Économie et société rurales du Haut Moyen Âge occidental : lecture

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Économie et société rurales du Haut Moyen Âge occidental :
lecture dynamique des sources, compréhension dynamique de la
société
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par Jean-Pierre Devroey
Membre de la Classe
1. Les saisons changeantes des temps carolingiens
La période de l'histoire de l'Europe occidentale qui correspond au règne des deux
premiers souverains carolingiens, Pépin III et Charlemagne (751-814), est
considérée depuis longtemps comme le temps d'une renaissance, intellectuelle et
artistique, marquée par des succès militaires et des réalisations politiques sans
précédents depuis la fin de l'Antiquité. Cette réussite est apparue longtemps aux
historiens comme un intermède d'à peine un siècle, brillant et éphémère, avant le
retour de la civilisation occidentale à la division, à l'anarchie et à la violence, avec le
regain des invasions et la décomposition de l’empire franc. L’héritage de
Charlemagne est galvaudé par ses successeurs en deux générations. Comme l’écrit
Richard Sullivan en 1989, ces conceptions qui traversent toute l’historiographie de
l’époque carolingienne jusqu’à nos jours, sont associées à une vision de l’histoire en
mouvement, qui vise à montrer quand et comment une société fragmentée,
désorganisée et anarchique s’est transformée en structures unifiées, en fondements
institutionnels et culturels, en une civilisation holistique
2
. S’agissant de la brève
renaissance carolingienne, l’éclat du politique et du culturel fait écho dans
l’historiographie française à l’image d’un Charlemagne, « grand homme d’Etat, grand
1
Publication originale: « Économie et société rurales du Haut Moyen Âge occidental : lecture
dynamique des sources, compréhension dynamique de la société », Bulletin de la Classe des Lettres
de l'Académie royale de Belgique, 6e série, 17, 2006, pp. 77-99. © Jean-Pierre Devroey. Cet exposé a
été également publié dans une forme légèrement différente en japonais dans Kyūsyū-Rekishikagaku,
33 (2005), pp. 41-64.
2
R. SULLIVAN, « The Carolingian Age: Reflections on its place in the history of the Middle Ages »,
dans Speculum, 64 (1989), pp. 267-306.
2
propriétaire foncier et grand agronome »
3
. Derrière le célèbre capitulaire de villis, la
seigneurie carolingienne apparaît comme une « vaste entreprise, ferme et
manufacture tout à la fois »
4
. Ce tableau a brusquement changé, lorsque sous
l’influence de Georges Duby, s’est imposée une vision entièrement négative de
l’économie et de la société européenne avant l’an Mil.
2. La réalité dynamique de l’économie et de la société rurale
La notion de « réalité dynamique » de l’économie et de la société rurale a é
introduite par Adriaan Verhulst en 1984
5
. Cette idée est devenue familière à tous
ceux qui s’intéressent à l’évolution des sociétés du Haut Moyen Âge
6
. D’après les
conclusions proposées par Verhulst, « le régime domanial (…) est une réalité
dynamique dont les transformations continues du VIIe au Xe siècle révèlent une
adaptation constante aux facteurs politiques et économiques, laquelle a eu comme
résultat une grande diversité du régime domanial selon les lieux et le temps »
7
. Pour
construire ce « modèle évolutif », les historiens ont s’affranchir de l’opinion
commune forgée au XIXe et dans la première moitié du XXe siècle selon laquelle le
grand domaine carolingien est un héritage des structures d’exploitation et de la
grande propriété foncière et des rapports sociaux de production de l’Antiquité tardive.
Dans sa fameuse leçon de Spolète de 1965 sur « La genèse du régime domanial
classique en France au Haut Moyen Âge », Verhulst a développé l’idée que le grand
domaine classique était une création originale des VIIe-VIIIe siècles, due
3
R. GRAND, R. DELATOUCHE, L’agriculture au Moyen Âge, de la fin de l’Empire romain au XVIe
siècle, Paris, 1950, p. 325.
4
M. BLOCH, Les caractères originaux de l'histoire rurale française, 2e éd., 2 vol., Paris, 1968, 1, p.
77.
5
A. VERHULST, « L’histoire rurale de la Belgique jusqu’à la fin de l’Ancien Régime (Aperçu
bibliographique 1968-1983) », dans Revue historique, 550 (1984), pp. 419-437, aux pp. 432-437.
6
Y. MORIMOTO, « État et perspectives des recherches sur les polyptyques carolingiens », dans
Annales de l'Est, 5e série, 40 (1988), pp. 99-149. ID., « Autour du grand domaine carolingien : aperçu
critique des recherches récentes sur l'histoire rurale du Haut Moyen Age », dans Économie rurale et
économie urbaine au Moyen Age, éd. A. VERHULST & Y. MORIMOTO, Gand-Fukuoka, 1994, pp. 25-79
(Centre belge d'histoire rurale, Publication 108). ID., « Aperçu critique des recherches sur l’histoire
rurale du Haut Moyen Âge (1993-2002) », dans Bulletin of the Institute of Comparative Studies in
International Societies and Cultures of Kuruma University, 30 (2003), pp. 153-183 et 32, 2004, pp.
175-246.
7
A. VERHULST, L’histoire rurale de la Belgique, p. 435.
3
essentiellement à des initiatives des élites du pouvoir (royauté, église, aristocratie)
dans le désir d’augmenter leurs ressources. Sa genèse et son développement
s’inscrivent donc dans l’histoire et la géographie politique du monde franc ; elles sont
inséparables de la progressive primauté de l’Austrasie et de ses maîtres sur les
autres parties du royaume, puis de l’expansion territoriale des Carolingiens. Verhulst
fait le lien entre ces innovations et les signes de reprise économique et
démographique qui marquent l'éveil du Nord-Ouest de l'Europe. La seigneurie
carolingienne se développe sur fond d'expansion économique et de défrichements
8
.
La tendance générale de l'économie du Haut Moyen Âge a donné lieu à une
discussion déjà longue entre les historiens. Une vision optimiste a longtemps été
défendue à partir d'indicateurs tirés hors du champ économique : la renaissance
intellectuelle et artistique à l'époque carolingienne aurait ainsi postulé l'existence
d'une reprise économique. Le bat a ensuite porté essentiellement sur
l'appréciation de l'évolution de l'économie commerciale, considérée comme un
facteur exogène de la croissance agricole. Henri Pirenne a souligné le contraste
entre une économie urbaine antique, qui se maintient à l'époque mérovingienne et la
régression carolingienne, cette « civilisation anticommerciale »
9
. Pour Carlo Cipolla
et Roberto Lopez, l'Occident aurait plutôt traversé une très longue phase de
dépression entre la crise du Bas-Empire et les débuts de la révolution commerciale
8
A. VERHULST, « La genèse du régime domanial classique en France au Haut Moyen Âge », dans
Agricoltura e mondo rurale in Occidente nell'alto medioevo, Spoleto, 1966 (Settimane di studio del
Centro italiano di studi sull'alto medioevo, 13), pp. 135-160. Cet article fondateur est prolongé par
d’autres contributions importantes : ID., « La diversité du régime domanial entre Loire et Rhin à
l'époque carolingienne », dans Villa-Curtis-Grangia. Landwirtschaft zwischen Loire und Rhein von der
Römerzeit zum Hochmittelalter, éd. W. JANSSEN & D. LOHRMANN, München-Zürich, 1983 (Beihefte der
Francia, 11), pp. 133-148 et ID., « Étude comparative du régime domanial classique à l'est et à l'ouest
du Rhin à l'époque carolingienne », dans La croissance agricole du Haut Moyen Age. Chronologie,
modalités, géographie, Auch, 1990, (Centre culturel de l'abbaye de Flaran, Dixièmes Journées
internationales d'histoire, 9, 10, 11 septembre 1988), pp. 87-101. Tous ces textes sont republiés dans
ID., Rural and urban aspects of Early Medieval Northwest Europe, Aldershot, 1992 (Variorum
Collected Studies).
9
H. PIRENNE, Mahomet et Charlemagne, Paris, 1937.
4
du XIIe siècle
10
. Les premiers signes de reprise économique ne se font pas sentir
avant le Xe siècle, qu'il faudrait alors considérer comme le point d'inflexion d'un cycle
long de conjoncture, commencé au IIIe siècle. De Pirenne à Lopez, c'est la
renaissance du commerce et l'efflorescence de la vie urbaine (et pas l'activité rurale),
qui constitueraient les moteurs de la croissance du XIe et du XIIe siècle. Des
historiens de l’agriculture occidentale comme Abel et Slicher van Bath considèrent
que l'urbanisation de l'Europe médiévale a marqune césure profonde dans la vie
rurale, avec le passage d'une économie domestique relativement autarcique à une
économie d'échange régie par une division régionale du travail. Slicher van Bath met
l'accent sur l'apparition, au milieu du XIIe siècle, d'un grand commerce et d'une
économie de marché pour les produits agricoles
11
.
La vision d'une économie contractée et en stagnation, reprise notamment dans le
célèbre Mahomet et Charlemagne d’Henri Pirenne (1937), a été battue en brèche par
des travaux consacrés aux rapports entre les villes et les campagnes et à
l’importance de la production agricole dans l’évolution de l’économie européenne à
partir du VIe et du VIIe siècle. Dès 1953, Cinzio Violante avait montqu’en Italie du
Nord, dans la plaine du Pô, le développement des villes se dessinait « sur la toile de
fond d'un essor domanial plus ancien »
12
. En 1968, notre regretté confrère Georges
Despy a dévoilé comment et dans quelle mesure le dynamisme du monde rural a pu
contribuer à la naissance d'un réseau de marchés locaux et à l'animation des villes
riveraines de la Meuse
13
. Pierre Toubert a enrichi ce modèle en indiquant de quelle
manière le système domanial a pu canaliser ce dynamisme au profit des Grands, par
la mise en oeuvre d'un principe de centralité étendu à tous les types de transferts
économiques et de contrôle social. En somme, le système domanial, qui fut
10
R. S. LOPEZ, La révolution commerciale dans l'Europe médiévale, Paris, 1974. C. M. CIPOLLA,
Money, prices and civilization in the Mediterranean world, fifth to seventeenth century, Princeton,
1956.
11
W. ABEL, Geschichte der deutschen Landwirtschaft vom frühen Mittelalter bis zum 19.
Jahrhundert, 3. Aufl., Berlin, 1978. B. H. SLICHER VAN BATH, The Agrarian History of Western Europe
(500-1850), London, 1963. ID., « Le climat et les récoltes en haut moyen âge », dans Agricoltura e
mondo rurale in Occidente nell'alto medioevo, Spoleto, 1966 (Settimane di studio del Centro italiano di
studi sull'alto medioevo, 13), pp. 399-428, 443-450.
12
C. VIOLANTE, La società milanese nell'eta precomunale, Bari, 1953.
13
G. DESPY, « Villes et campagnes aux IXe et Xe siècles: l'exemple du pays mosan », dans Revue
du Nord, 50, 1968, pp. 145-168.
5
considéré jadis comme la meilleure illustration du caractère prioritaire conféré par les
économies primitives à l'autoconsommation, est caractérisé aujourd’hui par ces
historiens comme un des principaux leviers du passage à une économie d'échanges
stimulée notamment par une demande de biens de consommation agricoles suscitée
par les dépenses des élites du pouvoir
14
.
Des médiévistes comme Devroey ou Toubert reconnaissent un poids très
important à l’initiative et à l’action raisonnée des couches dirigeantes de la société
carolingienne
15
. Cette idée était déjà très présente depuis 1965 dans les travaux de
Verhulst, mais le grand médiéviste belge l’a combattue dans les conclusions de son
ultime livre publié en 2002 : « L’interférence du roi avec les matières économiques,
bien qu’importante sous les Carolingiens, ne peut pas être appelée sans détour
‘politique économique‘ ou être attribuée à un ‘semi-dirigisme’ ; car ces interventions
manquaient d’un plan général et de vues à long terme. Elles étaient souvent
inspirées par des situations concrètes et demeuraient fortuites et pragmatiques (…).
Il serait exagéré de considérer ces efforts comme l’expression de ce qu’on pourrait
appeler une ‘politique agraire’ »
16
.
Au fond, les objections de Verhulst soulèvent deux questions fondamentales : la
première la structure de l’offre et de la demande de biens de consommation et de
travail touche à l’analyse économique classique ; la seconde les interactions
entre économique et politique touche à la sociologie dans ses préoccupations
théoriques les plus larges. La définition du système domanial comme idéal-type
contient en elle-même une réponse sur le premier point. Le régime domanial
correspond, comme l’écrit Verhulst, « au désir des grands propriétaires d’augmenter
la production réalière dans des régions leur pouvoir était fort, leur présence
était proche et permanente et où leurs besoins étaient donc grands (…). L’économie,
à l’époque carolingienne, dans le secteur rural comme dans le secteur ‘urbain’, était
largement tributaire du pouvoir politique et ecclésiastique et de ses centres de
gravité. Elle serait donc véritablement une économie carolingienne et pas
14
P. TOUBERT, L’Europe dans sa première croissance. De Charlemagne à l’an mil, Paris, 2004, pp.
18-23.
15
J.-P. DEVROEY, « Réflexions sur l’économie des premiers temps carolingiens (768-877) : grands
domaines et action politique entre Seine et Rhin », dans Francia, 13 (1986), pp. 475-488.
16
A. VERHULST, The Carolingian Economy, Cambridge, 2002, pp. 126-131.
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