NOTATION MUSICALE Mireille Helffer Directeur de recherche au CNRS ---------------------------------- D’après : Encyclopédiae Universalis France S.A. --------------------------------- Contrairement à la peinture et à la sculpture, la musique est un art qui suppose un intermédiaire entre le créateur et son public. Cet intermédiaire, l’exécutant, se voit confier un texte noté selon certaines conventions qui ont évolué au fil des siècles et des cultures. La notation musicale n’a pas toujours existé: la transmission orale la précède dans bien des cas; mais, dès qu’une civilisation parvient à son apogée, elle met au point un système de transcription de la musique, qui lui survit d’ailleurs rarement. Ce besoin de représenter la musique par un système de notation s’est manifesté dans la plupart des civilisations qui connaissaient une écriture. On en trouve les premières traces en Orient dès la plus haute antiquité. C’est ainsi que des signes de notation musicale datant du XVIIIe siècle avant J.-C. ont été identifiés sur des tablettes cunéiformes (tablettes d’Ur au British Museum, U. 7/80). En Occident, il faut attendre le Ve siècle avant J.-C. et, dans le monde chrétien, le IXe siècle après J.-C. pour trouver les premières traces de notation. Le but de tout système de notation est de transcrire les hauteurs relatives des sons mais aussi les durées (rythme) et les nuances. Ce dernier aspect, qui concerne la couleur sonore, n’a vu le jour qu’à la fin du XVIe siècle et ne s’est généralisé qu’à la fin du XVIIIe. Auparavant, la destination de la musique était imprécise. Seule importait la tessiture. On distinguait la musique sacrée de la musique profane, la première vocale, la seconde instrumentale (la musique vocale profane était considérée comme un genre mineur qui ne s’est transmis que par voie orale jusqu’à la fin du Moyen Âge). Les mondes orientaux et extrême-orientaux ont élaboré différents systèmes de notation dont les premiers remontent sans doute, en Inde, au début de l’ère chrétienne, tandis qu’en Chine (et de là en Corée et au Japon) les plus anciens témoignages que nous possédions datent de la fin de l’époque T’ang (618-907). Ces notations, conçues comme des aide-mémoire, ne sont guère utilisables sans le secours de la tradition orale; elles indiquent de préférence le mouvement mélodique ou la hauteur des sons et s’appliquent à des répertoires spécifiques: musique rituelle de la tradition védique ou bouddhique, musique savante exécutée dans les cours princières ou impériales. Quelques-unes d’entre elles sont encore en usage de nos jours et, plutôt que de les isoler dans leur cadre géographique, il paraît plus révélateur de les examiner en fonction du type de convention graphique auquel elles font appel. 1. La notation musicale occidentale Les prémices Chironomie et notations alphabétiques À l’origine de toute civilisation musicale, le langage se transmet oralement. Mais il se complique assez vite et la transmission orale devient insuffisante. On voit alors apparaître des palliatifs comme la chironomie, procédé qui permet aux chefs de chœur d’indiquer aux choristes le sens de la ligne mélodique grâce à des gestes précis. La gestique des prêtres du clergé catholique est représentative de ce procédé. La chironomie se généralise en Grèce avant d’être supplantée par la notation alphabétique: seize lettres représentent deux octaves et un ton (gamme éolienne) qui correspondent à peu près aux touches blanches du piano. Pour élever la note d’un demi-ton, on place la lettre correspondante la tête en bas et, pour l’élever d’un quart de ton, on la couche sur le côté. Le rythme est déterminé par le texte chanté inscrit sous les lettres (il s’agit toujours de musique vocale). Par la suite, les Grecs ont adopté un système plus élaboré, fondé sur vingtquatre lettres. Les Romains ont repris le même principe mais ont substitué bientôt les lettres latines aux lettres éoliennes, créant une confusion totale propice au retour de la transmission orale. À la même époque apparaît la musique religieuse de la chrétienté qui ne pourra pas se transmettre par écrit tant que le christianisme ne sera pas reconnu. Pendant près de dix siècles, la transmission orale redevient donc la règle. La chironomie supplée aux défaillances de mémoire et il faut attendre le IXe siècle pour que le besoin d’une notation se fasse à nouveau sentir. Les neumes Les neumes constituent une sorte de sténographie musicale dérivée de la chironomie: la virga (virgule) indique que le son monte, le punctum (point) que le son descend. Pour compléter ces deux signes, dont on devine les limites (intervalles et rythme ne sont pas précisés...), la ligature va permettre d’associer plusieurs neumes simples en un neume composé (clivis, pes ou podatus, torculus, porrectus...). Mais les neumes restent notés à l’horizontale, au-dessus du texte chanté. L’apparition, au début du Xe siècle, d’une «notation géographique» marque une évolution fondamentale; car, pour la première fois, la notation reproduit la hauteur relative des notes et permet de transcrire les intervalles. C’est à cette époque qu’apparaît la correspondance entre aigu et haut, grave et bas. Dans un premier temps, les signes sont placés à des hauteurs différentes, sans repère précis. Mais, rapidement, apparaît une ligne horizontale, ancêtre de la portée, qui sert d’axe à la note F (fa). Le nombre de lignes se multiplie, chacune étant réservée à une note et «ouverte» par une clé (la lettre correspondant à cette note). Une polychromie complète le système (ligne rouge pour fa, jaune pour do...). Le nombre de lignes, variant selon les besoins, peut atteindre dix-huit! Notation carrée et notation mesurée Au XIIe siècle, la plume d’oie se substitue au roseau et entraîne une déformation de l’écriture: les signes s’empâtent et la notation carrée – encore utilisée aujourd’hui pour le chant grégorien – remplace peu à peu les neumes . Il est assez difficile de déterminer la valeur relative des neumes. On sait qu’il y avait des longues et des brèves, mais chaque neume n’a pas toujours eu la même valeur. Le développement de la musique polyphonique va donner le jour à la notation mesurée : il était en effet difficile de chanter simultanément des parties différentes sans que la valeur respective des notes fût indiquée avec exactitude. La notation modale (apparue à la fin du XIIe s.) repose sur l’attribution d’une figure rythmique donnée pour chaque morceau. Des variations et des ornements permettent d’éviter la monotonie, mais la base rythmique est immuable. Six modes différents s’imposent au XIIIe siècle, tous fondés sur le principe de la division ternaire de chacune des trois valeurs alors en usage: – 1 maxime = 3 longues, – 1 longue = 3 brèves, – 1 brève = 3 semi-brèves. Le rythme binaire n’acquiert ses lettres de noblesse que dans le traité Ars Nova de Philippe de Vitry (env. 1320). Deux valeurs sont alors inventées qui consacrent ce nouveau rythme, la minime et la semi-minime , subdivisions binaires respectives de la semi-brève et de la minime. La distinction entre division ternaire et division binaire (rapport parfait – celui de l’Église, à l’image des trois personnes de la sainte Trinité – et rapport imparfait) appelle une codification. Après quelques essais infructueux (notation de différentes couleurs ou ensemble de clés variant selon la division), Philippe de Vitry élabore un système de quatre prolations – ou divisions de valeurs – regroupant toutes les équivalences en usage au milieu du XIVe siècle, qui va permettre à la division binaire de s’imposer progressivement au XVe siècle . Notation blanche et notation ovale La notation bicolore (rouge-noire) n’avait pas disparu. Mais, pour simplifier, on substitue bientôt un carré creux (dont seul demeure le contour) au carré rouge: c’est l’apparition de la notation blanche à la fin du XIVe siècle. Dès le siècle suivant, elle remplace la notation noire et l’alternative ne subsiste que pour les valeurs brèves – de plus en plus employées et qui comptent deux nouvelles venues, la fusa et la semi-fusa. Avec l’apparition de l’imprimerie, les carrés et les losanges se transforment en ovales et les valeurs longues disparaissent . Noms des notes et altérations Au XIe siècle, les notes étaient encore désignées par des lettres de l’alphabet, lorsque Guido d’Arezzo élabora une nouvelle méthode pédagogique, la solmisation, consistant à chanter les notes sur les syllabes d’un texte au lieu de les solfier en les désignant par des lettres. Le texte de départ était un hymne à saint Jean-Baptiste, Ut queant laxis; aux syllabes initiales de chaque demi-vers correspondaient six notes conjointes pouvant s’enchaîner les unes aux autres (sauf la dernière) pour former une succession ascendante, l’hexacorde: Les notes prirent rapidement le nom des syllabes et conservent encore cette désignation dans les pays de langue latine (à l’exception de l’ut, plus fréquemment baptisé do, et du si, apparu plus tard, probablement une synthèse des deux initiales du dernier vers, «Sancte Iohannes»). Dans les pays anglo-saxons, cette désignation des notes n’a pas été adoptée et l’usage des lettres de l’alphabet est toujours en vigueur . La solmisation était un procédé pédagogique destiné à familiariser les élèves aux intervalles de la gamme. Leur disposition symétrique au sein de l’hexacorde (un demi-ton – mi/fa – au milieu de quatre intervalles d’un ton) permettait de commencer sur différentes notes à condition de rétablir, au moyen d’un signe, le demi-ton central: c’est la pratique de la transposition qui donne naissance aux altérations . Chaque note peut ainsi se trouver dans une position haute, notée », ou dans une position basse notée » (alternative dièse/bécarre ou bécarre/bémol). Les trois positions d’une même note (dièse, bécarre, bémol) ne seront admises qu’au XVIe siècle. Ces altérations sont désignées sous le nom de musica ficta, ou musica falsa. La tablature Le développement d’une musique instrumentale originale entraîne, à la fin du XVe siècle, la création d’un système de notation approprié: la tablature, d’abord pour l’orgue puis pour le luth. Ce procédé ne repose pas sur la notation du son. Il reproduit le moyen technique d’obtenir ce son et s’oppose donc à la notationsymbole traditionnelle. Mais, comme tout système, il évolue et ne conserve cette caractéristique que dans les tablatures pour luth qui reproduisent la position des doigts sur le manche. Pour les instruments à clavier, une notation plus complexe s’élabore, à mi-chemin entre la tablature et la notation traditionnelle. Chiffrage et ornementation À la fin du XVIe siècle, la monodie accompagnée se substitue à la polyphonie: la musique se réduit ainsi, dans bien des cas, à une ligne mélodique doublée d’un accompagnement instrumental dont la notation se limite à la simple basse sur laquelle l’interprète peut concevoir différents accords adaptés à la mélodie. Au début du XVIIe siècle, les compositeurs prennent l’habitude de chiffrer ces accords pour limiter les variantes harmoniques. Il s’agit d’une notation résumée qui réduit la liberté de l’accompagnateur à l’ornementation et, plus tard, à des mélodies en contrepoint. Les origines de l’ornementation sont assez lointaines, sous une forme notée (mélismes du plain-chant). Au XVIe siècle, ils sont laissés à la convenance des interprètes. Mais, aux siècles suivants, des excès incitent les compositeurs à noter l’ornementation avec des signes créés à cet effet. On voit même apparaître des tables d’agréments, véritables dictionnaires des ornements en usage. La notation classique Seule l’évolution de la musique contemporaine a entraîné l’apparition de nouveaux signes. Mais les bases de la notation classique n’ont guère évolué depuis le milieu du XVIIIe siècle. Les signes La portée, constituée de cinq lignes horizontales parallèles, permet de situer les douze notes de la gamme chromatique les unes par rapport aux autres. Leur hauteur est déterminée par la clé figurant à l’extrémité de la portée. Des sept clés existantes, seules quatre sont encore en usage (sol, ut 1re, ut 3e, ut 4e, fa 4e) . Elles correspondent aux différentes tessitures vocales et instrumentales. Les sept notes de la gamme diatonique (do, ré, mi, fa, sol, la, si) peuvent être altérées d’un ou de deux demi-tons, vers le haut ou vers le bas, au moyen des dièses, doubles dièses, bémols et doubles bémols. Le bécarre redonne à une note précédemment altérée sa hauteur naturelle. Sur le plan rythmique, la division binaire est la règle de base . L’unité fondamentale est la ronde, qui se subdivise en blanches, noires, croches, doubles croches, triples croches... À chacune de ces valeurs correspond un silence. Le point, placé à côté d’une note, prolonge cette note de la moitié de sa valeur. Quant au point d’orgue, situé au-dessus de la note, il laisse toute liberté à l’interprète de tenir cette note aussi longtemps qu’il le désire. La division de la musique en mesures, généralement d’une durée égale jusqu’au XXe siècle, s’effectue grâce à la barre de mesure, verticale. Le contenu de ces mesures est déterminé par deux chiffres en forme de fraction placés après la clé à l’extrémité de la portée: celui du haut indique le nombre d’unités de valeur par mesure, celui du bas est le symbole rythmique de cette unité (ronde = blanche = 2, noire = 4, croche = 1, 8...). Une mesure à 3/8 comporte donc trois croches. Les signes C et C (44 et 22) sont des survivances des prolations de Philippe de Vitry. Depuis le début du XXe siècle, il est fréquent de changer de mesure dans le courant d’une œuvre pour épouser plus parfaitement le dessin mélodique. Les nuances correspondent à des recherches de couleurs qui n’ont préoccupé les musiciens qu’à partir du XVIIIe siècle. Elles forment une gamme qui repose sur l’opposition entre les nuances douces (p, piano) et les nuances fortes (f, forte) avec des possibilités de transition (cresc. – crescendo – ou pour augmenter progressivement le son, dim. – diminuendo – ou pour le réduire). On compte aussi différents signes d’attaque qui concernent les accents et le phrasé . Le mouvement dans lequel l’œuvre doit être exécutée figure en tête de la partition. Depuis le début du XIXe siècle, il se réfère aux battements du métronome (Å = 96 correspond, pour chaque noire, à 96 battements par minute). Le mouvement (ou tempo) est généralement désigné par des termes italiens (lento, andante, moderato, allegro, presto). Mais, depuis le XIXe siècle, les compositeurs emploient volontiers leur langue maternelle (Beethoven et Schumann ont été les premiers à le faire). Les indications de mouvement sont souvent complétées par un ou plusieurs termes définissant le caractère général de l’œuvre (agitato, giocoso, cantabile, maestoso). Notation en partition La partition regroupe toutes les parties instrumentales et vocales d’une même œuvre. Chaque exécutant ne dispose que de sa propre partie et seul le chef d’orchestre (le pianiste en musique de chambre) a une vision de l’ensemble. La partition existait déjà dans la notation neumatique. À l’époque polyphonique, elle disparaît car, sitôt copiées, les parties individuelles sont effacées afin de réutiliser le parchemin. Et elle ne revoit le jour qu’au XVIe siècle, lorsque la complexité de l’écriture polyphonique la rend indispensable. Depuis le XVIIIe siècle, la partition regroupe entre eux les instruments d’une même famille. De haut en bas de la page sont disposés les bois (piccolo, flûtes, hautbois, clarinettes, bassons), les cuivres (cors, trompettes, trombones, tuba), les percussions (timbales, caisse claire, grosse caisse, triangle...) et les cordes (premiers violons, seconds violons, altos, violoncelles, contrebasses). Au sein de chaque famille, les instruments sont placés, de haut en bas, de l’aigu vers le grave: la partie de cor anglais se place normalement sous les parties de hautbois, celle de clarinette basse sous celles des clarinettes et celle de contrebasson sous celles des bassons. Les parties de harpe, de célesta ou des instruments à clavier (piano, orgue, glockenspiel, ondes Martenot...) se situent entre les parties de percussion et de cordes et, dans un concerto, la ou les parties solistes sont placées juste audessus des premiers violons. Les parties vocales, s’il y en a, se situent au-dessus des cordes avec, de haut en bas, les solistes et le chœur, dont les voix sont toujours disposées de l’aigu vers le grave. Si la musique du milieu du XVIIIe siècle réclamait rarement plus d’une dizaine de portées, les œuvres contemporaines atteignent des dimensions gigantesques en raison de la division systématique des cordes (jusqu’à quatre-vingts portées) ou des percussions (Saint François d’Assise de Messiaen, par exemple; cf. ORCHESTRE, tableau). Divers signes et indications techniques complètent la notation. Ils concernent les coups d’archet des cordes: les sourdines, les registres (pour l’orgue et le clavecin) ou les pédales (pour le piano). La notation des percussions (sur une seule ligne pour les instruments à sonorité indéterminée comme les cymbales ou les tambours) comporte de nombreuses conventions propres à cette famille instrumentale. La notation contemporaine L’évolution de la musique au début du XXe siècle a entraîné une évolution parallèle de la notation, qui a dû s’adapter aux nouvelles techniques de composition. Dans un premier temps, des signes sont venus compléter la notation existante. Avec la découverte des micro-intervalles (inférieurs au demi-ton) après la Première Guerre mondiale, de nouveaux signes sont apparus dans la plus grande confusion et, actuellement, la notation des quarts de ton n’est pas encore uniformisée . D’autres signes, plus récents, concernent davantage des sons indéterminés que des notes précises (le son le plus aigu ou le plus grave de l’instrument, oscillations autour de la note n’excédant pas un quart de ton...). Quant aux clusters, ce sont des amalgames regroupant tous les sons compris entre les deux notes extrêmes. Ils peuvent s’enchaîner les uns aux autres sous forme de clusters évolutifs . La musique aléatoire laisse à l’exécutant une liberté souvent considérable. Si une séquence est totalement aléatoire, seuls sont notés les points de départ et d’arrivée. Mais, s’il s’agit d’une séquence aléatoire contrôlée, le compositeur note le cadre dans lequel évolue l’interprète, généralement un groupe de notes dont l’ordre, la vitesse d’exécution, le rythme varient selon le choix de l’exécutant. Chacun adopte généralement son propre système et les interprètes doivent prendre connaissance du «mode d’emploi» de la partition avant de la déchiffrer . En marge de ces compléments à la notation classique, la musique contemporaine a suscité la création de notations nouvelles liées à certains contextes particuliers. La musique électroacoustique, destinée à des appareils de reproduction sonore, se note en hertz, en secondes et en décibels. Dans la musique graphique, le compositeur cherche une correspondance picturale de son message musical. La partition est un véritable tableau qui sert de guide à l’interprète. L’ordre des «événements» est libre, mais tous doivent être joués. Contrairement à la musique graphique, le graphisme musical ne fait appel qu’aux signes de la notation classique. Le compositeur associe généralement les deux notations. Après avoir connu leur heure de gloire entre 1950 et 1970, ces procédés ont été peu à peu abandonnés, car les compositeurs ont compris que leur musique ne pouvait intéresser qu’une petite élite, celle des interprètes capables de lire leurs partitions. De même que l’esthétique générale de la jeune génération se tourne aujourd’hui vers le néo-romantisme, la notation traditionnelle est plus que jamais le moyen de transmettre la musique. Mais elle a ses limites. Limites de la notation Les signes qui figurent sur une partition ne sont que la traduction de l’œuvre. Pour lui donner sa réalité sonore, il faut un exécutant qui reproduise les signes notés. Il y a donc une certaine marge qui n’existe pas dans la notation littéraire, la marge de l’interprétation. Et, au-delà de cet élément fondamental, la notation connaît d’autres limites: œuvres sans destination instrumentale précise, très répandues jusqu’à la fin du XVIIe siècle, devenant des œuvres aux parties alternatives au XVIIIe (le hautbois pouvant remplacer la flûte ou le violon), cadence des concertos classiques et romantiques laissée à l’imagination et à la virtuosité de l’interprète... Dans la musique contemporaine, le compositeur offre parfois à l’exécutant plusieurs possibilités entre lesquelles il peut choisir («formes ouvertes», «formants» de Stockhausen ou de Boulez). Mais tout est écrit, contrairement à la musique aléatoire. Le rôle de l’interprète est ici déterminant, car il intervient dans la création de l’œuvre. L’erreur est une limite de la notation musicale beaucoup plus importante qu’il n’y paraît a priori. Les compositeurs se sont souvent trompés en déterminant les mouvements métronomiques de leurs œuvres car leur choix correspondait à l’oreille interne et non à une écoute véritable. Ainsi, il est presque impossible de jouer les œuvres de Beethoven dans les mouvements indiqués, beaucoup trop rapides. Mais la majeure partie des erreurs viennent de l’impression: elles ont échappé à l’éditeur et au compositeur et elles se perpétuent jusqu’à ce qu’on parvienne à établir des éditions critiques se référant aux manuscrits. Malheureusement, elles sont très lentes à paraître, car il faut attendre que les œuvres concernées tombent dans le domaine public, un éditeur-propriétaire entreprenant rarement ce genre de travail. La notation reste le vecteur fondamental de la transmission de la musique, même si elle semble, à certains points de vue, mal adaptée aux impératifs de la musique actuelle. De tous les bouleversements qu’elle a connus récemment, seul l’essentiel restera après une période d’assimilation. Les compositeurs qui exécutent leur propre musique – notamment les chefs d’orchestre – ont pris conscience de la trop grande complexité de leur notation. Certains cherchent maintenant à traduire plus simplement les mêmes effets et à faire évoluer la notation sans la bouleverser profondément, car c’est pour eux le seul moyen de garder un contact avec leurs lecteurs – donc avec leurs auditeurs – et de ne pas se couper totalement de leurs racines. 2. Les notations musicales dans le monde asiatique Notations à caractère neumatique Visant à traduire un mouvement mélodique, les notations à caractère neumatique se composent de signes graphiques reproduisant dans certains cas une chironomie qui existe, ou a existé, parallèlement. Elles concernent en priorité des musiques vocales et elles se sont maintenues, sans rupture de tradition, semble-t-il, jusqu’à l’époque contemporaine. Formées de courbes plus ou moins complexes, de traits et de points placés au-dessus ou à côté du texte chanté, elles sont utilisées pour la transmission des musiques rituelles bouddhiques au Tibet et au Japon. Notations à caractère accentuel La notation à caractère accentuel se limite à un petit nombre d’accents tracés de part et d’autre des syllabes d’un texte pour indiquer les hauteurs de sons applicables à chacune de ces syllabes. Telle est la notation utilisée en Inde pour le chant du Veda, en référence à trois sons de base, désignés par les termes udatta, anudatta, svarita . Les différentes durées sont indiquées par la «quantité» (brève ou longue) des syllabes du texte; celle-ci est régie par des règles strictes consignées dans les traités de métrique. Dans des publications plus récentes, les accents ont été remplacés par des chiffres. Notations alphabétiques ou syllabiques Le système indien du sargam Dans la théorie musicale indienne, hindusthanie ou carnatique, les différents degrés d’une échelle de sept sons à l’octave sont désignés par la syllabe initiale du nom sanscrit de chacun de ces sons, soit, en mouvement ascendant: Certains de ces degrés peuvent être altérés: abaissés (komal) ou haussés (tivra). Ce système de référence s’est imposé dans toute l’Inde, quelle que soit l’écriture employée ou la langue considérée (bengali, marathi, tamoul, hindi...). Il est souvent complété par des signes conventionnels indiquant les durées ou les ornements. La notation chinoise et ses dérivées Certains idéogrammes chinois ont été traditionnellement associés à douze hauteurs de sons (lü), définies par rapport à la longueur de douze tuyaux-étalons ou de jeux de douze cloches. Seuls cinq de ces sons, complétés par deux sons auxiliaires (bian zhi et bian gong), ont été employés dans les compositions musicales. La notation musicale repose donc sur l’emploi de cinq idéogrammes, adoptés, avec la même signification – mais avec des prononciations différentes – en Chine, en Corée, au Japon et au Vietnam (cf. traditions MUSICALES – musiques d’inspiration chinoise). Pour noter une composition, la succession des degrés utilisés est disposée en colonnes verticales, parallèles aux colonnes du texte, lues de haut en bas et de droite à gauche. Notations par onomatopées Bon nombre de traditions musicales ont recours à des onomatopées pour désigner les sons obtenus sur différents instruments de musique: son sourd (dum) et son sec (tek) de la musique arabe, bols de la musique du nord de l’Inde qui désignent les différentes frappes exécutées par la main droite, la main gauche, les mains ensemble, avec la paume ou les doigts, au centre ou à la périphérie de la peau, sur le bord de la caisse du tambour, etc. Des formules composées d’une séquence déterminée de bols et appelées thekas sont mémorisées au cours de l’apprentissage et utilisées lors de l’exécution des talas, qui servent de cadre rythmique à l’improvisation. Les tablatures Le mode de notation par tablatures renvoie non aux sons eux-mêmes mais à la manière de les produire sur un instrument donné: désignation de la corde d’une cithare ou d’un luth, indication des trous d’un instrument à vent, doigté, mode d’attaque. Il a été employé dans le monde sino-japonais dès l’époque T’ang, et peut-être avant, le plus souvent en complément de la notation des hauteurs au moyen d’idéogrammes. Les plus anciennes tablatures sont relatives au jeu de la cithare sur table, du luth p’i-p’a, de la flûte traversière. Notations relatives à l’organisation du temps Dans le monde arabo-islamique, les efforts pour trouver une notation originale ont été divers, mais toujours liés à l’œuvre des théoriciens. Seuls des systèmes graphiques illustrant les différents modes rythmiques, avec leur nombre d’unités de temps, leurs articulations de temps forts et de temps faibles se sont diffusés et ont suscité plus d’intérêt de la part des praticiens. Dans la tradition du bouddhisme tibétain, parallèlement à la notation neumatique utilisée pour la voix chantée, il existe divers systèmes de notations relatives au jeu du tambour et des cymbales; elles consistent en séries de petits cercles ou de traits obliques et sont complétées par une numérotation. En Chine et en Corée se sont développés des systèmes plus complexes: une division en carrés représentant une durée identique s’est superposée aux colonnes de la tablature et de la notation par idéogramme, ce qui constitue une sorte de notation mesurée. Notations par chiffres arabes Ce type de notation, né à la suite des contacts avec la musique occidentale, connaît de nos jours un large usage en Asie. En Chine, par exemple, des équivalences ont été établies entre un son, l’idéogramme qui le représente, et un chiffre. En Indonésie, depuis la fin du XIXe siècle, les lames des instruments à sons fixes (métallophones et xylophones) et les éléments des jeux de gongs sont désignés par un chiffre. Dans les musiques de tradition orale concernées par ce système, l’ambitus dépasse rarement trois octaves: les sons de l’octave centrale sont désignés par la succession des chiffres 1 à 7. À l’octave aiguë, les mêmes chiffres sont surmontés d’un point (1). À l’octave grave, un point est porté au-dessous du chiffre (1). Les différents procédés auxquels les civilisations asiatiques ont eu recours pour noter leurs musiques étaient davantage le fait des théoriciens que des praticiens de la musique. Quels que soient le système envisagé et les développements qu’il a pu connaître au cours des siècles, ces notations sont demeurées schématiques et n’ont pu rendre compte des subtilités de musiques improvisées et souvent abondamment ornées. Cela explique l’intérêt que les musiciens orientaux ont manifesté à l’égard de la notation occidentale sur portées que beaucoup d’entre eux, notamment en Iran, en Chine, en Corée ou au Japon, utilisent aujourd’hui. Dans une perspective inverse, les musicologues du monde occidental étudient les systèmes de notation asiatiques pour comprendre et pratiquer les musiques auxquelles elles correspondent.