La prescription des médicaments génériques en Suisse: se donner bonne conscience? le règne des vautours? Le marché des médicaments dans le monde représente un secteur commercial très lucratif. Il est évalué à plus de 400 milliards d'euro en 2000 (1). En Suisse, il représente environ 11% des coûts globaux de la santé, soit un total de 3384,7 millions. Dans notre pays, le produit de la vente des médicaments au prix de fabrique a augmenté de 8,5% en 2001. Au niveau mondial, l'augmentation a été de 8% (2). Parmi cette augmentation des ventes de médicaments en Suisse, 70% sont remboursés par les caisses maladie. Cette augmentation des ventes est liée de manière très minime à l'augmentation de la quantité de médicaments consommés (+1,3%), elle est surtout due à l'apparition de nouveaux médicaments dont les prix de vente sont très élevés. Il s'agit essentiellement de médicaments contre le cancer, les maladies cardio-vasculaires, les maladies dégénératives et métaboliques et le SIDA. Une partie de ces médicaments novateurs a contribué à l'allongement de la durée de vie pour les personnes pouvant y avoir accès (3). Mais pour une grande partie de l'humanité, c'est d'abord l'amélioration générale des conditions de vie, comme l'accès à l'eau potable, la nourriture, le logement, le travail, la paix sociale, … qui contribue à maintenir ou à améliorer leur état de santé (4). En Suisse, le système des soins de santé joue un rôle pour 10 à 15 % comme déterminant sur la santé (5). Qu'est-ce qu'un générique? Les médicaments nouvellement sur le marché sont protégés par un brevet qui échoit après 15 ans. Ensuite, la molécule est disponible pour la commercialisation d'imitations de préparation, ce sont les médicaments génériques. Selon la loi sur les médicaments en Suisse, l'exigence d'équivalence thérapeutique et de sécurité de ces imitations est fixée à plus ou moins 20 % par rapport au médicament original (6). En Suisse, 80% des médicaments vendus ne sont plus protégés par leur brevet, car ils ont plus de "15 ans d'âge". La majorité de ces "anciens" médicaments n'ont pas de génériques car les fabricants de génériques se concentrent sur la production de quelques molécules dont la vente est élevée et assurée dans le marché (cf exemple page 3). Ils peuvent ainsi réaliser un chiffre d'affaire important, sans risque, et leur marge de bénéfice est très grande. 1 Pourquoi les firmes pharmaceutiques sont-elles de plus en plus nombreuses à produire des génériques? Un médicament est une molécule chimique dont le coût de production reste très faible (7); son prix est majoré par la recherche (8) et surtout par le marketing. La répartition des coûts de vente au prix de fabrique d'un médicament est environ la suivante: -10-15% pour la production-fabrication -20-30% pour la recherche -plus de 50% pour le marketing et la publicité. Les bilans annuels de grandes firmes pharmaceutiques, consultés sur leur site, révèlent que leur investissement pour le marketing était plus de deux fois plus important que celui pour la recherche en 2001 (9). Il est intéressant de noter que depuis environ 10 ans, les maisons productrices de génériques ont fleuri dans l'économie marchande. Actuellement, il y a plus de 15 firmes pharmaceutiques en Suisse spécialisées dans la production de génériques. En effet, elles ont trouvé un nouveau créneau commercial qui, lorsqu'il est bien ciblé dans le choix des médicaments imités, assure des bénéfices très importants. A tel point que certaines grandes firmes pharmaceutiques conventionnelles sont entrain de racheter les fabriques produisant des médicaments génériques car leur marge de bénéfice est plus élevée et leur commerce florissant (10, 11). D'autres ont commencé à produire elles-mêmes leurs copies pour ne pas perdre leur part du marché (7% des ventes de Novartis) en créant des filiales de co-marketing (12) portant un autre nom que la maison-mère (13). Qu'en est-il de la vente des génériques pour la communauté suisse? Si l'objectif premier est de permettre une diminution notoire des coûts liés aux médicaments dans le budget de la santé, argument de vente mis très en avant par les maisons pharmaceutiques productrices de génériques, alors le prix des médicaments génériques devrait être à peine plus élevé que le prix de production-fabrication des médicaments originaux. Dans la réalité, le prix des médicaments génériques correspond à environ 75% du prix des médicaments originaux. Cette diminution du prix des génériques correspond, dans les meilleurs des cas, à peine au coût que les firmes conventionnelles ont investi dans la recherche. Certes, le patient pourra acheter quelques médicaments moins chers. Toutefois, l'efficacité et la tolérance des médicaments imités ne sont pas garanties à100%. Ce sont finalement les maisons de production de génériques qui bénéficient le plus de la vente des médicaments génériques telle qu'elle est pratiquée en Suisse. De plus, elles ne prennent aucun risque puisqu'elles ne participent pas à la recherche médicale. Certains fabricants de génériques ont ainsi une marge de bénéfice sur leurs produits jusqu'à deux fois plus grande que les fabricants d'originaux! 2 Voici pour exemple la diminution du prix des génériques les plus vendus en Suisse en 2001 pour des emballages avec une quantité identique de produit actif: (14, 15) Voltarène® (50mg-20cp) :16,70 Fluimucil® (200mg-30 sachets) :19,35 Reniten® (20mg-28cp) :53,70 Augmentin® (625mg-20cp) :63,55 Fluctine® (20mg-30cp) :79,05 Tenormin® (25mg-30cp) :12,15 Ponstan® (500mg-12cp) :13,70 Voltarène®SR (75mg-20cp) :21,30 Flector Olfen Solmucol Enatec Co-amoxi-mepha Fluoxétine Aténolol-mepha Méfénacid Inflamac SR :12,60 :12,10 :19,05 :41,40 :49,20 :57,35 :9,60 :7,80 :18,50 -25% -26% -2% -23% -23% -28% -21% -43% -13% Comme vous pouvez le constater sur ce tableau, 3 des 9 génériques les plus vendus en Suisse concerne la même molécule; il faut croire que son marché est vraiment très lucratif !!!…(16); en fait cette molécule est vendue sous 15 noms différents…(17), commercialisée par les 15 firmes de médicaments génériques présentes en Suisse… Comme par hasard, seul un médicament utile pour les maladies tropicales (méfloquine) est commercialisé sous forme de générique en Suisse… Si l'objectif de la vente des génériques est plutôt de permettre l'accès des médicaments à l'ensemble de l'humanité, alors les médicaments génériques, libérés de leur brevet, devraient être produits par des officines d'état pour les médicaments réellement d'utilité publique, et être distribués gratuitement aux personnes nécessiteuses comme l'a fait avec succès le Gouvernement du Brésil depuis 1992 pour les médicaments contre le SIDA (18). Nous le voyons bien, la promotion de la vente des génériques en Suisse est peu utile pour la collectivité dans la mesure où elle est faite par des maisons pharmaceutiques à but lucratif. En effet, tout comme les firmes pharmaceutiques conventionnelles, les firmes produisant des génériques n'ont aucune réflexion sur la consommation des médicaments en tant que telle, mais uniquement sur la promotion de leurs produits, pour leur part de marché et leurs bénéfices. Elles utilisent les même techniques de marketing et gaspillent des sommes considérables pour leur publicité. Le commerce n'a pas d'odeur…un des plus grands distributeurs de médicaments en Suisse est également représentant de meubles de jardin et de bureau…et de vins…, peut-être pour la prévention du mal de dos et des maladies cardio-vasculaires (19). La vente des médicaments génériques telle qu'elle est organisée en Suisse, et au prix où sont vendus les médicaments génériques, est une manière de se donner bonne conscience et de ne pas aborder réellement les problèmes du coût des médicaments et de leur accessibilité dans le monde. 3 Comment alors peut-on diminuer les coûts liés aux médicaments? Si nous reprenons les deux problèmes concernant les médicaments, c'est-à-dire leur coût et leur accessibilité, ce sont les instances politiques qui doivent s'impliquer dans les décisions avec une réelle volonté de mettre en place un système de santé équitable et favorable à l'ensemble de la population dans le cadre d'une politique de santé (20) En Suisse, l'OFAS devrait exiger une diminution drastique du prix des nouveaux médicaments, puisque plus de 50% du prix est lié au coût du marketing. En décembre 2001, une étude a mis en évidence que l'industrie pharmaceutique américaine a augmenté presque 2 fois plus ses effectifs en personnels pour le marketing que pour la recherche (21). Swissmedic (OICM) ne devrait autoriser la mise sur le marché que des nouveaux médicaments qui apportent réellement un plus pour les collectivités. Car le terme "novateur" pour un médicament est très flou, puisqu'il peut s'agir d'une nouvelle galénique, d'une nouvelle indication ou réellement d'une nouvelle molécule, dont certaines apportent véritablement un progrès thérapeutique favorable pour les patients (22). En effet, chaque molécule, nouvellement admise, entraîne des frais considérables pour sa publicité et son marketing dans l'espoir de s'approprier la plus grande part du marché. Est-il vraiment nécessaire qu'il y ait, par exemple, 8 inhibiteurs de l'enzyme de conversion (traitement antihypertenseur), 16 céphalosporines (antibiotiques) ou 6 inhibiteurs de la pompe à protons (antiulcéreux),… Concernant le prix des "anciens" médicaments, pouvant être vendus sous forme de génériques ou copies, soit 80% des médicaments vendus en Suisse, leur prix devrait chuter de plus de 80% puisque les coûts liés à l'investissement pour la recherche ont été amortis depuis longtemps et leur place dans le marché n'est plus à faire. Cas particulier des médicaments essentiels: Il est par ailleurs très important de ne pas confondre la notion de médicaments génériques avec celle des médicaments essentiels, dont la liste est remise à jour régulièrement par l'OMS depuis 1977, et dont le principe est de pouvoir satisfaire les besoins de la majorité de la population (23). Les médicaments essentiels doivent donc être disponibles à tout moment, en quantité suffisante. Ils sont choisis sur la base d'études tenant compte de critères de qualité, d'efficacité, d'innocuité, de disponibilité et de prix. Il s'agit pour 30% de médicaments antiinfectieux qui permettent non seulement de sauver des vies de manière très significative à l'échelle mondiale, mais évitent également une perte de la productivité pour les populations concernées qui sont maintenues dans une situation de dépendance et d'assistance (24). Pour mémoire, 14 millions par an de personnes décèdent, de manière prématurée, de maladies infectieuses comme la malaria, le SIDA, la tuberculose, la maladie du sommeil et la leishmaniose (25) et les firmes pharmaceutiques font de la résistance pour l'accès aux médicaments (26). La production des médicaments essentiels devrait être introduite dans les programmes de santé publique au même titre que l'accès à l'eau potable et à une nourriture suffisante, que le droit au logement et au travail,… car ils contribuent à l'amélioration de la santé (27). 4 Ils devraient être disponibles à toutes les populations, sans tenir compte de la notion de brevets et leur diffusion ne devrait pas être limitée par le prix. Pour ces médicaments, des génériques produits avec rigueur par les collectivités locales sont une réelle nécessité (28) pour permettre leur accessibilité. Conclusions: Les médicaments ne devraient pas être soumis aux mêmes lois du marché que d'autres produits, car il ne s'agit pas de biens de consommation habituels (29). La course au profit maximum entraîne de surcroît une distorsion dans la recherche qui n'est plus ni clinique, ni scientifique, mais "économique" (30, 31, 32). La publicité devrait être interdite, car elle augmente fortement le prix des médicaments de manière inutile pour la collectivité (33). Elle pousse les gens à consommer d'avantage de médicaments et elle médicalise de manière anormale les individus en créant de nouveaux besoins pour des problèmes annexes en promettant l'impossible (34, 35). Lorsque les brevets protégeant les médicaments arrivent à échéance, les molécules devraient être mises à la disposition des collectivités à prix coûtant, soit par les maisons-mères, soit par des officines publiques, car finalement c'est la collectivité qui a indirectement financé les recherches pour la création de nouveaux produits en mettant à disposition les hôpitaux, les services de recherche universitaire,… et les individus-patients (36). Les médicaments essentiels devraient, par définition, être disponibles pour tous et leur diffusion ne devrait pas être limitée par leur prix. En Suisse, les maisons pharmaceutiques produisant des génériques sont comme les vautours, elles mangent les bons restes en se concurrençant entre elles. Elles créent ainsi de nouveaux frais inutiles. Elles ne participent en rien à la recherche dans le domaine de la santé et ne rendent pas plus accessibles les médicaments vraiment d'utilité publique, comme les médicaments essentiels. 5 Bibliographie: - - - 1) G. Lefevre: Industrie majors et start-up. La Révolution du médicament. Science et Vie (hors série). Mars 2002. No 218; 150-5. 2) Interpharma, Vips. Mars 2002. No 13. 3) Diminution de 93 % de la mortalité des patients victimes du SIDA en Suisse entre 1994 et 1999 (OFSP). ( http://www.bag.admin.ch ) 4) C. Coméliau: Le défi social du développement. IUED. Genève. Septembre 2000. Itinéraires. Notes et travaux No 57. (http://www.iued.unige.ch ) 5) Déterminants sur la santé. Observatoire suisse de la santé. Décembre 2001. Focus No9: 26-27. ( [email protected] ). 6) M. 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Bulletin no 31/02; 562-3. 16) Flash marché: le marché des médicaments génériques en Suisse. Med. pharm. drog. 2002; No3 (Galexis, une entreprise du groupe Galenica. http://www.galexis.ch ). 17) Compendium suisse des médicaments. Edition 2002. 18) R. Casagrande Tango: Une interprétation humaine de la loi sur les brevets au Brésil. Médecine et Hygiène. 2002; 2387: 737-42. 19) E. Maury: La Médecine par le vin. Bien-être no 7016. Coll. J'ai lu. Paris, 1996. 20) Ph. Demenet: Contre l'apartheid médical. Stratégies mondiales pour la santé populaire. Le Monde Diplomatique. Mars 2001; 26-7. ( http://www.mondediplomatique.fr ). 21) In:" Le scandale Stavudine: ces profiteurs du SIDA". InfoSIDA: 2002. Infothek No 2: 37-40. 22) Déclaration de l'International Society of Drug Bulletins sur le Progrès Thérapeutique dans le domaine des médicaments. La Revue Prescrire. Paris 15-16 novembre 2001. ([email protected]). 22 bis) Pharma-Flash 2002; vol. 29; no 1-2; 1-8 ( [email protected] ). 23) 12e liste des médicaments essentiels selon le modèle de l'OMS. WHO Drug Information. 15-19Avril 2002. (http://www.who.int). 24) Juliette Bastin: Science, médecine, santé. Les quatre défis de l'ONUSida. Jeune Afrique. L'Intelligent. No 2165; Juillet 2002: 107-111. ( http://www.lintelligent.com ) 25) MSF Suisse demande de garantir l'accès aux médicaments en signant son appel sur e-mail ( http://www.msf.ch ). MSF-ligne directe. Eté 2002, No 64. 6 - - - 26) M. Bulard: La nécessaire définition d'un bien public mondial. Les firmes pharmaceutiques organisent l'apartheid sanitaire. Le Monde Diplomatique. Janvier 2000; 8-9. 27) Charte d'Ottawa. Première Conférence Internationale pour la Promotion de la Santé. OMS. Genève. 1986. 28) Ph. Demenet: L'exemple bangladeshi. Le Monde Diplomatique. Mars 2001; 27 29) Council of Canadians. 2001.WTO: a shadow on our future. (Le Monde n'est pas une marchandise. OMC: la soumettre ou la supprimer). People's global action. http://www.agp.org . 30) M. Larbi Bouguerra: Dans la jungle pharmaceutique. Le Monde Diplomatique. Mars 2001; 26-7. 31) I. Warde: Mariage d'argent à la mode libérale. L'université américaine vampirisée par les marchands. Le Monde Diplomatique. Mars 2001; 20-1. 32) Ph. Rivière: Offensive sur les prix des médicaments. Le Monde Diplomatique. Février 2002; 23. 33) J. M. Westhall: Physicians, pharmaceutical representatives and patients: who really benefits? Journal of Family Practice. Septembre 2000; 49 (9); 817-8. 34) F.Amalou: Le livre noir de la pub. Quand la communication va trop loin. Editions Stock. Paris, Septembre 2001. 35) A. F. Junod: "Comment allez-vous?" "Pas très bien, Docteur, j'ai plusieurs nonmaladies…". Médecine et Hygiène. 2002; 2390: 925 36) The pharmaceutical industry-to whom is it accountable? NEJM. 2000; 342 (25): 1902-4. 7