Banques centrales : vers la fin du monétarisme orthodoxe ? Marc Touati Chef économiste de Natexis Banques Populaires, maître de conférence à l’IEP de Paris "Les banques centrales ne peuvent plus être uniquement concentrées sur les risques d'inflation". De qui peut émaner une telle déclaration ? D’un critique acharné de la politique monétaire dramatique de la BCE ? D’un fervent défenseur de la stratégie de la Réserve fédérale américaine, qui a encore prouvé l’an passé qu’avoir deux objectifs de croissance et d’inflation était efficace ? Que nenni ! Cette phrase presque anodine mais en fait révolutionnaire pour les tenants de l’orthodoxie monétariste (et notamment ceux de la BCE) est tirée du dernier rapport semi-annuel du Fonds Monétaire International. Autrement dit, après avoir soutenu amplement une excessive rigueur monétaire, y compris dans certains pays où la récession était en fait beaucoup plus dangereuse que l’inflation, le FMI fait son mea culpa. Il n’hésite d’ailleurs pas à rappeler que "la déflation peut émousser l'efficacité de la politique monétaire et peut conduire à une chute de l'activité économique, notamment à travers le système financier, comme l'exemple du Japon le prouve abondamment". Après tant d’années d’erreur, la vérité semble donc enfin se révéler aux analystes et dirigeants du FMI. Mieux vaut tard que jamais... Les statuts de la BCE doivent être changés. Cependant, histoire de ne pas trop alourdir la barque d’une BCE bien peu crédible dans son obstination à cibler une inflation de 2 % alors que l’Euroland a frôlé la récession en 2001 et sort difficilement de la langueur économique, le FMI tempère quelque peu son propos. Le « politiquement correct » doit effectivement rester la règle même si l’on essaie de faire « bouger les choses ». Ainsi, il est précisé dans ce rapport que "les analyses suggèrent que le danger de tomber dans une spirale déflationniste augmente nettement avec des objectifs d'inflation inférieurs à 2 %". Ouf ! l’honneur de la BCE est sauf... Mais l’institut d’émission eurolandais n’en est pas pour autant absout. En effet, même s’il n’est pas le seul coupable de la faiblesse de la croissance eurolandaise et de la récession allemande de 2001, il doit, lui aussi, faire son mea culpa et changer de stratégie monétaire. Un récent rapport du CEPR (Center for Economic Policy Research) va d’ailleurs dans ce sens. Rédigé par cinq experts, dont Paul de Grauwe, candidat malheureux au remplacement de Christian Noyer à la vice-présidence de la BCE, ce rapport souligne la nécessité d’abandonner l’affichage d’un objectif de croissance de la masse monétaire M3. Et pour cause, cet objectif n’a été que très rarement respecté depuis la création de l’euro et, qui plus est, il n’est pas un indicateur fiable de risque inflationniste par la demande. En effet, la théorie monétariste soutient que la masse monétaire au sens large (en l’occurrence M3) est un indicateur avancé de la situation de la demande intérieure et, par-là même, des risques inflationnistes. Pourtant, l’expérience récente a montré qu’un gonflement de M3 était tout à fait compatible avec une demande faible, voire une récession dans un tiers de la zone euro (c’est-à-dire en Allemagne). Et ce pour la simple raison que l’affaiblissement de la croissance est souvent un motif d’augmentation de l’épargne de précaution, qui est justement comptabilisée dans M3. C’est pourquoi, comme nous le rappelons depuis 1999, cet objectif n’est pas crédible et ne peut servir de socle à la politique monétaire eurolandaise, sous peine d’erreur de diagnostic. Et on sait maintenant où ces erreurs ont mené la croissance de l’Euroland. Dans ce cadre, l’attitude de la BCE et des gouvernements eurolandais dans les mois à venir est déterminante pour notre avenir économique. Première possibilité : la stratégie de la BCE reste arc-boutée sur ses principes monétaristes qui sont pourtant dénoncés par le FMI. Dès lors, l’Euroland accumulera de nouveau des points de croissance de retard par rapport aux Etats-Unis : 15 points de 1992 à 2000, combien dans les 10 prochaines années ? Malheureusement, ce cas de figure reste fort probable. Les mauvaises langues soulignent même que le rejet de la candidature de Paul de Grauwe, au profit du grec Lucas Papademos, est directement lié au rapport du CEPR sur M3. Ce qui serait évidemment de mauvais augure pour la stratégie à venir de la BCE. De même, les inquiétudes de Wim Duisenberg sur les hausses salariales, notamment en Allemagne, tranchent un peu avec la réalité économique. Le président de la BCE sait-il qu’en 2001, les salaires réels des Allemands ont reculé de 0,8 % ?! Ce qui n’a d’ailleurs pas empêché l’inflation allemande d’atteindre 2,5 % l’an passé... Deuxième possibilité : les statuts, la transparence et la stratégie de la BCE sont améliorés vers une prise en compte de la croissance économique, un objectif d’inflation hors énergie et produits alimentaires et la diffusion de l’état du débat lors des réunions de politique monétaire. A ce moment là, la crédibilité de la BCE sera rehaussée et la croissance de la zone euro pourra faire aussi bien, voire mieux, que celle des Etats-Unis. Car, au contraire de ce qu’ont pu dire les dirigeants du SEBC (Système européen de Banques Centrales) en 2001 et au début 2002, la stratégie de la Fed est un succès. La preuve : malgré le cataclysme du 11 septembre, l’économie américaine est déjà installée sur la voie de la croissance soutenue et ce, sans regain majeur d’inflation. Cette dernière est même de 1,2 % aujourd’hui contre 2 % dans la zone euro ! C’est d’ailleurs ce qui permettra à la Réserve fédérale américaine de consacrer un nouveau statu quo monétaire jusqu’en août prochain de manière à consolider davantage la reprise économique américaine. Ce qui souligne d’ailleurs que le récent rebond de l’euro ne pourra aller bien loin... Jusqu’où l’euro peut-il remonter ? Il faut effectivement être clair : le récent rebond de l’euro vis-à-vis du dollar n’est aucunement dû à des performances économiques eurolandaises meilleures que celles des Etats-Unis. C’est même le contraire qui s’observe et qui devrait d’ailleurs durer sur l’ensemble de l’année 2002. Certes, la reprise américaine n’est peut-être pas aussi forte que les marchés l’auraient souhaité. Pourtant avec une croissance annualisée de 5,6 % au premier trimestre 2002 et de 2,6 % hors stocks, il n’y a vraiment pas de quoi se plaindre. De même, l’indice des directeurs d’achat dans l’industrie manufacturière s’est nettement redressé depuis le début d’année et cela fait désormais cinq mois qu’il est nettement au-dessus de la barre des 50. Ainsi, après avoir déjà augmenté de 2 % de janvier à mai, la production industrielle devrait demeurer sur le chemin de la hausse. En outre, comme le montre la bonne tenue de la confiance des ménages, la consommation devrait rester vigoureuse et conserver par-là même son rôle de moteur actif de l’économie américaine. Cette dernière est donc toujours bien partie pour enregistrer une croissance proche de 3 % cette année et 3,5 % l’an prochain. Les déçus actuels de ces performances devraient peut-être se rappeler qu’il y a moins de cinq mois, ils tablaient sur une croissance d’à peine 0 % du PIB américain en 2002... A l’inverse, alors que la plupart des économistes, et notamment ceux de la BCE, annonçaient un fort et imminent rebond de la croissance eurolandaise, une nette déception risque encore d’être au rendez-vous. Ainsi, dans le meilleur des cas, la progression du PIB de la zone euro en 2002 devrait atteindre 1,2 %, tirée notamment vers le bas par le modeste 1 % de croissance outre-Rhin. En fait, comme cela s’observe depuis cinq ans, le France sortira son épingle du jeu avec une croissance d’environ 1,5 %. Ce qui est loin d’être euphorique, mais suffisant pour permettre à l’Hexagone de rester la locomotive de la zone euro. En conclusion, dans la mesure où les Etats-Unis resteront vraisemblablement le leader de la croissance mondiale, largement devant l’Europe, l’euro aura du mal à dépasser durablement les 0,95 dollar et devrait plutôt fluctuer autour de cette barre sur l’ensemble de cette année. Atteindre la parité avec le dollar ne paraît envisageable que si les déclarations américaines en faveur d’un dollar moins fort se multiplient et si le Royaume-Uni annonce la tenue prochaine d’un référendum sur l’euro. Malheureusement, rien n’est moins sûr. Dans ce contexte d’appréciation de l’euro vis-à-vis du dollar, confirmant que cette évolution est avant tout d’origine américaine et n’est pas liée à une appétence retrouvée des marchés pour la devise européenne, le franc suisse continue de s’apprécier, tant par rapport au dollar qu’à l’euro. Comme cela s’était produit après le 11 septembre 2001, ce dernier sert à nouveau de valeur refuge depuis les craintes d’une éventuelle opération américaine en Irak et les évènements du Proche-Orient. Néanmoins, une stabilisation autour des niveaux actuels (environ 1,47 contre euro et 1,54 contre dollar) devraient désormais s’observer. En effet, compte tenu du fort degré d’ouverture de l’économie suisse (ses exportations représentent presque 53 % de son PIB), la force de la devise helvétique devient un véritable frein à la croissance. Cette dernière devrait d’ailleurs avoisiner 1 % cette année et 2 % l’an prochain. Dès lors, jusqu’au début 2003, la Banque Nationale Suisse devrait maintenir inchangés ses taux directeurs malgré le resserrement de ceux de la Fed et de la BCE. Ce qui permettra de stabiliser puis d’inverser légèrement la vigueur actuelle du franc suisse. Marc Touati Chef économiste de Natexis Banques Populaires, maître de conférence à l’IEP de Paris