SEQUENCE 3 : LA QUETE DU BONHEUR
TEXTE 1 : LE DIVERTISSEMENT POUR ECHAPPER AU MALHEUR
Quand je m’y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes et les
périls et les peines ils s’exposent dans la Cour, dans la guerre, d’où naissent tant de
querelles, de passions, d’entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j’ai dit souvent que
tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en
repos dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s’il savait demeurer chez
soi avec plaisir, n’en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d’une place. On n’achète
une charge à l’armée si cher, que parce qu’on trouverait insupportable de ne bouger de la
ville. Et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne
peut demeurer chez soi avec plaisir. Etc.
Mais quand j’ai pensé de plus près et qu’après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs j’ai
voulu en découvrir la raison, j’ai trouvé qu’il y en a une bien effective et qui consiste dans le
malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous
consoler lorsque nous y pensons de près.
Quelque condition qu’on se figure, l’on assemble tous les biens qui peuvent nous
appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde. Et cependant, qu’on s’en imagine
accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher. S’il est sans divertissement et
qu’on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu’il est, cette félicité languissante ne le
soutiendra point. Il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent des révoltes qui
peuvent arriver et enfin de la mort et des maladies, qui sont inévitables. De sorte que s’il est
sans ce qu’on appelle divertissement, le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre
de ses sujets qui joue et qui se divertit.
De vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois sont si
recherchés. Ce n’est pas qu’il y ait en effet du bonheur, ni qu’on s’imagine que la vraie
béatitude soit d’avoir l’argent qu’on peut gagner au jeu ou dans le lièvre qu’on court, on n’en
voudrait pas s’il était offert. Ce n’est pas cet usage mol et paisible et qui nous laisse penser à
notre malheureuse condition qu’on recherche ni les dangers de la guerre ni la peine des
emplois, mais c’est le tracas qui nous détourne d’y penser et nous divertit.
Pascal, Pensées, 1669
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SEQUENCE 3 : LA QUETE DU BONHEUR
TEXTE 2 : LE SAVETIER ET LE FINANCIER
Le Savetier et le Financier
Un Savetier chantait du matin jusqu'au soir :
C'était merveilles de le voir,
Merveilles de l'ouïr ; il faisait des passages,
Plus content qu'aucun des sept sages.
Son voisin au contraire, étant tout cousu d'or,
Chantait peu, dormait moins encor.
C'était un homme de finance.
Si sur le point du jour parfois il sommeillait,
Le Savetier alors en chantant l'éveillait,
Et le Financier se plaignait,
Que les soins de la Providence
N'eussent pas au marché fait vendre le dormir,
Comme le manger et le boire.
En son hôtel il fait venir
Le chanteur, et lui dit : Or çà, sire Grégoire,
Que gagnez-vous par an ? - Par an ? Ma foi, Monsieur,
Dit avec un ton de rieur,
Le gaillard Savetier, ce n'est point ma manière
De compter de la sorte ; et je n'entasse guère
Un jour sur l'autre : il suffit qu'à la fin
J'attrape le bout de l'année :
Chaque jour amène son pain.
- Eh bien que gagnez-vous, dites-moi, par journée ?
- Tantôt plus, tantôt moins : le mal est que toujours ;
(Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes,)
Le mal est que dans l'an s'entremêlent des jours
Qu'il faut chommer ; on nous ruine en Fêtes.
L'une fait tort à l'autre ; et Monsieur le Curé
De quelque nouveau Saint charge toujours son prône.
Le Financier riant de sa naïveté
Lui dit : Je vous veux mettre aujourd'hui sur le trône.
Prenez ces cent écus : gardez-les avec soin,
Pour vous en servir au besoin.
Le Savetier crut voir tout l'argent que la terre
Avait depuis plus de cent ans
Produit pour l'usage des gens.
Il retourne chez lui : dans sa cave il enserre
L'argent et sa joie à la fois.
Plus de chant ; il perdit la voix
Du moment qu'il gagna ce qui cause nos peines.
Le sommeil quitta son logis,
Il eut pour hôtes les soucis,
Les soupçons, les alarmes vaines.
Tout le jour il avait l'œil au guet ; Et la nuit,
Si quelque chat faisait du bruit,
Le chat prenait l'argent : A la fin le pauvre homme
S'en courut chez celui qu'il ne réveillait plus !
Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme,
Et reprenez vos cent écus.
La Fontaine, Fables VIII, 1678
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SEQUENCE 3 : LA QUETE DU BONHEUR
TEXTE 3 : « IL FAUT CULTIVER NOTRE JARDIN »
La nouvelle s’était répandue qu’on venait d’étrangler à Constantinople deux vizirs du banc et le
muphti, et qu’on avait empalé plusieurs de leurs amis. Cette catastrophe faisait partout un grand bruit
pendant quelques heures. Pangloss, Candide, et Martin, en retournant à la petite métairie, rencontrèrent
un bon vieillard qui prenait le frais à sa porte sous un berceau d’orangers. Pangloss, qui était aussi
curieux que raisonneur, lui demanda comment se nommait le muphti qu’on venait d’étrangler. « Je
n’en sais rien, répondit le bonhomme ; et je n’ai jamais su le nom d’aucun muphti ni d’aucun vizir.
J’ignore absolument l’aventure dont vous me parlez ; je présume qu’en général ceux qui se mêlent des
affaires publiques périssent quelquefois misérablement, et qu’ils le méritent ; mais je ne m’informe
jamais de ce qu’on fait à Constantinople ; je me contente d’y envoyer vendre les fruits du jardin que je
cultive. » Ayant dit ces mots, il fit entrer les étrangers dans sa maison ; ses deux filles et ses deux fils
leur présentèrent plusieurs sortes de sorbets qu’ils faisaient eux-mêmes, du kaïmak piqué d’écorces de
cédrat confit, des oranges, des citrons, des limons, des ananas, des dattes, des pistaches, du café de
Moka qui n’était point mêlé avec le mauvais café de Batavia et des îles. Après quoi les deux filles de
ce bon musulman parfumèrent les barbes de Candide, de Pangloss, et de Martin.
« Vous devez avoir, dit Candide au Turc, une vaste et magnifique terre ? Je n’ai que vingt arpents,
répondit le Turc ; je les cultive avec mes enfants ; le travail éloigne de nous trois grands maux, l’ennui,
le vice, et le besoin. »
Candide en retournant dans sa métairie fit de profondes réflexions sur le discours du Turc. Il dit à
Pangloss et à Martin : « Ce bon vieillard me paraît s’être fait un sort bien préférable à celui des six rois
avec qui nous avons eu l’honneur de souper. Les grandeurs, dit Pangloss, sont fort dangereuses,
selon le rapport de tous les philosophes ; car enfin Églon, roi des Moabites, fut assassiné par Aod ;
Absalon fut pendu par les cheveux et percé de trois dards ; le roi Nadab, fils de Jéroboam, fut tué par
Baasa ; le roi Éla, par Zambri ; Ochosias, par Jéhu ; Athalie, par Joïada ; les rois Joachim, Jéchonias,
Sédécias, furent esclaves. Vous savez comment périrent Crésus, Astyage, Darius, Denys de Syracuse,
Pyrrhus, Persée, Annibal, Jugurtha, Arioviste, César, Pompée, Néron, Othon, Vitellius, Domitien,
Richard II d’Angleterre, Édouard II, Henri VI, Richard III, Marie Stuart, Charles Ier, les trois Henri de
France, l’empereur Henri IV ? Vous savez… Je sais aussi, dit Candide, qu’il faut cultiver notre
jardin. Vous avez raison, dit Pangloss ; car, quand l’homme fut mis dans le jardin d’Éden, il y fut
mis ut operaretur eum, pour qu’il travaillât : ce qui prouve que l’homme n’est pas pour le repos.
Travaillons sans raisonner, dit Martin ; c’est le seul moyen de rendre la vie supportable. »
Toute la petite société entra dans ce louable dessein ; chacun se mit à exercer ses talents. La petite
terre rapporta beaucoup. Cunégonde était, à la vérité, bien laide ; mais elle devint une excellente
pâtissière ; Paquette broda ; la vieille eut soin du linge. Il n’y eut pas jusqu’à frère Giroflée qui ne
rendît service ; il fut un très-bon menuisier, et même devint honnête homme ; et Pangloss disait
quelquefois à Candide : « Tous les événements sont enchaînés dans le meilleur des mondes possibles :
car enfin si vous n’aviez pas été chassé d’un beau château à grands coups de pied dans le derrière pour
l’amour de Mlle Cunégonde, si vous n’aviez pas été mis à l’Inquisition, si vous n’aviez pas couru
l’Amérique à pied, si vous n’aviez pas donné un bon coup d’épée au baron, si vous n’aviez pas perdu
tous vos moutons du bon pays d’Eldorado, vous ne mangeriez pas ici des cédrats confits et des
pistaches. Cela est bien dit, répondit Candide, mais il faut cultiver notre jardin. »
Voltaire, Candide, 1759
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