Michel KESTEMAN Puisqu’on nous change l’hôpital, l’hospitalité n’est pas déplacée : elle devient fondamentale. Anderlecht Editions de la Marelle 2003 1 Puisqu’on nous change l’hôpital, l’hospitalité n’est pas déplacée : elle devient fondamentale. La clinique Europe Saint-Michel à Etterbeek dont j’ai été administrateur-délégué et directeur a.i., était déjà le fruit d’une fusion de 4 cliniques : une maternité tenue par des religieuses, une institution de sœurs hospitalières, un institut universitaire spécialisé en psychiatrie et une clinique familiale fondée par un médecin. 1 La situation est donc mixte du côté des fondations. L’héritage est repris par la Mutualité chrétienne en partenariat avec l’Université catholique et des médecins avant d’évoluer vers une intégration dans un grand ensemble, les Cliniques de l’Europe associant encore deux autres cliniques d’Uccle passées de mains de religieuses à celles de médecins mais gouvernés par les deux universités de Louvain. Un seul pouvoir organisateur pour trois sites.2 On peut à partir de là répondre sans langue de bois aux trois questions posées par le colloque 3 sur l’apport des institutions chrétiennes à l’année de la diaconie , en disant brièvement que: 1. Si beaucoup d’hôpitaux, portent un nom de saint, l’hôpital d’initiative privée et d’inspiration chrétienne créé pour soigner les malades comme s’ils étaient le Christ lui-même est sans doute une espèce en voie de disparition. L’identité chrétienne va donc se jouer ailleurs : chez les acteurs. 2. Le monde chrétien continue à organiser seul ou en partenariat avec d’autres des institutions qui répondent à des peurs fondamentales de 1 Dans le cadre du programme établi en 1985 par le Ministre J.L.Dehaene visant à une réduction des hospitalisations tant par la réduction des durées ramenées à 8 jours que dans le nombre des institutions, s’associent ainsi par étapes les maternités fusionnées de Malibran et du Solbosch à Ixelles, la Clinique St Michel et l’Institut neurologique belge à Etterbeek, la Clinique de l’Europe (ancienne Faisanderie de Woluwé St Pierre et Institut Médico- Chirurgical de Bruxelles au Square Marie-Louise). 2 L’opération n’est cependant pas terminée : associer des équipes et des cultures d’entreprise différentes, fusionner des services, hiérarchiser des concurrents d’hier, arbitrer de nombreux conflits, faire des économies d’échelle dans le cadre d’une restructuration. On taille donc dans les budgets, on négocie avec les banques, les syndicats et les médecins. On gère le changement non sans dégâts humains mais c’est la condition de survie de l’institution. Une nouvelle fusion se négocie et, après audit, examen des opportunités stratégiques , le relais est pris par les Cliniques de l’Europe (St Elisabeth-2 Alices) dont le conseil d’administration est un partenariat des deux universités de Louvain UCL et KUL. L’institution assume la gestion de trois « campus hospitaliers » qui assurent à la fois une certaine spécialisation, la possibilité de disposer des équipements de pointe, des équipes médicales de la dernière génération et une distribution géographique de proximité dans le Sud de Bruxelles. A l’heure où les quinze hôpitaux publics dans le cadre du Plan Iris réalisent 4 entités à Bruxelles, le secteur hospitalier chrétien non-universitaire se développe désormais sur trois pôles : Europe, St Jean, St Anne-St RémySt Etienne , sans parler de l’outsider qu’est l’hôpital universitaire St Luc de l’UCL. 3 Dans le cadre de l’année de la diaconie, instituée par les évêques de Belgique, ce colloque est organisé par la Faculté de théologie et de droit canonique de l’Université catholique de Louvain à Louvain- la- Neuve le 11/02/2003 pour des personnes engagées dans les pastorales diocésaines francophones. 2 tout humain ( mourir, défaillir, souffrir, voir des êtres s’enfuir de la vie ou se laisser envahir de l’intérieur ou de l’extérieur) et à des besoins fondamentaux ( accoucher, naître, être bien dans son corps et dans sa tête). Le malheur de la maladie peut devenir un bonheur hospitalier avec les expériences tout aussi fondamentales du côté de l’agir : guérir, épanouir, intervenir, contenir,… On y développe en effet l’action appropriée en matière d’organisation, de diagnostic, de soins ou de prévention. On y apprend du côté du subir, la patience du patient, la dépendance du pâtir en attendant mieux : le bonheur de la guérison. On y découvre des effets secondaires de l’état de santé et des traitements prescrits. On y apprend du côté du découvrir : la résistance de son corps, la survie au-delà de l’épreuve, la parenté au-delà de l’accouchement, la solidarité au-delà du subir, la fraternité et la proximité à travers les difficultés à se refaire et à s’accepter en vérité. 3. Le financement des hôpitaux est une chance et une contrainte. L’Etat finance dans la cadre d’agréments, de programmations et de normes hospitalières , les bâtiments et une partie des frais de fonctionnement. Le coût des technologies et de médicaments de pointe ainsi que le souci du rendement et du standing médical limitent les espaces de gratuité : « votre temps est compté », cette parole est dite aux malades, mais aussi aux soignants. Cela ne va pas sans conflits d’intérêt. Les patients couverts par la Sécurité sociale paient leur ticket modérateur, leur quote-part personnelle, alourdie parfois par les suppléments demandés par les médecins libéraux. Les plus riches feront appel à une assurance. Ceux qui n’ont pas encore accès à la sécurité sociale feront appel au Centre public d’aide sociale pour obtenir un réquisitoire. 4. Les liens avec les instances pastorales du monde extra-hospitalier sont ténus, trop sans doute. L’équipe de pastorale de la santé a pris le relais de l’aumônier et est présente aux côtés du malade, le passager hospitalisé, et plus encore des soignants et des bénévoles, les permanents hospitaliers. 3 Du côté institutionnel, ce sont les fédérations d’hôpitaux qui réunissent les gestionnaires en communauté d’intérêt autour d’enjeux économiques et stratégiques, sanitaires et sociaux, politiques et, occasionnellement, éthiques. Est-ce efficace, suffisant ? La présence d’un délégué épiscopal garantit-il la fidélité des institutions à l’Evangile ? On peut donc se demander : Pourrait-on réinventer autrement la citoyenneté de la santé et l’accompagnement d’un malade qui ne fait que passer à l’hôpital ? Reprenons ces trois questions : elles conduisent à trois déplacements. 1. L’hospitalité se déplace : le monde de l’hôpital est en pleine mutation. Après les ordres hospitaliers médiévaux et leurs fondations caritatives, l’hospice St Jean de Bruges ou celui de Beaune, nous rappellent qu’ à l’époque des Ducs de Bourgogne, une communauté de religieuses ou de béguines porte le souci de ses contemporains. La pharmacie et le jardin aux plantes d’un côté, la cuisine de l’autre entourent l’espace collectif de séjour qui ordonne les cellules ou les alcôves autour d’un autel. La salle commune est aussi celle de la prière commune. Le Christ guérisseur et la sœur soignante font alliance pour le bienêtre des patients. L’institution va évoluer pour cinq raisons successives : les guerres, les pestes, le politique et l’évolution des la démographie et des techniques. La guerre fera évoluer la chirurgie ; les chirurgiens sont au front et amènent les techniques d’organisation militaire dans la gestion de l’hospitalité des sœurs. Les pestes mettent l’Europe au lit ou la conduisent à la tombe : les hospices n’y suffiront plus. Voyez L’œuvre au noir de Yourcenar ou Le hussard sur le toit de Giono. L’hôpital public devient alors l’institution spécialisée de diagnostic, la « clinique », de traitement, d’intervention et d’enfermement. La maternité deviendra, aux siècles suivants et en milieu urbain, le relais des sages femmes gérée par de maîtresses femmes de congrégations hospitalières. L’exclusion des ordres religieux de France en 1905 multipliera les maisons chez nous : c’est tant mieux, mais le bassin de recrutement ne sera pas à la mesure du renouvellement des équipes au XXème siècle. Qui est désormais garant de l’institution et d’un savoir être qui apporte autant que le savoir faire ? La professionnalisation, la syndicalisation sont-elles garantes de continuité ? 4 Entretemps, l’espace clos a aussi fonction prophylactique : il préserve à la fois le patient et la société. Dans les deux sens, il exclut le mal, du patient et des rangs de la société, comme l’a montré Michel Foucault dans L’histoire de la folie. 4 Pasteur et Röntgen ont ouvert la voie à la médecine scientifique et technique. Freud ouvrira celle de la psychanalyse pour le domaine de la santé mentale. L’hôpital va donc être bouleversé par l’impact des nouvelles technologies avant de l’être par celui de la biologie et des possibilités nouvelles offertes dans la maîtrise de la fécondité, de la cellule, de l’ADN. Autrefois, la maison de cure urbaine, celle des corps, côtoie encore la cure des âmes, la maison du curé qui en porte le souci : il en a cure ; il en est même l’aumônier. Aujourd’hui le centre hospitalier est devenu une industrie du soin, un lieu de grand passage où toutes les ressources de la science et de la technique sont au service du malade mais peut-il le supporter humainement et financièrement ? Tout ce qui est faisable, est-il bénéfique ? Restera-t-il accessible à tous ? Notre monde est désormais pluraliste , profane, professionnalisé à l’extrême et syndicalisé en conséquence. Dès lors : La dimension chrétienne n’est pas acquise une fois pour toutes : le nom de saint, la chapelle, l’équipe d’aumônerie ne sont que des alibis si on n’y trouve pas autre chose . Elle se joue précisément dans l’attention à la vie du patient de la conception au dernier jour, de la part des médecins. Elle se joue dans l’attention aux personnes soignées, dans l’atmosphère d’humanité jusqu’au boutiste du personnel soignant qui fait dire a contrario « et vous dites que vous êtes chrétiens ? » Cet état d’esprit est cohérent s’il est partagé par la majorité des acteurs. On retrouve cette perspective dans les travaux d’un infirmier formateur et philosophe des soins, Walter Hesbeen : « prendre soin relève d’une attention adéquate et délicate qui s’inscrit dans une perspective (…), faire un bout de chemin avec al personne pour l’accompagner vers plus de santé, de bien-être, d’autonomie, d’harmonie, d’épanouissement ». 5 Cet état d’esprit prend au sérieux la souffrance des patients et celle des professionnels : il sait cette donnée incontournable pour l’acte de soin . La dimension chrétienne de l’hôpital existe si cette approche est nommée, voulue, entretenue. et si la direction et les cadres développent de manière analogue au sein du personnel une approche de respect et de reconnaissance des personnes dans la recherche commune d’un soin porté aux personnes pour déployer la santé. FOUCAULT Michel, Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, ( 10/18,169), Paris, Plon, 1961, 1964². 5 HESBEEN Walter, La qualité du soin infirmier, Paris, Masson, 1998, p. 98. 4 5 2. Un hôpital, c’est beaucoup de sous. Tout travail mérite salaire. Tout équipement doit être acheté et amorti. La nouveauté et la rareté augmentent les prix. L’industrie du matériel médical et pharmaceutique organise la nouveauté et la surenchère pour plus d’efficacité et plus de rentabilité de leur filière. Pour plus de confort du patient et de l’opérateur aussi avec les chirurgies peu invasives, le matériel de viscéro-synthèse ou l’imagerie médicale de diagnostic et d’intervention.6 Il ne suffit donc plus d’avoir un bâtiment et des soignants : il faut adapter le complexe hospitalier, le rééquiper constamment, former et payer les professionnels. La masse salariale s’ajoute donc à l’infrastructure, à l’équipement, à l’entretien, aux fournisseurs et aux intérêts à payer aux banques. Un hôpital d’aujourd’hui, c’est au moins 500 lits, -un milliard de francs belges de comptes de résultat (disons 25 millions d’euros), deux milliards d’investissements, ( simplement le double à amortir), une centaine de médecins, et plusieurs centaines d’infirmières, aides soignantes, membres du personnel de surface, des administratifs et des techniciens. C’est donc une réalité économique et juridique importante balisée par les normes d’agrément, la programmation hospitalière, les normes de financement (autrefois basé sur le prix de journée, aujourd’hui sur les pathologies traitées et le délai de traitement) , des contrats et des lois 7. L’hôpital est entouré de ses soustraitants pour la cuisine, l’entretien , la lingerie, parfois le laboratoire ou des s.p.r.l. de médecins associés. C’est aussi une matière technique à haut risque : il y est question d’humains , des deux côtés du scalpel mais aussi de sang contaminé, de matières radioactives, d’équipements coûteux et fragiles, d’essais opératoires, de diagnostic, de soin, de réanimation in vivo de l’humain à naître, de l’humain naissant, de l’humain atteint dans son corps ou son intellect, de l’humain vieillissant, de l’humain mourant. On ne peut évoquer ici l’évolution de la radiologie classique vers le scanner, le tomographe, la résonance magnétique, le PET-scan mais aussi l’endoscopie ;.. ou du scalpel vers les lasers, sans parler de la chirurgie à distance, des appareils de circulation extra-corporels, de l’observation de l’homéostasie corporelle par le suivi assisté par ordinateur de tous les paramètres, de la gamme d’appareils orthopédiques,… 7 Avec la mise en place du RCM : résumé clinique minimum ; RIM : résumé infirmier minimum ; RPM : résumé psychiatrique minimum. On lira avec intérêt : MASSART Anne-Cécile, Comment ça marche : les hôpitaux , trois dossiers sur le financement et les relations de l’hôpital, dans MC -Informations, 1998-1999 ; HERMESSE J., Le sous-financement des hôpitaux touche les patients, dans MC- Informations, 2002 (204). 6 6 Géré comme une entreprise pour son échelle , l’hôpital est confronté à des normes de sécurité absolue en matière d’hygiène car la prophylaxie reste un combat permanent . Concerné au premier titre par toutes les normes de protection de la vie privée et la Charte des droits du patient, il est confronté encore à des choix prioritaires : quand on n’a qu’un million, où faut-il investir ; quand on n’a qu’une salle d’opération disponible quel patient privilégier ? Vous avez compris comme tous les téléspectateurs du feuilleton « Urgences » qu’on est loin d’un hôpital idéalisé. Si la rareté des moyens financiers et humains conduit à des choix cruciaux il y a forcément des gagnants et des perdants , des premiers servis et des éternels derniers. Le plus rentable a une longueur d’avance sans que cela lui donne tous les droits : le conseil médical, le conseil d’entreprise et le comité de prévention et de protection du travail ont des avis à donner, des arbitrages à faire. L’hôpital contemporain ne doit pas perdre le nord. S’il paie son personnel, s’il rétribue ses médecins et ses fournisseurs, s’il doit nouer les deux bouts et préfinancer l’intervention a posteriori de l’Etat, il peut et doit se rappeler que sa raisons d’être est du côté des malades : ce sont eux qui le font vivre ; c’est pour le maintien de leur vie ou son accompagnement aux limites de la vie qu’il est créé, financé. Le citoyen et le chrétien peuvent interpeller les acteurs hospitaliers et publics pour le maintien de cette logique : la médecine ne peut devenir une affaire commerciale même à l’heure de la mondialisation.8 Il faut désormais à la fois de l’engagement, de la compétence technique et de la créativité quotidienne. Les soins intensifs côtoient les soins palliatifs ou simplement les soins attentifs. Le bénévolat demeure un appoint du côté de l’humanisation : guide de l’arrivant, au temps des fleurs ou du café, il provoquent la rencontre et récoltent parfois l’accompagnement. La sécurité sociale est par ailleurs la , condition d’accès essentielle du plus grand nombre à la contribution requise pour leur hospitalisation : ce patrimoine national, cette conception essentielle, demande à être soutenue pour qu’on ne tombe pas demain au plan européen à une médecine d’urgence ramenée au plancher minimum par la dérégulation et la commercialisation de l’art de guérir 9 Voir par ex. : SEMAINES SOCIALES DE FRANCE, Que ferons-nous de l’homme ? Biologie, médecine et société, Paris, Bayard,2002 ; SAUVE Mathieu-Robert, L’éthique et le fric, Montréal, VLB éditions, 2000. 9 L’évolution de pays voisins comme les Pays-Bas et la Grande-Bretagne en indiquent le risque : une médecine duale où la priorité va aux biens nantis. L’intervention de Bernard Kouchner, ministre français fondateur de Médecins sans frontière, sur la nécessité de lancer Malades sans frontière et de créer une assurance-maladie au niveau international le confirment. 8 7 Quant au patient, il n’a pu obtenir de devis complet et précis, car on ne peut exclure les aggravations collatérales et les médecins sont prudents. Cependant, une initiative récente de la Mutualité chrétienne a montré la possibilité de mutualiser le coût des hospitalisations par une assurance hospitalière solidaire. Elle permet au plus grand nombre de bénéficier d’une hospitalisation à prix plancher. Le partenariat positif des hôpitaux et le procès engagé par des compagnies d’assurance en indiquent l’enjeu : économique et social, cet enjeu est européen . La sécurité sociale obligatoire n’y suffit plus. Le ministre de la santé Frank Vandenbroucke crée le Maximum à facturer (MAF) pour compléter le dispositif d’une sécurité sociale coincée entre la diminution des charges patronales et la hausse du coût de la santé pour le patient. 3. Compagnons de la santé : L’hôpital est pour le malade un lieu de vie forcé et perturbant. Le patient est bouleversé dans ses habitudes. Cette expérience est déstructurante pour plus d’un : privé de son univers familier , de ses rythmes professionnels, réveillé à toute heure surtout en soins intensifs, mis en observation, objet d’interventions, soumis à répétition à des médicamentations plus ou moins agressives, le malade se sent menacé, affecté, drogué, branché, modifié, même si c’est, - il l’espère - pour son bien. Entamé dans ses évidences, questionné radicalement dans son identité et ses certitudes, ramené parfois à des dépendances infantiles, il affronte des nouveautés vitales à un rythme rapide tout en vivant des moments en roue libre à attendre ce qui doit venir : il a l’inconnu pour compagnon silencieux sans parler du silence inquiet et des communications furtives et angoissées de l’entourage. 10 L’hôpital est aussi pour ses travailleurs un lieu de travail 24 heures sur 24 : une pratique qui exige compétence, sens de l’équipe et de la responsabilité individuelle et collective. La responsabilité vitale au sens propre butte ici sur des enjeux éthiques quotidiens de nature bioéthique et socio-éthique. Jusqu’où aller, et comment faire des choix devant les conflits d’intérêts entre personnes sur la qualité de la vie vécue et à vivre , ainsi que sur les moyens réunis pour la permettre. Pour qui est-ce soutenable, pour qui non ? Par qui est-ce payable, que ce soit en euros ou en personnes. Le citoyen et le croyant interrogeront tous les acteurs sur leur manière d’exercer leur responsabilité professionnelle : Qu’est- ce qui les anime ? A quoi sont –ils conduits ? Mesurent-ils les effets de leurs actes, de leurs paroles, de leurs silences, de leurs passivités ? Ils chercheront avec eux : peut-on 10 BELLET M., L’épreuve. Le petit livre de l’infinie douceur , Paris, DDB, 1988 8 trouver d’autres solutions dans le cadre des contraintes budgétaires, techniques et humaines ? L’hôpital est devenu lieu de court séjour ( hôpital de semaine, voire de jour, même pour une dialyse ou une chimiothérapie) : il faut donc adapter notre approche. La visite personnelle ou pastorale en hôpital doit désormais venir très tôt pour ne pas arriver trop tard. La plupart des patients sont des temporaires qui rentreront pour la plupart à la maison ou deviendront des résidents (en maison de repos et de soins, maison de soin psychiatrique ou habitat protégé) . Ils seront à bref délai reconduits au statut ordinaire de locataire, voisin, paroissien dans la trame de nos villes. Le malade reste un proche, un cousin, un grand parent dans le tissu conjonctif de nos familles, de nos quartiers. Ils sont l’occasion de raviver nos réseaux d’amitié et de solidarité. La présence aux malades par la visite et le téléphone, la disponibilité pour une télé-vigilance, l’aide à la vie journalière ou le contact sécurisant régulier, ont ici tout leur prix d’écoute, de présence et d’échange. Ramener quelqu’un à domicile, comme le veut la politique de santé d’aujourd’hui, après huit jours, parfois sans soutien familial ou sans garantie de soutien par des professionnels des soins à domicile adéquatement financés est, dans plus d’un cas, un non-sens, même si c’est moins coûteux pour la collectivité. L’alliance soignant-soigné, devrait donc se prolonger à l’extérieur avec le manteau protecteur des familles, des proches mobilisables. Pour cela, il faudrait que l’hôpital ne se soucie pas seulement de faire des actes techniques, mais s’occupe de son service après soin ou après vente : Qu’arrivera-t-il à mon patient ? Quel est le rôle socio- sanitaire du service social hospitalier dans leur atterrissage avant, pendant et après l’intervention ? Comment préparer et passer le relais à d’autres ( le généraliste, l’infirmière, l’aide - familiale, les proches ) pour qu’il puisse évoluer bien, vers un mieux-être malgré une maladie chronique qui l’habite ? Comme Walter Hesbeen, les soignants se demandent-ils vraiment : « comment aider la personne, mon patient singulier, à se créer un mode de vie porteur de sens pour lui et compatible avec sa situation et son état , quels qu’ils soient ? » 11 En conclusion, on a besoin de compagnons de la santé et de la proximité pendant et surtout après l’hôpital . C’est là que se révèle ce qu’ignore l’hôpital, en tant que fabrique de soins : que les maladies ne sont pas seulement nos ennemies contre lesquelles il faut lutter. Le 11 HESBEEN Walter, Prendre soin dans le monde (Perspectives soignantes), Paris, Seli Arslan, 2000 ; De l’ouverture à l’existence à une clinique soignante, Fourth International Conference of the European Federation of Nurse Eucators, Madeira,2002 (disponible sur intrenet). 9 psychosociologue Jacques Salomé n’hésite pas à écrire à leur propos : « les maladies (ma-la-die / mal-à-dire) sont nos alliées ».12 Il nous indique comment le passage par le plâtre, le coma, les pertes de conscience, les broches, les impuissances physiques ouvrent l’abîme d‘ un retour sur soi et stimulent la recherche d’une autre façon de vivre. Combien de cancéreux n’ont-ils pas été reconduits à l’essentiel à leur corps défendant ? Salomé pense qu’en dehors des atteintes proprement virales ou les maladies dégénératives, « toute maladie est comme un langage (…) symbolique avec lequel nous tentons de dire – et de cacher aussi - l’inacceptable, l’indicible, l’insupportable ». La maladie peut devenir ainsi l’expression physique, consciente ou inconsciente, de tout ce qui nous dépasse, de l’excès ou du manque dont on a plein le dos : désaccord avec soi-même, frustration, deuil, conflit, réparation ou fidélité aux blessures cachées de ses parents. Le mal être nous rend plus vulnérables ; il réduit notre immunité autant que le fait le sida ou un lymphome. A côté de l’hyper-compétence médicale et de l’hyper-professionalisme des soignants brûlés par l’urgence, il faut que ces mêmes personnes, capables d’humanité malgré tout puissent rencontrer les malades récidivistes, les malades chroniques dont la parole corporelle n’est pas entendue car : « Accéder au sens de la maladie dans une histoire de vie, c’est commencer à la guérir. » 13 « Le corps est un don de Dieu » 14. Nous pouvons le dire à double titre à double titre : il nous permet d’être et de nous exprimer. Atteint, il nous permet de nous ressentir et de nous redécouvrir jusqu’à nos derniers retranchements ou de découvrir le vrai visage de nos proches. La pastorale des malades intra-hospitalière et la pastorale de la santé extra-hospitalière prend ici tout son sens : o comme pastorale des soignants d’une part, o comme pastorale des proches d’autre part, o comme pastorale de vivants qui ne sortent pas indemnes du passage de la vie, enfin. Il faut être particulièrement attentif aux soignants professionnels ou de proximité qui sont questionnés par la maladie de leur proche : Qu’attend-il de moi ? Quelle fragilité me révèle-t-il ? Quelles peurs ? Quels bonheurs et quels possibles aussi. Une présence au lit du malade, le partage de la recherche du sens ouvre d’autres chemins d’alliance entre personnes autour de l’alité, à l’hôpital ou à domicile . 12 SALOME Jacques,Passeur de vie (Pocket 11342), Paris, Editions Dervy, 2000. O.c.,52. 14 KESTEMAN M., Le corps est un don de Dieu, dans La Foi et le temps,1985… 13 10 La consistance du service de la foi qui se fait soins continus, vigilance, aide à la vie journalière, est alors don d’espérance. Etre le frère ou la sœur qui entend, là où le malade peut se dire, se vivre, dans ses doutes et déchirures, ses angoisses de l’avant, du pendant et de l’après souffrir, c’est être « passeur de vie » comme dit Salomé, se permettre la « parole du passant » comme l’écrit Jean Sulivan. C’est là que peut se nouer au cœur de la détresse l’expérience de l’infinie tendresse évoquée par Maurice Bellet depuis son lit d’hôpital , la reconnaissance du Dieu vivant proche ou l’ouverture de l’espérance ténue de lendemains qui respirent. Le corps est don de Dieu : « son habitation au cœur de l’humanité est une hospitalité demandée par Dieu, qui veut combattre pour que l’homme soit hospitalier à l’humain et par là même à Dieu lui-même ».15 « La santé est la capacité de s’adapter à ce qui change en soi et autour de soi ». 16 Cette définition d’Ivan Illich convient aussi aux institutions : celle du soin comme l’hôpital, celle de l’accompagnement des malades et des soignants. La question se pose : sommes-nous dès lors prêts : o à changer notre regard sur les choses de la vie et de la foi, o à accompagner les blessures et les usures du corps et de l’espérance comme les grandeurs des guérisons, des ténacités et des créativités. « Demain, je recommence au matin » chantait Guy Béart après une longue maladie. Il n’ y a pas de raison de s’arrêter. Continuons à inventer de nouvelles manières d’être humain . En particulier si nous sommes formateurs de chrétiens, de citoyens et de professionnels de la santé. L’estime de soi, la sollicitude pour autrui, des institutions justes : n’est-ce pas là, selon Paul Ricoeur, la triple caractéristique d’une visée éthique. L’hospitalité fondamentale nous ouvre à la vision théologale de l’hôpital, celle qui permet à l’homme de se sentir « sain et sauf ». On pourra alors choisir de poursuivre ou d’adapter la présence institutionnelle non dans une optique d’occupation d’un territoire mais comme présence significative, expérimentée , en situation de dialogue avec les autres acteurs du secteur hospitalier et des autres secteurs pastoraux.. Michel KESTEMAN 15 CADORE Bruno, Médecine, santé et société : les grands enjeux, dans Semaine sociale, op.cit., p.89. ILLICH I., Némésis médicale : l’expropriation de la santé, Paris , Seuil, 1975; voir aussi KESTEMAN M., L’invention de la santé, Bruxelles, FIAS, 1997 16 11