SEQUENCE 3 : LA QUETE DU BONHEUR TEXTE 1 : LE DIVERTISSEMENT POUR ECHAPPER AU MALHEUR 1 5 10 15 20 25 Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les périls et les peines où ils s’exposent dans la Cour, dans la guerre, d’où naissent tant de querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai dit souvent que tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’une place. On n’achète une charge à l’armée si cher, que parce qu’on trouverait insupportable de ne bouger de la ville. Et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir. Etc. Mais quand j’ai pensé de plus près et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs j’ai voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective et qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près. Quelque condition qu’on se figure, où l’on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde. Et cependant, qu’on s’en imagine accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher. S’il est sans divertissement et qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point. Il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent des révoltes qui peuvent arriver et enfin de la mort et des maladies, qui sont inévitables. De sorte que s’il est sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets qui joue et qui se divertit. De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois sont si recherchés. Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur, ni qu’on s’imagine que la vraie béatitude soit d’avoir l’argent qu’on peut gagner au jeu ou dans le lièvre qu’on court, on n’en voudrait pas s’il était offert. Ce n’est pas cet usage mol et paisible et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition qu’on recherche ni les dangers de la guerre ni la peine des emplois, mais c’est le tracas qui nous détourne d’y penser et nous divertit. Pascal, Pensées, 1669 SEQUENCE 3 : LA QUETE DU BONHEUR TEXTE 2 : LE SAVETIER ET LE FINANCIER Le Savetier et le Financier 1 Un Savetier chantait du matin jusqu'au soir : Qu'il faut chommer ; on nous ruine en Fêtes. C'était merveilles de le voir, L'une fait tort à l'autre ; et Monsieur le Curé Merveilles de l'ouïr ; il faisait des passages, Plus content qu'aucun des sept sages. 5 De quelque nouveau Saint charge toujours son prône. 30 Le Financier riant de sa naïveté Son voisin au contraire, étant tout cousu d'or, Lui dit : Je vous veux mettre aujourd'hui sur le trône. Chantait peu, dormait moins encor. Prenez ces cent écus : gardez-les avec soin, C'était un homme de finance. Pour vous en servir au besoin. Si sur le point du jour parfois il sommeillait, Le Savetier alors en chantant l'éveillait, 10 Le Savetier crut voir tout l'argent que la terre 35 Et le Financier se plaignait, Produit pour l'usage des gens. Que les soins de la Providence Il retourne chez lui : dans sa cave il enserre N'eussent pas au marché fait vendre le dormir, L'argent et sa joie à la fois. Comme le manger et le boire. En son hôtel il fait venir Plus de chant ; il perdit la voix 40 Du moment qu'il gagna ce qui cause nos peines. 15 Le chanteur, et lui dit : Or çà, sire Grégoire, Le sommeil quitta son logis, Que gagnez-vous par an ? - Par an ? Ma foi, Monsieur, Dit avec un ton de rieur, 20 Un jour sur l'autre : il suffit qu'à la fin Il eut pour hôtes les soucis, Les soupçons, les alarmes vaines. Le gaillard Savetier, ce n'est point ma manière De compter de la sorte ; et je n'entasse guère Avait depuis plus de cent ans Tout le jour il avait l'œil au guet ; Et la nuit, 45 Si quelque chat faisait du bruit, Le chat prenait l'argent : A la fin le pauvre homme J'attrape le bout de l'année : S'en courut chez celui qu'il ne réveillait plus ! Chaque jour amène son pain. Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme, - Eh bien que gagnez-vous, dites-moi, par journée ? Et reprenez vos cent écus. - Tantôt plus, tantôt moins : le mal est que toujours ; 25 (Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes,) Le mal est que dans l'an s'entremêlent des jours La Fontaine, Fables VIII, 1678 SEQUENCE 3 : LA QUETE DU BONHEUR TEXTE 3 : « IL FAUT CULTIVER NOTRE JARDIN » La nouvelle s’était répandue qu’on venait d’étrangler à Constantinople deux vizirs du banc et le muphti, et qu’on avait empalé plusieurs de leurs amis. Cette catastrophe faisait partout un grand bruit pendant quelques heures. Pangloss, Candide, et Martin, en retournant à la petite métairie, rencontrèrent un bon vieillard qui prenait le frais à sa porte sous un berceau d’orangers. Pangloss, qui était aussi 5 curieux que raisonneur, lui demanda comment se nommait le muphti qu’on venait d’étrangler. « Je n’en sais rien, répondit le bonhomme ; et je n’ai jamais su le nom d’aucun muphti ni d’aucun vizir. J’ignore absolument l’aventure dont vous me parlez ; je présume qu’en général ceux qui se mêlent des affaires publiques périssent quelquefois misérablement, et qu’ils le méritent ; mais je ne m’informe jamais de ce qu’on fait à Constantinople ; je me contente d’y envoyer vendre les fruits du jardin que je 10 cultive. » Ayant dit ces mots, il fit entrer les étrangers dans sa maison ; ses deux filles et ses deux fils leur présentèrent plusieurs sortes de sorbets qu’ils faisaient eux-mêmes, du kaïmak piqué d’écorces de cédrat confit, des oranges, des citrons, des limons, des ananas, des dattes, des pistaches, du café de Moka qui n’était point mêlé avec le mauvais café de Batavia et des îles. Après quoi les deux filles de ce bon musulman parfumèrent les barbes de Candide, de Pangloss, et de Martin. 1 15 « Vous devez avoir, dit Candide au Turc, une vaste et magnifique terre ? — Je n’ai que vingt arpents, répondit le Turc ; je les cultive avec mes enfants ; le travail éloigne de nous trois grands maux, l’ennui, le vice, et le besoin. » Candide en retournant dans sa métairie fit de profondes réflexions sur le discours du Turc. Il dit à Pangloss et à Martin : « Ce bon vieillard me paraît s’être fait un sort bien préférable à celui des six rois 20 avec qui nous avons eu l’honneur de souper. — Les grandeurs, dit Pangloss, sont fort dangereuses, selon le rapport de tous les philosophes ; car enfin Églon, roi des Moabites, fut assassiné par Aod ; Absalon fut pendu par les cheveux et percé de trois dards ; le roi Nadab, fils de Jéroboam, fut tué par Baasa ; le roi Éla, par Zambri ; Ochosias, par Jéhu ; Athalie, par Joïada ; les rois Joachim, Jéchonias, Sédécias, furent esclaves. Vous savez comment périrent Crésus, Astyage, Darius, Denys de Syracuse, 25 Pyrrhus, Persée, Annibal, Jugurtha, Arioviste, César, Pompée, Néron, Othon, Vitellius, Domitien, Richard II d’Angleterre, Édouard II, Henri VI, Richard III, Marie Stuart, Charles Ier, les trois Henri de France, l’empereur Henri IV ? Vous savez… — Je sais aussi, dit Candide, qu’il faut cultiver notre jardin. — Vous avez raison, dit Pangloss ; car, quand l’homme fut mis dans le jardin d’Éden, il y fut mis ut operaretur eum, pour qu’il travaillât : ce qui prouve que l’homme n’est pas né pour le repos. — 30 Travaillons sans raisonner, dit Martin ; c’est le seul moyen de rendre la vie supportable. » Toute la petite société entra dans ce louable dessein ; chacun se mit à exercer ses talents. La petite terre rapporta beaucoup. Cunégonde était, à la vérité, bien laide ; mais elle devint une excellente pâtissière ; Paquette broda ; la vieille eut soin du linge. Il n’y eut pas jusqu’à frère Giroflée qui ne rendît service ; il fut un très-bon menuisier, et même devint honnête homme ; et Pangloss disait 35 quelquefois à Candide : « Tous les événements sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles : car enfin si vous n’aviez pas été chassé d’un beau château à grands coups de pied dans le derrière pour l’amour de Mlle Cunégonde, si vous n’aviez pas été mis à l’Inquisition, si vous n’aviez pas couru l’Amérique à pied, si vous n’aviez pas donné un bon coup d’épée au baron, si vous n’aviez pas perdu tous vos moutons du bon pays d’Eldorado, vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des 40 pistaches. — Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin. » Voltaire, Candide, 1759