extrait - Philippe Caubère

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DEBAT AU VERGER URBAIN V Festival d’Avignon 1993
au lendemain de la représentation des Marches du Palais (6ème épisode du Roman d’un
Acteur)
EXTRAIT
L’animatrice : Y a quelqu’un là-bas qui demande la parole depuis très longtemps.
Madame là-bas au fond…
La spectatrice : Je n’étais pas très pressée de prendre la parole parce que je vais jouer le
vilain petit canard…
Philippe : Ah ! (rire) Allons-y.
La spectatrice : J’ai vu votre spectacle hier soir et j’aurai bien voulu m’évanouir
tellement j’étais désespérée…
Philippe : Oui.
La spectatrice : (rire) Je reprends vos termes, hein !… J’avais une très grande
admiration pour vous, j’ai vu le Molière évidemment, je connais le Théâtre du Soleil, je
connais Ariane Mnouchkine. Bon, passons… Parlons de vous en tant qu’acteur. Je
voulais juste dire que ce qui me déplaît profondément dans ce spectacle, c’est cette
forme que vous lui avez donnée. J’ai l’intime conviction que vous êtes effectivement un
surdoué du théâtre, un comédien vraiment…, mais hier soir, quand je suis sortie, je me
suis dis quel gâchis terrible ! (rire) J’y vais, hein ?…
Philippe : Allez-y.
La spectatrice : Je me suis dis : c’est vraiment terrible parce que la forme n’y est pas.
Parce que c’est profondément complaisant, parce que l’hémoglobine a beau sentir la
fraise, ça pue quand même, tout ça. Et je trouve que ça pue de plus en plus.
Philippe : Ça pue quoi ?
La spectatrice : Ça pue, ça pue… la délation, le petit machin mesquin, les petites choses
merdeuses… (réactions du public)
Philippe : Non, non, laissez-la…
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La spectatrice : Je suis désolée, j’ai pris la parole, j’y vais. J’ai beaucoup hésité, hein ?
Je suis venue, j’avais quand même envie de vous voir, de savoir ce qui allait se dire.
C’est vrai que j’ai l’impression qu’y a un petit peu le pipi-caca sur tout ça…
Philippe : Quand vous parlez du pipi-caca, vous parlez du vrai pipi, du vrai caca, ou du
pipi-caca mental ?
La spectatrice : Non, non, je pense au pipi-caca psychanalytique un petit peu, quoi. J’ai
l’impression que vous faites effectivement tout votre parcours psychanalytique avec
Ariane, tout ça… J’veux pas y revenir, vous en avez parlé beaucoup mieux que moi.
D’ailleurs, c’est vrai que ce parcours est intéressant, mais c’est la forme qui me dérange.
Que vous ayez besoin de dire ça et que vous le disiez, bon, vous n’avez même pas à
vous en justifier. J’ai juste à dire moi, en tant que public que je déteste cette forme : je
déteste l’hémoglobine de la fin, je déteste la mise à poil… concrète, parce qu’on est pas
bête… mais vous y prenez plaisir, vous dites : “ Je regardais les étoiles… ” je n’ai plus
rien à dire, c’est vous qui avez raison. Mais je dis : je déteste. Parce que la mise à poil
mentale elle était faite, on avait compris. Et j’ai donc l’impression que c’est
excessivement complaisant et je me dis : quel dommage si Philippe Caubère oubliait
qu’il est un grand acteur et qu’il se laissait aller à des choses qui deviendraient de plus
en plus euh… complaisantes. Voilà, je le dis : “ complaisantes ”.
Philippe : Et vous avez eu le même sentiment dans la première partie ?
La spectatrice : Non, c’est toute la deuxième partie qui m’a indisposée… Dans la
première partie, y a, bon… y a des choses qui sont tellement magnifiques dans ce que
vous faites ; c’est vrai, quand vous faites Ariane c’est vraiment à mourir de bonheur…
vous êtes dans la finesse, vous êtes dans le profond. Et puis tout d’un coup, avec des
trucs comme ça, indignes de vous, vous faites rire le public. C’est vrai, vous avez la
foule avec vous mais…
Philippe : Mais c’est seulement de l’hémoglobine qu’il s’agit ou c’est par rapport à
Ariane : les règlements de compte, les machins comme ça ?
La spectatrice : Euh… oui, bon, c’est un peu lourd, quoi. Un peu apesanti. La durée
aussi… c’est-à-dire que si vous nous dites une chose une fois, on a compris, si vous la
dites dix fois, on se dit : bon, ça va plus… Voilà.
Philippe : D’accord… Comment répondre (réactions du public en faveur de la dame)
Ah ! ben vous voyez : vous n’êtes pas la seule à penser comme ça… (réactions). Oui
mais elle a le courage de le dire, elle ! (rires, applaudissements) Alors, la forme… vous
voulez dire : la forme de l’acteur seul sur la scène qui joue les personnages ? Ou les
mots que j’emploie… Ou la forme comique ? Le fait de faire rire avec ça…
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La spectatrice : C’est l’insistance qui est, enfin, qui est lourde parce que comme le trait
est très épais, trop épais, à un moment donné on se dit : bon, ou bien il nous prend pour
des andouilles ou bien, euh, il a complètement oublié qui il était. Encore une fois, je
crois que vous êtes un grand acteur mais que, en faisant votre profit de cette forme mal
achevée, enfin très lourde quoi, très apesantie, vous vous dégradez en tant qu’acteur… et
sûrement en tant que personne aussi.
Philippe : D’accord, bon… je vous remercie d’avoir réussi à formuler tout ça. Pour
répondre, c’est difficile… Alors, sur les règles… “ Pipi-caca ” je vous demandais ça
parce que c’est vrai que Le Roman d’un acteur, c’est quand même le roman de la vie.
Quand on fait le roman de la vie, y a tout : y a la sueur, les larmes, le sang, le sperme, la
merde, tout… Sinon, faut pas le faire, c’est pas la peine. Si on raconte une histoire
d’amour, pour moi, il faut qu’il y ait tout : y faut qu’y ait l’amour, y faut qu’y ait le sexe,
la jalousie, le plaisir. Et l’absence de plaisir quand il n’y a plus de plaisir. Il faut qu’y ait
tout, sinon ça m’intéresse pas. Je veux tout voir, moi. Alors, l’insistance, comment vous
dire ? C’est vrai que j’aime quand les bleus sont bleus, les jaunes sont jaunes, les rouges
sont rouges. Dans la peinture comme dans les éclairages. J’aime quand c’est blanc,
rouge, bleu… j’aime… j’aime Picasso, si vous voulez… Je pense que le théâtre
aujourd’hui meurt ; qu’il est exsangue ; que l’esthétique théâtrale, l’art théâtral actuel
sont exsangues : y a plus de sang, y a plus de muscle, plus de sperme, plus rien, c’est…
exsangue. Donc moi je ressens, peut-être à l’excès, mais on réagit toujours par excès, un
besoin de muscle, de sang, de violence, mais pas la violence déguisée, esthétisée, la
vraie violence. C’est pour cela que j’aime la corrida, je trouve que c’est encore un des
seuls théâtres où l’on voit encore la vraie violence et la vraie beauté en même temps.
Pour moi la beauté est violente. Je suis resté un adepte des surréalistes, si vous voulez, et
de la révolution. Rien ne me navre plus aujourd’hui que lorsqu’on raconte aux jeunes
que la révolution c’est juste des goulags affreux avec de méchants communistes le
couteau entre les dents… C’est bien tout ça, ok, mais moi je voudrais qu’on leur raconte
aussi ce que furent les vingt premières années de la révolution russe parce que ça a
changé ma vie quand on m’a raconté ça. Donc, moi, le jour où j’ai décidé que j’allais
raconter le Théâtre du Soleil, j’aurais eu honte si j’étais passé à côté de la violence.
J’aurais eu honte de parler d’Ariane sans parler de sa violence ; comme j’aurais eu honte
de parler d’Ariane si je n’avais parlé que de sa méchanceté, sans parler de sa tendresse.
De ne montrer qu’une femme araignée, de ne pas montrer la femme-enfant, l’adorable
petite fille. Mais j’aurais eu honte de ne pas montrer le monstre. Parce que c’est ça, un
créateur. Pas Ariane elle-même, mais la création en général. Créer c’est monstrueux. Or,
aujourd’hui la mode, héritée de… dévaluée de 68, c’est de dire : “ un artiste c’est
comme tout le monde ”. C’est pas vrai, un artiste, c’est pas comme tout le monde. C’est
monstrueux de créer, parce qu’y faut… comment dire ? C’est comme pour la sculpture,
y faut cogner sur une matière qui résiste, qui est dure, il faut cogner fort pour qu’il y ait
des formes qui sortent, pour que… pour qu’il y ait une structure qui sorte. Y faut taper
pendant douze heures par jour, pendant six mois… et peut-être qu’au bout de six mois,
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tout ce qu’on aura bâti va casser parce qu’on aura tapé au mauvais endroit. Et le théâtre
c’est encore pire parce que ça se fait avec l’être humain. Donc, rien n’est jamais assez
appuyé, si vous voulez ; rien n’est jamais assez dessiné. Alors, si vous me dites : “ l’à
peu près ”, tout ça, je peux pas l’accepter parce que c’est… trop de travail, tous ces
spectacles, c’est trop d’années de travail pour que je puisse accepter cette critique là,
c’est pas possible… mais pour le sang, la mise à nu, tout ça… le théâtre c’est une affaire
physique. La mise à nu mentale, je m’en fous, je suis un acteur, donc, y a un moment où
il faut se mettre nu parce que y a un moment où un acteur c’est aussi quelqu’un qui se
met nu sur la scène… il ne s’agit pas de moi, Philippe Caubère, ça n’a aucune
importance mais du récit d’un acteur. Alors si on veut le représenter sur un plateau nu, il
faut bien…, pourquoi le plateau aurait le droit d’être nu et pas l’acteur ? C’est terrible
votre critique, vous voyez ce que je veux dire ? Alors l’hémoglobine, tout ça… dans le
théâtre Nô, y en a de l’hémoglobine… Dans les Atrides aussi, y a de l’hémoglobine.
C’est une convention théâtrale ; et dire… ça pue… ça pue quoi ? Ça pue les
mesquineries ? Peut-être, oui, qu’y a des mesquineries là-dedans ; peut-être qu’y a des
rancoeurs. Sans doute même. Mais avec quoi est-ce qu’on crée ? Avec quoi est-ce qu’on
écrit ? Avec quoi est-ce qu’on vit ? Avec tout. Avec la merde, avec le sang, avec Dieu,
avec les dieux. Et encore, je mets en forme, ça dure trois heures, ça pourrait durer cent
cinquante heures. Ne croyez pas que la longueur des spectacles est une complaisance ;
que ça s’éternise parce que le public rigole. C’est moi qui veut ça. Ça m’arrangerait que
les premières parties durent moins longtemps, etc… enfin, vous voyez. Mais je fais un
roman… Chaque mot est pesé, mesuré. Il est là parce que je veux qu’il y soit. Je ne
pense pas que je répète dix fois la même chose, je pense que je dis dix choses
différentes. Elles se ressemblent mais ce sont des choses différentes. Donc là, je peux
juste vous redire l’histoire de l’appareil optique de Proust. C’est que vous vous mettez le
doigt dans… l’œil, non… (rires) lapsus, pas mal… non, l’œil dans l’appareil mais qu’au
lieu d’y voir le reflet de votre vie comme ceux qui rient, ceux qui s’amusent, vous, vous
voyez des choses de votre vie que vous refusez, ou qui vous dégoûtent… Donc, voilà…,
j’essaye de vous répondre, mais c’est difficile parce que… c’est difficile de mettre sa vie
sur la scène, c’est un exercice difficile… Il m’arrive souvent de penser comme vous
quand je suis seul, que je travaille, parce que je travaille beaucoup et que je suis seul
quand je travaille. Là, en ce moment, c’est la fête : je joue, y a le public, le succès, tout
le monde rigole, c’est le Festival d’Avignon mais ce qui est dur, c’est l’année que je
viens de passer où j’ai travaillé tout seul avec cette soupe froide, sur ce matériau inerte,
cette chose usée ; où, dix ans après, je me retrouve à reparler des histoires d’Ariane, où
je ré-apprends le texte d’Ariane… là, je pense comme vous ; y a des jours où ça me
dégoûte. Y me répugne, ce travail là. Mais en même temps, je suis nourri des écrivains ;
je suis nourri du Journal de Flaubert où il écrit à Louise Colet que ça le débecte… je sais
plus comment elle s’appelle. C’est ça ? Celle à qui il écrit tout le temps : “ Aujourd’hui
j’ai vomi tellement j’en ai ras de bol de la Bovary ! “ Bon, et puis je me dis : c’est
Flaubert. Et vous, vous allez me dire que je prends des exemples trop… Mais c’est vrai
que les grands auteurs, les grands acteurs, les très grands artistes sont souvent plus
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proches de nous, petits comédiens que les metteurs en scène d’aujourd’hui. Et je crois
qu’il vaut mieux s’inspirer de ces très grands pour être un peu moins petit. Et puis ils
nous disent des choses simples et vraies, des choses utiles… Donc moi, ce dégoût-là, je
comprends que vous le ressentiez, même si je le regrette… Mais en même temps, ça
m’étonne pas. Et quand je vois les gens qui applaudissent là… (à la présentatrice) Vous
voyez, quand je vous disais au début que j’étais sûr qu’il y avait des gens ici qui
détestaient ce que je fais, c’était pas par coquetterie…, le soir, je le sens très bien : on
sent tout sur la scène. Alors, il est vrai qu’avec le public, comment dire : “ jeune ”, c’est
pas pareil. Avec les gens qui ont entre vingt ans et vingt-cinq ans, qui ont l’âge du
personnage de Ferdinand, y a une adhésion instantanée, immédiate, sans question…
c’est très rare, les gens jeunes qui ont cette répulsion, si vous voulez, parce que la
répulsion elle vient avec l’âge ; elle vient du fait que moi j’ai probablement votre âge ou
à peu près, et que je regarde ma propre jeunesse, que je raconte des choses qui vous
rappellent votre propre vie et que vous n’aimez pas ce processus là ; ou que vous
n’aimez pas ces choses que je vous rappelle, que vous ne m’aimez pas, j’en sais rien…
alors qu’avec le public qui a l’âge du personnage, c’est autre chose : ils vivent les
mêmes choses. Et s’ils ne les vivent pas, ils ont envie de les vivre ; ils ont envie de vivre
l’histoire avec Ariane. Ils ont envie de connaître l’histoire avec Clémence, l’histoire de
la jalousie ; ils ont envie de saigner dans la 2 CV d’Ariane, ils ont envie de dégueuler du
sang, ils ont envie d’être nu devant le public… Y a pas de problème avec eux, c’est le
même langage, c’est… la bonne “ forme … C’est peut-être pour ça que j’ai dédié Les
Enfants du Soleil aux enfants d’aujourd’hui. C’est que mes spectacles s’adressent
peut-être, d’abord, en priorité,aux gens qui ont vingt ans. (applaudissements du public)
(…)
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