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français, des romantiques allemands, dans cet audacieux nomade qu'il est impossible de suivre dans toutes
ses pérégrinations capricieuses, dans ses expériences dangereuses, lesquel1es, d'ailleurs, paraissent n'avoir
servi
à
rien...
Et pourtant, des esprits consciencieux ont entrepris de construire une
«
philosophie nietzschéenne » ; on a
voulu étudier les différents systèmes nietzschéens, et, dernièrement encore, M. Charles Andler a tenté de
faire de Nietzsche une sorte de platonicien qui, après avoir tout détruit, essaya de rationaliser à nouveau la
réalité.
Léon Chestov, que je voudrais faire connaître aux lecteurs français, appartient à ce même petit groupe
d'esprits sauvages, subtils, ardents et libres qui font la chasse aux vérités pour leur propre compte, sans se
préoccuper d'autrui, sans s'inféoder
à
aucun parti. Tout comme Pascal, tout comme Nietzsche, on peut
évidemment le rattacher, si l'on y tient beaucoup,
à
telle ou telle tradition; mais les rapports que nous
réussirions
à
établir ainsi, ne nous seraient d'aucun secours pour arriver à comprendre sa pensée, son
œuvre; car ce qui nous est précieux en elle, c'est justement ce par quoi cette œuvre est particulière,
individuelle, dissemblable de celle des autres penseurs, russes et étrangers.
La philosophie russe, la philosophie académique, compte des hommes de science, de talent; on trouve
parmi eux des représentants de toutes les tendances qui dominent actuellement en Europe: nous avons des
disciples de Bergson, de Cohen, de Husserl, de Rickert, nous avons des néo-positivistes, des néo-
réalistes; mais on est obligé de constater que la pensée russe, pour autant qu'elle a sagement suivi la
grande route et conservé les traditions, n'a rien créé en somme de véritablement original et n'a pas produit
de ces œuvres qui marquent profondément une époque et ouvrent une ère nouvelle. Des paroles neuves et
significatives ont été prononcées en Russie; non pourtant par des philosophe attitrés, par des
représentants de la science universitaire, mais par des romanciers, par des poètes, par des critiques: je
citerai Tolstoï, Dostoïewsky, André Biély. C'est
à
eux que s'apparente Léon Chestov. Il doit beaucoup
aux deux premiers, ainsi d'ailleurs qu'à Nietzsche, à Pascal, à Shakespeare. Il ne reçut de leurs mains
aucune vérité toute prête, aucun enseignement, mais il apprit d'eux à se chercher, à se connaître, à voir les
choses sous un aspect nouveau, à poser des problèmes, sans espoir de solution; il osa après eux et,
souvent, contre eux, car il fut de ces disciples que souhaitait avoir Nietzsche et qui, pour mieux retrouver
leur maître, l'abandonnent et le blessent cruellement.
Russe, il l'est, de par sa naissance, de par sa culture morale et intellectuelle; mais se tromperait
étrangement celui qui, pour essayer de le comprendre, soulignerait en lui cet élément national. Chestov
raconte lui-même la surprise que lui causa un jour cette phrase :
«
Le philosophe allemand Nietzsche... »
Il savait bien que Nietzsche était Allemand, mais il n'y pensait jamais; jamais l'idée ne lui était venue de
voir en Nietzsche un Allemand, bien qu'il l'ait lu dans la version originale. De même, il se refuse à
considérer en Plotin un Grec du troisième siècle: c'est un contemporain, un ami intime, un confident. Dans
un article paru pendant la guerre et intitulé: Philosophie et Musique, Chestov émet, sous une forme
quelque peu paradoxale et même plaisante, cette pensée que nos divisions, nos groupements terrestres
auxquels nous tenons tellement : - religions, nationalités, classes, professions, etc., - ne correspondent
probablement à aucune réalité et que dans le monde des idées, les divisions, si divisions il y a, sont tout
autres qu'ici-bas: là-haut Mozart et Rossini et Debussy appartiennent aux mêmes
«
universaux
»,
tandis
que Napoléon, Moltke et Souvarov se retrouvent ensemble.
Les points de vue historique, national, géographique sont complètement étrangers
à
Chestov: ce n'est pas
une question de théorie, de doctrine. Les distinctions de temps et d'espace n'ont aucune signification à ses
yeux : ce qui persiste dans le temps, ce qui se développe, ce qui acquiert une existence historique est
toujours secondaire. Seul lui est précieux le fait unique que les flots du temps ont refusé de recueillir et
qui n'a pu germer. Et de même, ce qui l'attire en l'homme, ce n'est pas ce qui peut être expliqué en lui par
des causes générales: ce qui peut être réduit à des caractères nationaux, professionnels, mais le particulier,
l'exceptionnel, l'inexplicable, au sens étymologique même du terme.
C'est justement ce que je voudrais essayer de faire voir en Chestov.
II
Se destinant au barreau, Léon Chestov fit des études juridiques et ne se tourna vers la philosophie que
fort tard, en 1895, pour essayer de trouver une solution aux doutes moraux qui l'assaillaient et le