Puisqu`on nous change l`hôpital

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Michel KESTEMAN
Puisqu’on nous change l’hôpital,
l’hospitalité n’est pas déplacée :
elle devient fondamentale.
Anderlecht
Editions de la Marelle
2003
1
Puisqu’on nous change l’hôpital, l’hospitalité n’est pas
déplacée : elle devient fondamentale.
 La clinique Europe Saint-Michel à Etterbeek dont j’ai été
administrateur-délégué et directeur a.i., était déjà le fruit d’une fusion
de 4 cliniques : une maternité tenue par des religieuses, une institution
de sœurs hospitalières, un institut universitaire spécialisé en psychiatrie
et une clinique familiale fondée par un médecin. 1 La situation est donc
mixte du côté des fondations.
 L’héritage est repris par la Mutualité chrétienne en partenariat avec
l’Université catholique et des médecins avant d’évoluer vers une
intégration dans un grand ensemble, les Cliniques de l’Europe
associant encore deux autres cliniques d’Uccle passées de mains de
religieuses à celles de médecins mais gouvernés par les deux
universités de Louvain. Un seul pouvoir organisateur pour trois sites.2
On peut à partir de là répondre sans langue de bois aux trois questions posées
par le colloque 3 sur l’apport des institutions chrétiennes à l’année de la diaconie
, en disant brièvement que:
1. Si beaucoup d’hôpitaux, portent un nom de saint, l’hôpital d’initiative
privée et d’inspiration chrétienne créé pour soigner les malades comme
s’ils étaient le Christ lui-même est sans doute une espèce en voie de
disparition. L’identité chrétienne va donc se jouer ailleurs : chez les
acteurs.
2.
 Le monde chrétien continue à organiser seul ou en partenariat avec
d’autres des institutions qui répondent à des peurs fondamentales de
1
Dans le cadre du programme établi en 1985 par le Ministre J.L.Dehaene visant à une réduction des
hospitalisations tant par la réduction des durées ramenées à 8 jours que dans le nombre des institutions,
s’associent ainsi par étapes les maternités fusionnées de Malibran et du Solbosch à Ixelles, la Clinique St Michel
et l’Institut neurologique belge à Etterbeek, la Clinique de l’Europe (ancienne Faisanderie de Woluwé St Pierre
et Institut Médico- Chirurgical de Bruxelles au Square Marie-Louise).
2
L’opération n’est cependant pas terminée : associer des équipes et des cultures d’entreprise différentes,
fusionner des services, hiérarchiser des concurrents d’hier, arbitrer de nombreux conflits, faire des économies
d’échelle dans le cadre d’une restructuration. On taille donc dans les budgets, on négocie avec les banques, les
syndicats et les médecins. On gère le changement non sans dégâts humains mais c’est la condition de survie de
l’institution. Une nouvelle fusion se négocie et, après audit, examen des opportunités stratégiques , le relais est
pris par les Cliniques de l’Europe (St Elisabeth-2 Alices) dont le conseil d’administration est un partenariat des
deux universités de Louvain UCL et KUL. L’institution assume la gestion de trois « campus hospitaliers » qui
assurent à la fois une certaine spécialisation, la possibilité de disposer des équipements de pointe, des équipes
médicales de la dernière génération et une distribution géographique de proximité dans le Sud de Bruxelles. A
l’heure où les quinze hôpitaux publics dans le cadre du Plan Iris réalisent 4 entités à Bruxelles, le secteur
hospitalier chrétien non-universitaire se développe désormais sur trois pôles : Europe, St Jean, St Anne-St RémySt Etienne , sans parler de l’outsider qu’est l’hôpital universitaire St Luc de l’UCL.
3
Dans le cadre de l’année de la diaconie, instituée par les évêques de Belgique, ce colloque est organisé par la
Faculté de théologie et de droit canonique de l’Université catholique de Louvain à Louvain- la- Neuve le
11/02/2003 pour des personnes engagées dans les pastorales diocésaines francophones.
2
tout humain ( mourir, défaillir, souffrir, voir des êtres s’enfuir de la
vie ou se laisser envahir de l’intérieur ou de l’extérieur) et à des
besoins fondamentaux ( accoucher, naître, être bien dans son corps et
dans sa tête).
 Le malheur de la maladie peut devenir un bonheur hospitalier
avec les expériences tout aussi fondamentales du côté de l’agir :
guérir, épanouir, intervenir, contenir,… On y développe en effet
l’action appropriée en matière d’organisation, de diagnostic, de soins
ou de prévention.
 On y apprend du côté du subir, la patience du patient, la dépendance
du pâtir en attendant mieux : le bonheur de la guérison. On y découvre
des effets secondaires de l’état de santé et des traitements prescrits.
 On y apprend du côté du découvrir : la résistance de son corps, la
survie au-delà de l’épreuve, la parenté au-delà de l’accouchement, la
solidarité au-delà du subir, la fraternité et la proximité à travers les
difficultés à se refaire et à s’accepter en vérité.
3. Le financement des hôpitaux est une chance et une contrainte.
 L’Etat finance dans la cadre d’agréments, de programmations et de
normes hospitalières , les bâtiments et une partie des frais de
fonctionnement.
 Le coût des technologies et de médicaments de pointe ainsi que le
souci du rendement et du standing médical limitent les espaces de
gratuité : « votre temps est compté », cette parole est dite aux malades,
mais aussi aux soignants. Cela ne va pas sans conflits d’intérêt.
 Les patients couverts par la Sécurité sociale paient leur ticket
modérateur, leur quote-part personnelle, alourdie parfois par les
suppléments demandés par les médecins libéraux. Les plus riches
feront appel à une assurance. Ceux qui n’ont pas encore accès à la
sécurité sociale feront appel au Centre public d’aide sociale pour
obtenir un réquisitoire.
4. Les liens avec les instances pastorales du monde extra-hospitalier sont
ténus, trop sans doute.
 L’équipe de pastorale de la santé a pris le relais de l’aumônier et est
présente aux côtés du malade, le passager hospitalisé, et plus encore
des soignants et des bénévoles, les permanents hospitaliers.
3
 Du côté institutionnel, ce sont les fédérations d’hôpitaux qui
réunissent les gestionnaires en communauté d’intérêt autour d’enjeux
économiques et stratégiques, sanitaires et sociaux, politiques et,
occasionnellement, éthiques. Est-ce efficace, suffisant ? La présence
d’un délégué épiscopal garantit-il la fidélité des institutions à
l’Evangile ?
 On peut donc se demander : Pourrait-on réinventer autrement la
citoyenneté de la santé et l’accompagnement d’un malade qui ne
fait que passer à l’hôpital ?
Reprenons ces trois questions : elles conduisent à trois déplacements.
1. L’hospitalité se déplace : le monde de l’hôpital est en pleine mutation.
Après les ordres hospitaliers médiévaux et leurs fondations caritatives,
l’hospice St Jean de Bruges ou celui de Beaune, nous rappellent qu’ à l’époque
des Ducs de Bourgogne, une communauté de religieuses ou de béguines porte le
souci de ses contemporains. La pharmacie et le jardin aux plantes d’un côté, la
cuisine de l’autre entourent l’espace collectif de séjour qui ordonne les cellules
ou les alcôves autour d’un autel. La salle commune est aussi celle de la prière
commune. Le Christ guérisseur et la sœur soignante font alliance pour le bienêtre des patients.
L’institution va évoluer pour cinq raisons successives : les guerres, les
pestes, le politique et l’évolution des la démographie et des techniques.
 La guerre fera évoluer la chirurgie ; les chirurgiens sont au front et
amènent les techniques d’organisation militaire dans la gestion de
l’hospitalité des sœurs.
 Les pestes mettent l’Europe au lit ou la conduisent à la tombe : les
hospices n’y suffiront plus. Voyez L’œuvre au noir de Yourcenar ou
Le hussard sur le toit de Giono.
 L’hôpital public devient alors l’institution spécialisée de diagnostic, la « clinique », de traitement, d’intervention et d’enfermement. La
maternité deviendra, aux siècles suivants et en milieu urbain, le relais
des sages femmes gérée par de maîtresses femmes de congrégations
hospitalières.
 L’exclusion des ordres religieux de France en 1905 multipliera les
maisons chez nous : c’est tant mieux, mais le bassin de recrutement ne
sera pas à la mesure du renouvellement des équipes au XXème siècle.
Qui est désormais garant de l’institution et d’un savoir être qui apporte
autant que le savoir faire ? La professionnalisation, la syndicalisation
sont-elles garantes de continuité ?
4
 Entretemps, l’espace clos a aussi fonction prophylactique : il
préserve à la fois le patient et la société. Dans les deux sens, il exclut le
mal, du patient et des rangs de la société, comme l’a montré Michel
Foucault dans L’histoire de la folie. 4
 Pasteur et Röntgen ont ouvert la voie à la médecine scientifique et
technique. Freud ouvrira celle de la psychanalyse pour le domaine de
la santé mentale. L’hôpital va donc être bouleversé par l’impact des
nouvelles technologies avant de l’être par celui de la biologie et des
possibilités nouvelles offertes dans la maîtrise de la fécondité, de la
cellule, de l’ADN.
 Autrefois, la maison de cure urbaine, celle des corps, côtoie encore la
cure des âmes, la maison du curé qui en porte le souci : il en a cure ; il
en est même l’aumônier. Aujourd’hui le centre hospitalier est devenu
une industrie du soin, un lieu de grand passage où toutes les
ressources de la science et de la technique sont au service du malade
mais peut-il le supporter humainement et financièrement ? Tout ce qui
est faisable, est-il bénéfique ? Restera-t-il accessible à tous ?
Notre monde est désormais pluraliste , profane, professionnalisé à
l’extrême et syndicalisé en conséquence. Dès lors :
 La dimension chrétienne n’est pas acquise une fois pour toutes : le
nom de saint, la chapelle, l’équipe d’aumônerie ne sont que des alibis
si on n’y trouve pas autre chose . Elle se joue précisément dans
l’attention à la vie du patient de la conception au dernier jour, de la
part des médecins. Elle se joue dans l’attention aux personnes
soignées, dans l’atmosphère d’humanité jusqu’au boutiste du personnel
soignant qui fait dire a contrario « et vous dites que vous êtes
chrétiens ? » Cet état d’esprit est cohérent s’il est partagé par la
majorité des acteurs.
 On retrouve cette perspective dans les travaux d’un infirmier formateur
et philosophe des soins, Walter Hesbeen : « prendre soin relève d’une
attention adéquate et délicate qui s’inscrit dans une perspective (…),
faire un bout de chemin avec al personne pour l’accompagner vers
plus de santé, de bien-être, d’autonomie, d’harmonie,
d’épanouissement ». 5 Cet état d’esprit prend au sérieux la
souffrance des patients et celle des professionnels : il sait cette
donnée incontournable pour l’acte de soin . La dimension chrétienne
de l’hôpital existe si cette approche est nommée, voulue, entretenue. et
si la direction et les cadres développent de manière analogue au sein du
personnel une approche de respect et de reconnaissance des personnes
dans la recherche commune d’un soin porté aux personnes pour
déployer la santé.
FOUCAULT Michel, Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, ( 10/18,169), Paris, Plon, 1961,
1964².
5
HESBEEN Walter, La qualité du soin infirmier, Paris, Masson, 1998, p. 98.
4
5
2. Un hôpital, c’est beaucoup de sous.
 Tout travail mérite salaire. Tout équipement doit être acheté et
amorti. La nouveauté et la rareté augmentent les prix.
 L’industrie du matériel médical et pharmaceutique organise la
nouveauté et la surenchère pour plus d’efficacité et plus de rentabilité
de leur filière. Pour plus de confort du patient et de l’opérateur aussi
avec les chirurgies peu invasives, le matériel de viscéro-synthèse ou
l’imagerie médicale de diagnostic et d’intervention.6 Il ne suffit donc
plus d’avoir un bâtiment et des soignants : il faut adapter le complexe
hospitalier, le rééquiper constamment, former et payer les
professionnels. La masse salariale s’ajoute donc à l’infrastructure, à
l’équipement, à l’entretien, aux fournisseurs et aux intérêts à payer aux
banques.
 Un hôpital d’aujourd’hui, c’est au moins 500 lits, -un milliard de
francs belges de comptes de résultat (disons 25 millions d’euros), deux
milliards d’investissements, ( simplement le double à amortir), une
centaine de médecins, et plusieurs centaines d’infirmières, aides
soignantes, membres du personnel de surface, des administratifs et des
techniciens. C’est donc une réalité économique et juridique
importante balisée par les normes d’agrément, la programmation
hospitalière, les normes de financement (autrefois basé sur le prix de
journée, aujourd’hui sur les pathologies traitées et le délai de
traitement) , des contrats et des lois 7. L’hôpital est entouré de ses soustraitants pour la cuisine, l’entretien , la lingerie, parfois le laboratoire
ou des s.p.r.l. de médecins associés.
 C’est aussi une matière technique à haut risque : il y est question
d’humains , des deux côtés du scalpel mais aussi de sang contaminé,
de matières radioactives, d’équipements coûteux et fragiles, d’essais
opératoires, de diagnostic, de soin, de réanimation in vivo de l’humain
à naître, de l’humain naissant, de l’humain atteint dans son corps ou
son intellect, de l’humain vieillissant, de l’humain mourant.
On ne peut évoquer ici l’évolution de la radiologie classique vers le scanner, le tomographe, la résonance
magnétique, le PET-scan mais aussi l’endoscopie ;.. ou du scalpel vers les lasers, sans parler de la chirurgie à
distance, des appareils de circulation extra-corporels, de l’observation de l’homéostasie corporelle par le suivi
assisté par ordinateur de tous les paramètres, de la gamme d’appareils orthopédiques,…
7
Avec la mise en place du RCM : résumé clinique minimum ; RIM : résumé infirmier minimum ; RPM : résumé
psychiatrique minimum. On lira avec intérêt : MASSART Anne-Cécile, Comment ça marche : les hôpitaux ,
trois dossiers sur le financement et les relations de l’hôpital, dans MC -Informations, 1998-1999 ; HERMESSE
J., Le sous-financement des hôpitaux touche les patients, dans MC- Informations, 2002 (204).
6
6
 Géré comme une entreprise pour son échelle , l’hôpital est confronté
à des normes de sécurité absolue en matière d’hygiène car la
prophylaxie reste un combat permanent . Concerné au premier titre
par toutes les normes de protection de la vie privée et la Charte des
droits du patient, il est confronté encore à des choix prioritaires :
quand on n’a qu’un million, où faut-il investir ; quand on n’a qu’une
salle d’opération disponible quel patient privilégier ? Vous avez
compris comme tous les téléspectateurs du feuilleton « Urgences »
qu’on est loin d’un hôpital idéalisé. Si la rareté des moyens financiers
et humains conduit à des choix cruciaux il y a forcément des gagnants
et des perdants , des premiers servis et des éternels derniers. Le plus
rentable a une longueur d’avance sans que cela lui donne tous les
droits : le conseil médical, le conseil d’entreprise et le comité de
prévention et de protection du travail ont des avis à donner, des
arbitrages à faire.
 L’hôpital contemporain ne doit pas perdre le nord. S’il paie son
personnel, s’il rétribue ses médecins et ses fournisseurs, s’il doit nouer
les deux bouts et préfinancer l’intervention a posteriori de l’Etat, il
peut et doit se rappeler que sa raisons d’être est du côté des
malades : ce sont eux qui le font vivre ; c’est pour le maintien de leur
vie ou son accompagnement aux limites de la vie qu’il est créé,
financé. Le citoyen et le chrétien peuvent interpeller les acteurs
hospitaliers et publics pour le maintien de cette logique : la médecine
ne peut devenir une affaire commerciale même à l’heure de la
mondialisation.8
 Il faut désormais à la fois de l’engagement, de la compétence
technique et de la créativité quotidienne. Les soins intensifs
côtoient les soins palliatifs ou simplement les soins attentifs. Le
bénévolat demeure un appoint du côté de l’humanisation : guide de
l’arrivant, au temps des fleurs ou du café, il provoquent la rencontre et
récoltent parfois l’accompagnement. La sécurité sociale est par
ailleurs la , condition d’accès essentielle du plus grand nombre à la
contribution requise pour leur hospitalisation : ce patrimoine national,
cette conception essentielle, demande à être soutenue pour qu’on ne
tombe pas demain au plan européen à une médecine d’urgence
ramenée au plancher minimum par la dérégulation et la
commercialisation de l’art de guérir 9
Voir par ex. : SEMAINES SOCIALES DE FRANCE, Que ferons-nous de l’homme ? Biologie, médecine et
société, Paris, Bayard,2002 ; SAUVE Mathieu-Robert, L’éthique et le fric, Montréal, VLB éditions, 2000.
9
L’évolution de pays voisins comme les Pays-Bas et la Grande-Bretagne en indiquent le risque : une médecine
duale où la priorité va aux biens nantis. L’intervention de Bernard Kouchner, ministre français fondateur de
Médecins sans frontière, sur la nécessité de lancer Malades sans frontière et de créer une assurance-maladie au
niveau international le confirment.
8
7
 Quant au patient, il n’a pu obtenir de devis complet et précis, car on
ne peut exclure les aggravations collatérales et les médecins sont
prudents. Cependant, une initiative récente de la Mutualité chrétienne a
montré la possibilité de mutualiser le coût des hospitalisations par une
assurance hospitalière solidaire. Elle permet au plus grand nombre
de bénéficier d’une hospitalisation à prix plancher. Le partenariat
positif des hôpitaux et le procès engagé par des compagnies
d’assurance en indiquent l’enjeu : économique et social, cet enjeu est
européen . La sécurité sociale obligatoire n’y suffit plus. Le ministre de
la santé Frank Vandenbroucke crée le Maximum à facturer (MAF)
pour compléter le dispositif d’une sécurité sociale coincée entre la
diminution des charges patronales et la hausse du coût de la santé pour
le patient.
3. Compagnons de la santé :
 L’hôpital est pour le malade un lieu de vie forcé et perturbant. Le
patient est bouleversé dans ses habitudes. Cette expérience est
déstructurante pour plus d’un : privé de son univers familier , de ses
rythmes professionnels, réveillé à toute heure surtout en soins intensifs,
mis en observation, objet d’interventions, soumis à répétition à des
médicamentations plus ou moins agressives, le malade se sent menacé,
affecté, drogué, branché, modifié, même si c’est, - il l’espère - pour
son bien. Entamé dans ses évidences, questionné radicalement dans
son identité et ses certitudes, ramené parfois à des dépendances
infantiles, il affronte des nouveautés vitales à un rythme rapide tout en
vivant des moments en roue libre à attendre ce qui doit venir : il a
l’inconnu pour compagnon silencieux sans parler du silence inquiet et
des communications furtives et angoissées de l’entourage. 10
 L’hôpital est aussi pour ses travailleurs un lieu de travail 24 heures
sur 24 : une pratique qui exige compétence, sens de l’équipe et de la
responsabilité individuelle et collective. La responsabilité vitale au
sens propre butte ici sur des enjeux éthiques quotidiens de nature
bioéthique et socio-éthique. Jusqu’où aller, et comment faire des choix
devant les conflits d’intérêts entre personnes sur la qualité de la vie
vécue et à vivre , ainsi que sur les moyens réunis pour la permettre.
Pour qui est-ce soutenable, pour qui non ? Par qui est-ce payable, que
ce soit en euros ou en personnes. Le citoyen et le croyant interrogeront
tous les acteurs sur leur manière d’exercer leur responsabilité
professionnelle : Qu’est- ce qui les anime ? A quoi sont –ils conduits ?
Mesurent-ils les effets de leurs actes, de leurs paroles, de leurs
silences, de leurs passivités ? Ils chercheront avec eux : peut-on
10
BELLET M., L’épreuve. Le petit livre de l’infinie douceur , Paris, DDB, 1988
8
trouver d’autres solutions dans le cadre des contraintes budgétaires,
techniques et humaines ?
 L’hôpital est devenu lieu de court séjour ( hôpital de semaine, voire
de jour, même pour une dialyse ou une chimiothérapie) : il faut donc
adapter notre approche. La visite personnelle ou pastorale en hôpital
doit désormais venir très tôt pour ne pas arriver trop tard. La
plupart des patients sont des temporaires qui rentreront pour la plupart
à la maison ou deviendront des résidents (en maison de repos et de
soins, maison de soin psychiatrique ou habitat protégé) . Ils seront à
bref délai reconduits au statut ordinaire de locataire, voisin, paroissien
dans la trame de nos villes. Le malade reste un proche, un cousin, un
grand parent dans le tissu conjonctif de nos familles, de nos quartiers.
Ils sont l’occasion de raviver nos réseaux d’amitié et de solidarité. La
présence aux malades par la visite et le téléphone, la disponibilité pour
une télé-vigilance, l’aide à la vie journalière ou le contact sécurisant
régulier, ont ici tout leur prix d’écoute, de présence et d’échange.
 Ramener quelqu’un à domicile, comme le veut la politique de santé
d’aujourd’hui, après huit jours, parfois sans soutien familial ou sans
garantie de soutien par des professionnels des soins à domicile
adéquatement financés est, dans plus d’un cas, un non-sens, même si
c’est moins coûteux pour la collectivité. L’alliance soignant-soigné,
devrait donc se prolonger à l’extérieur avec le manteau protecteur des
familles, des proches mobilisables. Pour cela, il faudrait que l’hôpital
ne se soucie pas seulement de faire des actes techniques, mais s’occupe
de son service après soin ou après vente : Qu’arrivera-t-il à mon
patient ? Quel est le rôle socio- sanitaire du service social hospitalier
dans leur atterrissage avant, pendant et après l’intervention ?
Comment préparer et passer le relais à d’autres ( le généraliste,
l’infirmière, l’aide - familiale, les proches ) pour qu’il puisse évoluer
bien, vers un mieux-être malgré une maladie chronique qui l’habite ?
 Comme Walter Hesbeen, les soignants se demandent-ils vraiment :
« comment aider la personne, mon patient singulier, à se créer un
mode de vie porteur de sens pour lui et compatible avec sa situation et
son état , quels qu’ils soient ? » 11
 En conclusion, on a besoin de compagnons de la santé et de la
proximité pendant et surtout après l’hôpital . C’est là que se révèle
ce qu’ignore l’hôpital, en tant que fabrique de soins : que les maladies
ne sont pas seulement nos ennemies contre lesquelles il faut lutter. Le
11
HESBEEN Walter, Prendre soin dans le monde (Perspectives soignantes), Paris, Seli Arslan, 2000 ; De
l’ouverture à l’existence à une clinique soignante, Fourth International Conference of the European Federation
of Nurse Eucators, Madeira,2002 (disponible sur intrenet).
9
psychosociologue Jacques Salomé n’hésite pas à écrire à leur propos :
« les maladies (ma-la-die / mal-à-dire) sont nos alliées ».12 Il nous
indique comment le passage par le plâtre, le coma, les pertes de
conscience, les broches, les impuissances physiques ouvrent l’abîme d‘
un retour sur soi et stimulent la recherche d’une autre façon de vivre.
Combien de cancéreux n’ont-ils pas été reconduits à l’essentiel à leur
corps défendant ? Salomé pense qu’en dehors des atteintes proprement
virales ou les maladies dégénératives, « toute maladie est comme un
langage (…) symbolique avec lequel nous tentons de dire – et de
cacher aussi - l’inacceptable, l’indicible, l’insupportable ». La
maladie peut devenir ainsi l’expression physique, consciente ou
inconsciente, de tout ce qui nous dépasse, de l’excès ou du manque
dont on a plein le dos : désaccord avec soi-même, frustration, deuil,
conflit, réparation ou fidélité aux blessures cachées de ses parents. Le
mal être nous rend plus vulnérables ; il réduit notre immunité autant
que le fait le sida ou un lymphome.
 A côté de l’hyper-compétence médicale et de l’hyper-professionalisme
des soignants brûlés par l’urgence, il faut que ces mêmes personnes,
capables d’humanité malgré tout puissent rencontrer les malades
récidivistes, les malades chroniques dont la parole corporelle n’est pas
entendue car : « Accéder au sens de la maladie dans une histoire de
vie, c’est commencer à la guérir. » 13
 « Le corps est un don de Dieu » 14. Nous pouvons le dire à double
titre à double titre : il nous permet d’être et de nous exprimer.
Atteint, il nous permet de nous ressentir et de nous redécouvrir
jusqu’à nos derniers retranchements ou de découvrir le vrai visage de
nos proches.
 La pastorale des malades intra-hospitalière et la pastorale de la
santé extra-hospitalière prend ici tout son sens :
o comme pastorale des soignants d’une part,
o comme pastorale des proches d’autre part,
o comme pastorale de vivants qui ne sortent pas indemnes du
passage de la vie, enfin.
 Il faut être particulièrement attentif aux soignants professionnels ou de
proximité qui sont questionnés par la maladie de leur proche :
Qu’attend-il de moi ? Quelle fragilité me révèle-t-il ? Quelles peurs ?
Quels bonheurs et quels possibles aussi. Une présence au lit du
malade, le partage de la recherche du sens ouvre d’autres chemins
d’alliance entre personnes autour de l’alité, à l’hôpital ou à domicile .
12
SALOME Jacques,Passeur de vie (Pocket 11342), Paris, Editions Dervy, 2000.
O.c.,52.
14
KESTEMAN M., Le corps est un don de Dieu, dans La Foi et le temps,1985…
13
10
La consistance du service de la foi qui se fait soins continus, vigilance,
aide à la vie journalière, est alors don d’espérance.
 Etre le frère ou la sœur qui entend, là où le malade peut se dire, se
vivre, dans ses doutes et déchirures, ses angoisses de l’avant, du
pendant et de l’après souffrir, c’est être « passeur de vie » comme dit
Salomé, se permettre la « parole du passant » comme l’écrit Jean
Sulivan. C’est là que peut se nouer au cœur de la détresse l’expérience
de l’infinie tendresse évoquée par Maurice Bellet depuis son lit
d’hôpital , la reconnaissance du Dieu vivant proche ou l’ouverture de
l’espérance ténue de lendemains qui respirent. Le corps est don de
Dieu : « son habitation au cœur de l’humanité est une hospitalité
demandée par Dieu, qui veut combattre pour que l’homme soit
hospitalier à l’humain et par là même à Dieu lui-même ».15
 « La santé est la capacité de s’adapter à ce qui change en soi et
autour de soi ». 16 Cette définition d’Ivan Illich convient aussi aux
institutions : celle du soin comme l’hôpital, celle de l’accompagnement
des malades et des soignants. La question se pose : sommes-nous dès
lors prêts :
o à changer notre regard sur les choses de la vie et de la foi,
o à accompagner les blessures et les usures du corps et de
l’espérance comme les grandeurs des guérisons, des ténacités et
des créativités.
 « Demain, je recommence au matin » chantait Guy Béart après une
longue maladie. Il n’ y a pas de raison de s’arrêter. Continuons à
inventer de nouvelles manières d’être humain . En particulier si nous
sommes formateurs de chrétiens, de citoyens et de professionnels de la
santé. L’estime de soi, la sollicitude pour autrui, des institutions
justes : n’est-ce pas là, selon Paul Ricoeur, la triple caractéristique
d’une visée éthique. L’hospitalité fondamentale nous ouvre à la vision
théologale de l’hôpital, celle qui permet à l’homme de se sentir « sain
et sauf ». On pourra alors choisir de poursuivre ou d’adapter la
présence institutionnelle non dans une optique d’occupation d’un
territoire mais comme présence significative, expérimentée , en
situation de dialogue avec les autres acteurs du secteur hospitalier et
des autres secteurs pastoraux..
Michel KESTEMAN
15
CADORE Bruno, Médecine, santé et société : les grands enjeux, dans Semaine sociale, op.cit., p.89.
ILLICH I., Némésis médicale : l’expropriation de la santé, Paris , Seuil, 1975; voir aussi KESTEMAN M.,
L’invention de la santé, Bruxelles, FIAS, 1997
16
11
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