Gilles BREDELOUP

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Se mettre en scène et se mettre en situation de communication
Gilles BREDELOUP
Doctorant-chercheur en Didactique des Langues et Cultures (CLAN /
CRINI) à l'Université de Nantes
La pratique pédagogique montre que l’enseignement est avant tout une question de relations
humaines. Si les instructions officielles font référence à des objectifs qui concernent surtout
l’acquisition de connaissances et de compétences, l'enseignant est généralement confronté à deux
questions fondamentales: les motivations et les difficultés et limites de chaque apprenant.
Pour ce dernier, le contenu de l’enseignement est avant tout un moyen d'atteindre des objectifs
relatifs à un projet personnel, plus particulièrement professionnel: en même temps, des individus sont
ainsi regroupés sans qu'ils aient l'impression d'avoir avantage à être ensemble et sans véritablement
pouvoir vivre ensemble l’instant présent, c'est-à-dire sans un projet collectif qui favorise leurs motivations,
les aide à dépasser leurs difficultés et limites, et soit profitable à leur projet personnel.
Plus précisément dans le cas de l’enseignement des langues, la préoccupation dominante est
pourquoi et comment communiquer. Tôt dans la scolarité, des élèves définissent de manière réductrice
leur étude de la langue à des activités grammaticales, si bien que la langue et son apprentissage
perdent leur authentique raison d'être. Ensuite l’étude de la littérature qui fait référence à des langues
et cultures vivantes reste souvent dans les mêmes limites que l’étude de la littérature écrite dans une
langue ancienne et "morte".
C'est le souci de concilier une étude "sérieuse" de la langue et de la littérature avec une
dynamique de groupe et une utilisation "vivante", moins artificielle., voire naturelle, et réellement motivée
et motivante de la langue qui nous a conduit à élaborer des stratégies d'enseignement ou
d’accompagnement ou l'apprenant peut "se mettre en scène" et "se mettre en situation de
communication".
ÉTUDIER OU ENSEIGNER UNE LANGUE
L'étude d'une langue étrangère implique schématiquement deux objectifs essentiels: l’un,
pragmatique, consiste dans la compétence à communiquer, et l’autre, perfectionniste ou de spécialiste,
doit viser l’excellence, d'une part de la connaissance théorique et pratique de la langue, d'autre part des
compétences communicatives. Dans tous les cas, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose sans le
savoir, les faits de communication sont omniprésents pour tous et la distorsion est la difficulté à résoudre
autant qu’il se peut car son effet, pouvant mener jusqu'à l’incommunicabilité, intervient dans toutes
les étapes du processus de communication, depuis l’impulsion initiale chez l’émetteur jusqu'à la
compréhension ou interprétation finale chez le récepteur, à plus forte raison quand ceux-ci sont
d'origines culturelles et de langues maternelles différentes. En effet la langue a pour vocation la
communication mais celle-ci ne peut être réduite aux connaissances de la langue ni aux compétences
linguistiques. Accéder à un mode de communication étranger exige aussi une approche culturelle.
Par ailleurs sont traditionnellement opposées langue orale et langue écrite. En réalité la langue
orale est la plus "vivante" et la première acquise, elle comprend la communication verbale et la
communication non-verbale. II suffit d'observer un interlocuteur lors d’une conversation téléphonique
pour constater qu'il n'existe pas d'expression spontanée exclusivement verbale. Le geste, ainsi que la
posture et l'aspect physique et vestimentaire, concerne la communication visuelle et la communication
tactile; la communication directe comprend plus largement encore les cinq sens et les domaines
émotionnel et intellectuel. L'Histoire a montré que la langue écrite est le prolongement facultatif de la
langue orale et qu'elles ont progressivement tendance à diverger de telle sorte qu'elles répondent
généralement à des normes implicites et explicites différentes, la langue écrite n'étant plus seulement
la transcription de la langue orale et ne pouvant pas être verbalisée pour servir de parole authentique.
Même si les spécialistes de l’oralité restent assez circonspects à l’égard des dialogues de
théâtre, nous pouvons considérer que certains textes représentent assez exactement le langage oral,
notamment la langue usuelle avec ses familiarités; dans ce cas, le texte écrit pour être dit peut être
davantage conforme au lexique et aux structures syntaxiques de la langue orale qu'aux règles de la
langue écrite. Toutefois, une remarque s'impose; le théâtre implique la verbalisation, donc l’oralité,
combinée avec les autres éléments composant la communication directe, en particulier la sémantique
corporelle, visuelle et tactile, dont la « posturogestualité », mais le texte est un support très incomplet à cet
égard. La mise en scène correspond donc à un exercice "â trous" qui exige de la pertinence, donc un
minimum de connaissances. En didactique des langues, celles-ci sont autant culturelles que linguistiques;
elles permettent de comprendre la spécificité de la communication suivant des règles explicites et
implicites, ces dernières étant les plus difficiles à percevoir pour des étrangers et constituant une difficulté
pour les enseignants de langues étrangères. Plus largement, parce que plus difficiles à expliciter, voire
souvent inconscients, postures et gestes sont très marqués culturellement sans qu'il soit aisé d'en
enseigner la spécificité; outre les divergences interculturelles présentes dans la corporalité, notamment
dans sa fonction communicative, il existe aussi des divergences personnelles en dépit de principes
universels.
Par conséquent, l’acquisition d'un mode de communication étranger, dont la langue, suppose
une démarche à la fois analytique et intuitive. La confrontation, réelle ou virtuelle, à un interlocuteur
étranger renvoie â la situation du bébé qui ne maîtrise pas le langage verbal. "Accompagne" par şes
parents, le petit enfant agit par mimétisme et calque son comportement, notamment sa manière de
s'exprimer, sur le leur. Après une première acquisition intuitive et pragmatique du langage, l’école
intervient afin d'expliciter et définir la fonction et la structure de la langue, améliorer les compétences de
communication, enrichir les connaissances et enseigner d'une part la langue écrite ainsi que d’autres
codes et prolongements comme la musique, les mathématiques ou l'informatique, d'autre part des
techniques de représentation visuelle et figurative comme le dessin, la peinture ou la photographie.
L’apprentissage d'une langue maternelle est donc généralement fondé sur deux processus
complémentaires: l’un, mimétique, répétitif, holistique et intuitif, l'autre analytique, cognitif et
métalinguistique.
Même si l’évolution de la psychopédagogie a mené â une production de méthodes modernes
toujours remises en question et à un foisonnement de manuels d'enseignement des langues, la
complexité de la communication et les étapes de son acquisition conduisent schématiquement à deux
méthodologies pour son enseignement;
- fragmenter la communication pour enseigner séparément certaines de ses composantes en
dissociant langue verbale et langue écrite et en négligeant, voire en occultant, communication
corporelle, visuelle et tactile, notamment parce qu'elle est difficilement analysable, parce que
l'option choisie traditionnellement privilégie le processus analytique, cognitif et métalinguistique;
- considérer globalement la communication et envisager une acquisition "naturelle" de la langue
en vertu de conceptions plus modernes issues de la psychopédagogie
Plutôt qu'un antagonisme entre ces deux voies encourage par des méthodes dogmatiques., nous
préférons y voir une complémentarité. Nous pensons donc que la méthode la mieux adaptée aux objectifs
des apprenants est celle qui autorisera le plus d'implication possible de leur part, à
eux d'être les acteurs de leur formation, de "se mettre en scène" et de" se mettre en situation de
communication", l'enseignement devenant un "accompagnement" et l'enseignant un
"accompagnateur" ou un "guide". Enseigner implique "se mettre en scène" et mettre en pratique les
règles de la communication car la première image que l’on donne de soi puis les premiers mots
prononcés sont fondamentaux pour établir la relation avec les apprenants; à cet égard, les
techniques d'art dramatique peuvent beaucoup apporter, surtout aux enseignants débutants mais
encore faut-il qu’ils aient pu eux-mêmes suivre une telle formation.
II reste donc à élaborer des stratégies afin que les objectifs soient atteints, c’est-à-dire que les
connaissances et les compétences soient acquises et que les motivations soient entretenues, voire
encouragés, chez les apprenants, et que les enseignants soient préparés à "se mettre en scène" et à
accompagner Ies apprenants pour que ceux-ci puissent â leur tour "se mettre en scène", tout
particulièrement lorsqu'il s'agit de l'étude et de l'enseignement des langues.
2. SE METTRE EN SCENE
Dans le cas de l’enseignement d'une langue étrangère, le théâtre constitue le vecteur le plus
complet et le moins artificiel qui soit, à défaut de ne pas être tout à fait naturel ou authentique.
En effet, il concilie les deux aspects complémentaires, l’intuitif et l'analytique, la
globalisation et la fragmentation Le théâtre permet de suivre différents processus.
Le premier, "de la lecture à la mise en scène", c’est-à-dire de l’écrit à l’oral, implique
l’incarnation d'un personnage doté de tous les moyens d'expression et de perception humains, cette
incarnation équivaut à "se mettre dans la peau" d'un étranger La lecture signifie d'abord la
compréhension d'un texte, en particulier d’un texte littéraire, à partir d’une analyse synchronique et
diachronique. Une réflexion sur la problématique même de la création littéraire ou artistique résulte
de cette analyse où des oeuvres sont définies et mises en relation entre elles et avec des courants de
pensée et des contextes historiques dans des lieux donnés, contexte où l'œuvre a mûri et est née et
contexte présenté dans l’œuvre. La langue est donc perçue de manière concrète et réellement
"vivante", tous ses aspects étant abordés: phonologie, morphologie, syntaxe, lexicologie. Le texte écrit
peut être examiné selon la méthodologie française de l'explication de texte - celle-ci étant complétée,
confirmée ou infirmée, lors de sa "traduction scénique" - et sert de support au jeu dramatique et â la
mise en scène où la corporalité est très présente.
Le deuxième processus, "de l’écriture à la mise en scène", fait expérimenter la
problématique même de la création littéraire ou artistique. L'apprenant "se met dans la peau" d'un
auteur confronté à l’écriture littéraire, plus précisément dramaturgique. Un triangle est constitue ou
l’apprenant est à la fois un auteur concevant son personnage, parmi d'autres et dans un
environnement ou "décor", un acteur incarnant un personnage et exprimant un point de vue tout en
restant soi-même et en globalisant la scène, un personnage en action dans un espace, suivant un
rythme, existant physiquement avec des sensations, des sentiments et des idées, conformément aux
principes universels, à une spécificité culturelle et â une personnalité psychologique.
Pour que le réseau de relations soit complet, nous devons également citer le destinataire,
c'est-à-dire le public à la fois spectateur ou observateur, et auditeur, sans lequel le théâtre perdrait son
sens. Ici encore, l’apprenant doit "se mettre à la place" de ces personnes qui seront les récepteurs
d'un texte interprété, ou traduit, par des acteurs et une scénographie, ceux-ci étant les émetteurs en
direct chargés de transmettre un message en anticipant sur leur réception. Créativité, adaptation et
polyvalence seront donc les maîtres mots des qualités que devront posséder les apprenants afin
d'atteindre les objectifs du projet collectif dont la conclusion sera la représentation, celle-ci ayant
valeur d'évaluation.
La scène est un espace délimité, notamment par la salle ou se situe le public, en même
temps, il s'agit d'un espace et d'un moment qui échappent à la banalité du réel et aux interdits
socioculturels et qui sont donc magiques et libérateurs, Par conséquent, la pratique théâtrale doit se
dérouler selon un rituel ou, à défaut d'avoir un lieu réservé à cet effet, les comédiens sont face aux
spectateurs. Les uns et Les autres étant à leur place et disponibles pour un moment consacré explici
tement à l’expression dramatique.
A travers toutes les activités fondées sur le théâtre, l'apprenant acquiert des connaissances
linguistiques et littéraires et d'autres sur le pays concerné, en particulier géographiques et historiques,
et de culture générale. Toutes les compétences communicatives sont expérimentées avec des fonctions
complémentaires justifiées par un projet collectif à court terme; à l'issue de celui-ci, ces compétences
auront toutes été évaluées: l’expression écrite et "de l’oral à l’écrit", la compréhension de l’écrit et "de
l’écrit à l’oral", l’expression et la compréhension orales (y compris la communication non-verbale, en
particulier posturogestuelle). Ainsi la distorsion, d’où résultent les difficultés de communication, peut
être réduite de manière significative et satisfaisante.
En outre le théâtre fait découvrir en particulier deux aspects de la communication corporelle:
le visuel, encore souvent négligé, et le tactile, généralement occulté. Même pour les élèves en art
dramatique, l’éducaţion du toucher est difficile. Pourtant cette éducation est fondamentale et la
communication tactile ne peut être dissociée de la kinesthésie; des exercices relaxants, contre le stress et
la fatigue inhérents à l’interculturalité et à la pratique théâtrale, peuvent donc participer à l'apprentissage du
contact et de la perception physique de soi, l’essentiel n'étant pas de seulement emmagasiner des savoirs
et des savoir-faire mais aussi de se définir en prenant conscience de soi à trois niveaux (universel, culturel,
personnel) et des convergences et divergences avec les autres, en considérant la complexité de la
communication tout en différenciant la communication interculturelle de la communication
interpersonnelle
Préalablement aux activités et avant de proposer une remédiation, il convient donc que
l’enseignant évalue la distance qui sépare l’apprenant de l'étranger dans la peau duquel il doit se mettre,
en tenant compte des systèmes de communication différents qui impliquent une "traduction" à
commencer par le système linguistique, et à des facteurs humains comme la subjectivité. Assurément,
la remédiation est relative aux difficultés qu'il faut évaluer aussi individuellement car chaque apprenant
les appréhende différemment; il n'est pas utile de remédier à des difficultés déjà surmontées. La phonétique
offre un exemple simple, notamment si l’on réfère à deux langues latines comme le français et le roumain:
tandis que les nasales, présentes en français mais absentes en roumain, présentent pour les Roumains une
réelle gêne dans la communication verbale, la prononciation du phonème (r] présent dans les grilles
phonétiques des deux langues focalise l’attention des apprenants en Français Langue Etrangère bien
qu'il ne s'agisse pas d'un obstacle à la communication, pas plus que les accents "régionaux" français.
Ainsi, cette dernière préoccupation est à relativiser sans la nier.
Une fois les évaluations initiales terminées, les difficultés identifiées ne doivent pas entraîner
une fixation; c'est souvent dans Faction et en situation de communication que l'apprenant, ayant
oublie l’obstacle, le franchira le mieux sans même s'en apercevoir. Toutefois les évaluations initiales sont
aussi de la responsabilité des apprenants: d'une part auto-évaluation, d'autre part évaluation de chaque
apprenant-acteur par le groupe d'apprenants-publics. Chaque participant doit être aussi conscient que
possible de ses limites et des progrès qu'il aura réalisés, d'ou l’intérêt de faire alterner expérimentation
et réflexion. Les évaluations continues et finales seront également le fait de l’enseignant, de chaque
apprenant (auto-évaluation) et du groupe d'apprenants; il faut y ajouter le public, quatrième et dernier
"évaluateur", lors de la représentation.
L'enseignant a encore pour attribution de choisir les moyens les plus adaptés aux objectifs, à la
remédiation selon les principes de la pédagogie différenciée et au projet collectif. A cet égard, le choix du
support textuel est important et peut être fait selon divers critères: difficultés et spécificités
linguistiques, problématique de la communication à travers des situations, principes de
la création artistique et de l'écriture, thèmes littéraires, illustration de l’actualité ou de 1'Histoire
révélatrices d'une société et d'une culture,... Selon les cas, il s'agira d'une oeuvre complète, pas trop longue,
ou d'extraits associés selon un critère dominant choisi. Pour enseigner le Français Langue Etrangère, La
leçon d'Eugène Ionesco, par exemple, satisfait aux conditions de la première option et à la plupart, voire à
l’ensemble, des critères cités. Si l'entrée en communication est privilégiée, le début de La leçon peut être
utilement complété, notamment par des fragments de La tête des autres de Marcel Aymé ou de L 'atelier
de Jean-Claude Grumberg; une pièce contemporaine comme Roberto Zucco de Bernard-Marie Koltès
permet une approche de la langue orale usuelle actuelle, cependant le répertoire classique a aussi sa
place et il est pertinent d'utiliser des extraits du Bourgeois gentilhomme de Molière pour un travail sur la
phonologie et sur la syntaxe, ainsi que sur les niveaux et excès de langage et de comportement illustrant
tantôt la duperie par la maîtrise de la flatterie tantôt le rire dû au ridicule de 1'extravagance, effets
produits volontairement ou involontairement selon la perception intuitive ou la conscience de soi,
d'autrui et des règles socioculturelles. La dramatisation permet aussi d'examiner autrement des oeuvres
littéraires qui n'ont pas été écrites pour la scène; il est possible de réaliser des adaptations théâtrales ou au
moins des "lectures dramatiques" sur scène, de romans ou de nouvelles par exemple. Cet exercice
d'adaptation appartient au vaste domaine de la traduction, comme la mise en scène elle-même, cette
question exige une réflexion approfondie spécifique faisant référence aux composantes de la
communication:
- L’émetteur, c'est-à-dire le créateur ou auteur, le point de vue ou l’énonciation.
- les formes de représentation d'un même objet selon le choix du vecteur, ou du genre, de
l’expression (texte / scène / écran, ou roman / théâtre, par exemple);
- le récepteur, destinataire ou "cible", prévu ou éventuel, qui perçoit la création ou la traduction
selon ses moyens, connaissances et compétences physiques, culturels et intellectuels, ainsi qu'en
fonction de ses motivations et de son "espace de liberté'.
De la sorte l’apprenant, comme le traducteur d'une part ou l'acteur et le metteur en scène d'autre
part, devient un intermédiaire, à la fois récepteur et émetteur; il passe aussi d'une forme de représentation
à une autre en définissant avec rigueur et sensibilité l’objet différemment représenté. Les apprenants
pourront et devront donc s’approprier le matériau ainsi proposé afin de se mettre en scène avec l’aide de
l’enseignant qui les accompagnera dans le cheminement amorcé en répondant à leurs besoins par un
apport complémentaire de matériaux et techniques qui permettront d'avancer pour et jusqu'à la réalisation
du projet collectif, en prenant soin qu'il soit en accord avec le projet personnel de chaque apprenant.
Plutôt que de mettre en scène, l’enseignant aide les apprenants à se mettre en scène, comme dans la
"conduite accompagnée".
Se mettre en scène confine à "se mettre â nu" puisqu'il s'agit d'une confrontation au regard et à
l’écoute voire au toucher, des autres. Paradoxalement., le masque que figure le personnage permet de
remettre à jour des aspects méconnus d'un moi qui, hors scène, se cache davantage encore derrière des
apparences; ce "masque" théâtral, avoué et flagrant, autorise des prises de risque limitées et des erreurs
fertiles, conformément à la pédagogie de Terreur, dans l'espace protégé que constitue la scène. Cette
expérimentation de la confrontation à un environnement (espace imaginaire, espace scénique, espace
étranger) et aux autres (auteurs, personnages, partenaires, public) renvoie à une confrontation à soi,
révélatrice des limites et des défauts autant que des potentialités à développer et des corrections à
apporter. La pratique théâtrale peut alors pleinement jouer un rôle formateur.
Si les évaluations., en particulier lors du travail sur scène, jouent le rôle d’un révélateur eu égard à
soi-même et au chemin parcouru et à parcourir, le caractère répétitif de la pratique théâtrale dans une
perspective de représentation et la mémorisation qui en découle ont aussi une fonction de fixateur, aussi
efficace qu'une immersion. Toutefois la mémorisation résulte de plusieurs facteurs:
- intellectuel; comprendre pour créer, traduire ou interpréter avec une adhésion à un système de
pensée "étranger";
- émotionnel: comprendre et jouer au théâtre implique une dimension émotionnelle et affective du
travail, notamment parce qu'incarner un personnage équivaut à vivre en donnant vie et en
s'investissant d'une sensibilité "étrangère";
- physique: la répétition - d'une part des paroles en Langue Etrangère, d'autre part des gestes,
placements et déplacements - permet la mémorisation non seulement de textes mais encore de la
diction avec prononciation et prosodie, des postures, gestes et distances relativement à des principes
de la communication et à des spécificités culturelles.
Des mécanismes doivent aussi être intégrés; la créativité implique un "espace de liberté'' que la
scène permet d'élargir, durablement et selon des forces expansives, l’adaptation est favorisée par la
diversité des rôles, des partenaires et des espaces scéniques; la polyvalence est aussi le fruit de
différentes expérimentations, celle de l'écriture dramaturgique comme auteur, celle du jeu sur scène
comme acteur ou celle de la traduction scénique comme metteur en scène ou comme scénographe.
Se mettre en scène a donc plusieurs effets: révélateur, formateur et fixateur.
Dans la perspective d'un séjour à l'étranger, ces activités, où alternent réflexion et
expérimentation, ont le mérite de préparer à des situations de communication authentiques ou il faudra
s'adapter rapidement en réinvestissant des comportements acquis grâce au théâtre: observation et
analyse de l’environnement de la situation et du mode de communication, expression, action ou
réaction avec anticipation de la perception d'interlocuteurs ou d'observateurs,...
3. SE METTRE EN SITUATION DE COMMUNICATION
Aussi riche que soit le théâtre pour la Didactique des langues et des cultures avec son
application à la pédagogie de la communication, il n'en reste pas moins artificiel, même si un projet
collectif, créatif et ludique, constitue un vaste champ d'expérimentation et d'investigation. ainsi qu'un
moyen efficace pour s'entraîner et progresser, la dynamique de groupe jouant un rôle fondamental
qu'il convient de ne pas négliger; en outre celle-ci a l’avantage d'être un élément sécurisant pour un
déplacement à l’étranger,
Un séjour linguistique et culturel dans le pays dont est originaire la langue que l'on étudie reste le
meilleur moyen de se mettre en situation de communication authentique. Cela n'est plus à démontrer car
depuis de nombreuses années, au moins dans les pays de l’ouest de l’Europe, de multiples échanges
internationaux se sont ainsi déroulés à des fins pédagogiques et ont fait leurs preuves. Il est vrai que des
étudiants et même des enseignants de langues étrangères n'ont jamais pu effectuer de tels séjours et sont
pourtant très compétents dans ce domaine et ont des connaissances remarquables; ils n'en ont que plus
de mérite, mais persistent ainsi des mythes fort éloignés de la réalité, sources de distorsions quelquefois
considérables dans la communication, voire d'incompréhension, et déconcertantes.
L'accompagnement est également utile dans la découverte de la réalité d'un pays et de ses natifs,
avec leur mode de communication étranger. Effectivement, se mettre en situation de communication
exige encore des stratégies, surtout quand l'étranger semble inaccessible et distant.
Ici encore, le théâtre offre un terrain d'expérimentation et permet la réflexion sur cette
question; à ce sujet nous donnerons l'exemple de la pièce Dans la solitude des champs de coton de
Bernard-Marie Koltès où la rencontre est provoquée par l'un des deux personnages (le Dealer), Ies
circonstances et les motivations étant explicitées par les dialogues fondés sur l’argumentation qui, d'une
part décrit communication et relations humaines et, d'autre part a pour objet de convaincre l’autre (le
Client) en insistant sur la curiosité et l’intérêt de celui-ci tout en le l’assurant.
La pièce illustre des principes fondamentaux de la communication, dont l’art de maintenir le dialogue
et de retenir l’interlocuteur, sans que celui-ci se sente agressé et sans se laisser intimider; de la sorte un
échange peut être équilibré - même s'il existe toujours inévitablement un rapport de domination selon la
nature humaine - et aboutir, sinon de manière satisfaisante, au moins sans dommage pour les deux
protagonistes.
L'enquête, complémentaire de l’observation, est un excellent prétexte pour engager un dialogue
ou le rapport de force est d'emblée inverse, puisque l’enquêteur prémédite l’échange et en prend
l’initiative; il se trouve donc dans la position dominante tandis que l’interlocuteur, autochtone a priori
favorise par le fait de parler dans sa langue maternelle, est interrogé notamment sur lui-même, sur son pays
et sur ses connaissances, pouvant être confronté à son ignorance, et doit identifier le décideur et l’objet de
cet échange. L'expérience a montré que des étudiantes roumaines se sont ainsi libérées de leurs complexes
face à des Français; d'abord déconcertées par des refus, elles ont trouvé des stratégies qui leur ont
finalement permis de soumettre un assez grand nombre de personnes à cet exercice instructif et
formateur à double titre. Ces stratégies rejoignent des principes élaborés par des spécialistes de la
communication, notamment pour convaincre et se présenter positivement à des fins commerciales,
mais qu'il faut adapter dans le détail à la spécificité culturelle du lieu et des interlocuteurs, car ce qui
convient ici avec les uns ne peut pas s'appliquer la avec les autres d'une manière exactement
similaire. Cela implique d'abord l’identification de l'interlocuteur et du message qui pourra luimême être identifié et perçu favorablement, le contenu linguistique devant être renforcé par le ton et
la voix, l’attitude et l’aspect physique de l’enquêteur. Quelquefois déconcertant, cet exercice a démontré
que, comme sur une scène de théâtre, l’expression formelle ne peut dissimuler la réalité profonde,
personnalité et état ponctuel, qui émane de l'acteur ou de l'enquêteur. Comme au théâtre l’aspect
physique de l’acteur (taille, morphologie, maintien, costume, maquillage, etc...) a un rôle sémantique
pour appréhender le personnage, les apparences doivent être en accord avec la personnalité profonde
pour être réellement valorisantes, par principe, et pertinentes, relativement aux situations.
Également choquées et troublées par des réponses aux questionnaires, après une analyse
significative, les étudiantes ont encore pu réinvestir ce que renseignement du Français Langue
Etrangère (Langue, communication et civilisation françaises) par le théâtre leur avait apporté. Plus unies
et solidaires encore qu'après s'être ttraises en scène à travers la pratique théâtrale et pour un projet collectif,
elles ont eu davantage conscience aussi de leur identité culturelle qu'elles partageaient donc.
Dans la création théâtrale, selon le processus "de l’écriture à la mise en scène", d'une part elles
ont traduit leurs sentiments en se mettant en scène selon les situations de communication qu'elles
avaient difficilement vécues, d’autre part elles ont illustré leur perception du comportement des
Français et de leur mode de communication à partir des traits qui leur ont paru les plus insolites et
caractéristiques, par contraste avec leur propre culture car il ne s'agissait plus guère de langue mais de
culture et de communication, celle-ci impliquant en particulier l’expression corporelle, visuelle et
tactile, comme s'embrasser ou se serrer la main.
Remarquons la différence de signification et de bienséance entre le fait d'embrasser en public,
d'embrasser en prive à l’abri des regards, de dire "Je t'embrasse!" au téléphone ou d'écrire "Je
t’embrasse!" à la fin d'une lettre. Selon qu'il s'agit d'un geste tactile et visuel, du même geste seulement
tactile, d'une parole ou d’un écrit évoquant ce geste, le destinataire n'en a pas la même perception; ce qui
est admis dans un cas ne l'est pas dans un autre même si les termes sont similaires et si l’intention de
l’auteur est de manifester son amitié, voire seulement de se soumettre à un rituel de politesse. Cet
exemple laisse entrevoir combien la traduction est une question délicate. Se mettre en situation de
communication permet donc d'expérimenter aussi le geste authentique, notamment le geste tactile, ce
qui n'est pas aussi simple qu'il y paraît, et de sentir la subtilité de la communication étrangère.
L'acquisition de comportements complexes implicites, voire inconscients, se réalise d'abord
intuitivement et par mimétisme. Se mettre en situation de communication complète donc utilement l’analyse
fondée sur les informations recueillies grâce aux observations et aux enquêtes. La création théâtrale est
aussi instructive pour les natifs dont elle renvoie l'image, volontairement apropriée dont ils ne sont pas
toujours eux-mêmes conscients; un débat concluant la représentation, permet encore une échange de
points de vue,
CONCLUSION
La distorsion, inévitable dans la communication, conduit à toujours rechercher de nouvelles
stratégies pour améliorer l'enseignement des langues, notamment du Français Langue étrangère.
L'audiovisuel et des technologies de plus en plus sophistiquées constituent des prolongements censés
favoriser la communication qui est la vocation des langues. Très présents dans l’enseignement des
langues, ils renforcent la tendance à l’intellectualisation et la distanciation, voire à l’isolement. Dans le
même temps, la communication directe, surtout la communication "de contact", semble en régression à
l'école comme dans la vie quotidienne.
À cet égard et suivant l'évolution de la psychopédagogie, le théâtre représente un excellent moyen
de remédier aux difficultés de communication et un vecteur complet de l’enseignement du Français
Langue Étrangère (Langue, communication et civilisation françaises). Pour nous, un vertu fondamentale du
théâtre est que cet "espace de liberté permet aux apprenants de se mettre en scène", l’enseignant les
"accompagnant dans un travail révélateur, formateur et fixateur. Cela implique qu'au préalable,
puisqu'il lui faut "se mettre en scène" et jouer son rôle de formateur, l’enseignant devrant avoir luimême être initié à la pratique théâtrale et aux problématiques essentielles du théâtre au cours de sa
formation professionnelle.
Cependant, une situation de communication authentique est irremplaçable, notamment dans le
cadre de séjours linguistiques et culturels. Ici encore, l’enseignant a pour rôle de donner aux
apprenants les raisons de "se mettre en situation de communication" afin qu'ils soient confrontés
positivement à un pays étranger avec ses habitants communiquant selon un mode qui répond à une
spécificité culturelle, celle-ci étant à relativiser, en raison de variantes régionales par exemple, une création
théâtrale – fondée sur l’observation, les enquêtes et l’analyse, et se concluant par un débat -offre aussi
l'occasion de confronter les points de vue sur les divergences interculturelles, de les remettre en
question ou de les confirmer selon les cas, toujours en utilisant les compétences communicatives qui
sont évaluées en permanence. "Se mettre en situation de communication" authentique, comme "se
mettre en scène", a des effets révé1ateurs formateurs et fixateurs particulièrement efficaces.
Outre l'étude et l’enseignement des langues, sont concernés le développement personnel, maintes
situations pratiques et la formation professionnelle selon des orientations aussi diverses que sont par
exemple les domaines pédagogique, artistique, esthétique et commercial. Le projet collectif permet donc
d'une part de mieux vivre le présent à l'école ou à l’Université, dans un esprit de solidarité, d'ouverture
et de créativité, et d'autre part de réaliser les projets personnels, notamment pour un avenir professionnel.
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