenue de remplir autant
que de ne pas dépasser. Pour apprécier au mieux le rôle de ce
schéma dans l’exposé de la théorie de la connaissance de Platon,
il serait intéressant de savoir comment il l’a construit, dans
quelle mesure il le suit et quels choix il opère parmi ses
possibilités symboliques. Pour cela il nous faut bien comprendre
comment ce schéma géométrique peut être construit.
Quant au procédé allégorique, il suppose chez son auteur une
intelligence intuitive du problème, intuition qui est ici heureusement accordée à une analyse plus rigoureuse soutenue par le
schéma géométrique. Les deux voies d’exposition se complètent.
Chez le lecteur par contre, si l’allégorie parle de façon suggestive
à son imagination, peut-on être sûr que sa signification philosophique ne restera pas au niveau du récit, au plan du particulier et
de l’objectif, sans donner accès au transcendantal et au réflexif
de la pensée ?
4
ENTRER EN PHILOSOPHIE AVEC PLATON ET DESCARTES
Par ailleurs l’allégorie a l’avantage de sensibiliser davantage
le lecteur, par l’action dramatique, aux progrès que doit
accomplir la pensée tandis que le schéma géométrique visuel le
laisse plutôt dans une attitude de spectateur désengagé.
Pour éviter ces écueils possibles, nous chercherons autant
que nous le pourrons à articuler les deux enseignements de
Platon l’un sur l’autre.
II. LE SYMBOLISME DE LA LIGNE DIVISEE
A. TRADUCTION DU TEXTE
1. L’ancrage du symbolisme dans l’expérience
intentionnelle du mondea
Considère maintenant une ligne coupée en deux parties
inégales ; coupe encore chaque partie suivant la même
proportion. Tu coupes ainsi la partie qui représente le genre
visible et celle qui représente le genre intelligible. Suivant le
degré relatif de clarté ou d’obscurité propre à chaque division,
tu auras dans la partie du visible une première section, celle des
« images ». J’appelle images en premier lieu les ombres, ensuite
les reflets qui apparaissent dans les eaux et sur la surface des
corps opaques, lisses et brillants ainsi que tous les autres
miroitements de même genre. Tu saisis ?
Oui, je saisis.
Considère à présent l’autre section, celle des objets euxmêmes qui produisent les images de la première section. Cette
seconde section comprend quant à elle toutes les choses autour
de nous, les animaux, toutes les plantes et l’ensemble des objets
fabriqués.
Je le considère, dit-il.
Veux-tu bien admettre aussi, repris-je, que l’ensemble de ce
qui apparaît à la vue se divise en véritable et en non-véritable, et
que comme l’objet de l’opinion se rapporte à l’objet de la
connaissance, l’image se rapporte au modèle qu’elle imite.
Oui, dit-il, certainement.
D’un autre côté, examine de quelle manière il faut couper la
partie qui représente l’intelligible.
Comment ?
a — Les titres ne font pas partie du texte que nous avons traduit.
L’ASCENSION PLATONICIENNE DE L’AME
5
Voici : dans la première section de cette seconde partie,
l’âme, se servant en guise d’images des objets qui dans la partie
précédente donnent lieu à imitation, est forcée d’engager ses
recherches, en partant d’hypothèses et en se dirigeant non vers
le principe mais vers la conclusion ; dans la deuxième section,
l’âme va de l’hypothèse au principe absolu, non-hypothétique,
sans faire usage d’images, comme dans le cas précédent, menant
ainsi sa recherche à travers les idées par le seul moyen des idées
elles-mêmes.
Je n’ai pas bien compris, dit-il, ce que tu viens de dire.
2. Valeur explicative du symbolisme pour les sciences
formelles
Eh bien, revenons-y ; tu comprendras mieux après ce que je
vais dire. Tu sais, je pense, que ceux qui s’occupent de
géométrie, d’arithmétique et d’autres disciplines du même genre,
posent en hypothèse le pair et l’impair, les figures, trois espèces
d’angles et d’autres choses apparentées propres à chacune de
ces disciplines. Tu sais aussi, qu’ayant posé ces choses en
hypothèse, comme s’ils en détenaient le savoir, ils s’estiment
autorisés à n’en rendre aucun compte ni à eux-mêmes ni aux
autres, attendu qu’elles sont manifestes aux yeux de tous ;
qu’enfin, partant de ces hypothèses et passant par tous les
termes intermédiaires, ils aboutissent de façon concordante et
cohérente à la conclusion pour laquelle ils avaient engagé leur
recherche.
Oui, dit-il, je sais cela.
Tu sais donc aussi qu’ils se servent de figures visibles et
qu’ils construisent leurs raisonnements autour de ces figures,
quoique ce ne soit pas à elles qu’ils pensent, mais à ces réalités
auxquelles elles ressemblent. Ils raisonnent sur le carré en soi,
sur la diagonale en soi et non sur ce qu’ils tracent, et ainsi pour
les autres figures. De toutes ces figures qu’ils modèlent ou
dessinent, qui produisent des ombres et des images dans les
eaux, ils s’en servent comme si c’était aussi des images, cherchant à voir ces réalités en elles-mêmes, que nul ne peut
apercevoir autrement ici que par la pensée raisonnante.
C’est vrai, dit-il.
C’est donc de ces objets, que je disais qu’ils relevaient de la
nature intelligible, en ce sens que dans la recherche qu’elle en
6
ENTRER EN PHILOSOPHIE AVEC PLATON ET DESCARTES
fait, l’âme est obligée d’user d’hypothèses. Toutefois, elle ne
progresse pas vers le principe, parce qu’elle ne peut remonter
plus haut que ces hypothèses, mais elle se sert, en guise
d’images, de ces choses qui ont pour reflets celles de la section
d’en bas, choses qui, comparativement à leurs reflets, sont
regardées et estimées plus claires et plus nettes.
Je comprends, dit-il ; tu veux parler de ce qui se fait en
géométrie et dans les autres disciplines de même nature.
3. Valeur explicative du symbolisme pour la philosophie
Maintenant, comprends bien ce que j’entends par la
deuxième section de l’intelligible : j’entends ce que la raison
elle-même saisit par la puissance de la dialectique. Elle fait
alors des hypothèses, mais elle ne les prend pas pour des
principes. Elle les considère seulement pour ce qu’elles sont en
réalité, c’est-à-dire de simples hypothèses servant de point de
départ et de mise en marche. À partir d’elles la raison s’élève
ensuite jusqu’à ce qui ne dépend d’aucune hypothèse, jusqu’au
principe de tout. Après l’avoir atteint et s’être à son tour
attachée à tout ce qui découle de ce principe, elle descend enfin
jusqu’à la conclusion dernière, sans recourir aucunement au
donné sensible, mais en progressant d’idées en idées, par le
moyen des idées elles-mêmes, et elle arrête sa conclusion sur des
idées.
4. La double structure binaire du symbolisme face à la
distinction de seulement trois méthodes de connaissance
Je comprends, dit-il, mais pas suffisamment, car tu me
parais parler d’un problème difficile. Tu veux établir que la
connaissance de l’être et de l’intelligible qu’on acquiert par la
science de la dialectique est plus claire que celle qu’on acquiert
par ce qu’on appelle les disciplines techniques, lesquelles ont
des hypothèses pour principes. Sans doute les hommes qui
s’appliquent aux objets de ces disciplines techniques sont tenus
de le faire par la pensée raisonnante et non par les sens.
Toutefois, parce que ce n’est pas en remontant au principe qu’ils
les examinent, mais en partant d’hypothèses, ils ne te paraissent
pas avoir l’intelligence de ces objets, bien que ceux-ci soient
intelligibles grâce à ce principe. Et il me paraît que tu nommes
L’ASCENSION PLATONICIENNE DE L’AME
7
pensée raisonnante, et non intelligence, la compétence des
géomètres et des autres savants de même famille, du fait que la
pensée raisonnante est comme quelque chose d’intermédiaire
entre l’opinion et l’intelligence.
Tu as très bien compris, dis-je. Maintenant à nos quatre
sections fais correspondre ces quatre opérations de l’âme : à la
section la plus élevée l’intelligence, à la seconde la pensée
raisonnante, à la troisième attribue la croyance, à la dernière
donne le nom de perception par images, c’est-à-dire d’imagination ou de simulation et range-les suivant une proportion, en
estimant que ces opérations participent de la clarté dans la
mesure où il est de leur nature de participer à la vérité (des
choses).
Je comprends, dit-il, je suis d’accord et je les range comme
tu dis7. »
B. PREMIERES HYPOTHESES SUR LA MANIERE
DE DIVISER LA LIGNE
« Suppose à présent une ligne coupée en deux parties
inégales et coupe de nouveau, suivant la même proportion,
chacune de ces deux parties. »
Comment réaliser ces « coupures ». On peut d’abord
imaginer un procédé métrique. On se donne un rapport simple :
a/b, qu’il faudra chiffrer afin de tracer cette ligne et pas
n’importe quelle ligne. Supposons par exemple, pour ses facilités
de mesure décimale, le rapport : 2/3 ou 4/6. Nous prenons sur
une droite P1, 10 segments-unités, soit AB, et nous plaçons le
point C après le 4ème segment-unité.
———————————————————————P1
A
D
C
E
B
Nous avons tracé avec une règle graduée la ligne AB divisée
en C suivant la proportion a/b = 4/6, en sorte que :
AC
4
AC 4
CB 6 .
––– = — ;
––– = — ;
––– = —
CB 6
AB 10
AB 10
Nous devons couper maintenant les segments AC et CB,
suivant la même proportion a/b = 4/6, en D et E, en sorte que se
vérifient les rapports :
8
ENTRER EN PHILOSOPHIE AVEC PLATON ET DESCARTES
AD 4 AD 4 DC 6
CE 4 CE
4 EB 6
—– = — ; —– = — ; —– = — et —– = — ; —– = — ; —– = —
DC 6 AC 10 AC 10
EB 6 CB 10 CB 10
Nous devons en outre, pour situer les points D et E,
déterminer la valeur numérique de chaque segment de la ligne en
fonction du segment-unité et pour cela nous pouvons procéder
par comparaison avec la valeur numérique de AC = 4 ou de CB =
6 ou de la ligne totale AB = 10 segments-unités.
Calculons donc le premier segment : AD = 4  AC/10,
sachant que : AC = 4  AB/10 = 4, puisque AB = 10 ; soit :
AD AD 4  4
4  4  10
—– = —– = —— et donc : AD = ———— = 1,6 segment-unité.
AB 10
100
100
On calcule de la même façon les autres segments. Nous
avons donc les valeurs suivantes : AD = 1,6 ; DC = 2,4 ; CE =
2,4 ; EB = 3,6 ; pour AB = 10.
On peut généraliser l’exemple métrique et calculer la valeur
littérale des segments à partir de valeurs quelconques de a/b, en
fonction de AB.
AD
a
a.AC
AC
a
a.AB
—– = —–  AD = —— (1) ; or —– = ——–  AC = ——– ;
AC a + b
a+b
AB a + b
a+b
a.AB
donc, en remplaçant dans (1) AC par —— .
a+b
a  a.AB .
nous avons : AD = ———–
2
(a + b)
AD
Semblablement pour les autres segments, soit :
2
a
DC
ab
CE
a  b EB
—– = ——––2; —– = ——— 2;
AB (a + b) AB
(a + b)
b
2
—– = ———2; —– = ——— 2.
AB
(a + b)
AB
(a + b)
La suite des numérateurs reprend
la suite développée
d’un
2
2
2
carré de deux nombres : (a + b) = a + 2 ab + b . La somme de
ces valeurs nous donne un rapport de deux carrés égaux ou le
rapport de la ligne à elle-même, soit l’unité.
On remarquera donc que les segments DC et CE ont même
valeur et sont égaux. Ce qui permettra de considérer 2 nouveaux
rapports de proportion a/b. Nous avons donc les rapports
suivants de proportion a/b,
L’ASCENSION PLATONICIENNE DE L’AME
9
AC AD CE
AD DC ,
par construction : —– ; —– ; —– et par déduction : —– ; —– ,
CB DC EB
CE EB
car DC = CE, quelles que soient les valeurs de AC et CB,
qu’elles soient commensurables ou non.
En effet, nous pouvons faire en parallèles les transformations
suivantes :
AD AC
CE AC
—– = —– ;
—– = —–
DC CB
EB CB
en renversant les rapports pour que CE soit en dénominateur
comme DC :
EB CB
—– = —–
CE AC
en ajoutant l’unité à chaque membre :
AD
AC
EB
CB
—– + 1 = —– + 1 ;
—– + 1 = —– + 1
DC
CB
CE
AC
en réduisant au même dénominateur :
AD + DC
AC + CB
CE + EB AC + CB
————– = ————–
———–– = ————–
DC
CB
CE
AC
en substituant à l’addition de segments, le segment de leur
somme :
AC AB
CB AB
—– = —– ;
—– = —–
DC CB
CE AC
en renversant les rapports :
DC CB
CE AC
—– = —– ;
—– = —–
AC AB
CB AB
en établissant pour DC et CE une même valeur :
AC x CB
AC x CB ;
DC = ———— ;
CE = ——–—–
AB
AB
soit le quotient du produit des segments AC et CB par leur
somme.
Donc DC = DE.
Pour construire par cette méthode cette ligne AB, divisée de
la sorte, nous avons dû utiliser une règle et une graduation, et
donner une valeur numérique aux termes de la proportion a/b.
Mais ce mode de construction s’accorde-t-il avec le texte de
10
ENTRER EN PHILOSOPHIE AVEC PLATON ET DESCARTES
Platon qui est, à regarder de près d’une grande sobriété.
Relisons-le. Socrate parle. « Suppose à présent une ligne coupée
en deux parties inégales. Coupe de nouveau suivant la même
proportion chacune de ces deux parties ; celle qui représente le
genre visible et celle qui représente le genre intelligible. » La
seule autre indication que Platon nous donne implicitement dans
la suite du texte, c’est celle de la verticalité de la ligne ou du
moins d’une inclinaison ascendante, car il parle de segment
inférieur en bas et de segment supérieur en haut. Le symbolisme
de la ligne n’a donc pas sous les yeux de Platon une allure
horizontale8 .
Pour respecter cette sobriété, on peut donc procéder par
géométrie projective. Ce mode de construction nous semble plus
conforme à la pensée de Platon. En effet, Platon parle bien d’une
proportion, mais non pas d’une proportion « mesurable », fut-elle
quelconque.
Dans leur inégalité, en effet, les segments peuvent non
seulement être commensurables, mais également incommensurables. Il faut donc pouvoir « transférer » une proportion
quelconque AC/CB = a/b, sans aucune action de mesure, ni réelle
et particulière, ni même simplement formelle et générale, mais
qui demanderait d’être particularisée en vue du moindre tracé de
ligne. Pour cela il faut se servir d’un procédé de construction qui
n’utilise que la règle lisse (sans graduation) et le compas pour
tracer des parallèles ou des segments distincts égaux, (non pour
prouver empiriquement que deux droites ont la propriété d’être
parallèles ou que deux segments sont égaux).
Pour cela prenons un segment quelconque AB de la droite
ascendante P1 et plaçons sur ce segment un point C quelconque
et écrivons la proportion définie : AC/CB = a/b. Pour transférer
cette proportion AC/CB sur les segments AC et CB, il faut
disposer en quelque sorte de segments-miroirs qui vont
« réfléchir » la proportion AC/CB sur AC et CB.
Il existe plusieurs façons de procéder à ce transfert selon que
les segments-miroirs AB’ et BA’ sont égaux à AB, ou à AC et à
CB ou ne le sont pas.
S’ils sont égaux, le sont-ils en raison de tracés linéaires de
parallèles ou par tracé de portions de cercle.
Ils peuvent être égaux, par exemple à AB ou à BA (fig.1),
parce qu’ils sont comme AB ou BA des rayons de cercles de
centre A ou de centre B, alors le point C est reporté sur eux par le
L’ASCENSION PLATONICIENNE DE L’AME
11
compas. Ensuite les 3 points A, C’, B’ et B, C’’, A’ sont projetés
linéairement sur les segments AC et CB qui sont ainsi divisés
selon la proportion : AC/CB en D et en E.
On procède semblablement si les segments-miroirs sont
égaux à AC et CB (fig.2), en projetant d’abord sur eux les points
A, C, B et ensuite en reportant par le compas leurs points-images
sur AC et CB.
On peut aussi projeter les points A, C, B sur des segmentsmiroirs quelconques issus de A et de B et à partir de ces
segments-miroirs, on reprojette sur AC et CB.
Dans ce cas, ces segments AB’ et BA’ peuvent avoir ou ne
pas avoir de points communs. S’ils n’ont pas de points
communs, on peut certes diviser AC et CB en D et E selon la
proportion AC/AB, mais cette construction ne peut par ellemême établir géométriquement la relation qui existe entre DC et
CE. Ce qui n’est possible que par triangulation, c’est-à-dire si les
segments-miroirs ont un point commun : C’.
Soit donc ACB la base d’un triangle de sommet C’
Nous projetons sur le segment miroir AC’, B en C’ et C en
D’ parallèlement à la droite BC’. Ensuite nous projetons à
nouveau sur le segment AC, C’ en C et D’ en D parallèlement à
C’C. AC est ainsi divisé en AD/DC = AC/CB. Semblablement
pour diviser l’autre segment CB, nous projetons A en C’ et C en
E’ parallèlement à AC’. Ensuite nous projetons à nouveau C’ en
C et E’ en E parallèlement à la droite C’C. CB est ainsi divisé en
CE/EB = AC/CB. Cette construction permet par elle-même
d’établir que DC = CE, car les segments sont obtenus par projection entre parallèles de deux segments parallèles égaux entre eux.
En effet D’C et C’E’ sont parallèles et égaux car ils sont compris
entre C’D’ et E’C qui sont parallèles. Et ces deux segments sont
projetés entre parallèles D’D, C’C, E’E sur AB, en donnant DC
et CE égaux entre eux.
Il importe de comprendre par ces démonstrations, non une
vérité mathématique — elle est insignifiante — mais quelle
connaissance mathématique Platon pouvait avoir (ou supposer
chez son lecteur) de ce symbolisme. Celui-ci ne s’arrête sans
doute pas à la seule figure « visible » d’une portion de droite
divisée en deux parties, elles-mêmes encore divisées chacune en
12
ENTRER EN PHILOSOPHIE AVEC PLATON ET DESCARTES
deux sous-parties. C’est la connaissance mathématique ellemême de cette ligne qui est le « reflet » de la connaissance philosophique que Platon y associe en une sorte de « proportion » a/b
mise en pratique. Dès lors la genèse, la construction et
l’ensemble des propriétés « non-figuratives » de cette ligne
peuvent avoir une valeur symbolique cachée.
Nous pensons en effet qu’il faut comprendre le symbolisme
de la ligne par rapport à l’enseignement philosophique que
Platon y attache, selon l’idée qu’il s’est lui-même faite des
rapports entre la connaissance dianoétique et la connaissance
dialectique tels qu’il les expose dans ce texte. Le rôle de la
connaissance mathématique de la ligne serait une application
particulière de la doctrine platonicienne de la science. Nous
postulons un accord entre ce que Platon « dit » et ce qu’il « fait »
en écrivant, tout comme un discours philosophique sur le
« jugement » se doit de mettre en œuvre en ses jugements ce
qu’il enseigne sur l’activité judicative.
Dans ce contexte on peut s’interroger d’abord sur le point de
départ de cette figure géométrique. Le texte pose en premier une
ligne, c’est-à-dire une portion de droite AB. Suivrait en second
l’établissement de la proportion a/b par la détermination du point
C coupant AB en deux parties inégales, mais ce point de départ
lu dans le texte est-il un point de départ en vue de l’exposition
faite à l’auditeur ou le point de départ à partir duquel se constitue
la pensée de Platon ? Autrement dit la droite AB qui est le point
de départ didactique est-elle aussi le point de départ inventif, ou
bien le point de départ inventif est-il le rapport a/b : celui de
deux segments inégaux.
Afin de généraliser la valeur symbolique de ce rapport et
d’en renforcer le pouvoir de persuasion, Platon aurait ensuite
« aligner » ces deux segments sur la droite AB, les intégrant en
une structure mathématique aux propriétés plus significatives.
L’idée de proportion a/b, c’est-à-dire celle de rapport et de
relation n’est-elle pas « antérieure » à celle de « ligne » et
d’alignement ? Nous tenterons plus loin de répondre à cette
question en fonction des modes d’utilisation du symbolisme.
Ensuite il faut considérer les procédés de construction. Si
nous procédons par géométrie nous utilisons des segmentsmiroirs ou des points-images pour « réfléchir » la proportion a/b
d’un segment sur les autres. Les couples de segments en proportion de a/b sont ainsi miroirs les uns des autres. Or l’idée de
L’ASCENSION PLATONICIENNE DE L’AME
13
miroir, de miroitement, de reflet et d’image réfléchie est constante chez Platon. Elle est ici inscrite à l’intérieur du symbolisme
géométrique comme elle est inscrite dans la réalité entre les
divers domaines qui la composent.
En outre ce symbolisme géométrique, par ses propriétés
mathématiques internes peut en quelque sorte se prévaloir d’être
dans sa réalité une image du Réel. En effet la ligne avec ses
proportions « reflète » un « produit remarquable » de la mathématique, le carré d’une somme de deux nombres et à ce titre
selon une mentalité pythagoricienne familière à Platon, elle est
« reflet » de la réalité. Sa symbolique est aussi pénétrée de la
présence mystérieuse du nombre « 5 ». Il y a aussi cinq rapports
de proportion a/b. Il y a encore cinq segments sur sept, qui sont
porteurs d’une signification géométrique : les quatre obtenus par
division et celui de la totalité de la ligne. Ils sont l’image linéaire
des cinq quadrilatères du carré d’une somme : deux carrés, deux
rectangles et le carré total. La structure algébrique sous-jacente à
cette division de la ligne n’est donc pas dépourvue de valeur
« persuasive », sans être pourtant vraiment « démonstrative ».
Cette valeur reste « secrète » et comme « initiatique », par son
arithmosophie, pour manifester la nature du réel. Il y a enfin cinq
segments sur sept qui ont une signification philosophique : deux
en tant que « supports » de la relation symbolique de l’image à
son modèle, ou si l’on veut de la relation entre deux modes
symboliques de la connaissance sensible (eikasia et pistis) et
trois en tant que « supports » de trois modes réels de l’activité de
connaissance (doxa, dianoia, noèsis).
Enfin, comme nous essaierons de le montrer par la suite en
une sorte d’extrapolation, cette idée de réverbération mimétique
trouve son plein sens à propos de la théorie même des rapports
entre le sensible et l’intelligible. Cette théorie dans son ensemble
est elle-même le reflet symbolique de la structure cognitive de
l’esprit humain. Elle suggère, telle une majestueuse « image »,
un parallélisme, lui-même symbolique, entre l’ordre objectif des
choses selon l’unique connaissance sensible et l’ordre subjectif
des modes de connaissance rationnelle envers l’unique Réel
véritable.
La démarche de Platon nous conduit ainsi par le truchement
d’une série de symbolismes étagés, à une intuition des voies de
connaissance, intuition qui ne peut s’achever que « réflexivement », au sens philosophique du terme, c’est-à-dire en ayant
14
ENTRER EN PHILOSOPHIE AVEC PLATON ET DESCARTES
surmonté la dualité du symbole et de la réalité qui s’y reflète
pour saisir dans l’identité de l’activité consciente, cette réalité
même. Évolution normale puisqu’il s’agit en fait tout
simplement de l’intelligence que la conscience peut avoir d’ellemême.
En attendant, le double jeu d’aller et retour de l’image à
son modèle, ou mieux de la matérialité du symbole à sa
signification symbolique, c’est-à-dire de la conscience qui se
« projette » sur les choses, en voyant en elles « un symbole »,
pour ensuite s’appliquer à elle-même ce qu’elle a projeté d’elle
et reconnaître que cela lui est conforme, dans une visée
symbolique, est comme inscrit dans la construction géométrique
de la ligne divisée, par la double projection du rapport AC/CB
nécessaire pour la structuration de la ligne en segments
différents.
En tenant compte de la connaissance mathématique qui
forme la réalité du symbole de la ligne, son « idée », comme
dirait Platon, à laquelle il associe les « services » de la figure
linéaire, il devient possible non seulement d’apprécier le type de
ce symbolisme et la valeur qu’il faut lui accorder pour accréditer
l’enseignement qu’il sous-tend, ainsi que nous venons de le faire,
mais aussi de préciser l’usage qui peut en être fait, soit pour
exprimer une pensée soit pour la reconstituer.
Il faut savoir que si la pensée peut utiliser avantageusement
un symbolisme mathématique et son réseau de relations, et y voir
comme un modèle ésotérique et « réservé » de la réalité9 , ce
symbolisme en retour, par ses composants, organise et cadre
aussi dans une certaine mesure les démonstrations, au détriment
peut-être d’intuitions plus profondes s’il n’est pas assoupli
comme symbolisme, tout en restant « intangible » dans sa réalité
mathématique. De plus les procédures de construction, que nous
proposons par étapes successives et parallèlement à un enrichissement symbolique, ne « représentent » peut-être pas encore
adéquatement la totalité de la pensée symbolique de Platon.
Après une approche plus explicite de celle-ci, nous pourrons
revenir sur la procédure de construction pour la rendre plus
parlante encore.
C. HYPOTHESES SUR LES ELEMENTS
SYMBOLISATEURS DE LA LIGNE
L’ASCENSION PLATONICIENNE DE L’AME
15
Quels sont les éléments de ce symbolisme ? Il y a d’abord
l’allure ascendante de la droite AB qui symbolise une montée
continue et successive, de proche en proche, mais sans que cette
suite progresse selon une même proportion entre segments
consécutifs. Les segments ne doivent jamais être pris isolément
mais toujours par paires selon la proportion qui les lie.
Il y a ensuite la différence de longueur des segments AC et
CB, AD et DC, CE et EB, qui exprimera une différence de valeur
ou de dignité ontologique entre les différents types d’existants ou
les différents modes de connaissance mis ainsi en rapport. Le
nœud du problème se loge précisément dans l’imbrication de ces
correspondances qu’il faudra démêler sans verser dans un
simplisme chosiste. Selon l’avis assez général des interprètes de
Platon, nous estimerons que, dans les rapports établis selon la
proportion AC/CB, la plus grande longueur symbolise le plus
haut degré d’être et de connaissance et qu’elle se trouve située
dans le haut de la ligne.
Il y a enfin la proportion AC/CB qui sera projetée sur chaque
segment AC et CB et avec elle bien entendu une différence
de longueur, accompagnée de sa signification symbolique.
La différence de longueur n’est symboliquement significative
qu’entre des segments en proportion de AC/CB et non pour les
autres. L’égalité des segments internes DC et CE, que Platon ne
pouvait ignorer, ne le pouvait gêner dans son raisonnement au
contraire, pas plus que la disproportion des segments externes
AD et EB.
Cette égalité ne permet pas a contrario d’établir l’égalité
ontologique des êtres ou de leurs modes appropriés de connaissance que ces segments représentent. Cela serait incompatible
avec l’allure ascendante de la ligne et la division en trois
« paires » distinctes. Cette égalité, pas plus que la disproportion
AD/EB, n’a pas de signification symbolique, mais nous avons
vu, et insisté sur ce fait, qu’elle permet d’établir d’autres rapports
de proportion AC/CB qui peuvent à ce titre être porteurs d’une
signification philosophique. La différence de longueur selon la
proportion AC/CB n’a de valeur symbolique que selon les
applications successives de la proportion AC/CB et dans les
paires de segments qu’elle forme et non selon la simple
contiguïté des segments sur la ligne, ni selon leur éloignement en
discontinuité.
16
ENTRER EN PHILOSOPHIE AVEC PLATON ET DESCARTES
La signification de « l’ordre » des segments est liée à l’allure
ascendante de la ligne. Elle a un caractère « temporel » évoquant
une histoire. En ce sens elle sera appuyée par le drame que
déroule le récit de la Caverne, celui de la montée à la lumière du
prisonnier libéré et elle apparaîtra également dans le plan
d’éducation que Platon esquisse pour les futurs dirigeants de
l’État.
Mais l’ordre simple des segments n’a pas le caractère d’une
« configuration spatiale » indiquant la structure des choses. Ce
n’est pas l’ordre seul des segments et la progression plus ou
moins importante dans cet ordre qui symbolise la dignité
ontologique des êtres ou des modes de connaissance qui les vise,
si cet ordre n’est pas structuré par la proportion AC/CB = a/b.
Pour bien comprendre la portée des analogies par lesquelles
Platon expose sa théorie de la connaissance, il faut également
prendre en compte le caractère mathématique du symbole de la
ligne divisée comparativement aux symboles concrets tirés de la
Nature. En effet, une figure géométrique ne crée pas de significations symboliques, mais elle les organise, elle leur donne une
« configuration » qui valorise, vu son caractère de « produit
remarquable », leurs significations individuelles. Elle n’est
« directement » symbolique que dans sa propre matérialité, par
exemple, ici dans l’allure ascendante de la ligne qui implique
une référence à notre position concrète et physique dans l’espace,
et peut-être aussi dans la réalisation opératoire, par projection, du
transfert du rapport AC/CB. C’est pour cela que nous essayons
de comprendre comment Platon a « empiriquement » procédé
pour tracer cette figure et quelles propriétés mathématiques il a
pu y découvrir.
En fonction de quoi nous pouvons remarquer qu’il y a une
sorte de redoublement du symbolisme à l’intérieur même du
symbole de la ligne divisée. C’est que d’abord chaque segment
AC et CB est « à l’image » de la ligne AB, étant divisé suivant
une même proportion, qu’ensuite la proportion est transférée
d’un segment sur l’autre par un procédé d’image réfléchie et
qu’enfin de façon explicite la projection AC/CB et ses
« images » mathématiques symbolisent un rapport de similitude
entre des images et leurs modèles imités de la Nature, lesquels
sont à leur tour images d’autres modèles. En bref, la relation de
la réalité à son image, est présente à tous les niveaux de la
pensée de Platon, mais c’est une relation binaire.
L’ASCENSION PLATONICIENNE DE L’AME
17
Rappelons brièvement les éléments symboliques que Platon
considère: 1°) le tracé ascendant de la ligne, 2°) les différences
de longueur selon 3°) la proportion AC/CB dans 4°) les rapports
proportionnels AC/CB = AD/DC = CE/EB donnés par construction et AD/CE = DC/EB, établis par déduction. De ces éléments
symboliques, Platon tirera un remarquable parti avec autant de
force que de discrétion, au service d’une grande vérité. Mais ce
qui « se glissera » dans sa pensée, c’est ce qui dans la réalité du
symbole n’est pas traité symboliquement et donc est employé
sans aucun discernement critique. L’usage d’un symbole comme
symbole englobe déjà un retour de la pensée, tandis que la
soumission de la pensée à un schéma qu’elle n’assume pas en
une valeur symbolique, la paralyse et risque de la fourvoyer. Ce
qui pèse donc sur la pensée de Platon, c’est le schéma « binaire »
de la proportion AC/CB et de la relation « image-modèle », avec
en conséquence, les « dénombrements » qu’il implique.
Le « dualisme » dans le système de Platon n’est pas
seulement la caractéristique d’un problème précis, celui de la
relation de l’âme au corps, il est une disposition mentale, un a
priori de toute appréhension de la réalité, dans son ontologie et
dans sa logique. En ce sens le dualisme du Platonisme n’est pas
que le dualisme dit « platonicien ».
De l’usage de ce schématisme binaire, en vue de la
différenciation des formes de connaissance, Platon peut-il rendre
compte ? Au Livre VII, il affirme seulement : « Quant à la
correspondance des réalités auxquelles ces relations s’appliquent, et à la division en deux de chaque domaine, celui de
l’opinion et celui de l’intelligible, laissons cela pour ne pas nous
embarrasser de discussions beaucoup plus longues que les
précédentes.10 » La réponse est donc remise par Platon à plus
tard... Faut-il la chercher dans le Sophiste ; dans la théorie non
seulement de la participation des choses sensibles aux idées mais
dans la participation des idées les unes aux autres et tout
spécialement dans la participation réciproque des « genres »
les plus irréductibles comme ceux de l’unité et de l’altérité, de
l’être et du non-être ?
Platon s’élève ainsi jusqu’au cœur du problème de
l’intelligibilité de l’être, celui du rôle de la négation dans l’être,
qu’il faut mettre en liaison avec la question du Bien en soi, celle
de savoir « par où » ce-qui-est est bon ? De plus Platon ne serat-il pas amené à assouplir ce schématisme binaire des objets,
18
ENTRER EN PHILOSOPHIE AVEC PLATON ET DESCARTES
ou du moins à préférer à la croisée du raisonnement
mathématique, telle application de la proportion a/b à telle autre,
lorsqu’il faut donner le pas à une intuition plus profonde qui
déborde le schématisme, et oriente son interprétation plutôt que
de la voir cantonnée à sa forme visuellement la plus prégnante ?
D. LES SIGNIFICATIONS ATTRIBUEES AUX
SYMBOLISMES GEOMETRIQUES
Précisons maintenant quelque peu les significations de ces
symboles avant d’aborder les problèmes qu’elles posent. On
reconnaîtra d’abord dans le mouvement ascendant de la ligne, le
symbolisme très général de l’ascension de l’âme : ascension dans
la connaissance et dans les degrés d’être ? Afin de préciser cette
perspective générale de la pensée de Platon faut-il voir dans la
ligne divisée un symbolisme univoque ? En ce sens qu’on
pourrait en faire une application identique en ontologie et en
logique et que selon ce symbolisme, on conclurait à une
correspondance biunivoque, selon les divers segments, entre
l’ordre objectif de l’être et l’ordre subjectif du connaître ? Mais
ne serait-ce pas là une simplification des grandes vues de Platon
? Si oui à quels aspects de l’activité humaine et à quelles
démarches de la pensée ce symbolisme se rapporte-t-il ? Lisons
donc la première explicitation que Platon donne de son
symbolisme. Elle suit immédiatement les indications très brèves
données pour sa construction.
« Considère maintenant une ligne coupée en deux parties
inégales ; coupe encore chaque partie suivant la même proportion. Tu coupes ainsi la partie qui représente le genre visible
et celle qui représente le genre intelligible. Suivant le degré
relatif de clarté ou d’obscurité propre à chaque division, tu
auras dans la partie du visible une première section, celle des
« images ». J’appelle images en premier lieu les ombres, ensuite
les reflets qui apparaissent dans les eaux et sur la surface des
corps opaques, lisses et brillants ainsi que tous les autres
miroitements du même genre. Tu saisis ?
Oui, je saisis.
Considère à présent l’autre section, celle des objets euxmêmes qui produisent les images de la première section. Cette
seconde section comprend quant à elle toutes les choses autour
L’ASCENSION PLATONICIENNE DE L’AME
19
de nous, les animaux, toutes les plantes et l’ensemble des objets
fabriqués.
Je la considère, dit-il.
Veux-tu bien admettre aussi, repris-je, que l’ensemble de ce
qui apparaît à la vue se divise en véritable et en non-véritable, et
que comme l’objet de l’opinion se rapporte à l’objet de la
science, l’image se rapporte au modèle qu’elle imite.
Oui, dit-il, certainement.
D’un autre côté, examine de quelle manière il faut couper la
partie qui représente l’intelligible.
Comment ?
Voici : dans la première section de cette seconde partie,
l’âme, se servant en guise d’images des objets qui dans la partie
précédente donnent lieu à imitation, est forcée d’engager ses
recherches, en partant d’hypothèses et en se dirigeant non vers
le principe mais vers la conclusion; dans la deuxième section,
l’âme va de l’hypothèse au principe absolu, non-hypothétique,
sans faire usage d’images, comme dans le cas précédent, menant
ainsi sa recherche à travers les idées par le seul moyen des idées
elles-mêmes.
Je n’ai pas bien compris, dit-il, ce que tu viens de dire.11 »
Après la lecture de ce texte, que pouvons-nous comprendre
des symbolismes géométriques ?
La proportion AC/CB sous-tend un rapport conceptuel
analogiquement un, celui de l’image à la chose imitée. Ce
rapport est exprimé sous plusieurs variantes par Platon :
obscurité/clarté ; copie/modèle ; imitation/réalité ;
devenir/essence12 ; paraître/être.
Il est même dans ce texte assimilé au rapport fausseté/vérité,
mais c’est, comme le précise le récit de la Caverne, lorsqu’on
prend l’image pour la chose, l’imitation pour la réalité, le devenir
pour l’essence, le paraître pour l’être.
Toutes ces dénominations sont-elles effectivement de
simples variantes d’une même et unique intelligibilité exprimant
une unique constante du Réel ou bien faut-il, à côté de
formulations qui ne sont que de simples synonymies, reconnaître
l’existence de rapports de nature différente qu’il serait
regrettable de ramener à la seule relation d’imitation. Cela ne
fut-il d’ailleurs pas la tâche d’une déjà longue histoire de la
philosophie d’en cerner progressivement leur originalité à travers
20
ENTRER EN PHILOSOPHIE AVEC PLATON ET DESCARTES
l’étude des problèmes de l’Un et du Multiple, de l’essence et de
l’existence, et de l’historicité humaine ? Les solutions proposées
au cours de l’histoire par Aristote, Thomas d’Aquin et Hegel
sont-elles pleinement satisfaisantes ?
Ensuite à chacun des segments AC et CB d’une part, AD,
DC, CE, EB, d’autre part, Platon attache une dénomination de
connaissance : opinion et intelligence pour les premiers, imagination, croyance, pensée raisonnante, science dialectique, pour
les suivants. À chacune de ces formes de connaissance on serait
tenté, entraîné par le charme du parallélisme, de faire correspondre un objet spécifique : le sensible, l’intelligible pour les
premiers, les images, les choses, les « entités intermédiaires »,
les formes pures ou « idées » pour les suivantes. S’il y a bien
certaines correspondances entre un mode de connaissance et un
objet réel spécifique, faut-il estimer qu’il y a une correspondance
de ce genre pour chaque domaine de l’être ou du connaître que
représentent les segments de la ligne ?
Le problème est particulièrement aigu pour les « objets » de
la connaissance discursive ou dianoétique. Dans son « chant »,
en éloge à la dialectique au livre VII, Platon s’explique en
adoptant un ordre décroissant ou descendant.
« Il suffit donc, comme on l’a fait auparavant, d’appeler la
première division de la connaissance : « science », la seconde :
« pensée raisonnante », la troisième : « croyance », la
quatrième : « imagination »; les deux dernières : « opinion »; les
deux premières : « intelligence ». L’opinion a comme objet le
devenir, l’intelligence porte sur l’essence ; et ce que l’essence est
par rapport au devenir, l’intelligence l’est par rapport à
l’opinion et ce qu’est l’intelligence par rapport à l’opinion, la
science l’est par rapport à la croyance et la pensée raisonnante
par rapport à l’imagination.13 »
Platon met en relation « proportionnelle » tous les modes de
connaissance mais il précise seulement les objets de l’opinion et
de l’intelligence, c’est-à-dire ceux qui correspondent aux
segments AC et CB ; à savoir le devenir et l’essence. En rapportant la science à la croyance et la pensée discursive à l’imagination, il montre aussi qu’il tire parti de l’égalité des segments
DC et CE.
Mais comment interpréter le fait qu’il ne veuille pas
appliquer la proportion a/b aux objets des autres modes de
L’ASCENSION PLATONICIENNE DE L’AME
21
connaissance ? « Quant à la correspondance des réalités
auxquelles ces relations s’appliquent et à la division en deux de
chaque domaine, celui qui est objet de l’opinion et celui de
l’intelligible, laissons cela pour ne pas nous embarrasser de
discussions beaucoup plus longues que les précédentes.14 »
C’est que cette correspondance entre eux des objets de
connaissance notamment ceux de la « dianoia », selon la
proportion a/b doit receler quelque difficulté, peut-être quelque
impossibilité, que ne présente pas les modes de connaissance
compris comme activités de l’esprit. Enfin entre les diverses
dénominations ou leurs objets respectifs, Platon établit en vertu
de la « proportion » : image/chose, tous les rapports qu’autorise
le schéma géométrique. Mais il ne les explicite pas tous et ne se
sert pas de tous.
De plus l’usage que Platon fait de la relation « image/chose »
et des comparaisons qu’elle autorise, montre qu’elle n’a pas
comme but de faire apparaître une propriété commune entre des
modes de connaissance qui seraient connus en eux-mêmes et
analysés chacun dans le détail.
Elle doit au contraire nous faire comprendre « à l’image » du
principe de résolution mathématique, quelle est la nature d’un
mode de connaissance plus difficile à définir, lorsqu’on se
représente mieux les trois autres avec lesquels on le met en
« proportion », tout comme on peut déterminer « x » lorsqu’on
connaît les trois autres termes a, b, c, d’une égalité de rapports
a/b = c/x.
La pensée de Platon en effet, est une pensée qui prospecte et
défriche au moins autant sinon plus qu’elle organise et
axiomatise un savoir acquis. Le mode de raisonnement par
analogie (sous les innombrables formes qu’il peut prendre)
occupe donc plus de place dans la pensée de Platon que les
raisonnements déductifs. Par là s’explique aussi la place faite
dans ses œuvres aux mythes et aux allégories, et la nécessité de
rejoindre l’intention inventrice de Platon plutôt que de s’arrêter à
la forme figée du texte.
Suivons maintenant Platon dans ses raisonnements prospectifs en nous demandant si les hypothèses comparatives
établies sur le symbolisme de la ligne se trouvent justifiées dans
leurs applications philosophiques. En relisant le début du texte
sur la ligne divisée, nous pouvons d’abord comprendre comment
22
ENTRER EN PHILOSOPHIE AVEC PLATON ET DESCARTES
celui-ci s’enracine dans notre expérience intentionnelle du
monde.
Nous nous rendons compte ensuite que le symbolisme de la
ligne divisée, pris dans son ensemble, est donc un symbolisme
complexe. Nous en avons montré les divers éléments, les uns
très explicites, les autres moins, mais ce n’est pas parce que
certains sont peu explicités qu’il faut les négliger et par là,
appauvrir le symbole au risque de verser par la suite dans une
interprétation simplificatrice de ses significations.
Enfin il ne faut pas s’imaginer que nous sommes en présence
d’un symbolisme « homogène ». Les segments et leurs rapports
ne renvoient pas symboliquement à des jugements philosophiques de même ordre, homogènes, comme sont homogènes les
enchaînements mathématiques construits sur la figure.
Faut-il voir dans le décalage entre le caractère « plat » de la
figure géométrique et les différences de niveau des significations, qui sont attachées à ses diverses parties, la raison pour
laquelle, à moins de s’engager dans de longues discussions,
Platon renonce tant à exposer la correspondance entre les divers
objets des diverses connaissances qu’à justifier pourquoi il procède à leur délimitation par une division binaire, qui rappelle par
ailleurs la méthode des définitions par dichotomie ? Peut-être !
Nous estimons quant à nous que les segments représentent
tantôt la réalité visée philosophiquement, tantôt une réalité symbolisatrice dont se sert la visée philosophique.
Ainsi les segments AC et CB sont symboles d’une dualité
que Platon estime réelle entre le sensible et l’intelligible.
Les segments CE et EB sont symboles d’une distinction
réelle entre deux méthodes de connaissance, la mathématique et
la philosophique, mais qu’en est-il d’une distinction entre des
objets réels « en soi » qui leur correspondraient ? Explicites sur
la distinction de deux savoirs, les textes ci-devant ne le sont pas
sur deux objets réels qui leur correspondraient ainsi qu’ils
distinguent deux sphères d’objets réels dans l’ordre du sensible.
Quant aux segments AD et DC, étant basés sur la distinction
uniquement objective entre les images réelles et leurs objets
réels, ils ne représentent pas deux formes réellement distinctes
de connaissance sensible, ni deux types d’objets propres, qui
seraient spécifiques de chacun des sens perceptifs et de chaque
type de perception.
L’ASCENSION PLATONICIENNE DE L’AME
23
La distinction des segments ne renvoie pas dans ce cas à une
distinction ontologique, entre des objets-termes de connaissances
différentes, mais à une distinction entre des objets réels pour
autant qu’ils tiennent un rôle de symbole.
Cette distinction ne peut donc avoir pour le sensible de
valeur ontologique ni pour les objets sensibles, ni pour le mode
de connaissance qui leur est approprié. Elle ne peut avoir qu’une
valeur symbolique en vue d’une application à l’intelligible, c’està-dire à des méthodes de connaissance non sensible et pour les
différencier de la connaissance sensible. Cette distinction, qui
n’est possible que pour le visible strict et l’audible, doit suggérer
dans l’égalité des rapports : eikasia / pistis = dianoïa / epistèmè
images-imaginées
pensée raisonnante
ou plutôt : ——————— = ———————— , quelle
choses-assurées
intelligence
est la nature de ce savoir— épistèmè ou noèsis — qui a comme
objets les idées. En analogie avec le principe de résolution
mathématique que permet de calculer le quatrième terme
inconnu, on cherchera à connaître la nature de la connaissance
dialectique. On la comparera d’abord à la connaissance du
sensible et ensuite à la pensée raisonnante.
Mais la distinction eikasia / pistis n’a pas en elle-même
une valeur ontologique. Elle est seulement symbolisatrice de la
science contemplative dont la science raisonnante n’est que
« l’image ». S’il n’en était pas ainsi, pourquoi Platon parlerait-il
du « visible » et du « vu » (to oraton, to oromenon) et pas du
« sensible » (to aisthèton, to aisthanomenon) alors que de toute
évidence, c’est le sensible en général qu’il lui conviendrait
d’opposer à l’intelligible et à « l’intelligé » (to noèton, to
noumenon). En effet, l’opposé de l’intelligible (si l’on admet ici
par hypothèse cette opposition) ne se limite pas au visible et le
terme « visible » ne peut passer sans plus pour un synonyme de
« sensible », sous le couvert d’un procédé littéraire qui nous fait
désigner le tout par une de ses parties, souvent par la partie
principale.
D’ailleurs dans le récit de la Caverne, Platon met l’audible
en parallèle avec le visible. L’écho est en effet en semblable
rapport perceptif à l’objet sonore que l’ombre ou le reflet à
l’objet éclairé. Par contre nous ne pensons pas que Platon ait
dédoublé semblablement le tact, le goût ou l’odorat. Et pour
24
ENTRER EN PHILOSOPHIE AVEC PLATON ET DESCARTES
cause, ces derniers sont rebelles dans l’univers de nos
perceptions à un tel « dédoublement » car ce sont des sens de
perceptions rapprochées qui ne laissent que peu d’intervalle pour
loger un intermédiaire entre eux et l’objet perçu. (Il s’agit ici
d’un intermédiaire « objectif » physique et non de l’intermédiaire
que serait la représentation mentale). De plus les objets perçus
dans ces cas ne rejoignent pas nos sens selon le même mode de
propagation de leurs qualités que lorsqu’ils sont vus ou entendus.
Leurs « champs » en effet n’ont pas le même caractère ondulatoire que l’air et la lumière, dirions-nous aujourd’hui. Leurs
objets perçus ne se prêtent donc pas à un dédoublement de leur
genre en vertu de phénomènes de « réflexion » ou de « réfraction » ondulatoire dont les effets sont sensoriellement perçus.
Sans dire que c’est le schématisme géométrique, sous-jacent
au discours de Platon, qui exige cette distinction entre les objets
éclairés et leurs ombres ou leurs images réfléchies, on peut voir
cependant qu’il sert de « relais » à la distinction entre le sensible
et l’intelligible et à la distinction entre pensée raisonnante et
science dialectique pour les lier à une proportion tirée de
l’univers de nos représentations sensibles. Il fallait donc trouver
dans l’ordre de la perception sensible une distinction qui
symbolise et fasse comprendre la distinction, dans l’ordre de la
« perception intellectuelle », entre ce que nous appellerions plus
explicitement : connaissance mathématique formelle et connaissance philosophique réflexive. La distinction entre l’eikasia et la
pistis, entre l’imagination ou conjecture et la foi ou croyance, ne
peut donc avoir une portée philosophique objective, mais
seulement une valeur symbolique visant une distinction réelle
en un autre ordre.
Quel est le dualisme proportionnel qui précède l’autre ? Le
dualisme de l’objet visible ou audible et des « imitations »
visuelles ou auditives qui en émanent, ou un dualisme abstrait,
logico-mathématique ou encore un dualisme psychologique
opposant l’âme et le corps ou un autre dualisme encore qui n’est
pas reconnu immédiatement mais qui est peut-être plus déterminant ? Il faut sans doute distinguer. Au plan de la pensée propre
et réflexive, la distinction des modes de connaissance est sans
doute première mais c’est elle qui est la dernière « signifiée ».
Aussi, selon les différents plans de pensée : ontologie de la
connaissance, modalité psychologique de ressentir la structure de
l’esprit, ressources du langage pour expliciter une prise de
L’ASCENSION PLATONICIENNE DE L’AME
25
conscience, pouvoir évocateur du monde matériel à « refléter »
l’activité spirituelle, les priorités ne seront pas les mêmes. Si le
symbolisme mathématique présenté dans le texte, part de la ligne
donnée dans son ensemble et si c’est la division de cette ligne
AC/CB qui est ensuite projetée sur chacune des parties,
l’intention première de diviser cette ligne semble s’appuyer sur
la distinction concrète et physique entre les choses et leurs
images, laquelle est appelée de plus loin en la pensée par une
intuition réflexive, afin d’éclaircir les diverses opérations de
l’esprit.
C’est donc la valeur symbolique du rapport sensible :
« images / choses originales » qui est représentée dans la
proportion des segments de différentes longueurs et qui est par là
transférée ou rendue symboliquement opératoire entre
l’intelligible et le sensible d’une part et dans le domaine de
l’intelligible d’autre part.
Le terme d’image et son rapport à l’original doit donc
s’entendre tantôt en un sens réel et tantôt en un sens symbolique,
tantôt d’une réalité connue qui sert de symbole, tantôt d’une
réalité connue symboliquement, avec le résultat que la « détermination symbolique » c’est-à-dire la signification philosophique
du symbole est affirmée comme ontologique en la réalité
symbolisée sans l’être pour autant dans la réalité qui « fournit »
le symbole. La réalité qui fournit le symbole n’est pas de soi
comprise quant à son intelligibilité propre, selon la signification
du symbole.
Si donc la relation « réelle » : image/original (eikôn / to
mimethèn) qui a son corrélat « fictif » pour les opérations intellectuelles entre l’imagination et la croyance (eikasia / pistis) ne
peut avoir une portée ontologique universelle pour le sensible,
elle a par contre une valeur symbolique dans l’ordre de la
recherche d’une intelligibilité philosophique du Réel. C’est elle
qui est à la base — à la fois le support et la détermination — du
rapport proportionnel central de la pensée de Platon : celui de la
participation imitative. Mais ce rapport est ambigu, car ses différentes acceptions se chevauchent, telles les tuiles d’un toit,
assurant seulement une continuité apparente de la pensée.
Mais par ailleurs ce rapport, selon les diverses approches que
Platon en donne, concentre en lui toute la problématique philosophique. En ce sens, il est le prototype, formulé et exprimé, de
26
ENTRER EN PHILOSOPHIE AVEC PLATON ET DESCARTES
l’interrogation philosophique. Dès lors chercher à comprendre la
pensée de Platon, et à résoudre ses apories, c’est prendre
conscience des questions philosophiques que chaque homme est
à lui-même et auxquelles nous devons répondre.
III. LE SYMBOLISME DE LA LIGNE ET
CELUI DE LA CAVERNE
A. LES CONCORDANCES ENTRE LES SYMBOLISMES
Le symbolisme de la ligne divisée n’est pas un symbolisme
direct, nous dirions de « plain-pied » qui vise de façon
« significative » une réalité symbolisée, mais c’est un
symbolisme à double niveau, qui fait le lien entre une réalité
objective sensible symbolisatrice, et une réalité subjective
spirituelle symbolisée. En ce sens le symbolisme géométrique de
la ligne se situe telle la « dianoïa » entre le sensible (qui ici
fournit le symbole) et l’intelligible « philosophique » (dont la
compréhension est induite par le symbolisme de la ligne)15.
Seule sa simplicité géométrique nous le fait illusoirement tenir
pour homogène, tandis que ses propriétés arithmosophiques
sollicitent l’adhésion de l’initié pour la doctrine qu’il sous-tend.
Pour se convaincre de cela d’une autre manière que par l’analyse
des éléments de détail, on peut aussi comparer sa structure
d’ensemble à celle de l’allégorie de la Caverne. Toutefois, cette
mise en parallèle des deux symbolismes ne va pas sans
discussions.
Dans l’allégorie de la Caverne, le caractère symbolique des
lieux souterrains, de la situation des hommes enchaînés, du
défilé des porteurs de statuettes et du jeu de leurs ombres
projetées par le feu, ne peut être mis en doute. De même la
description du monde extérieur que découvre le prisonnier libre,
sa contemplation du soleil et son retour auprès de ses
compagnons ne peuvent être compris autrement que comme les
éléments d’un symbole. Toute la description allégorique
proprement dite (monde souterrain et monde de surface) est
quant à son contenu un récit-image de la réalité. À ce titre il
correspond au segment AC pris isolément comme un tout et
intérieurement structuré selon le rapport AD/DC. La signification
des éléments allégoriques vise un ordre de réalités non
L’ASCENSION PLATONICIENNE DE L’AME
27
symboliques, autres que celles de l’allégorie. C’est l’ordre des
domaines du sensible et de l’intelligible représentés sur la ligne
par les segments indivisés AC et CB.
Dans l’élucidation philosophique de l’allégorie, il est
évident, en effet, que certaines réalités font l’objet d’un double
discours, d’un discours descriptif qui les présente comme la
matérialité du symbole et d’un discours significatif qui les vise
dans leur réalité ontologique. Ce sont les réalités sensibles. La
demeure souterraine avec ses ombres et ses objets façonnés et le
monde extérieur, avec ses choses naturelles et leurs multiples
reflets forment en effet le domaine (topos : lieu) du sensible que
Platon distingue du domaine de l’intelligible. On voit par là
qu’un rapport de nature descriptive (caverne/monde extérieur)
dans un domaine limité de la réalité (le sensible) sert de support
symbolique à une distinction significative pour l’ensemble de la
réalité, telle que la conçoit Platon. La relation qu’il y a entre la
demeure souterraine et le monde supérieur de l’allégorie donne à
comprendre la relation qu’il y a entre tout le domaine sensible
réel et le domaine intelligible réel.
demeure souterraine
domaine du sensible
= ———————————
monde supérieur
domaine de l’intelligible
À cette égalité de rapports qui structure d’une part le récit
allégorique et son interprétation philosophique d’autre part, nous
pouvons mettre en parallèle l’égalité des rapports des segments
suivants : AD/DC à valeur symbolique d’une part = AC/CB à
valeur ontologique d’autre part.
Nous pouvons de plus considérer comme l’équivalent de la
proportion mathématique a/b l’identité de signification qu’il y a
entre le rapport significatif concret, tiré d’un monde phénoménal,
qu’est le rapport de l’image à son modèle et sa généralisation
allégorique selon le rapport de similitude entre le monde de la
caverne et le monde supérieur, la demeure souterraine étant la
réplique obscure du monde lumineux extérieur.
—————————
a
image
caverne
— = ——— = ———————
b
modèle
monde supérieur
Par là nous comprenons que le rapport de la caverne au
monde extérieur n’est autre que celui de l’image à son modèle ;
ce que Platon nous donnait à entendre par la comparaison qu’il
28
ENTRER EN PHILOSOPHIE AVEC PLATON ET DESCARTES
fait point par point entre les réalités de la caverne et celles du
monde extérieur. Ce rapport caverne/monde extérieur : monde
sous-terre et monde sur-terre, Platon le transpose entre le
domaine du sensible et celui de l’intelligible, de telle sorte qu’il
est, en tant que rapport abstrait (du fait de son transfert en un
autre ordre de réalité), l’équivalent de la proportion a/b entre les
groupes de deux segments de la ligne divisée. Et le sens de cette
proportion n’est autre que la relation généralisée de l’imitation
au modèle.
image demeure souterraine//AD domaine du sensible // AC a
——– = —————————— = ——————————– = —
modèle monde extérieur//DC domaine de l’intelligible//CB b
En conséquence comme ce rapport AD/DC, illustré par la
relation de la caverne au monde de surface, est allégorique, il
convient de considérer que, dans le schématisme de la ligne
divisée le rapport : images/modèles, des deux premiers segments
a lui aussi une valeur symbolique et que la continuité visuelle de
la ligne ne doit pas masquer ici une rupture, un « saut analogique ». En d’autres termes, le segment AC est l’objet d’un
double discours ainsi que le monde sensible dans le récit de la
Caverne. Il est d’abord considéré comme un tout divisé et
comme tel il représente le rapport symbolique de l’image à son
modèle. Il est ensuite considéré comme une partie indivisible de
la totalité AB. Dans cette totalité AB qui représente l’ensemble
de la réalité composée du sensible et de l’intelligible, la partie
AC considérée comme indivisible représente le sensible. Il y a
donc en fait « significativement » et non visuellement deux
segments AC qui se superposent : le segment AC (AD + DC)
représentant la réalité sensible symbolisatrice selon le rapport
image-modèle et le deuxième segment AC représentant la réalité
sensible symbolisée, image de la réalité intelligible.
On objectera à cette analyse et aux correspondances que
nous établissons entre les deux symbolismes, d’autres groupements de rapports. La chose n’est pas impossible. Encore fautil qu’en elle-même et dans ses conséquences, elle s’accorde avec
les autres aspects de la pensée de Platon. On mettra alors en
parallèle premièrement les éléments allégoriques seuls — sans
tenir compte de leur transposition interprétative ontologique —
avec tous les segments de la ligne considérée comme simple
figuration, tandis que selon un second parallélisme la signification ontologique attachée également à la ligne tout entière,
L’ASCENSION PLATONICIENNE DE L’AME
29
s’identifiera avec la signification ontologique du récit de la
Caverne.


Dans ce cas nous aurions les rapports suivants :
1.°au niveau de l’allégorie :
images sur la paroi // AD
images dans les eaux // CE
—————————— = ———————————
objets façonnés
objets naturels
éclairés par le feu //DC
éclairés par le soleil // EB
2.°au niveau de la signification ontologique :
images sensibles // AD
images intelligibles // CE
————————— = ——————————
choses sensibles // DC
choses intelligibles // EB
Selon ce groupement, une équivalence est établie entre d’une
part un rapport « image-chose » dans le domaine sensible et un
rapport similaire existant dans l’intelligible, mais il n’est plus
question de façon explicite du rapport entre le sensible et
l’intelligible comme étant comparable directement au rapport de
l’image à son modèle. Dans cette deuxième hypothèse le sensible
et l’intelligible se ressemblent parce qu’il y a en chacun une
même configuration de rapports, mais non parce que les choses
sensibles individuelles sont les images de modèles intelligibles
autonomes. Selon cette seconde conception, la similitude du
sensible envers l’intelligible ne porterait que sur les relations
entre les choses sensibles avec leurs images sensibles d’une part
et les relations entre les choses intelligibles avec leurs images
intelligibles d’autre part et cette similitude de configuration ne
serait affirmée qu’en troisième lieu selon l’ordre suivant :
AD/DC  CE/EB  AC/CB.
En conséquence dans cette deuxième interprétation, il est
aisé de conclure effectivement à quatre types de réalités et à
quatre modes appropriés de connaissance qui leur correspondent,
ainsi qu’on le voit sur des schémas qui décalquent de façon
hâtive des passages isolés du texte de Platon, sans distinguer
suffisamment les différents niveaux de significations propres au
rapport : « image/ modèle ». Nous devons nous garder sur ce
point de durcir le schématisme binaire de ces symbolismes. En
effet, il est communément admis qu’entre le sensible et
l’intelligible, Platon ne comparait pas des configurations
semblables de relations, mais qu’il voyait des multiplicités
d’unités sensibles « participer » à leurs modèles intelligibles qui
30
ENTRER EN PHILOSOPHIE AVEC PLATON ET DESCARTES
étaient des unités en soi. C’est pourquoi nous pensons que
l’ordre du transfert de la proportion a/b associée au rapport
image/modèle, qui en donne le sens, serait plutôt AD/DC 
AC/CB  CE/EB. Le rapport AC/CB entre le sensible et
l’intelligible au lieu d’être une conclusion en raison d’une
similitude configurale de relations est au contraire la première
relation affirmée pour elle-même. Que Platon l’ait sans doute
abandonnée à la fin de sa vie et qu’Aristote l’ait entièrement
rejetée, ne nuit pas à notre interprétation, au contraire. Cette
relation imitative du sensible par rapport à l’intelligible est bien
présentée d’abord comme la première application ontologique de
la proportion a/b. Elle autorise ensuite une distinction dans
l’ordre intelligible entre deux modes de connaissance réellement
distincts. En effet, ce sens du rapport AC/CB est supposé dans le
passage même de l’allégorie à son interprétation philosophique,
il est donc antérieur dans la démarche comparative à la
détermination du rapport interne à l’intelligible même : CE/EB.
Ensuite, la similitude allégorique entre le monde souterrain et le
monde de surface fait induire en conséquence une similitude
ontologique entre le domaine sensible dans son ensemble et le
monde intelligible en son ensemble. Enfin cette induction est
faite de telle sorte que si dans le monde sensible il y a un rapport
objectif d’image à modèle, ce rapport se retrouve dans l’ordre
subjectif de la connaissance entre une connaissance des intelligibles par leurs images qui sont sensibles et non-intelligibles, et
une connaissance des modèles intelligibles en eux-mêmes. La
connaissance dianoétique est image de la science dialectique,
non parce qu’elle étudierait des « images intelligibles » mais
parce qu’elle se sert comme d’images de ces choses sensibles qui
sont par ailleurs l’image des objets intelligibles, les idées.
Les deux interprétations sont donc bien différentes dans la
manière de lier les éléments de chaque symbolisme. Cette différence d’interprétation témoigne d’une différence dans la manière
philosophique de penser du lecteur. Ou bien nous méditons sur la
pensée de Platon, c’est-à-dire sur sa démarche réelle de penseur
qui construit une intelligibilité du Réel, et la confronte au Réel
lui-même directement ou dans ses conséquences, ou bien l’on
s’attache au « panorama » des affirmations de Platon, en se réservant le droit de l’approuver ou de le rejeter, ou encore de le
« parfaire ».
L’ASCENSION PLATONICIENNE DE L’AME
31
Dans le premier cas, en accord avec la première interprétation, on comprend que pour Platon le monde sensible dans son
ensemble ou plus exactement notre existence dans l’ensemble du
monde sensible est par rapport à celle dans le domaine intelligible, comme l’existence du prisonnier dans la caverne par
rapport à l’existence sous le soleil. En nous confinant dans
l’usage des choses, nous sommes semblables à ceux qui seraient
ligotés aux seules ombres de la réalité, et dont la vie ne serait
que l’ombre de ce qu’elle devrait être. Sur la base d’une
expérience simple et élémentaire, celle de la différence entre une
chose et son image, ou son ombre seulement, ou encore sur la
base de la différence éprouvée entre une chose qui s’offre à tous
nos sens et donc avec laquelle nous pouvons vivre pleinement et
celle qui s’offre à peine à un seul sens et nous laisse indolents,
Platon conçoit l’allégorie d’une vie qui n’est qu’une ombre de
vie, celle d’un prisonnier qui ne se sait pas prisonnier. Dans cette
situation, nous ne reconnaissons pas les ombres comme ombres
mais nous prenons les ombres pour la réalité. Selon cette
interprétation, nous estimons que Platon part de l’expérience
commune, inlassablement répétée, qu’il la généralise dans
l’allégorie et lui donne valeur de symbole pour traduire la
différence entre l’intelligible et le sensible et différencier
l’intelligible lui-même. On déroule donc de ce fait une
observation empirique, à savoir la relation image-modèle, prise
comme symbole et généralisée dans une allégorie, sur la
première partie de la ligne AC et on transpose sa signification sur
la totalité de cette ligne AB, c’est-à-dire sur les deux parties,
comme on transfert géométriquement une proportion a/b. On
reconnaît ainsi d’emblée un statut ontologique à la césure entre
le sensible et l’intelligible et par conséquent à la césure entre les
deux sections de l’intelligible qui sont induites à la suite de la
première distinction. Reste alors à préciser la nature de ces
distinctions en précisant leurs termes. Tel est le cheminement
schématisé d’une lecture réflexivée de Platon.
Dans le deuxième cas, on déroule d’abord l’allégorie sur la
totalité de la ligne, c’est-à-dire sur les quatre sections prises deux
à deux (AD/DC), (CE/EB). Ensuite de nouveau sur la totalité de
la ligne, on transpose la signification de l’allégorie qui est
supposée avoir son sens en elle-même sans référence à une
quelconque expérience. Tel est le cheminement schématisé d’une
lecture objectiviste de Platon. Alors, au lieu de « revivre » la
32
ENTRER EN PHILOSOPHIE AVEC PLATON ET DESCARTES
pensée de Platon, c’est-à-dire de comprendre une démarche
philosophique sous le texte, on prend comme point de départ
l’énoncé du texte, et dans cet énoncé, on remarque un procédé
littéraire, celui de l’allégorie au lieu de reconnaître une généralisation inductive, et dans cette figure de style, l’attention se
porte sur l’environnement du prisonnier, qui est lui-même une
« pièce » du tableau que l’on se peint, au lieu de comprendre
qu’il est le miroir de notre paralysie quand nous ne donnons à
notre pensée comme domaine de prospection que le seul
environnement sensible. Consécutivement à la représentation de
ce tableau, bien mis en face de nous, on y reconnaît de multiples
rapports allégoriques que l’on fait correspondre à une situation
humaine qu’on regarde en « spectateur » : rapports entre des
choses souterraines et leurs ombres, qui dans leurs correspondances aux modèles terrestres des reflets illuminés et des
objets éclairés, symbolisent point par point les rapports des
choses sensibles et ceux des réalités intelligibles que sont les
formes pures et leurs pures images. Ce faisant nous nous
donnons aussi « en tableau » le domaine de l’intelligible tel le
sensible qui nous est « objet » des sens et dès lors nous ramenons
l’ordre intelligible à un ordre matériel dématérialisé et notre
intelligence à une sensibilité dé-sensibilisée.
Mais cette interprétation (qui serait peut-être celle d’un
Platonisme vulgarisé) ne s’accorde pas avec la pensée du
« philosophe » Platon, lorsqu’il s’agit de déterminer le savoir
mathématique en lui-même et par rapport à l’opinion et à la
dialectique, comme nous le verrons plus loin.
Dans les vulgarisations du platonisme, on trouve aussi, il est
vrai, des interprétations de l’allégorie de la Caverne qui ne sont
pas mises en parallèles avec les quatre segments (ou les six) de la
ligne divisée. Elles n’en utilisent que trois ou quatre pourrionsnous dire, soit (AD-DC) (AC-CB), selon la configuration
suivante :
la caverne // AD
le monde sensible // (AD + DC) = AC
—————————– = ———————————————
monde supérieur // DC
monde intelligible // CB
Ce sont là des vues incomplètes susceptibles d’évoluer soit
selon la première interprétation soit selon la seconde que nous
venons de mentionner.
En conséquence ou bien on fait correspondre la ligne divisée
à l’ensemble indissociable de l’allégorie et de son interprétation
L’ASCENSION PLATONICIENNE DE L’AME
33
et l’on rejoint mieux estimons-nous, la pensée philosophique
vécue de Platon, ou bien on fait correspondre la ligne divisée en
son entier d’abord à l’allégorie, et ensuite à sa signification et
l’on fait un commentaire « désengagé » de toute démarche
réflexive.
D’une part, dans le premier cas, on superpose sur la seule
partie qui représente le sensible une signification d’expérience
objective en guise de matériau symbolique tandis que dans le
deuxième cas, d’autre part, on superpose une signification
allégorique aux deux parties et cela selon leur division binaire.
Nous obtenons ainsi une application généralisée, sans échappatoire possible, d’un schéma binaire, lorsque nous passons à
l’élucidation philosophique de l’allégorie, tandis que dans le
premier cas, il y avait possibilité au plan ontologique d’un
« glissement » d’une division binaire à une division ternaire de
l’activité de connaissance : doxa, dianoia, noèsis. Or ces trois
appellations correspondent effectivement à trois méthodes de
connaissance que l’homme met en œuvre selon les pouvoirs de
sa raison individuelle et que nous appelons aujourd’hui :
connaissance scientifique, connaissance formelle et connaissance
réflexive16.
Ce dénombrement des méthodes de connaissance n’est
certes pas exhaustif. Mais Platon, pour des raisons multiples ;
culturelles, surtout liées à une société exclusivement masculine ;
philosophiques, liées à une valorisation objectiviste de l’Un et de
l’Identité, n’a que tardivement, et au niveau de l’interrogation
seulement, abordé le problème de l’altérité (au temps du Sophiste) et
uniquement dans son rapport objectif (ou logique) à l’identité et
non dans le rôle constitutif qu’elle joue en notre activité même
de connaissance. Il n’a donc pas vu la voie fiduciale du savoir.
De plus les connaissances expérimentales ne s’étaient pas encore
suffisamment constituées en « corpus scientiarum » indépendamment de la philosophie pour que Platon pût envisager l’existence
d’une méthode d’épistémologie herméneutique, faisant le lien
entre les quatre précédentes.
B. UNE FIGURE POUR EXPLICITER
LES « MOMENTS » D’UNE PENSEE
Si, en forme d’intermède dans cette analyse, nous essayons
de mettre en parallèle de façon plus parlante la démarche
34
ENTRER EN PHILOSOPHIE AVEC PLATON ET DESCARTES
philosophique de Platon avec une certaine manière de construire
la ligne divisée, comme lui-même symbolisa dans cette ligne une
fois construite la vision finale complète qu’il a de la
connaissance, nous donnerions la démonstration suivante.
Prenons d’abord trois droites d1, d2, d3 concourantes en O et
posons que les angles adjacents (a) et (b) déterminent un rapport
a/b = tangente (a) / tangente (b). Ce rapport a/b peut être reporté
sur toute droite construite perpendiculairement à la droite d2.
Prenons encore deux droites parallèles perpendiculaires à d2
telles que la valeur de tg (a) sur l’une (P1) soit égale à la valeur
de la somme (tg (a) + tg (b) sur l’autre (P2).
Pour cela traçons parallèlement à d3 une droite d4 traversant
le secteur angulaire (b) coupant d2 en C et d1 en B’. Par C et B’
traçons deux droites parallèles entre elles A’C’B’et ACB
perpendiculaires à d2. Pour diviser AC et CB suivant la
proportion AC/CB = a/b il suffit de mener par C’ une droite
parallèle à OA coupant AC en D et par B’, une autre droite
parallèle à OC et perpendiculairement à CB coupant CB en E.
Nous avons construit ACB et A’C’B’ perpendiculaires à OC
pour « attacher » aux angles (a) et (b) la proportion a/b et lui
donner un support autre que le rapport A’C’/C’B’ ou AC/CB.
L’idée de la ligne et l’idée de proportion sont en effet deux idées
différentes bien qu’indissociables.
De même nous proposons une construction en laquelle les
segments A’B’ et AC sont égaux afin de donner un support
géométrique différent à chacun des deux usages symbolisateurs
du segment AC : être d’une part un support pour la relation
« image-modèle » tirée de l’objet de l’expérience sensible (A’B’
divisé en C’) et être d’autre part un support également pour
l’activité de connaissance sensible elle-même (AC).
En prenant appui sur une telle figure, on peut penser que le
philosophe conçoit d’abord qu’il y a des relations entre ses
diverses activités de connaissance et qu’ensuite il peut, soit
avoir, en premier, l’intuition du rapport ontologique entre l’une
et l’autre et chercher, en second, un moyen symbolique de l’exprimer, soit percevoir, en premier, dans l’ordre de sa connaissance sensible un symbolisme et lui attacher, en second, une
signification ontologique.
Dans le premier cas et en suivant un mode de construction
qui va de ACB vers A’C’B’, l’intuition philosophique saisit
L’ASCENSION PLATONICIENNE DE L’AME
35
d’abord le rapport entre le sensible et l’intelligible ou entre la
dialectique et la pensée raisonnante et cherche à l’exprimer dans
le rapport expérimental entre l’image ou le reflet d’une chose et
cette chose elle-même. C’est l’ordre de la pensée inventive qui
anime le discours qu’elle crée. Dans le second cas et suivant un
mode de construction qui va de A’C’B’ vers ACB nous avons
affaire à un discours prononcé, qui suggère à l’auditeur la pensée
qu’il doit réinventer.
Dans la présentation de la ligne divisée, Platon nous livre
d’abord l’état final de sa construction géométrique. Dans une
optique didactique, il commence donc par exposer de façon
ramassée le point d’arrivée. Cela rassure le disciple qui, bien
qu’intrigué, comprend que son maître connaît la route sur
laquelle il va le guider.
Ensuite toujours dans une perspective didactique — laquelle
ne suit pas l’ordre de la découverte, celle de l’intuition
proprement philosophique, mais bien plutôt celle par où le
maître estime pouvoir conduire son disciple à la redécouverte de
cette même intuition — Platon s’attache à faire comprendre que
la relation de l’image à la chose peut avoir une valeur évocatrice
d’une « réalité » philosophiquement comprise. Il s’agit de la
conversion « inflexive » de l’esprit dans le passage du sensible à
l’intelligible selon le rapport AC/CB et de l’intuition
« réflexive » par comparaison de la pensée raisonnante avec la
dialectique selon le rapport CE/EB.
L’ordre de construction géométrique et l’ordre de transfert de
la proportion donne l’ordre des comparaisons philosophiques. En
premier lieu, Platon explique la relation symbolique de l’image à
son modèle, rapport qu’il attache au rapport des segments
AD/DC, que nous avons reporté sur A’C’/C’B’. Puis vient la
relation AC/CB qui est par là-même centrale. La comparaison
entre la pensée raisonnante et la dialectique, représentée par le
rapport CE/EB est étudié en dernier lieu.
Du point de vue de la théorie philosophique de la
connaissance, cette dernière étude comparative apparaît la plus
importante aussi. Et cette explication suppose la claire connaissance du rapport DC/CE = 1, rapport qui est « à cheval » sur les
segments du sensible et de l’intelligible. Par là une application
exclusivement binaire du symbolisme se trouve « cassée » et on
passe par ce biais à une division ternaire grâce à un rapport qui
est ou déduit comme nous l’avons montré au début ou qui
36
ENTRER EN PHILOSOPHIE AVEC PLATON ET DESCARTES
découle immédiatement des constructions proposées. Ceci
justifie rétrospectivement le double discours, allégorique et
méthodologique, qui vise la seule première partie de la ligne,
celle qui représente le domaine du sensible.
C. LA DISYMETRIE DES SYMBOLISMES
1. Les points de disymétrie ou le problème
des sciences formelles
Nous avons raisonné jusqu’ici, pour comprendre la pensée
de Platon, sur ce qu’il y avait de comparable dans les deux
symbolismes de la ligne divisée et de l’allégorie de la Caverne. Il
faut maintenant considérer ce qui les différencie.
D’une part si dans la ligne divisée, Platon considère un
rapport interne à la partie de l’intelligible : CE/EB, par contre, de
cette distinction CE/EB il n’est pas apparemment fait mention
dans l’élucidation de l’allégorie de la Caverne. Cela justifierait
les interprétations de l’allégorie qui ne traitent pas des rapports
entre les mathématiques et la philosophie, bien que nous les
ayons considérées comme des interprétations incomplètes. Pour
justifier cette lacune on pourrait arguer que Platon n’avait pas
l’intention d’en parler, qu’il écrivait une allégorie sur l’éducation
des futurs dirigeants de l’État, mais qu’il n’entendait pas
développer une allégorie sur la structure de la connaissance.
Concédons certes qu’on peut comprendre l’allégorie au seul plan
d’une préoccupation pédagogique et omettre sa portée philosophique. Auquel cas le problème du parallélisme entre les deux
symbolismes serait résolu... parce qu’il serait évacué. Mais alors
il faudrait également passer sous silence tout ce qui justifie le
projet de formation des gardiens de l’État qui achève le livre VII
de la République et qui étudie les unes par rapport aux autres les
différentes sciences, notamment mathématique et dialectique, en
reprenant explicitement le symbolisme de la ligne divisée. On ne
peut donc pas éviter le problème de savoir s’il faut comprendre
le rapport CE/EB comme un rapport de similitude des « objets »
de la dianoia à ceux de la noèsis, autant que comme un rapport
de ces deux modes de connaissance.
D’autre part, le rapport de similitude du monde souterrain et
du monde terrestre, en tant que généralisation du rapport
expérimental de l’image à son modèle, est davantage explicité
dans l’allégorie que dans la ligne divisée. Et cette explicitation se
L’ASCENSION PLATONICIENNE DE L’AME
37
fait à nouveau par un rapport de similitude, celui de l’ombre à la
maquette de l’objet modèle. Elle est expliquée par l’action d’un
feu, comme l’ombre au sol d’un objet est expliquée par le soleil.
Ce que nous prenons ici comme élément de différence avait été
pris, nous l’avons vu plus haut, comme rapport de similitude par
le second type d’interprétation possible. Par conséquent dans le
récit de la Caverne, une relation d’image à son modèle se voit
également transférée implicitement dans l’ordre intelligible et
elle serait expliquée par l’action du Bien dont le soleil est
l’image. C’est même cette transposition que le Platonisme usuel
a souvent estimée essentielle, en se plaçant dans une perspective
de mystique religieuse plutôt que dans une optique philosophique et critique. Il s’agit alors d’une valorisation classique,
par extrapolation, d’un aspect de la pensée de Platon que nous
avons écartée plus haut en raison de sa rigidité binaire et aussi de
son irréalisme méthodologique. Car selon cette vue classique, on
pourrait émettre l’hypothèse qu’il y aurait dans l’ordre intelligible, des réalités de deux niveaux que seraient les formes
pures ou idées et leurs images pures et non-sensibles dont Platon
ferait l’objet de la pensée raisonnante : la dianoia. Nous
retrouvons à nouveau le problème de savoir comment
comprendre cet « objet » de la dianoia. Nous le verrons bientôt.
Précisons maintenant les données du problème.
Parce que dans l’une et l’autre allégorie le rapport : « image/
réalité » est un rapport « doublé », « redoublé » dans la ligne
divisée ou dédoublé dans l’allégorie de la Caverne, il convient
d’en reconnaître une application « ontologique » dans l’ordre de
l’intelligible. Mais parce que ce rapport prend sa détermination
dans la réalité sensible qui est le support du symbole, cette
relation n’a pas dans le sensible d’application ontologique mais
elle y est seulement aperçue descriptivement selon le donné
expérimental. Le sensible dans sa réalité et dans son ensemble
est comme tel l’image ontologique de l’intelligible. Cela exclut,
en conséquence une distinction « objective » entre des réalités
intelligibles conçues indépendamment des modes de connaissance de l’esprit humain, puisque l’image ontologique de l’intelligible, à savoir : le sensible, ne présente pas cette distinction.
Mais alors, si nous faisons abstraction du niveau allégorique
de la pensée de Platon, pour ne plus considérer que les significations philosophiques qui en découlent, nous sommes devant le
paradoxe d’être ramené, tant pour le symbolisme de la ligne
38
ENTRER EN PHILOSOPHIE AVEC PLATON ET DESCARTES
divisée que pour celui de la caverne, à une triade de modes de
connaissance et non plus à un double dualisme, face à une
double réalité seulement : 1°) la réalité des formes pures connues
en elles-mêmes, 2°) la réalité de ces formes pures connues dans
certaines de leurs propriétés intelligibles à l’aide de leurs images
sensibles et 3°) la réalité sensible connue seulement par les sens.
C’est à cette conclusion que Platon lui-même aboutit lorsqu’il
résume sa pensée à la fin du livre VI par la voix de Glaucon, son
frère, interlocuteur de Socrate : « Et il me paraît que tu nommes
pensée raisonnante, et non intelligence, la compétence des
géomètres et des autres savants de même famille, du fait que la
pensée raisonnante est comme quelque chose d’intermédiaire
entre l’opinion et l’intelligence.17 » Si Platon nomme quatre
opérations de l’esprit (eikasia, pistis, dianoia, noèsis) et même
six (en ajoutant doxa et epistèmè), c’est lorsqu’il place
indistinctement les distinctions symboliques sur le même plan
que les distinctions philosophiques pour désigner ce que chaque
segment de la ligne est censé représenter, ramenant en quelque
sorte ces dénominations au plan uniforme de la figure
géométrique. Mais il en nomme seulement trois ayant une valeur
ontologique. Quant aux « objets », il n’en nomme jamais six,
mais cinq (les images, les modèles sensibles, les idées, le visible
et l’intelligible) dont deux font double emploi et s’identifie
comme objets des opérations dénommées épistèmè et noèsis (les
idées et l’intelligible). Ce qui a fait penser naïvement à certains
commentateurs que Platon n’avait pas pour le moins un
vocabulaire bien défini ou qu’il prenait avec lui quelque latitude
en inversant les dénominations... à moins qu’il n’ait par là aussi
« sacrifier » à la valeur initiatique du nombre « 5 ».
En fait, sous ces ruptures de symétrie se pose le problème du
statut des « nombres » et des « figures », objets de la dianoia.
Les trois ordres de connaissance avec leurs réalités correspondantes sont situés l’un par rapport à l’autre par le moyen d’un
symbole sensible visuel, celui de la chose à son reflet. Mais ce
rapport peut-il, sans être compris de façon analogique, s’appliquer tant à l’image dianoétique qu’à l’image doxique des réalités
en soi ? Où se loge la différence ? Le problème est sérieux. Et
comment Platon a-t-il compris ou plutôt usé de ce rapport en
l’adaptant à l’une et l’autre relation. Tout en essayant de maintenir un parallélisme complet entre le sensible et l’intelligible
comme le requiert, non sans contrainte, le schématisme géomé-
L’ASCENSION PLATONICIENNE DE L’AME
39
trique, de par l’univocité de son langage, comment Platon va-t-il
tenir compte de la rupture de sens qu’il y a entre la
« proportion » de l’image doxique et celle de l’image dianoétique
(si elle existe...) par rapport aux réalités en soi ? Il y a possibilité
d’exprimer cette rupture du sens de la proportion a/b parce que
précisément les segments DC et CE sont égaux. Egalité qui
n’autorise pas une identification pure et simple de ce qu’ils
représentent, mais qui laissent place dans la rigidité du jeu des
proportions à un « ajustement » au Réel et une fidélité plus
directe aux exigences spontanées de la pensée réflexive dont le
philosophe ne peut manquer de faire implicitement sa règle.
Cette égalité laisse la place à un choix. C’est ce que nous allons
essayer de voir en étudiant la suite du texte et la signification du
symbolisme pour l’intelligence de la pensée dianoétique ou
raisonnante.
2. Caractéristiques de la connaissance dianoétique
Reprenons le texte : « Eh bien, revenons-y ; tu comprendras
mieux après ce que je vais dire. Tu sais, je pense, que ceux qui
s’occupent de géométrie, d’arithmétique et d’autres disciplines
du même genre, posent en hypothèse le pair et l’impair, les
figures, trois espèces d’angles et d’autres choses apparentées
propres à chacune de ces disciplines. Tu sais aussi, qu’ayant
posé ces choses en hypothèse, comme s’ils en détenaient le
savoir, ils s’estiment autorisés à n’en rendre aucun compte ni à
eux-mêmes ni aux autres, attendu qu’elles sont manifestes aux
yeux de tous ; qu’enfin, partant de ces hypothèses et passant par
tous les termes intermédiaires, ils aboutissent de façon
concordante et cohérente à la conclusion pour laquelle ils
avaient engagé leur recherche.
Oui, dit-il, je sais cela.18 »
La pensée raisonnante, celle qui procède par dianoia, (nous
dirions aujourd’hui : par construction formelle) propre aux
mathématiciens, pose d’abord un certain nombre d’hypothèses,
c’est-à-dire un certain nombre d’entités, de propriétés et de
relations mathématiques au titre d’axiomes et de postulats en vue
d’une déduction.
Qu’est-ce qui caractérise cette façon de faire ? D’abord les
mathématiques posent ces hypothèses « comme s’ils en détenaient le savoir (tauta men ôs eidotes), ensuite, étant donné que
40
ENTRER EN PHILOSOPHIE AVEC PLATON ET DESCARTES
ces hypothèses sont manifestes pour tous, donc pour eux aussi,
ils estiment qu’ils n’ont pas à en rendre raison. (oudena logon...
axiousi peri autôn didonai ôs panti phanerôn). »
Que pouvons-nous entendre par là ? Les mathématiciens
font-ils « semblant » de connaître quelque chose qu’ils ne
connaissent pas ? Certes non, ils ne donnent pas le change sur
une science qui ne serait alors vraie que par imposture, car ce
qu’ils adoptent en hypothèses est évident pour tous. Ils n’abusent
personne ni ne s’abusent eux-mêmes. Et pourtant ce savoir initial
sur lequel ils se basent, ils ne le reconnaissent pas vraiment pour
ce qu’il est, c’est-à-dire un savoir hypothétique qui a besoin
d’être fondé, dirions-nous, mais ils procèdent de ces hypothèses
comme si c’était des principes, et donc « comme s’ils en détenaient le savoir », et ils vont vers leurs conclusions. Qui connaît
par les principes, détient un vrai savoir. Qui connaît à partir
d’hypothèses, en faisant comme si c’était des principes fait
comme s’il en détenait le savoir. Une connaissance dianoétique
de ces hypothèses, au sens d’un savoir de ce qu’elles contiennent
« matériellement » et que le raisonnement permet de manifester,
mais qui ne reconnaît pas ces hypothèses « formellement »
comme des hypothèses, Platon l’estime comme incomplet,
comme affaibli, comme une « image » d’un savoir accompli,
d’essence parfaite. C’est pour cela que ceux qui parmi les mathématiciens ne sont que des mathématiciens, et ne sont pas en plus
philosophes, ne cherchent pas à rendre raison, à fonder —
réflexivement dirons-nous, en la structure de l’être — leur
science, mais vont seulement en tant que mathématiciens vers le
développement de tout ce que contiennent leurs hypothèsesprincipes et cela jusqu’aux dernières conclusions. On voit en
quel sens la connaissance par dianoia est « image » de la
connaissance par noèsis ou dialectique.
Mais qu’en est-il de l’imitation des idées, objets de la dialectique par les objets de la pensée raisonnante ? Les objets de la
dianoia, les nombres par exemple, sont-ils des images intelligibles, des formes pures parce qu’ils seraient des intelligibles
inférieurs comme les images des choses sont des « choses
inférieures », ou des mixtes à la fois sensibles et intelligibles ? Il
nous semble que Platon écarte cette dernière interprétation. Ce
« mélange » de sensible et d’intelligible comme nature d’une
réalité « objective » serait d’ailleurs contradictoire. Platon pense
L’ASCENSION PLATONICIENNE DE L’AME
41
tout autrement et c’est d’une « mixité » dans le mode de
connaissance mathématique dont Platon parle. « Tu sais donc
aussi qu’ils se servent de figures visibles et qu’ils construisent
leurs raisonnements autour de ces figures, quoique ce ne soit pas
à elles qu’ils pensent, mais à ces réalités auxquelles elles
ressemblent. Ils raisonnent sur le carré en soi, sur la diagonale
en soi et non sur ce qu’ils tracent, et ainsi pour les autres
figures. De toutes ces figures qu’ils modèlent ou dessinent, qui
produisent des ombres et des images dans les eaux, ils s’en
servent comme si c’étaient aussi des images, cherchant à voir
ces réalités-là en elles-mêmes, que nul ne peut apercevoir
autrement ici que par la pensée raisonnante.19 »
Volumes et tracés, ces figures visibles et même tangibles,
dont se servent les mathématiciens, « autour » desquels ils
bâtissent leur raisonnement (dianoia) et que Platon range donc
dans la seconde section de la première partie de la ligne divisée,
n’appartiennent pas à l’objet de la pensée raisonnante, mais ils
sont utilisés comme images de ces réalités en elles-mêmes, c’està-dire des idées ou formes pures, auxquelles ils ressemblent. Le
carré dessiné ou le cube de bois, qui font partie des objets
représentés par le segment DC, ne sont pas images des objets
(s’ils existent...) qui seraient représentés par le segment CE
auquel renvoie également la pensée dianoétique. Ces deux
segments en effet sont égaux et le symbolisme de la proportion
a/b n’autorise aucune relation d’imitation de l’un par rapport à
l’autre, mais l’identité des segments DC et CE avons-nous vu
permet de reconnaître la proportion a/b dans le rapport des
segments DC/EB et donc d’affirmer que les figures sensibles
sont les images de figures intelligibles existant comme formes
pures. Il n’existe pas d’images dianoétiques en statut « d’objets »
ou de « noèta inférieurs » par rapport aux idées pures qui seraient
des « noèta supérieurs ».
Ce sont donc des formes pures qui visent ces figures « autour
desquelles » les mathématiciens pensent, mais ils ne les
reconnaissent pas « formellement » comme telles, ne pouvant les
apercevoir autrement que par la pensée raisonnante et ne pouvant
pas, à ce niveau de connaissance ou dans le cadre exclusif de la
pensée raisonnante, les apercevoir en elles-mêmes par l’intelligence : noèsis. Il n’y a donc pas d’objets réels, réellement
distincts des idées, qui seraient spécifiques de la pensée raisonnante, comme l’ombre d’une chose ou son reflet est distinct de
42
ENTRER EN PHILOSOPHIE AVEC PLATON ET DESCARTES
cette chose. L’objet de la pensée raisonnante, ce sont les idées
elles-mêmes, mais connues et abordées selon une démarche
particulière en laquelle l’âme ne semble pas avoir engagé toutes
ses énergies. La suite du texte semble confirmer cette analyse.
« C’est donc de ces objets, que je disais qu’ils relevaient de la
nature intelligible, en ce sens que dans la recherche qu’elle en
fait, l’âme est obligée d’user d’hypothèses. Toutefois elle ne
progresse pas vers le principe, parce qu’elle ne peut remonter
plus haut que ces hypothèses, mais elle se sert en guise d’images
de ces choses, qui ont pour reflets celles de la section d’en bas,
choses qui, comparativement à leurs reflets, sont regardées et
estimées plus claires et plus nettes.20 » Ces choses que le
mathématicien utilise « en guise d’images » sont images — parce
que sensibles — des idées pures — intelligibles — et non pas
images de supposés objets de la dianoia qui seraient images
intelligibles des formes pures, comme il y a des images sensibles
de choses sensibles.
De plus le fait que Platon ne semble pas avoir imaginé
d’entités mathématiques existantes en soi distinctes des idées
pures, mais plutôt ait conçu les « idées » comme une « concrétisation » de nos concepts mathématiques expliquerait aussi que
dans le récit de la Caverne, Platon n’explicite pas ce que seraient
ces images intelligibles des idées : nombres et figures en soi,
objet de la dianoia, comme le réclamerait une interprétation
strictement binaire du parallélisme du sensible et de
l’intelligible. Seules existent comme images des formes pures,
leurs images qui sont sensibles, c’est-à-dire les choses sensibles.
Le mathématicien verrait dans ces figures-images sensibles,
les propriétés contenues dans les figures-idées, mais sans être à
même de voir en elles le principe de son savoir. Il lui faudrait
pour cela, selon Platon être en plus « dialecticien ». Le double
fait qu’il n’y a pas de noèta inférieurs existant objectivement en
soi et que Platon situe les notions mathématiques premières
parmi les idées pures, tout en distinguant la connaissance
dianoétique de la science dialectique, pose problème, non
seulement pour l’interprétation de Platon, mais au travers de
cette interprétation pour la philosophie de la connaissance
humaine en générale. Que pouvons-nous voir de commun entre
les formes pures dont les objets sensibles naturels sont les
images et ces autres formes pures dont les nombres, les figures
avec leurs propriétés sont les images et qui sont placées les unes
L’ASCENSION PLATONICIENNE DE L’AME
43
et les autres sous le rayonnement du Bien comme toutes choses
illuminées le sont sous le rayonnement du soleil. Pour Platon ce
caractère commun, que nous devons affirmer aujourd’hui comme
analogique, c’est la propriété, pour ces formes pures d’être
essence, par opposition au devenir, c’est-à-dire d’être « être
nécessaire ». Dans la mesure où la pensée humaine rejoint ce
qu’il y a comme « être nécessaire », il y a véritable savoir, il y a
découverte de l’intelligible. Trois types de nécessité, avec à leur
sommet le Bien en soi-pour l’homme, semblent avoir retenu
l’attention de Platon : la nécessité normative, d’ordre moral, la
nécessité formelle des nombres et des figures, et la nécessité
expérimentale des constantes naturelles. L’idée de la séparation
de l’intelligible par rapport au sensible, de l’existence en soi des
idées, ne traduit sans doute pas autre chose, sous la figure
d’essences indépendantes par rapport à la pensée de l’homme,
que cette idée de nécessité pour autant qu’elle est constitutive de
ce qui est. En effet, ces trois formes de nécessités, se fondent sur
une même et unique nécessité, celle qui est constitutive de l’être,
attachée à sa structure relationnelle et que la pensée réflexive
découvre en son exercice même. De cette structure relationnelle,
nous disons qu’elle est la réalité même de ce que Platon
appelait : le Bien en soi. En un mot nous dirons que le statut
d’objectivité idéale est une « image » pour traduire
l’intuition réflexive du nécessaire en notre être.
La vérité de la pensée de Platon est donc au-delà de l’image
qu’en ont donnée ses dialogues. Mais ceux-ci ne nous ont pas
trompés. À nous de ne pas nous tromper nous-mêmes en
substituant cette sublime image qu’est le système de Platon à une
plus sublime réalité encore, puisqu’il n’est plus nécessaire alors
de diviser le Réel en sensible d’une part et en intelligible d’autre
part, mais de le comprendre dans l’unité de notre expérience
humaine elle-même, saisie en sa totalité, méthodologiquement
différenciée, tout comme pour comprendre le sensible dans sa
réalité, point n’est besoin de le diviser en lui-même par la dualité
symbolique des images et de leurs modèles21.
3. Caractéristiques de la connaissance dialectique
En quoi d’abord la science dialectique est-elle science
véritable, science plus vraie, science de plus grande vérité que la
connaissance par raisonnement ? Parce que la réalité l’emporte
44
ENTRER EN PHILOSOPHIE AVEC PLATON ET DESCARTES
en vérité sur son image. Or la connaissance dianoétique est
comme la reproduction affaiblie, l’« image » de la dialectique.
Elle est image de la connaissance dialectique parce que au lieu
de connaître les idées en elles-mêmes, elles les connaît par le
truchement de leurs images sensibles. En s’appuyant sur les
images sensibles, elle construit certaines propriétés des idées,
mais elle ne les reconnaît pas comme principes ontologiques de
ces images sensibles. Cette connaissance-image ne rejoint pas la
réalité véritable, et sans être fausse, elle participe cependant du
contraire de la vérité, de l’erreur, il vaudrait mieux dire d’une
insuffisance d’intelligibilité. C’est là le propre de toutes les
images selon Platon, ainsi qu’il le rappelait au début de ce texte à
propos de la relation symbole : image-chose. « Veux-tu bien
admettre aussi, repris-je, que l’ensemble de ce qui apparaît à la
vue se divise en véritable et en non-véritable, et que comme
l’objet de l’opinion se rapporte à l’objet de la connaissance,
l’image se rapporte au modèle qu’elle imite.22 ». C’est là
semble-t-il une caractéristique de toute image, selon l’emploi
symbolique que Platon en fait. Il conviendra de rendre bientôt
compte de cette usage et d’en comprendre la signification pour la
réflexion philosophique. Mais la raison apparaît déjà dans la
suite du texte qui explicite la démarche du dialecticien.
« Maintenant, comprends bien ce que j’entends par la
deuxième section de l’intelligible ; j’entends ce que la raison
elle-même saisit par la puissance de la dialectique. Elle fait
alors des hypothèses, mais elle ne les prend pas pour des
principes. Elle les considère seulement pour ce qu’elles sont en
réalité, c’est-à-dire de simples hypothèses servant de point de
départ et de mise en marche.23 » Le dialecticien fait donc des
hypothèses, comme le mathématicien, mais à la différence de
celui-ci qui les prenait pour des principes, en quoi il se trompait,
le dialecticien les reconnaît pour ce qu’elles sont en réalité, c’està-dire des hypothèses, en quoi il est dans la vérité. On voit de
suite que cela ne signifie pas que le mathématicien se trompe
nécessairement dans ses démonstrations, ni que ses démonstrations ne sauraient être en accord avec la réalité, ni que le
dialecticien par contre connaît mieux que le mathématicien le
contenu de ces hypothèses, mais qu’il en connaît le principe
subsistant et non hypothétique, du moins de celles qui leur sont
communes. En plus bref, il les reconnaît comme « nécessaires »
et il sait pourquoi ces hypothèses en vue d’une construction sont
L’ASCENSION PLATONICIENNE DE L’AME
45
fondées en nécessité pour une pensée qui remonte au principe. Et
ce « principe » pour nous que Platon nomme le Bien en soi, nous
est donné dans la structure relationnelle de l’Etre.
C’est ensuite, une nouvelle question que de savoir si le
mathématicien et le dialecticien partent des mêmes hypothèses
ou si celles du dialecticien, englobant celles du mathématicien,
s’étendent bien au-delà de celles que pose la pensée raisonnante ? Comme les images de ces hypothèses que pose le
mathématicien, à savoir les figures dessinées et les volumes
façonnés dans le bois ou la pierre, ne forment qu’une petite
partie de l’ensemble des objets sensibles, images des idées, on
peut penser que le champ des hypothèses que pose le dialecticien
est beaucoup plus vaste que celui des hypothèses du
mathématicien. Toutes les choses sensibles peuvent en effet
servir d’hypothèses pour remonter vers leurs propres principes,
leurs idées dont on a souvenance, et vers leur principe absolu
commun : le Bien. Mais la connaissance sensorielle des choses
sensibles ne nous révèle rien de leurs idées, dont Platon postule
pourtant l’existence (pour expliquer, sans le savoir, des
nécessités de l’activité formatrice du concept), tandis que la
connaissance raisonnante, bien que s’appuyant sur des traces et
des volumes sensibles, nous font connaître, estime Platon,
certaines propriétés des idées dont elles sont les images sensibles
(et qui sont en fait des nécessités formelles de la pensée).
Aussi ces dernières sont particulièrement affectionnées par
Platon pour faire comprendre ce que sont les idées, au point
qu’on lui a fait reproche de « mathématisme », c’est-à-dire
d’avoir érigé en réalités objectives idéales les notions mathématiques et d’avoir généralisé cette forme de « personnification »
ou de « chosification » des concepts, d’abord à ces concepts qui
expriment des valeurs morales et ensuite à toutes les catégories
des choses sensibles, alors qu’en fait il exprimait sous l’image
d’un statut d’objectivité des nécessités constitutives de l’activité
consciente. Sous la maladresse de la « personnification » sachons
reconnaître que l’essence (ousia) et l’existence en soi n’ont pas
un autre sens philosophique que celui de dire une nécessité
d’exercice de l’agir humain.
Aussi ce qui différencie surtout le dialecticien, c’est-à-dire le
philosophe proprement dit, du mathématicien, c’est l’orientation
diamétralement opposée de sa pensée24. Alors que la pensée
raisonnante ne peut remonter plus haut « que les hypothèses
46
ENTRER EN PHILOSOPHIE AVEC PLATON ET DESCARTES
qu’elle pose », la raison dialectique selon Platon « s’élève ensuite
jusqu’à ce qui ne dépend d’aucune hypothèse, jusqu’au principe
de tout. Après l’avoir atteint et s’être à son tour attachée à tout
ce qui découle de ce principe, elle descend enfin jusqu’à la
conclusion dernière, sans recourir aucunement au donné
sensible, mais en progressant d’idées en idées par le moyen des
idées elles-mêmes, et elle arrête sa conclusion sur des idées.25 »
Méditer ce texte, c’est à l’évidence s’interroger personnellement sur la nature de la méthode philosophique elle-même.
Cette interrogation et cette recherche personnelle est aussi une
condition pour comprendre ce que Platon a cherché à dire. Sinon
on est simplement condamné à répéter le texte, sans plus ou en
se donnant en plus l’illusion de le comprendre.
IV. L’IMPOSSIBLE NEUTRALITE
D’UNE LECTURE PHILOSOPHIQUE
Tout discours qui nous livre un message sur l’homme, que ce
message soit explicitement philosophique ou qu’il revête une
forme religieuse, place le lecteur qui veut rejoindre ce message
devant un dilemme. Doit-il suivre le texte même dans ses
insuffisances objectivistes ou doit-il rejoindre avant tout par le
texte l’intention réflexive de l’auteur ? Celui-ci ne chercha-t-il
pas, en s’y exprimant dans la mesure de ses moyens à dévoiler le
sens de l’existence humaine elle-même ? Chaque lecteur tranche
ce dilemme en fonction de sa personnalité. Mais son option reste
souvent implicite. Elle est habituellement vécue comme une
disposition d’esprit plutôt qu’elle n’est consciemment pensée et
voulue. Aussi n’est-ce souvent que dans une rencontre, parfois
déroutante, avec le mode de lecture opposé, qu’il se donnera les
raisons de son choix, pour le confirmer ou y renoncer et opérer
une véritable conversion.
Quant à nous, nous optons explicitement pour une lecture du
texte qui nous conduit à réinventer le dynamisme de pensée qui
lui donna naissance et à le prolonger, non dans ses insuffisances,
mais dans sa faculté d’exprimer une plus juste vérité.
A
LE PARTI-PRIS D’UN DISCERNEMENT
DES METHODES DE CONNAISSANCES
L’ASCENSION PLATONICIENNE DE L’AME
47
Posons donc les questions que ce texte appelle. Ces
questions, nous les poserons en vertu bien sûr des différentes
hypothèses de réponses que nous sommes en mesure de faire.
Nous remettrons toutefois à plus tard l’exposé argumenté de ces
réponses.
D’abord que faut-il entendre par « ce qui ne dépend
d’aucune hypothèse » ? S’agit-il d’une vérité première — ou de
plusieurs en l’esprit — ou d’une réalité en soi inconditionnelle et
indépendante de toute autre ? Est-ce un principe d’intelligibilité
du réel ou une réalité en statut objectif existant en soi, indépendamment de toute recherche à son égard ? De telles interrogations reprennent, comme si elles en étaient les facettes, la
question du parallélisme entre d’une part les objets connus qui
correspondent aux divers segments et d’autre part les modes de
connaissance qui leur sont attribués. Nous avons déjà rencontré
ce problème. Chaque mode de connaissance a-t-il un domaine du
Réel qui lui soit exclusivement réservé, de telle sorte que ces
divers domaines du Réel existeraient à part les uns des autres ?
Si oui, alors « ce qui ne dépend d’aucune hypothèse » serait en
soi-même une entité autosuffisante, séparée de tout. Comme
Platon considère cet « au-delà de toutes hypothèses » comme
principe de tout et qu’il le nomme le Bien en soi ou le Beau en
soi et que certains commentateurs y ajouteront l’idée de l’Être, et
même celle de l’Être divin transcendant, on estimera que la
dialectique, c’est-à-dire la philosophie proprement dite, a comme
objet propre un monde situé au-delà de notre expérience. Un tel
transfert — inconscient — de la structure intentionnelle propre à
notre connaissance objective du monde sur la réflexion philosophique nous conduit directement vers des spéculations
illusoires, notamment au sujet d’un ordre de réalités transcendantes à l’homme, sur l’essence desquelles on se méprend alors.
Mais si on estime au contraire que ce sont les qualités propres à
chaque mode de connaissance qui déterminent « formellement et
non matériellement » dans le seul et unique réel de notre
expérience leur propre domaine de connaissance, alors c’est en
notre expérience que nous comprenons vraiment ce qui en elle
ne dépend d’aucune hypothèse, c’est-à-dire ce qui la constitue
nécessairement et inconditionnellement et qui, par conséquent,
nous ouvre aussi à une véritable connaissance touchant la nature
d’un Absolu de réalité qui la transcende et que nous nommons
Dieu. La compréhension de ce qu’est en nous et pour nous, le
48
ENTRER EN PHILOSOPHIE AVEC PLATON ET DESCARTES
Bien en soi, le Bien même de notre être, nous permettra de
penser plus adéquatement aussi la perfection même de l’Infini
divin. Ce Bien en soi, nous le voyons, avec la certitude de celui
qui a vu, dans la structure relationnelle de l’être, de notre être
humain et de l’Être divin absolu. N’est-ce pas en raison de ce
qu’il suppose que doit être le Bien en soi que Platon cherche à
fonder sur lui la justice, le gouvernement de la Cité,
l’organisation de la société. Or c’est en tout cas sur un tel
principe, d’une bonté relationnelle qu’on peut fonder valablement la justice selon son essence ou idée vraie. Grâce à ce
principe, les choses justes et belles sont alors comprises par où
elles sont bonnes. La relationnalité de l’être est ce par où l’être
est bon. Tel est le Bien en soi — ce principe qu’on n’aperçoit
qu’après s’en être donné la peine — et qu’il faut situer en
quelque sorte au-delà de l’idée d’être quand on se contente
seulement par cette idée d’être de constater l’existence de ce qui
est, sans comprendre par où ce-qui-est est bon.
Il y a une harmonie plus grande entre le symbolisme de la
ligne et la structure de notre connaissance qu’entre la ligne et un
ordre du monde supposé lui correspondre. Cela nous fait opter
pour une lecture méthodologique orientée réflexivement plutôt
que pour une lecture « ontologique ou méta-physique », qui nous
présente une « carte du monde », une « géographie » de l’être
illustrée par les mythes. En fait cette lecture traditionnelle, qui ne
« décode » pas le cadre « imaginatif » de la pensée de Platon,
fixe en un statut de réalité objective ce qui relève en fait des
démarches spécifiques de la conscience. Loin de nous conduire
vers une ontologie du Réel extérieur à l’esprit, la pensée de
Platon, par delà le souci critique d’accéder à la vraie science,
nous oriente vers une ontologie de la conscience et de la liberté
en laquelle la relationnalité communicative d’être se révèle
comme le Bien en soi, c’est-à-dire ce par où l’être est bon.
Ce qui nous autorise à procéder à une lecture d’interprétation
« réflexive », c’est d’abord la conscience claire que la démarche
réflexive est la méthode propre de la philosophie et que, puisque
c’est la seule, tout homme la met nécessairement en œuvre, s’il
cherche à se connaître, lui et son existence avec ses semblables.
Il met en œuvre cette analyse réflexive, avec plus ou moins de
justesse, selon ses aptitudes et selon les époques, que ce soit en
balbutiant seulement, ou en l’esquissant déjà dans ses grandes
L’ASCENSION PLATONICIENNE DE L’AME
49
lignes, avec beaucoup de maladresse encore, ou de façon mieux
organisée ou enfin comme un projet délibéré de façon lucide et
appropriée26.
La raison suivante, c’est la courbe évolutive même de la
pensée de Platon. Déjà dans ce texte, elle se laisse deviner. En
effet, au début Platon assigne aux deux premiers segments des
objets : à savoir des images ou les choses qui sont leurs modèles.
Ensuite pour les deux derniers segments, il parle des puissances
opératives de l’âme : la pensée discursive et l’intelligence. Enfin
il récapitule sa pensée en explicitant totalement le symbolisme
de la ligne divisée par des activités de connaissances, même s’il
est tenu d’en inventer de fictives : telles l’imagination comme
distincte de la croyance, pour respecter la distinction binaire de
son schéma géométrique, alors que trois seulement sont réelles
à ses yeux : la doxa, la dianoia, la noèsis.
Si enfin on tient compte que, lorsqu’il écrit le Parménide et
le Sophiste, Platon développe une argumentation — qui sera
reprise par Aristote — établissant que la distinction entre un
monde objectif intelligible l’entraînerait à redoubler indéfiniment cette distinction, on peut estimer qu’il aura perçu l’inanité
qu’il y a à concevoir un monde intelligible distinct en statut
d’objectivité du monde sensible.
En conséquence si l’on admet que Platon ne considère plus
que l’existence d’un seul ordre de réalités, celui de notre
expérience, mais qu’il ne renonce pas à considérer l’existence de
trois formes de connaissance, on comprendra qu’en son intuition
profonde il ne fait pas correspondre à chaque mode de
connaissance un ordre objectif de réalités spécifiques, puisque
nous n’avons plus alors à mettre en regard de celles-ci qu’une
seule réalité : celle de notre expérience de sujet au monde. Cette
expérience du monde est abordée par l’homme selon plusieurs
voies de connaissance. Platon en a relevé trois seulement sur les
cinq fondamentales qui découlent de la structure de l’esprit
humain : l’expérimentale, la formelle et la réflexive. Il n’y a pas
décelé la fiduciale et l’interprétative. À ces formes de connaissances correspondent des « objets formels » différents mais non
pas des « objets matériels » distincts comme nous l’avons exposé
précédemment.
Enfin nous optons pour une lecture « réflexive » c’est-à-dire
qui postule une démarche réflexive à la base de la théorie de la
connaissance de Platon parce que cette lecture permet de com-
50
ENTRER EN PHILOSOPHIE AVEC PLATON ET DESCARTES
prendre comment le rapport image/modèle est aussi un rapport
erreur/vérité, ce qui serait incompréhensible si à chaque mode de
connaissance correspondait un objet « matériellement » et pas
seulement « formellement », distinct des autres. En effet si ce
rapport symbolique — image/chose-modèle — devait avoir une
application ontologique objective, cela entraînerait que tous nos
modes de connaissances en eux-mêmes seraient par essence
trompeurs sauf le dernier, celui de la dialectique que Platon
présente comme idéal, mais dont la fécondité ou la productivité
semble nulle... comme la contemplation du vide, si on lui
suppose un objet « matériellement » distinct et comme céleste. Si
au contraire nous disposons de plusieurs « optiques » sur une
même et unique réalité, il y aurait manque d’intelligence à
estimer atteindre toute cette réalité sous tous ses aspects par une
seule de ces optiques et à réduire ainsi l’intelligibilité que nous
pouvons en acquérir.
Cette situation en quelque sorte existentielle de l’homme
face à la réalité, Platon l’a remarquablement fait ressortir dans le
drame de l’allégorie de la Caverne bien plus que dans les
éléments du décor qui retiennent habituellement l’attention et
que nous avons si longuement considérés pour en faire surgir les
problèmes cachés27.
B. UNE AUTOBIOGRAPHIE UNIVERSELLE DE NOTRE ESPRIT
Nous abordons ainsi le dernier point de notre analyse :
l’attitude de l’homme de l’allégorie dans la mise en œuvre de ses
pouvoirs de connaître.
Des hommes sont enchaînés au fond d’une demeure
souterraine en forme de caverne, des hommes dont la situation et
la conduite sont semblables aux nôtres28 . Quels en sont donc les
caractères qui nous permettent de comprendre les nôtres ? Voici.
Ils sont dans une « demeure » (oikèsei), c’est-à-dire qu’ils y sont
« à demeure », en permanence et non pas de passage. Leur
situation ne symbolise pas une situation de circonstance, mais
l’état habituel des hommes dans leur vie courante et pourtant, cet
état est un emprisonnement. Et cet état dure depuis le début de
leur existence. Ces personnes sont en effet « enchaînées » là
depuis leur enfance (ek paidôn) et si pas depuis leur naissance,
dès avant qu’ils aient pu garder souvenir du monde qui les a vus
naître. Et même ! ne seraient-ils pas nés dans ces chaînes ?
« Comment en serait-il autrement, remarque Glaucon, s’ils sont
L’ASCENSION PLATONICIENNE DE L’AME
51
contraints de garder la tête immobile toute la vie.29 » En effet, et
c’est surtout la caractéristique principale de cette situation : « ils
sont enchaînés en sorte qu’ils restent comme figés là, le regard
fixé seulement vers l’avant, car ils ne peuvent, à cause des liens,
mouvoir la tête à l’entour.30 »
C’est pour cette raison qu’ils n’ont d’autres possibilités que
de contempler les ombres qui défilent sur le fond de la caverne,
d’en parler, d’échanger entre eux leurs observations et de
rivaliser à leur propos. C’est bien pour cette raison qu’ils
prennent ces ombres pour la réalité : « Ne penses-tu pas qu’en
nommant ce qu’ils voient, ils croiraient nommer les objets réels
eux-mêmes. Nécessairement.31 » Et comme ces ombres ne sont
pas la réalité que nous, hommes de l’extérieur, nous connaissons,
nous disons qu’ils se trompent et que les images ne sont pas
vraies, mais participent de l’erreur. Et Platon estime même (et ce
n’est pas une mince supposition dans l’allégorie) que les
prisonniers n’ont pas d’eux-mêmes ni de leurs compagnons, avec
lesquels pourtant ils peuvent parler, l’expérience de leur propre
réalité et que c’est en cela d’abord qu’ils nous ressemblent, et
donc nous renvoient à nous-mêmes notre propre image
symbolique. « Ils nous ressemblent, dis-je. Penses-tu, en effet
que d’abord de tels hommes aient vu d’eux-mêmes et des autres,
autre chose que les ombres projetées par le feu sur la paroi de la
caverne qui leur fait face ? Comment en serait-il autrement ?32 »
En quel sens précis pouvons-nous parler de la sorte ?
L’enchaînement de ces hommes est bien profond. « Ils ne
peuvent concevoir que la réalité fût autre chose que les ombres
des objets façonnés33, et nous ajoutons : « et que les ombres
d’eux-mêmes ». Platon ne pouvait résumer plus clairement une
juste pensée. Les prisonniers ne se trompent pas, en pensant que
les ombres sont réelles. Elles le sont effectivement, mais ils se
trompent, car dans leur état originel, ils estiment que toute la
réalité y compris leur propre réalité se réduit à ces ombres. Sans
doute, ces ombres elles-mêmes ne peuvent pas proclamer
qu’elles ne sont pas toute la réalité mais seulement, quoique
réelles, des ombres. Mais faut-il faire aux ombres procès de cela
et les rendre participantes de l’erreur ? Le faire ne résulte pas
d’un autre mouvement de pensée que celui de l’objectivation qui
consiste à « projeter » sur les choses les dispositions
occasionnelles ou même les propriétés permanentes de notre
pensée. Cela peut n’être chez l’homme lucide, qu’une façon de
52
ENTRER EN PHILOSOPHIE AVEC PLATON ET DESCARTES
parler, ou une « tournure de style ». Certes ! mais l’homme
lucide le sait, tandis que son auditeur ou son lecteur, s’il n’a pas
la même lucidité réflexive, ne le remarque pas et il prend ce
langage pour l’expression exacte de la réalité, alors que ce n’en
est qu’une image. Il réédite ainsi en lui la situation des
prisonniers de la caverne ! Il ne voit dans le texte que l’ombre de
la pensée du philosophe, ombre qu’il prend pour la réalité d’une
pensée philosophique ! Et la pensée du philosophe est alors prise
au piège de la déformation systématique ! Est-on assuré que
Platon n’en ait pas été victime plus qu’il n’y ait prédisposé ses
lecteurs ? Qui le dira ? Pour notre part nous avons pris le parti de
réagir dans l’autre sens : celui d’une interprétation tirée vers la
« réflexion », cette démarche en laquelle l’esprit cherche à se
comprendre en ses nécessités constitutives. Le Platonisme avec
son réalisme des concepts n’est alors pas autre chose que
l’ombre de l’intuition de Platon, son image « projetée », un
système compris sans la pensée qui l’anime, sans le « feu » qui le
projette sur la paroi du langage. Platon savait probablement que
le statut d’objectivité de ses idées n’était en fait qu’une image de
l’intelligible, c’est-à-dire d’une pensée qui recherche le
nécessaire de l’expérience et de l’être.
Donc si le prisonnier de la caverne se trompe, il ne le sait
pas. Le thème est socratique. Nous sommes ignorants et nous ne
connaissons pas notre ignorance. Nous connaissons d’une
certaine manière, sensiblement, « objectivement » et c’est une
manière réelle de connaître, mais nous pensons que c’est la seule
manière de connaître. Nous ignorons les autres et nous ignorons
que nous les ignorons. On nous dit notre ignorance. Des hommes
plus sages, qui savent que nous les ignorons, nous le disent ;
mais nous ne les écoutons pas. Mettez alors en doute cette
connaissance, nous dira plus tard Descartes, et votre esprit ainsi
rendu libre verra alors en lui-même une autre façon de connaître
! Seul le narrateur du drame de la République, qui est un
philosophe qui parle aux hommes, sait que le prisonnier, comme
les hommes, se trompe, et il le sait, non parce que les ombres
signifieraient par elles-mêmes qu’elles ne sont que des ombres,
mais parce qu’il sait que son prisonnier de l’allégorie n’est pas
en état de se servir de ses autres pouvoirs de connaissance. Il est
enchaîné !
Aussi la sortie de la caverne et l’ascension allégorique vers
le monde de surface, éclairé par le soleil, n’est pas le simple
L’ASCENSION PLATONICIENNE DE L’AME
53
passage d’un lieu dans un autre tout en gardant la même faculté
de percevoir, mais elle est un passage d’un mode de
connaissance à un autre. Elle est le passage de la doxa à la
dianoia et à la noèsis. Et cela implique une transformation de
l’homme enchaîné, une transformation de sa situation, une
libération de ses facultés de connaître, la découverte de facultés
qu’il ne se connaissait pas puisqu’il ne voyait de lui qu’une
ombre ! Déjà pour découvrir l’opinion droite (orthè doxa), c’està-dire sans quitter le monde de la caverne et sans connaître ce
monde comme une image du monde extérieur, mais seulement
pour comprendre que les ombres ne sont que des ombres, il faut
que notre prisonnier soit libéré de ses chaînes, qu’il puisse
tourner la tête et observer tout le « phénomène » de sa demeure
souterraine. Alors il comprendra « droitement », nous dirions
aujourd’hui « scientifiquement » que les ombres ne sont que des
lieux de la paroi privés de lumière parce que celle-ci, en
provenance du feu, est interceptée par les objets qui défilent audessus du mur. Il aura expliqué un phénomène, celui des ombres,
pour l’avoir mis en relation avec d’autres phénomènes. Il aura
établi, comme les savants le font dans notre monde, une loi de la
Nature souterraine. Mais il faut sortir de la caverne ; il faut aller
vers la réalité par un autre chemin encore, par une autre méthode.
Ce ne sera pas davantage la méthode formelle, celle de la pensée
dianoétique de Platon, mais la méthode réflexive, celle que
Platon présentait comme la dialectique.
Bien entendu, l’allégorie, qui ne peut quitter le cadre d’une
description plausible, ne peut pas prêter à notre prisonnier une
autre sensibilité qui serait l’image d’une autre faculté intellectuelle. Elle suggérera ce passage sous la forme d’une adaptation
douloureuse de sa sensibilité humaine, de sa vue principalement,
à d’autres objets en un autre milieu lumineux34 . Ce n’est plus le
clair-obscur de la caverne mais la lumière vive du soleil. Le
changement qui s’opère dans le prisonnier lors de sa libération
est si douloureux qu’il y résiste d’abord de toutes ses forces, et
dans la comparaison qu’il est amené à faire entre deux ordres de
réalités, l’habitude et son expérience passée lui font d’abord
considérer les ombres comme des réalités plus denses en quelque
sorte que celles que le soleil éclaire, « incapable qu’il est encore
de voir aucun des objets que nous appelons maintenant
véritables.35 »
54
ENTRER EN PHILOSOPHIE AVEC PLATON ET DESCARTES
Encore une fois, c’est le narrateur qui sait que ces objets
éclairés par le soleil sont véritables. Le prisonnier ne le sait pas
encore. Il devra s’y accoutumer progressivement. Dans la
caverne, le prisonnier enchaîné ignore le rapport image/modèle
et il considère les ombres comme seule forme de réalité possible.
Au cours de sa douloureuse ascension, une autre forme de réalité
s’impose à lui et donc un rapport s’établit entre elles ; c’est un
rapport d’image au modèle, mais le prisonnier use de ce rapport
à contresens, considérant les « images » comme plus réelles et
les originaux comme des phantasmes, avant que ne s’opère une
lente conversion qui rétablisse pour lui la hiérarchie des choses,
et qu’il reconnaisse à son sommet le soleil qui tout éclaire. Alors
il conclura, à la différence de ses anciens compagnons restés
dans l’ignorance et dont il se souvient, que c’est le soleil aussi
qui, « gouvernant tout dans le domaine visible, est d’une
certaine façon la cause de toutes ces choses qu’eux tous
voyaient. Il se félicitera de l’heureux changement intervenu en sa
faveur et éprouvera bien des regrets pour eux.36 »
C. L’ENSEIGNEMENT DE PLATON ET
SES AVATARS DANS LE PLATONISME
Classique et célèbre est l’interprétation que Platon donne luimême de l’allégorie. « Cette image, mon cher Glaucon, il faut
maintenant l’appliquer tout entière à ce que nous avons dit
précédemment, en considérant d’une part le champ des choses
qui apparaissent par la vue pour semblable à la demeure de la
prison, et la lumière du feu à l’intérieur de celle-ci pour
comparable à la puissance du soleil, d’autre part en tenant la
marche vers le haut et la contemplation des choses d’en haut,
pour l’ascension de l’âme vers le lieu intelligible, tu ne te
tromperas pas sur cette pensée qui m’est espérance, puisque tu
désires la connaître et Dieu sait si elle rejoint le vrai. Pour moi,
les choses qui doivent apparaître se présentent de la façon
suivante. Dans l’ordre du connaissable, l’idée du Bien est la
dernière à pouvoir être vue et non sans peine, mais une fois
qu’elle a été vue, elle s’impose au raisonnement comme la cause
universelle de tout ce qui est droit et beau. En effet, elle
engendre dans le visible, la lumière et son auteur souverain
tandis que source souveraine dans l’intelligible, elle dispense
vérité et intelligence. C’est elle que doit contempler celui qui est
L’ASCENSION PLATONICIENNE DE L’AME
55
destiné à se conduire avec sagesse tant dans la vie privée que
dans la vie publique.37 »
Une nouvelle fois nous remarquons que pour le visible,
Platon compare des objets : le feu, le soleil, la caverne et toute
l’assise des choses, (edran) et non des modes de connaissance
qui ne pourraient qu’être fictifs ou allégoriques tandis que pour
l’intelligible, ce sont des conduites humaines, celle du prisonnier
et celle du philosophe destiné à diriger la Cité qu’il met en
parallèle.
De même, dans la suite du texte, établissant le programme
de formation du responsable de l’État, il parlera non « d’objets »
en lieu et place pour des savoirs, mais de sciences, d’arithmétique d’abord, de géométrie et de cinématique ensuite et de leurs
applications à l’astronomie et à la musique et enfin de la
dialectique.
L’aventure du prisonnier décrite par le truchement des objets
sensibles symbolise l’ascension de l’âme non en d’autres univers
mais à travers des formes de connaissance, progression que
Platon échelonne même de façon calculée, tout au long de
l’existence comme s’il reportait sur la vie humaine le schéma de
la ligne divisée et l’aventure du prisonnier libéré de la caverne.
« Être délivré de ses liens, laisser les ombres et se tourner
vers les statuettes et la lueur du feu, monter des lieux souterrains
vers le soleil, et là, suite à l’incapacité qu’il a encore à regarder
les animaux et les plantes et la lumière du soleil, se contenter de
contempler ses images divines (celles du soleil) dans les eaux et
les ombres des objets naturels, mais ne plus conjecturer sur les
ombres des figurines projetées par cette autre lueur que nous
assimilons au soleil, voilà ce que la pratique tout entière des
sciences, que nous avons passées en revue, a le pouvoir de faire,
et aussi d’amener la partie la meilleure de l’âme vers la
contemplation du plus excellent des êtres, comme dans notre
comparaison de tout-à-l’heure, il y avait élévation du sens le
plus clairvoyant du corps vers la contemplation de la réalité
la plus lumineuse dans le domaine corporel et visible.38 »
(epanagôgen toû beltistou en psuchè pros tèn toû aristou en toîs
oûsi thean). La « chose la plus excellente dans les êtres » signifie
ce par où les êtres sont bons (opè pote agatha estin), c’est-à-dire
le « Bien en soi »39.
Les sciences et les techniques préludent au véritable savoir,
et conduisent jusqu’à son seuil, mais elles n’ouvrent pas au
56
ENTRER EN PHILOSOPHIE AVEC PLATON ET DESCARTES
savoir qui a toutes les caractéristiques pour être un savoir sans
manque, sans privation.
En effet, les sciences et les techniques ne se suffisent pas à
elles-mêmes et ne se fondent pas elles-mêmes. Seule la dialectique réalise ce savoir en élevant effectivement le meilleur de
l’esprit vers le meilleur de l’être dans les êtres.
Mais quelle est la nature de la faculté du dialecticien
puisqu’il ne suffit pas d’être versé dans les sciences et les techniques pour comprendre ce que la dialectique fait découvrir ? 40
Vers la fin du livre VII, Platon reprend la vision d’ensemble
dont il avait articulé l’expression autour du schéma de la ligne
divisée. On pourrait la résumer en disant qu’elle est une façon de
comprendre la réalité « autrement » que comme elle apparaît,
c’est-à-dire selon l’essence et l’être, selon le principe et de façon
fondée, sans argumenter comme en rêve à partir d’hypothèses.
Cette réalité, nous la connaissons comme par image sans le
savoir, par ses projections et ses ombres en notre esprit (les
disciplines scientifiques), alors qu’il faut la connaître en ellemême, sans intermédiaire (dialectiquement)41. Dans cette
optique la question de savoir ce qu’est le Bien en soi représente
manifestement la question ultime de la philosophie. Par où,
plutôt que par quoi, l’être est-il bon, en lui-même, en tant qu’être
et pas seulement bon en tant qu’il serait pour nous l’objet d’un
désir ou d’une volition, répondant à un besoin ?
Le « Bien en soi » de Platon, loin de désigner une chose
obscure, vise la suprême intelligibilité de l’être. Le connaître est
la plus noble connaissance pour le philosophe, puisqu’elle est la
question ultime. Et c’est déjà le connaître un peu que de savoir
que le Bien en soi n’est pas une chose, ni un être extérieur à
l’être bon, mais ce « par où l’être bon peut être dit bon », qu’il
soit homme ou Dieu et cette « propriété » qui n’est pas une
« qualité » est « au-delà » des essences. En Dieu, le Bien en soi
est infiniment le Bien en soi pour Dieu, c’est-à-dire ce par où en
Dieu, Dieu est infiniment bon. Ce « Bien en soi » de l’être nous
l’avons reconnu dans la relationnalité absolue de l’être, c’est-àdire dans le pouvoir de faire être. Dieu est infiniment bon parce
qu’en lui-même, il est communication infinie d’être.
Par la question du « Bien en soi » , tout un programme a été
ainsi esquissé pour les générations futures, une direction a été
donnée. Toutefois au cours des siècles, l’interprétation de l’allégorie sera bien trop axée sur les objets qui en assurent le décor
L’ASCENSION PLATONICIENNE DE L’AME
57
ou le cadre. Les commentateurs auront tendance à voir dans le
récit la description géographique d’un ordre objectif de choses au
lieu de le comprendre comme l’aventure du sujet qui se construit
comme être conscient et libre. La même maladresse, tragique et
inévitable, fut faite envers le récit de la Genèse pris comme un
événement objectif historique, alors que c’est l’éternel cheminement du mal en n’importe quel homme qui est analysé dans
son archétype comme perversion des relations fiduciales. Ce sont
là des manières majoritaires et massives de lire des textes de
génie !
Comment empêcher, dans le cours patient et progressif de
l’histoire, les atteintes de l’objectivisme sur la réflexion et la foi,
sur le message qui portera la double marque du Logos grec et de
l’Alliance hébraïque ?
Les deux déformations se sont en outre conjuguées dans
l’histoire pour faire de l’attachement au sensible la forme du mal
et voir dans sa renonciation la libération et la pratique du bien.
Ce qui est en soi impossible, puisqu’il n’y a qu’une seule réalité.
Par contre le mal, c’est de réduire sa pensée à une seule forme de
connaissance et cantonner son activité à la seule action qui lui est
propre et oublier ou laisser en friche les autres formes du savoir
et de l’action, notamment la réflexion et la foi.
Nous voyons dans l’œuvre de Platon une pensée philosophique qui s’affirme dans un cadre culturel massivement
objectif, qu’elle a le génie de faire éclater. Mais ce n’est pas sans
courir le risque de se voir ensevelie sous ses décombres. Le
Platonisme a enseveli la philosophie de Platon, sous une lecture
objectivée, alors que Platon nous arrache déjà à une intelligence
seulement objective, technique et formelle de notre existence.
Mais le sens réflexif et novateur de cet arrachement fut après
Platon tragiquement enfoui sous un objectivisme moral et religieux. Platon ne pouvait l’empêcher ! Comment s’en consoler ?
Êtait-ce une étape nécessaire du progrès de la conscience ? Ne
faut-il pas aussi accepter cette vérité qu’aucune philosophie ne
survit à son auteur puisque chacun doit recommencer la même
entreprise.
Et si son message survit, peut-il être levain sans être déformé
dans la pâte humaine ? Qui prend exemple sur Platon, sur ce
qu’il a fait dans le monde qu’il a trouvé, dira pour lui-même si le
Platonisme a été pour lui une aide ou un obstacle.
58
ENTRER EN PHILOSOPHIE AVEC PLATON ET DESCARTES
Éléments de bibliographie.
1. * Deschoux (Marcel), Comprendre Platon. Un siècle de bibliographie platonicienne de langue française. 1880-1980. (Collection d’Etudes anciennes),
(Travaux du Centre de documentation et bibliographie philosophiques de
l’Université de Franche-Comté), Paris, Les Belles Lettres, 1981, XVI-206
pages.
* Deschoux (Marcel), Platon ou le jeu philosophique, (Annales littéraires de
l’Université de Besançon, 243), Paris, Les Belles Lettres, 1980, 443 pages.
2. * Joly (Henri), Le renversement platonicien. Logos, épistémè, polis,
(Bibliothèque d’histoire de la philosophie), 2ème éd. corrigée, Paris, Vrin,
1980, 405 pages.
3. La république, VI, 506 a.
4. Rép. V, 473 cd.
5. Rép. VI, 505 a.
6. * Kucharski (P.), Les chemins du savoir dans les derniers dialogues de Platon,
Paris, P.U.F., 1949, VIII-406 pages.
7. Rép. VI, 509 d - 511 c.
8. Rép. VII, 511 a, 511 e.
9. * Gaiser (Konrad), Platons ungeschriebene Lehre. Studien zu systematischer und
geschichtlicher Begrundung der Wissenschaften in der Platon-Schule,
Stuttgart, Klett, 1963, XII-573 pages.
10. Rép. VII, 534 a.
11. Rép.VI, 509 e.
12. Rép. VII, 534 a.
13. Rép. VII, 533 e.
14. Rép. VII, 534 a.
15. * Robin (Léon), Les rapports de l’être et de la connaissance d’après Platon,
(publié par Pierre-Maxime Schuhl), Publications de la Faculté des lettres de
Paris, Paris, P.U.F., 1957, 158 pages.
16. * Lafrance (Yvon), La théorie platonicienne de la doxa, (Collections d’études
anciennes) (collection Noêsis), Montréal, Ed. Bellarmin, Paris, Les Belles
Lettres, 1981, 475 pages.
— Platon et la géométrie. La méthode dialectique en République 509 d - 511 e,
Dialogue, 1980 (19), pages 46-93.
— Pour interpréter Platon, I : La ligne en République VI, 509d - 511e, Bilan
analytique des études (1804 - 1984), Collection d’études anciennes,
Collection Noêsis, Paris, Les Belles Lettres, Montréal, les Éditions Bellarmin,
1987, 275 pages.
—. Pour interpréter Platon, II : La ligne en République VI, 509d - 511e, Le texte et son
histoire, Collection Noêsis, Montréal, Éditions Bellarmin, 1994, 460 pages.
Deux autres ouvrages nous sont promis sur « les interprétations de la Ligne » et sur les
« métamorphoses du Platonisme à travers les âges. » Ces ouvrages sont le fruit d’une
érudition impressionnante, comme en témoigne la bibliographie.
La traduction d’Yvon Lafrance est un modèle de fidélité lexicale : pour établir
le meilleur « original » grec par une confrontation des 29 manuscrits existants et pour
déterminer la traduction la plus adéquate après une discussion des 17 principales
traductions dans les langues européennes. Nous reproduisons cette traduction en
invitant le lecteur d’Internet à en lire les passionnantes justifications philologiques.
Notre traduction, quant à elle, vise à donner une intelligence du texte dans une
perspective philosophique déterminée. D’où l’avantage d’une comparaison.
L’ASCENSION PLATONICIENNE DE L’AME
59
Traduction d’Yvon Lafrance. o. c., p. 255, 267, 287, 301, 313, 327, 343,
359, 377, 393.
1— « Considère donc, dis-je, qu’ils sont deux comme nous sommes en train de le dire
: l’un règne sur le genre et le lieu intelligibles, et l’autre, de son côté, sur le genre et
le lieu visibles, je ne dis pas le ciel, car tu pourrais croire que je veux me donner des
airs de savant [sur l’étymologie] de ce mot. Quoi qu’il en soit [de celle-ci], tu as par
conséquent ces deux espèces : le visible et l’intelligible, n’est-ce pas ? —Oui.
2— « C’est comme si, à présent, tu prenais une ligne coupée en deux parties inégales,
coupe de nouveau chacun des segments, celui du genre visible et celui du genre
intelligible, selon la même proportion. Ainsi tu obtiendras, dans le genre visible, selon
un rapport de clarté et d’obscurité, ton premier segment, celui des images. J’entends
par images, en premier lieu, les ombres, puis les simulacres [réfléchis sur la surface]
des eaux et des corps opaques, lisses et brillants, et toute chose du même genre, si tu
comprends. — Oui, je comprends.
3— « Pose à présent, comme autre segment auquel celui-ci ressemble, les vivants
autour de nous, et l’ensemble du genre de tout ce qui se procrée et de tout ce qui se
fabrique. — Je le pose, dit-il.
Serais-tu encore disposé à affirmer, dis-je, que cette division elle-même se trouve faite
selon la vérité et la non-vérité : ce que l’objet de l’opinion est à l’objet de
connaissance, ce qui est ressemblant l’est à ce à quoi il est ressemblant. — Je
l’affirme, dit-il et entièrement.
4— « Et maintenant, considère de quelle façon aussi la section de l’intelligible doit
être à son tour sectionnnée. — De quelle façon ? — De la façon suivante : pour un
segment de l’intelligible, l’âme est forcée de chercher à partir d’hypothèses en se
servant, comme images, des choses qui étaient imitées [dans le segment précédent],
allant non vers un principe, mais vers une conclusion, pour l’autre, en revanche, celui
qui mène vers un principe anhypothétique, elle le fait en partant d’une hypothèse et
sans [l’aide] des images comme dans le segment précédent, poursuivant
méthodiquement sa recherche à travers les Formes intelligibles et à l’aide de celles-ci
[prises] en elles-mêmes. — Je ne comprends pas suffisamment, dit-il, ce que tu viens
de dire.
5— « Eh bien ! Revenons-y, dis-je, tu comprendras plus aisément, en effet, après ces
explications. Car tu dois savoir que ceux qui travaillent en géométrie, en calcul et
dans les sciences du même genre, après qu’ils ont posé comme hypothèses l’impair et
le pair, et les figures, et les trois sortes d’angles et d’autres choses de même famille,
selon chacune de ces disciplines, ces choses, parce qu’ils en ont fait pour leur usage
des hypothèses en les considérant comme des choses dont ils ont la connaissance, ils
n’estiment plus avoir à en rendre compte ni à eux-mêmes ni aux autres, comme si elles
étaient évidentes pour tous ; mais en tirant leurs prémisses de celles-ci, ils traversent,
dès lors, toutes les étapes suivantes pour arriver, par voie de déduction, à la
conclusion sur ce qu’ils se proposent d’examiner. — Parfaitement, dit-il, voilà bien
une chose que je sais.
6— « Donc tu sais aussi, n’est-ce pas ? qu’ils se servent des figures visibles et qu’ils
raisonnent sur celles-ci, sans penser à ces figures, mais à celles-là auxquelles elles
ressemblent, faisant leurs raisonnements en vue du carré en lui-même et de sa
diagonale en elle-même, et non pas en vue de la diagonale qu’ils tracent, et ainsi
pour les autres figures. Et ces mêmes figures qu’ils modèlent et qu’ils tracent et dont il
y a aussi des ombres et des images à la surface des eaux, ils s’en servent à leur tour
comme de copies, tandis qu’ils cherchent à voir ces figures-là en elles-mêmes et que
personne ne peut voir si ce n’est par la pensée. — Tu dis la vérité, répondit-il.
7— « Je disais donc que ce genre était certes intelligible, mais que l’âme est forcée de
se servir d’hypothèses pour partir à sa recherche, n’allant pas vers un principe
60
ENTRER EN PHILOSOPHIE AVEC PLATON ET DESCARTES
puisqu’elle est incapable de remonter au-delà des hypothèses, et qu’elle utilise comme
images les figures mêmes [sensibles] qui sont [à leur tour] imitées par les choses
d’en-bas, celles-là étant jugées et estimées comme évidentes au regard de celles-ci. Je
comprends, dit-il, tu parles de la géométrie aussi bien que des sciences de la même
famille.
8— « Comprends maintenant ce que j’ai à dire sur l’autre segment de l’intelligible
auquel le raisonnement en lui-même s’attache au moyen de la puissance dialectique,
traitant les hypothèses non comme des principes, mais pour ce qu’elle sont
réellement, à savoir des échelons et des points d’appui afin que, allant dans la
direction du principe de tout jusqu’à l’anhypothétique, ayant atteint ce principe et,
dans un mouvement inverse, suivant toutes les conséquences qui en découlent, le
raisonnement descende de cette façon jusqu’à la conclusion dernière, sans recourir à
rien absolument qui soit sensible, mais en recourant aux Formes intelligibles ellesmêmes, passant à travers elles et se dirigeant vers elles, il termine sa démarche dans
les Formes intelligibles. Bien que je ne comprenne pas suffisamment bien — car tu me
sembles décrire une tâche difficile — [je comprends toutefois que...]
9— « [Je comprends toutefois] que ton intention est de bien distinguer le lieu de l’être
et de l’intelligible contemplé par la science de la dialectique comme étant plus clair
que celui [contemplé] par ce qu’on appelle des sciences dont les principes sont des
hypothèses. Certes, [selon tes propres mots] ceux qui contemplent ces objets [de la
dianoia] sont contraints de le faire par la pensée et non par les sens, mais parce qu’ils
les examinent en ne remontant pas à un principe, mais à partir d’hypothèses, ils ne te
semblent pas avoir l’intelligence entière de ces objets, bien qu’ils soient [pleinement]
intelligibles avec un principe. Et, il me semble que tu donnes le nom de dianoia et non
pas celui de noûs à cette disposition d’esprit propre aux géomètres et à leur semblables,
[considérant] la dianoia comme quelque chose d’intermédiaire entre l’opinion et
l’intellection. — Tu as parfaitement bien exposé ma pensée, repris-je.
10— « Applique maintenant à nos quatre segments ces quatre affections qui
surviennent dans l’âme : la pensée noétique [l’intellection] au [segment le] plus haut,
la pensée dianoétique (la discursion] au second, parallèlement donne [le nom de]
certitude sensible au troisième, et celui d’imagination au dernier, range-les ensuite
selon une proportion, en te laissant guider par l’idée qu’ils participent à la clarté
dans la mesure même où leurs objets participent à la vérité. Je comprends, dit-il, je
suis d’accord avec toi et j’établis le rapport de la façon que tu dis. »
17. Rép. VI, 511 d.
18. Rép. VI, 510 c.
19. Rép. VI, 510 d.
20. Rép. VI, 511 a.
21. * Moreau (Joseph), La construction de l’idéalisme platonicien, Paris, Boivin,
1939.
* Moreau (Joseph), Le sens du Platonisme, Paris, Les Belles Lettres, 1967, VI-395
pages.
22. Rép. VI, 510 a.
23. Rép. VI, 511 b.
24. * Grube (Georges Maximilien Antoine), Plato’s thought, Indianapolis (Ind.),
Hackett pub. Co., 1980, XXI-346 pages.
* Goldschmidt (Victor), Platonisme et pensée contemporaine, (Présence et
pensée), Paris, Aubier-Montaigne, 1970, 272 pages.
25. Rép. VI, 511 b.
26. Kahn (Charles H.), Some philosophical uses of to be in Plato, in Phronesis,
Assen, 1981 (26), pp.105-134.
L’ASCENSION PLATONICIENNE DE L’AME
61
* Diès (A.), Définition de l’être et nature des idées dans le Sophiste de Platon,
(Bibliothèque d’histoire de la philosophie), 2ème édit., Paris, Vrin, 1963,
XVI-140 pages.
27. Gaudin (Claude), Deux cavernes — l’écriture allégorique. Rev. Philos. anc.,
1992 (10), n. 2, 179-210.
Gendron (Edmond) « l’allégorie de la caverne » : République en petit, Laval theol.
Philos., 1985 (41), 329-343.
28. Rép. VII, 514 a sq.
29. Rép. VII, 515 ab.
30. Rép. VII, 514 b.
31. Rép. VII, 515 ab.
32. Rép. VII, 515 a.
33. Rép. VII, 515 e.
34. Rép. VII, 515 e.
35. Rép. VII, 516 a.
36. Rép. VII, 516 e.
37. Rép. VII, 517 a-c.
38. Rép. VII, 532 bc.
39. * Robin (Léon), Platon, Nouvelle édit. (Coll. Les grands penseurs), Paris,
Presses Universitaires de Frances, 1968, VIII-272 pages.
* Festugière (André-Jean), Contemplation et vie contemplative selon Platon,
Paris, Vrin, 1950, 494 pages.
40. Rép. VII, 533 a.
41. Rép. VII, 533 ab.
***
Joseph Duponcheele : docteur en philosophie
Contact email : <mailto:[email protected]>
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