p. 85 Si Tolstoï n’avait pas ouvert la voie, si Tolstoï n’avait pas prouvé, par son exemple, qu’il est permis de dire
la vérité en littérature, de dire tout ce qu’on veut, il est probable que Tchekhov aurait été obligé de lutter
longtemps avec lui-même avant de se résoudre à une confession publique, même présentée sous une forme
littéraire.
Même chez Tolstoï, qui avait peu d’estime pour les systèmes philosophiques, le dégoût des idées et des
conceptions générales est moins marqué que chez Tchekhov.
p.86 […] il sent qu’il ne peut adorer ce qui, pour tous les esprits cultivés, est sacré ; et cette impossibilité, il la
considère comme un grave défaut contre lequel il lui faut lutter. (…) lutte sans succès.
Non seulement cette lutte n’aboutit à aucun résultat, mais au contraire, à mesure que le temps passe, les grands
mots, les idées nobles perdent de plus en plus de leur pouvoir sur Tchekhov, quoi que lui disent sa propre raison
et sa volonté consciente. Vers la fin de sa vie, il échappe complètement au pouvoir des idées de tout genre et
perd même le sens du lien qui unit les événements : c’est là le trait le plus original et le plus significatif de son
œuvre.
[MT : cinéaste David Lynch avant la lettre…]
p.86 […] Tchekhov (…) est devenu original contre son gré.
III
p.91 Tant que l’homme s’applique à une besogne quelconque, tant qu’un avenir quelconque s’ouvre encore
devant lui, Tchekhov demeure complètement indifférent à son égard.
[…] il s’est toujours senti attiré vers les problèmes insolubles de par leur essence même, vers des problèmes
dans le genre de celui qu’il pose dans Morne Histoire : le présent, c’est l’impuissance, l’invalidité ; l’avenir
inévitable, c’est la mort. Et nul espoir d’échapper à cette situation.
p.93 [Dostoïevski] Tchekhov, lui aussi, était un chercheur de trésors cachés, un sorcier, un magicien. C’est ce
qui explique son goût tout particulier de la mort, de la décomposition, de la pourriture, de la désespérance.
IV
p.95 Voilà en somme le thème de Morne Histoire. « Que Dieu me juge ! moi je n’ai pas le courage d’agir selon
ma conscience. » (…) L’idée exige, l’homme admet le bien fondé de ses exigences et cependant,
systématiquement, il ne les accomplit pas. Et à mesure que le temps passe, il se sent de moins en moins enclin à
reconnaître les droits de l’idée.
p.95 Dans Ivanov, déjà, le rôle de l’idée est changé : ce n’est plus elle qui poursuit Tchekhov, c’est Tchekhov
maintenant qui la poursuit de son ironie et de son mépris.
p.96 (…) Tchekhov est un homme anormal ; il a fait un effort et quelque chose s’est brisé en lui.
Les personnages de Tchekhov, eux, gens anormaux par excellence, se trouvent placés dans la nécessité
antinaturelle, et par conséquent terrible, de créer ex nihilo. Ils n’ont devant eux nul espoir, nulle issue, nulle
possibilité de faire quoi que ce soit. Et cependant ils vivent, ils ne meurent pas.
p.97 Les personnage de Tchekhov ont tous peur de la lumière, tous ils sont des solitaires. Ils ont honte de leur
désespérance et savent que les hommes ne peuvent leur venir en aide. Ils vont, ils vont… peut-être bien qu’ils
vont de l’avant, mais ils n’invitent personne à les suivre.
p.97-98 On leur a tout enlevé, et ils sont obligés de tout créer à nouveau.
p.98 A tout ce que vous pourrez dire au héros de Tchekhov, il vous répondra toujours : « Personne ne peut rien
m’apprendre. » Vous lui proposez une nouvelle conception de l’univers, mais dès vos premiers mots, il devine
déjà qu’il ne s’agit que d’une tentative pour disposer dans un nouvel ordre les anciens matériaux : ce sont
toujours les mêmes briques, les mêmes pierres. Et il se détourne de vous avec impatience, parfois même
grossièrement.
[MT Tchekhov craint l’opinion publique. Dégoût / idées admises et conceptions générales.]
Plus tard […] il ne s’accuse plus de ne pouvoir se soumettre à l’idée, mais se révolte contre elle ouvertement et
se permet même de la bafouer. […] Ivanov (…) est un homme fini (…)
[…] au lieu de donner à la jeunesse et à l’idée tout pouvoir sur la mort et la décomposition (ainsi qu’il est de
règle dans les systèmes philosophiques et dans les œuvres d’art), il installe démonstrativement au centre des
événements cet être inutile et qui n’est plus qu’une ruine, Ivanov.
p.99 docteur Lvov (personnification de l’idée) représentant de grande puissance, respectables raisonneurs /
ancienne comédie. « Il prend la défense des opprimés, se révolte contre l’injustice, etc… »
« (…) là où règnent les Ivanov et la désespérance, il ne peut plus y avoir de place pour l’idée. Ils ne peuvent
vivre ensemble […] l’homme inutile, l’homme de trop, faible et brisé, arrache l’idée de son trône. »
p.100 « Ivanov fut de tout temps le vassal de l’idée et doit le demeurer. »
« Ivanov est la personnification même de l’esprit de destruction, dur, brutal, impitoyable. […] Et Sacha, un être
jeune, sensible, doué, passe avec indifférence à côté de l’honnête Lvov pour aller vers Ivanov. C’est là-dessus
qu’est construit tout le drame. A la fin, il est vrai, Ivanov se tue d’un coup de révolver ; si l’on veut donc, du
point de vue formel, la victoire appartient malgré tout au docteur Lvov. »