KARI TAPIOLA: IDENTITÉ EUROPÉENNE ET MODÈLE SOCIAL EUROPÉEN Kari Tapiola IDENTITE EUROPEENNE ET MODELE SOCIAL EUROPEEN: VUS DANS UNE PERSPECTIVE MONDIALE, A LA LUMIERE DU RAPPORT DE LA COMMISSION MONDIALE SUR LA DIMENSION SOCIALE DE LA MONDIALISATION Plus nous discuterons, plus nous découvrirons des thèmes et des intérêts communs. C'est pourquoi je n'ai pas l'intention de décrire un modèle de l'OIT, ni un modèle économique et social européen. Je vais plutôt me pencher sur notre expérience commune. Au cours des 30 dernières années, j'ai eu le privilège de participer à plusieurs débats sur les "modèles": le modèle nordique, le modèle social européen ou l'approche de l'OIT (modèle du travail décent). La description de tous ces modèles rappelle la vieille anecdote de personnes aveugles qui décrivent un éléphant en se basant sur leurs perceptions tactiles. La description sera différente en fonction de la partie du corps que chacun aura touchée: la trompe, les pieds, les oreilles ou la queue. Pourtant, il s'agira toujours du même animal: assez grand, lent mais puissant, plutôt amical, bien campé sur ses pieds, productif ... Un bon animal bien solide, tout compte fait. Je dirais que même si vous éprouviez des difficultés à décrire le modèle social européen, vous le reconnaîtriez au premier regard. Toutefois, le modèle social européen a trop souvent été défini par des personnes qui ne le connaissent pas ou qui ne l'affectionnent pas. Il serait en effet utile que le modèle social européen soit défini non pas par ceux qui le rejettent mais par ceux qui reconnaissent sa valeur. Par le passé, dans les années 1920 et 1930, des liens clairs existaient entre les systèmes sociaux européens et les objectifs, les valeurs et les méthodes prônés par l'OIT. Puis, ce processus a été interrompu par la Seconde Guerre mondiale. Ensuite, à la fin des années 1940 et dans les années 1950, les fondements du modèle social européen ont coïncidé avec la restructuration d'après-guerre et le renforcement du modèle de l'OIT basé sur les droits tripartites. Le respect des droits de l'homme et la participation constituaient une alternative démocratique aux systèmes communistes qui se sont développés dans la partie orientale du continent. Le renforcement des sociétés démocratiques européennes allait de pair avec l'adoption de nombreuses normes fondamentales du travail: liberté d'association, négociation collective, non-discrimination, égalité de rémunération, abolition du travail forcé et augmentation de l'âge minimum de travail qui constitue la première norme régissant le travail des enfants. 1 KARI TAPIOLA: IDENTITÉ EUROPÉENNE ET MODÈLE SOCIAL EUROPÉEN Globalement, c'est ce qui a contribué à créer le modèle de l'État-providence en Europe occidentale. Il y avait aussi un modèle d'État-providence en Europe de l'Est. Il n'était pas basé sur le partage des fruits de la croissance mais sur le partage de la pénurie. Cependant, il assurait aux citoyens une sécurité suffisante pour qu'ils éprouvent encore à ce jour une certaine nostalgie. Alors que nous étions en train d'évoluer si solidement vers le modèle social européen, une question intéressante se pose: pourquoi n'avons-nous pas vécu heureux ensuite? Et pourquoi sommes-nous actuellement sur la défensive? Ou alors, pourquoi n'avons-nous pas adopté une attitude offensive à l'époque? Et si, au fond, nous n'avions pas réalisé que nous avions une attitude offensive, que nous étions alors en train d'avancer? Le monde a changé. Il n'empruntait pas, après tout, la voie d'une progression régulière vers une classe moyenne universelle. L'une des illusions consistait à croire que l'on pouvait appliquer le modèle tel quel aux anciennes colonies qui sont devenues "le monde en développement". Cela a pu être le cas, dans une certaine mesure, pour le secteur formel, mais pas pour l'économie dans son ensemble, à défaut d'autres impulsions notables en faveur de la croissance (elles ont été rares et peu importantes). Il s'agit d'un aspect qui a, sans doute, affecté davantage l'OIT que l'Europe. Il nous a fallu du temps pour commencer à nous attaquer à l'économie informelle ou aux grandes zones de pauvreté ainsi qu'aux inégalités criardes en termes de croissance et de revenus. Or, notre programme de coopération technique le plus important, le programme international pour l'élimination du travail des enfants, qui se fonde sur un cadre normatif, reste fermement ancré dans l'économie informelle. Le modèle social européen ne faisait pas partie intégrante du développement des Communautés européennes avant la mise en place du marché intérieur et un important processus d'élargissement. Il semblerait que le destin des modèles sociaux et des réformes soit de toujours être développés sous la pression politique ou économique plutôt que de faire partie intégrante d'une politique cohérente. Dans le cas de l'Europe, il était nécessaire de gagner l'acceptation publique du marché intérieur et l'acceptation de l'élargissement. Peut-être qu'en temps voulu davantage de bien-être social contribuera également à l'adoption d'une Constitution. Ce n'est pas du tout une nouveauté que d'utiliser des mesures "sociales" à des fins économiques et d'efficacité. Après tout, l'une des motivations de l'adoption d'une législation précoce et plus stricte en matière de travail des enfants en Prusse dans les années 1830 était le souhait de l'armée d'avoir des recrues en bonne santé. Les attaques à l'encontre du modèle social européen ne sont pas nouvelles non plus. À la fin des années 1970 et au début des années 1980, elles ont fait surface lors du débat sur la flexibilité du marché du travail. "Flexibilité" est une belle expression qui a été récupérée dans le cadre de l'OCDE par une frange de plus en plus conservatrice ou néo-libérale. Ceux qui ont vécu les batailles autour de la flexibilité au sein de l'OCDE se souviennent peut-être des deux termes alternatifs proposés en 1980 pour le débat en question: "malléabilité" et "souplesse". 2 KARI TAPIOLA: IDENTITÉ EUROPÉENNE ET MODÈLE SOCIAL EUROPÉEN Pourtant, dans les années 1980, toujours dans le cadre de l'OCDE, un rapport sur la flexibilité du marché du travail a abouti (ce qui n'est pas surprenant) à un certain nombre de conclusions importantes. Selon ce rapport, la flexibilité doit faire l'objet de négociations. Il ne s'agit pas d'une arme qu'un groupe utilise unilatéralement contre un autre groupe. De plus, il est nécessaire de définir des normes à partir desquelles la flexibilité s'opère. Sans un cadre normatif, la flexibilité n'est rien d'autre que chaos. Aujourd'hui, chacun d'entre nous peut poser la question de savoir dans quelle mesure ces conclusions fermes ont été prises en compte durant les années qui ont suivi. Dans quelle mesure étions-nous préparés, aussi bien l'OIT que ce qui est désormais l'Union européenne, à la remise en question des normes et de la coopération tripartite après la chute des systèmes communistes et le début de l'ouverture du système de commerce mondial? Il nous a fallu quelques années pour nous rendre compte que le nouveau marché mondial n'apportait pas en soi la croissance et le bonheur pour tous. D'où tous ces débats, d'abord sur les normes en matière de travail et de commerce et ensuite sur la dimension sociale de la mondialisation. Ils ont renforcé la tendance à adopter une approche plus cohérente visant à promouvoir l'emploi, les droits, la protection sociale et le dialogue social: l'approche du travail décent. Ils ont aussi appuyé l'appel à une mondialisation juste, telle qu'elle est définie par la Commission mondiale sur la dimension sociale de la mondialisation (2004). Cette Commission mondiale était coprésidée par les chefs d'État de la Finlande et de la Tanzanie. L'un d'entre eux (je vous laisse deviner lequel) a d'emblée précisé deux choses. Premièrement, pour être bénéfique, cet exercice devrait contribuer à renforcer le modèle social européen. Deuxièmement, il devrait asseoir la responsabilité de l'État dans le domaine de la politique sociale. Cette responsabilité ne peut pas être abandonnée parce que les mesures destinées à faire face aux effets de la mondialisation prennent leur source à l'intérieur d'un pays. Les mesures internationales peuvent les consolider, mais ne peuvent pas les remplacer. Dans ce domaine, l'OIT et l'Union européenne ont les mêmes intérêts. La justice sociale, les normes et le dialogue social sont des valeurs que nous partageons. Si elles ne fonctionnent pas en Europe, il sera difficile de les faire fonctionner dans le monde entier. Et si elles ne fonctionnent pas à l'échelle mondiale, il sera d'autant plus difficile de les faire fonctionner en Europe. ► Kari Tapiola is Executive Director of the International Labour Organization 3