STEIN, Peter, Mon Tchékhov, (2001), Arles, éditions Actes Sud-Papiers, coll. « Apprendre », n°18, 2002.
G.
B. :
Lapproche de Tchekhov sest définie,
depuis plusieurs décennies, par sa mobilité. Si
limage première, marquée aussi par le
modèle de représentation imposée grâce à
Stanislavski, fut celle dun auteur
psychologique, et ensuite Krejca découvrit les
vertus comiques et grotesques de ce théâtre,
aujourdhui on se souvient du fait que
Tchekhov aimait Shakespeare et était séduit
par le modèle de la tragédie, en particulier
Antigone. En montant Les Trois Sœurs vous
avez retrouvé ce goût pour la grande forme
sans abandonner pour autant lextraordinaire
diversité des sentiments contrariés et des
bonheurs passagers.
P. S. :
Tchekhov a effectué des inventions
énormes, au niveau de la dramaturgie, de
lespace, des inventions révolutionnaires
qui ont commandé tout le théâtre du
XX
ème
siècle.
Cest pour cela que je dis
quil est un des piliers de lhistoire du
théâtre, de mon métier un peu trop aimé.
Pour y parvenir il sest appuyé sur la
dramaturgie shakespearienne et antique,
mais il a bien compris quil lui était
impossible de les reprendre directement.
Tchekhov navait pas la force ou
« lillusion » dun Ibsen qui envisageait de
copier la dramaturgie antique en sappuyant
sur la psychologie du XIX
ème
siècle. Son
désir consistait à retrouver limpact et la
force de la vieille tragédie tout en inventant
une autre voie, nouvelle, sur laquelle il
fallait entraîner le public.
Chez lui chaque
pas en avant est un adieu au passé
: à la
fin le spectateur ne savait plus quoi penser
et pourtant il acceptait de se confronter à
ces deuils, ces parations, ces choses
tragiques qui habitent le théâtre de
Tchekhov.
Aujourdhui on dit quil a écrit des
comédies. En partie cest vrai car il avait
compris quau
72
seuil du XX
ème
siècle il ne pouvait pas ressusciter la
tragédie antique dans sa forme initiale, cest
pourquoi il a joué très fortement sur le paradoxe
dune tragédie au quotidien, comique et banale. Je
dirais même quil a désigné « polémiquement » ses
pièces comme « comédies ». Pour moi cela concerne
surtout
La
Cerisaie
qui est une tragédie qui lorgne
vers la comédie, la farce même. Mais son intérêt
central provient des vieux thèmes de la tragédie qui
sous-tendent l’œuvre. Par ailleurs, au-delà de la
multiplicité des détails, du pointillisme, on se doit de
ne jamais perdre de vue la structure musicale indis-
pensable à réaliser dans tout spectacle tchékhovien.
La vérité surgit au sein de cette structure les
vérités se succèdent selon un ordre bien dessiné,
bien strict.
Je lai dit souvent, Tchekhov a écrit aussi un
théâtre qui lance des défis aux acteurs russes qui ont
tendance à entrer en scène et à sinstaller pour
longtemps dans un même sentiment. Lui, a conçu
des partitions il est indispensable de varier les
émotions, de passer dun état à lautre. Cette
mobilité constante pose problème aux acteurs russes
et Tchekhov qui les connaissait bien a écrit aussi
afin de leur dire que la vie bouge et quil faut quils
soient aptes à en rendre compte. Ceci me semble vrai
surtout pour ses deux dernières grandes pièces
Les
Trois Sœurs
et
La Cerisaie,
quand, dailleurs, il était
devenu un fin connaisseur de la troupe du Théâtre
dArt de Moscou.
G.
B. :
Dans vos spectacles vous avez mis laccent
sur la relation à la nature, plus présente et plus vaste
quà lhabitude.
73
STEIN, Peter, Mon Tchékhov, (2001), Arles, éditions Actes Sud-Papiers, coll. « Apprendre », n°18, 2002.
P. S. : Tchekhov développe une imagination
de lespace que la plupart du temps les metteurs en
scène nont pas saisie. Il donne des indications
merveilleuses dans ses didascalies que lon pourrait
lire pour elles-mêmes comme par exemple la
description de lespace au deuxième acte de La
Cerisaie qui est magnifique. Au loin on voit, par
temps clair, la ville - dit-il. Mais comment montrer
cela
?
Et les indications de lumière qui semblent
venir directement de ces petits poèmes en prose
que sont ses nouvelles, il est difficile de les réaliser
sur scène, mais il faut essayer car autrement on
sacrifie plus de la moitié de limagination poétique
de Tchekhov.
Par ailleurs, à la différence de Tolstoï, il met le
plein air non pas au centre mais autour car il sait
que les vraies expériences modernes ont à voir
avec ce qui se passe sous la ceinture, dans les
chambres, sur les lits, sous les draps. Au lieu de se
limiter pour autant à la cuisine et au salon il laisse
supposer quun grand espace, la toundra, le
cosmos se déploient autour. Et nous, au théâtre,
nous pouvons créer ces espaces. Le cinéma nous
livre des images de lespace, tandis que sur scène
nous sommes à même de réaliser de tels espaces
lon voit un acteur séloigner, disparaître pour
montrer ainsi la relativité des mots, des actions,
des expériences. De cette manière nous parlons
également des conflits que quelquun peut avoir et
avec sa femme et avec ... la lune. Mais ce sont les
mêmes conflits. Tchekhov, plus que quiconque, a
su utiliser théâtralement cette modification des
perspectives.
G.
B. : Le "retour"
à
Tchekhov a été
contemporain de "la chute" des idéologies et du
désengagement que cela a suscité dun côté tandis
que de lautre
74
nous avons assisté
à
une réhabilitation de
léthique dont Tchekhov se constitua lui-même en
infatigable défenseur.
P. S. : Sans doute. La question de la morale est
devenue une obsession comme lorsque lair vous
manque et alors seulement vous commencez à
vous occuper de lair. Nous sommes à la fin du
siècle et il y a aussi des coïncidences avec
lépoque de Tchekhov.
Une autre raison importante vient de la
découverte du caractère "démocratique" de ce
théâtre. Ce que lon pourrait appeler "le grand
protagonisme" est en crise et "la choralité"
tchékhovienne séduit plus que dhabitude. Les
acteurs aiment se retrouver dans un ensemble, un
ensemble pas trop grand, mais tout de même un
ensemble.
G. B. : La tradition a imposé la figure du Tche-
khov réaliste en occultant longtemps lautre
aspect également important, laspect "symbo-
liste". Le sacrifice de lun
de lautre porte
préjudice
à
lambiguïté des contraires qui fonde
le théâtre de Tchekhov.
P. S. :
Dans la première moitié du
XX
ème
siècle
,
à cause de lirrégularité du développement his-
torique russe, marqué par le stalinisme et son
idéologie, Tchekhov a été trop réduit au statut
dun auteur réaliste. Ce nétait pas le cas dans son
temps et il y a des textes très intéressants au
début du siècle sur "le symboliste" Tchekhov.
Dailleurs il aimait beaucoup Maeterlinck et
sintéressait particulièrement au symbolisme. Il
faut rappeler cette fameuse histoire selon laquelle
il voulait rompre avec le réalisme et
75
STEIN, Peter, Mon Tchékhov, (2001), Arles, éditions Actes Sud-Papiers, coll. « Apprendre », n°18, 2002.
écrire,
après
La Cerisaie,
une pièce il ny
a ni oiseaux ni grenouille, une pièce qui se
passe au pôle Nord il ny a rien dautre
que la neige et la glace. Un naufrage là-bas
.
G. B. :
Je pense que Nabokov, qui était un
fin connaisseur de la littérature russe, et un
limier aguerri de toutes les biographies,
lorsquil a écrit
Le Pôle
n a fait que reprendre
le projet inaccompli de Tchekhov.
P.
S. : Cest possible. Tchekhov, il est
absurde de le réduire au réalisme. Jai déjà
parlé de la structure musicale de ses œuvres,
mais il y a dautres éléments abstraits dans
son écriture qui méritent dêtre découverts.
Cest dommage pour le théâtre tout entier
quil soit mort si jeune. Si l’œuvre en prose
me semble être un ensemble achevé, le
théâtre reste ouvert, il y avait encore tant de
possibilités quil aurait pu encore développer.
Je dirais, pour faire référence à un élément
symbolique, que "la corde" sest cassée en
pleine tension. Il a évolué, tout au long de sa
brève vie, dune manière énorme, car il a
écrit dabord
un grand essai
,
Platonov,
quil
a abandonné, ensuite il a procédé à quelques
esquisses humoristiques, puis est passé aux
chefs-d’œuvre pour arriver
à la fin à la
vision dune pièce abstraite, restée
irréalisée, qui annonce presque Beckett
.
Mais ce ne fut pas possible quil parvienne
jusque-là. Nous le regrettons tous.
G.
B. :
Le théâtre de Tchekhov se place au
carrefour des défaites de bon nombre de
personnages âgés et des espoirs utopiques des
jeunes. Un échec et une projection, ce sont les
deux extrêmes.
76
P.
S. :
Lui, il a compris ce que veut dire la
tragédie, dans le sens moderne du terme.
Parce quil est très proche de la vérité, il a
réalisé quaujourdhui les gens se confrontent
à ce problème très grave quest lennui. Il a
introduit lennui sur le plateau, une chose très
dangereuse.
Cela veut dire un manque de désirs
et une absence de satisfaction. Pour y échapper il
est nécessaire dinventer des choses, de faire des
choses. Chez Tchekhov, les gens travaillent mais
les résultats sont tout à fait superflus, ils ne sont
pas reconnus comme tels. Cest pourquoi ils
disent sans cesse: il faut travailler, il faut
travailler. "Je suis un bon à rien, je suis incapable
de faire quoi que ce soit, je retombe toujours
dans lennui." Mais en réalité ils travaillent
continuellement sans en être satisfaits. Et au
théâtre nous avons la possibilité de montrer ce
paradoxe qui consiste à travailler et en même
temps déplorer linactivité. Si on présente une
pièce de Tchekhov tout le monde se lamente
sans cesse et pleure et ne fait rien cest une
erreur; en vérité ce monde est extrêmement actif,
malgré les larmes. Il faut utiliser les moyens des
contradictions théâtrales pour réaliser
concrètement sur le plateau lexpression de cette
dimension double.
G. B. :
Pour vous quelle est la part que prend le
médecin dans la vison de Tchekhov?
P.
S. : Il a, dans tout ce quil fait, un goût pour
le concret et un respect pour lui qui explique
pourquoi il a émédecin et écrivain également.
Il na pas les deux activités, mais je pense
quune même vision le guidait : le refus de tout
mensonge, le goût pour la vérité à
77
STEIN, Peter, Mon Tchékhov, (2001), Arles, éditions Actes Sud-Papiers, coll. « Apprendre », n°18, 2002.
tout prix. Ensuite, il nous a révélé à quel point un artiste intègre peut sister au marché. Quand,
aujourdhui, nous participons à lindustrie culturelle, Tchekhov nous purifie. Parce quil a su avoir un
pied dans la médecine et un autre dans lart. Sans jamais admettre, ni dun côté, ni de lautre, la
moindre atteinte à la vérité. Tchekhov ne sest pas contenté dêtre écrivain. Il sest livré à des travaux
extérieurs, particulièrement utiles. Cest pourquoi il est tellement "attractif".
G.
B. :
Vous portez
à
la boutonnière une décoration.
P. S. :
Je ne suis pas sensible à ce type dhonneurs, mais cette fois-ci il sagit dune "mouette" en argent
que jai reçue en signe de récompense pour mes travaux de la part du Théâtre dArt de Moscou. Et jen
suis fier. Ainsi je suis entré dans le club restreint des tchékhoviens reconnus par la maison mère elle-
même. Ce nest pas rien. Cela me réjouit.
1 / 4 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !