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Chapitre 4. L’analyse sociale de la politique selon Pierre Bourdieu
Pierre Bourdieu1 est né en 1930 et mort en 2002. Il a d’abord été philosophe de formation. Il
renvoie à toute une série de travaux connexes à la politique, ce qui est précieux pour apporter
des éclairages nouveaux sur le sujet.
Section 1. Les conditions sociales de la compétence politique
Dans un article2, Bourdieu dissèque le problème de l’abstention en se demandant quelles sont
au fond les conditions sociales pour qu’une réponse soit faite à une question politique. Ce
phénomène de l’abstention a été observé depuis longtemps, mais les politologues n’en ont pas
pour autant tiré de conséquences. Quelles sont sociologiquement les conditions qui permettent
à un individu d’exprimer ou simplement d’avoir des opinions politiques ? Cela consiste à se
demander quelle est la compétence minimale nécessaire pour produire une opinion. La
réponse minimale produite devant être replacée dans un ensemble d’opinions qui circulent
déjà la plupart du temps, qui sont déjà présentes dans la société. Pour réfléchir à cette
question, il faut tenir compte, d’un côté de ce que Pierre Bourdieu appelle le champ de
production idéologique (l’univers qui permet de produire des idées sur ou relevant de la
politique), et d’un autre côté des individus (les « agents ») qui occupent de fait des positions
sociales différentes dans la société, c’est-à-dire dans un espace social loin d’être homogène, et
qui est de fait hiérarchisé.
Il est nécessaire de tenir compte de cet univers3 relativement autonome où s’élaborent, où se
conçoivent des outils de pensée du monde, disponibles à un moment donné, et qui définissent
du même coup le champ du pensable politiquement ou la « problématique légitime ». Les
agents sociaux ont une capacité plus ou moins grande de reconnaître la question politique
comme politique et donc de la traiter comme telle et non sur un autre plan (éthique,
religieux…). Cette capacité est inséparable d’un sentiment d’être compétent, c’est-à-dire
d’être socialement reconnu comme habilité, légitimé à répondre à cette question, à donner son
opinion, à s’occuper et à intervenir sur les affaires politiques, voire à modifier ou tenter de
modifier le cours des choses. On peut supposer que la compétence, au sens de capacité
technique c’est-à-dire au sens de culture politique, varie comme la compétence au sens de
capacité socialement reconnue. L’inverse de la capacité socialement reconnue c’est
l’impuissance, et cela entraîne l’exclusion objective (« ce n’est pas mon affaire ») et
subjective (« je m’en fiche »). Dans l’article, il reprend les analyses de sondages effectués par
IFOP et SOFRES entre 1968 et 1976. Il considère que la probabilité de répondre aux
questions d’un institut de sondage se définit dans chaque cas dans la relation entre une
question et un agent défini par une compétence déterminée. Bourdieu ajoute qu’on
comprendrait beaucoup mieux l’intérêt ou l’indifférence pour la politique si l’on savait voir
que la propension à répondre aux questions et donc à user d’un pouvoir politique est à la
mesure de la réalité de ce pouvoir. Les politologues ont tendance à ne pas analyser que
lorsqu’il y a absence de réponse ce n’est la plupart du temps que le résultat d’une
impuissance à appréhender la question politique. Pour Bourdieu, les politologues ne
comprennent pas que cette compétence technique dépend fondamentalement de la
Bibliographie indicative : La production de l’idéologie dominante, Pierre Bourdieu et Luc Boltansky, Editions
Raisons d’agir. Noblesse d’Etat, Grandes écoles et esprit de corps, Pierre Bourdieu. Introduction à une
sociologie critique – Lire Bourdieu, Alain Accardo.
2
Publié en 1977 dans le numéro 16 de la revue Actes de la recherche en sciences sociales (fondé par lui-même
en 1976)
3
Champ de production idéologique.
1
1
compétence sociale et du sentiment corrélatif d’être statutairement fondé et appelé à exercer
cette capacité spécifique. Il s’agit de comprendre une relation étroite qui existe entre ce que
Bourdieu appelle le « capital scolaire » et la propension à répondre aux questions politiques.
Il pose l’existence d’une relation à analyser. La difficulté est double : il ne s’agit pas
seulement de la capacité à comprendre le discours politique, ou de la capacité à reproduire un
point de vue politique, il faut également faire intervenir ce qui autorise et encourage chez les
individus ce sentiment d’être autorisé à parler politique, à donner son avis, c’est-à-dire à
mobiliser des principes de classement et d’analyse explicitement politiques au lieu de
répondre au coup par coup selon des principes d’un autre ordre (éthiques, religieux…)
A propos des principes éthiques ou moraux, Bourdieu fait remarquer que ce qu’on appelait
avant l’intelligence c’est aussi ce au nom de quoi nombre d’intellectuels du 19ème siècle ont pu
dénoncer les dangers du suffrage universel. Il prend un contre-exemple : méfions-nous de ces
questions de compétences intellectuelles, car en certaines époques certains intellectuels ne se
sont pas privés de faire comprendre que les affaires politiques méritaient une certaine
intelligence donc qu’on ne pouvait pas donner au peuple le suffrage universel car il n’était pas
doté de cette intelligence propre à gérer les phénomènes collectifs ou de société. En notre
époque, c’est cette même foi en la légitimité que confère cette compétence intellectuelle qui
pousse les intellectuels à se sentir obligés et autorisés à professer leur opinion sur les grandes
questions du moment. Si l’on prolonge ces réflexions sur l’analyse de cette question de la
compétence : on peut mieux comprendre que déplorer l’abstention, l’indifférence comme ont
pu le faire un certain nombre de commentateurs politiques pour mieux clamer les bienfaits de
la démocratie cela ne contribue pas à éclairer les faits politiques. Ces déplorations, ces
regrets cachent en réalité combien l’intérêt pour la politique dépend de la définition
sociale de la compétence politique réelle. Dans les commentaires, la plupart du temps, fait
défaut l’analyse des chances réellement garanties de participer vraiment à la politique.
Il4 reprend un sondage où les gens étaient invités à exprimer spontanément leur point de vue
sur le système d’enseignement. Bourdieu s’arrête sur ce que les sondeurs appellent les nonréponses à certaines questions. Phénomène banal, qu’on peut rapprocher du phénomène
d’abstention. Il y a là matière à déploration rituelle, et même un obstacle au bon
fonctionnement de la démocratie. Les non-réponses peuvent atteindre des taux supérieurs aux
taux des réponses exprimées. On rejette donc une information très précieuse : par le fait de
recalculer les pourcentages en éliminant les non-réponses, on crée quelque chose d’artificiel.
Tout groupe qui est placé devant un problème est susceptible d’avoir une opinion sur ce
problème et est susceptible de répondre positivement ou négativement sur ce problème. Il faut
mesurer le taux de légitimation sociale dans l’expression des réponses et non-réponses.
Le mécanisme selon lequel s’exprime l’opinion, à commencer par le vote, est un mécanisme
censitaire caché. Il faut poser la question sur ce qui détermine les personnes à répondre ou à
s’abstenir. Prendre au sérieux les silences, les abstentions, les non-réponses, c’est faire un
constat important dans l’analyse sociologique : faire ce constat c’est « construire un objet
nouveau ». Autrement dit, ce qui est objet de l’analyse sociologique est moins dans le
contenu, dans la nature des réponses, que dans la forme. Ce qui fait question c’est de savoir ce
que signifie le fait de soumettre un groupe à un sondage, à une enquête. C’est en quelque sorte
renverser les choses et c’est « construire l’objet de l’analyse sociologique ».
Les taux de réponses et non-réponses varient en fonction de la place occupée dans la société
par les agents. On débouche sur le poids des stratifications sociales, sur l’importance des
4
Droit à la parole, notion de compétence sociale, cf. conférence culture et politique, Lyon, Pierre Bourdieu.
2
positions occupées dans l’espace social, sur les « inégalités sociales » ou « dissymétries
sociales ». La compétence qui fait défaut n’est pas seulement technique, et c’est ce qui devrait
être interrogé, ce que tous les commentateurs politiques ont fortement tendance à éliminer.
Derrière ces corrélations se déploie en réalité une logique sociale qui conduit de manière
infaillible à ce mécanisme censitaire caché. Cela conduit donc à poser le problème de
l’analyse sociologique du système éducatif qui contribue pour une grande part à former cette
capacité sociale et à légitimer la parole. La production de cette compétence sociale est
l’expression ou le produit singulier d’un travail social5 qui opère à travers l’Ecole et les
concours. Une « magie sociale » qui opère comme la religion parce que comme la religion
cette magie sociale a comme propriété d’instaurer une frontière entre le sacré et le profane. La
religion n’étant qu’un cas particulier de tous les actes d’institution de frontières qui instaurent
des différences de nature entre des réalités qui sont séparées en réalité par des différences
infinitésimales.
Section 2. L’opinion publique6
Bourdieu a soulevé la question de la compétence statutaire. Il s’est alors déplacé vers la
thématique de l’opinion. Celle-ci est en permanence convoquée pour justifier de telle ou telle
décision ou proposition. C’est une critique des sondages, de leur usage et des chercheurs qui
les conçoivent et les réalisent, mais aussi des politiques qui s’en servent plus ou moins pour
assurer leur maintien.
Bourdieu met ainsi en lumière la « dépossession politique subie », selon des mécanismes
cachés, et d’autant plus cachés que nous sommes, en principe, dans des régimes
démocratiques dits de libre-opinion, où existe un suffrage universel... Les individus libres se
déchargent la plupart du temps sur des représentants.
Cette critique intervient à un moment où les chercheurs en sciences sociales sont de plus en
plus soumis aux demandes administratives ou politiques. Au début des années 1970 on est
dans un contexte de recherche, notamment de la recherche appliquée. Un psychosociologue,
Jean Stoetzel, dirige à Paris I un laboratoire de sciences sociales et l’IFOP. La critique que
formule Bourdieu ne vise pas à démolir les sondages. Le texte « L’opinion publique n’existe
pas » est intéressant parce qu’il pointe des questions qui sont à la fois des problèmes de
méthode et des problèmes épistémologiques qui posent la question du statut même de la
sociologie :
- Quand on lance une enquête de type « sondage d’opinion » on part du principe
que tout le monde peut produire une « opinion » sur tout et n’importe quoi, que
cela est à la portée de tous et que cela va de soi. Or cela ne va pas de soi, précisément.
- Les enquêteurs présupposent une équivalence stricte des opinions. Toutes les
opinions sont possibles, toutes les opinions se valent. Bourdieu explique qu’il n’en est
rien, plus encore en juxtaposant des pourcentages de oui et de non, de femmes et
d’hommes, donc en juxtaposant des opinions qui n’ont pas la même force et pas le
même impact dans la société, on est conduit à créer des images artificielles, des
artefacts.
- En lançant un sondage on fait l’hypothèse en posant simplement la même question à
tout le monde, qu’il existe un consensus sur ce qui constitue la question du
5
Une production collective de la société
L’opinion publique n’existe pas, Pierre Bourdieu et Textes de Pierre Bourdieu, rassemblés par Franck Poupeau,
aux éditions Agone, Sciences sociales et action politique.
6
3
sondage. On présuppose donc qu’un accord a été réalisé sur les problèmes qui
méritent (ou non) d’être étudiés.
Ces trois postulats impliquent toute une série de distorsions. Certains biais tiennent aux
conditions mêmes dans lesquelles sont amenés à travailler les enquêteurs. Des
commanditaires imposent en amont une problématique spécifique : cela peut être lié à une
conjoncture particulière, mais cela renvoie surtout dans la plupart des cas au fait que des
problèmes de société ont réussi à être traduits en termes politiques.
Ce que pointe Bourdieu, c’est le poids des préoccupations politiques des professionnels de
la politique. Entre ce qui fait question réellement pour les agents sociaux et les questions
qu’on leur fait se poser par les enquêtes d’opinion, les différences sont et demeurent
irréductibles. Il y a toujours le risque d’importer des perceptions dans la population étudiée.
Du point de vue du résultat de l’analyse critique formulée par Bourdieu, l’important est moins
dans les contenus détaillés des réponses que dans le déploiement même de cet outil
prétendument d’enquête. En réalité les sondages d’opinion se révèlent être de formidables
instruments politiques au service de « l’entreprise de domination politique », du
« travail politique ». On peut reporter cela au grand développement de l’outil sondage qui est
une façon d’enserrer le monde environnant dans un filet d’opinions tendu d’un extrême à
l’autre. Le sondage d’opinion est un moyen de pression politique qui ressemble à une
addition de réponses individuelles qui n’ont rien à voir l’une avec l’autre, et cela pour créer
une image artificielle de l’opinion, à un moment donné, qui serait « l’opinion publique ».
Le propre de tout rapport de force c’est de n’être efficace que dans la mesure où il se
dissimule. « Dieu est avec nous » devient aujourd’hui « l’opinion publique est avec nous ».
Cette opinion publique, opinion « moyenne », serait le consensus autour d’une question,
cependant c’est un artefact qui cherche à dissimuler que ce qu’on représente avec un
pourcentage, l’état de l’opinion à un moment donné, n’est rien d’autre qu’un faisceau de
forces tendues en interaction entre elles et que cette opinion moyenne, cette doxa,
n’existe pas. D’autre part, il est à noter que les gens ne comprennent pas tous les questions de
la même façon, surtout si ce sont des questions qu’ils ne se sont jamais posées. Il serait
impératif de se demander à quelles questions les diverses catégories de répondants ont cru
répondre :
- Problème de la compétence politique : cette compétence technique n’est pas
universellement répandue, elle varie notamment selon le niveau d’instruction.
- Le principe de l’éthos de classe : terme qu’on englobe de façon plus systématique
sous le concept d’habitus. Derrière ce concept, Bourdieu renvoie à tout ce qui
concerne ce système de valeurs implicites qu’on a intériorisées depuis l’enfance,
système autour duquel nous produisons des réponses aux questions qui se posent à
nous dans notre vie quotidienne. Il s’agit là de toute l’éducation de la prime enfance, et
également des expériences personnelles que l’on accumule au fil de notre vie. Cela
détermine notamment nos affinités, nos goûts… Bourdieu souligne que l’on apprend
« par corps » : tout ce que nous vivons depuis notre plus tendre enfance nous
influence, donc on pourra repérer des différences en fonction de la classe sociale
d’origine, des différences de culture, de revenus…
- plus les individus sont intéressés par un problème donné, plus il y a de chances qu’une
opinion puisse être produite. Cela revient à dire qu’existent des opinions constituées,
des opinions mobilisées, et selon Bourdieu « essentiellement sous forme de groupes,
voire de groupes de pression ». C’est une des manifestations du travail politique, qui
revient à définir politiquement certains problèmes précis.
4
Cette opinion publique, pur produit des instituts de sondages, n’existe pas. C’est bel et bien un
pur artefact, ce qui ne contredit pas le fait que cette « opinion publique » se déploie à travers
l’enquête d’opinion et surtout à travers le développement de son usage au service des hommes
politiques. On pointe ici tout le travail de communication ou marketing politique qui soustend actuellement la redéfinition de la politique7.
Au travers de cette question se superposent tout un ensemble de techniques qui visent à
déplacer, voire à décrédibiliser toute l’importance de l’échange et de la délibération en
politique. Déjà en 1972, dans un article paru dans la revue Minuit, Bourdieu soulignait le
phénomène de dépolitisation, de dépossession de la politique qu’il constatait à l’époque.
Section 3. Lutte politique et travail politique
La politique, considérée sous l’angle des affrontements, surtout si on prend comme cadre la
compétition électorale, n’est pas une lutte où se déploie un « débat d’idées ». La lutte
politique n’est pas forcément le débat d’idées. Contre cette illusion, il importe de saisir ce qui
constitue le poids ou la force des idées qui semblent circuler ou s’échanger librement dans
l’arène politique. L’idée politique, pour Bourdieu dans l’article Questions de politique8 est
plutôt une idée-force qui a d’autant plus de chances de peser qu’elle peut s’appuyer sur un
groupe social nombreux et puissant. Ce qui compte, du point de vue des idées en circulation
dans le monde politique, c’est la force du groupe qui est concerné, visé, mobilisé. Il faut en
revenir au travail politique spécifique conduit par les « professionnels de la politique », le
travail de représentation.
Comment interroger ce travail de représentation ?
C’est ce travail que les agents sociaux ne cessent d’accomplir pour imposer leur vision
du monde ou leur identité sociale. La perception du monde social implique un acte de
construction qui se réalise pour l’essentiel dans la pratique. Ce qui va compter ici c’est la
position occupée par les agents dans l’espace social. Les catégories à travers lesquelles
nous percevons le monde social expriment ce que nous avons intériorisé de la structure de
l’espace social.
Ces catégories de perception conduisent les agents à prendre le monde social tel qu’il est, à
l’accepter comme allant de soi, au lieu de se rebeller ou de lui opposer d’autres possibles. En
fait, on peut dire que les rapports de force sont également présents dans nos consciences
justement sous la forme des catégories de perception de ces rapports. La connaissance du
monde social, les catégories qui rendent possible et pensable cette connaissance, ce sont
l’enjeu par excellence de la lutte politique, lutte inséparablement théorique et pratique pour
conserver ou transformer le monde social grâce au travail sur ces représentations. Loin de la
compréhension routinière de la politique, l’un des enjeux majeurs de la politique renvoie à la
connaissance, à la compréhension du monde. Bourdieu montre ce qui s’accomplit de la
manière la plus criante, mais aussi la plus banalisée, cette expérience quotidienne qui est celle
du langage et de ses propriétés singulières.
Autre façon de dire les choses : l’une des dimensions fondamentales du travail politique
réside dans ce travail insoupçonné d’énonciation, de description, de commentaire. Ce travail
7
8
Patrick Champagne, Faire l’opinion, le nouveau jeu politique, éditions de minuit.
Dans Questions de sociologie
5
qui renvoie au discours politique dans ses formes les plus variées (professions de foi,
commentaires, petites phrases…). C’est précisément un travail de catégorisation,
d’explication du monde. Ce travail est fondamental car il pèse d’un poids considérable sur la
vie collective et sur la perception que nous pouvons avoir de la vie collective. C’est cela
même qui doit pouvoir être analysé d’un point de vue sociologique9.
Ce que Bourdieu souligne autour de l’importance de ces catégories, c’est que, quand elles
s’énoncent publiquement, elles font croire à une réalité qui va avoir pour force le groupe qui
va se reconnaître dans la vision du monde qui est développée. Comment faire advenir un réel
conforme à leurs intérêts ?
Importance du langage, des catégories, car énoncées publiquement, elles fonctionnent comme
un cadre : en les énonçant, on fait exister, on fait croire à une réalité qui va avoir pour force le
groupe qui va se reconnaître dans cette vision du monde explicitée.
Section 4. Ordre symbolique et pouvoir de nomination
La politique est tout à la fois le terrain et l’objet par excellence des affrontements, mais
surtout, il s’agit d’affrontement ou de lutte symbolique. Du point de vue sociologique, nous
avons affaire à des luttes qui se cristallisent sur des objets ou sur des produits symboliques,
c’est-à-dire où se déploient des luttes par lesquelles s’expriment le pouvoir de dire ou de
nommer afin de produire du sens commun, une vision partagée et légitime, et cela au terme
d’un processus singulier. Tous les agents ne sont pas dotés des mêmes ressources
symboliques pour exercer ce type de pouvoir sur les classements sociaux10.
Les luttes, les affrontements constitutifs de la politique visent à imposer des différences et des
divisions du monde social. Simultanément, la lutte politique vise à défendre et argumenter des
positions, on peut alors considérer que des « stratégies symboliques » sont mises en œuvre
par des agents qui cherchent à imposer leur point de vue, à faire valoir comme point de vue
dominant leur vision du monde social, et donc leurs positions dans ce monde. Du point de vue
du pouvoir de nomination, alors deux registres extrêmes sont mobilisables, parmi lesquels les
agents peuvent se situer :
- Un individu peut tenter d’imposer son point de vue en proférant l’insulte. Cet
individu est réduit à l’univers des perspectives particulières des agents singuliers. A
partir de leur point de vue particulier, ces agents peuvent produire des nominations
d’eux-mêmes et d’autres. Ces nominations, selon Bourdieu, sont d’autant plus
impuissantes à se faire reconnaître à une échelle publique, à exercer un effet
symbolique que les agents en question sont autorisés et reconnus.
- Point de vue autorisé d’un agent socialement autorisé à dire, parler, caractériser.
Ce peut être tel grand critique, tel auteur consacré. C’est surtout le point de vue
proféré par un individu qui a fait l’objet préalablement d’une nomination
officielle. C’est donc le point de vue légitime du porte-parole autorisé, du mandataire
de l’Etat, d’une institution. La nomination officielle constitue ici cet acte d’imposition
symbolique qui a pour elle toute la force du collectif, du consensus, du sens commun
car elle est opérée par un mandataire de l’Etat, détenteur du monopole de la violence
symbolique légitime. Cela nous renvoie à ce pouvoir de nommer, de dire les choses.
Cette nomination officielle, ce titre, vaut sur toute une série de scènes sociales. C’est
l’Etat qui produit les séries de classement officielles, et qui peut-être appréhendé
9
Kategorestei = accuser publiquement  « faire exister par la vertu de la nomination »
Exemple : la « crise » actuelle. Affrontement derrière cette caractérisation. Pour qui ? à partir de quoi ?
10
6
comme exerçant le monopole de la violence symbolique légitime, en complément de
la violence légitime de Weber. On perçoit autrement l’une des marques de la
transformation des luttes politiques contemporaines11.
De manière plus générale, ce qui est en jeu, c’est la logique de la nomination officielle qui
s’exprime très clairement dans les titres scolaires, titres nobiliaires – titre symbolique,
socialement voir juridiquement garantis. Ce qu’il s’agirait d’expliquer, c’est ce qui concerne
les classements et les affrontements qui portent sur la reconnaissance de ces classements.
Section 5. Représentation, délégation et fétichisme politique
Quelle est, par-delà les intérêts et les affinités qui unissent un mandataire et ses mandants, la
logique qui institue le représentant dans son pouvoir de représentation ?
On suppose la plupart du temps qu’il n’y a bien souvent qu’un simple processus de délégation
en vertu duquel un individu se voit choisi, élu, nommé, pour représenter ses camarades. Il faut
prêter attention au processus : le mandataire reçoit du groupe le pouvoir de faire le
groupe. C’est à travers le processus même qu’est désigné un délégué, mais ce faisant par ce
délégué, on fait exister un groupe. On a là, condensés, quelques-uns des problèmes de la
représentation. On dispose ici d’une singularité qu’il faut interroger : comment comprendre ce
par quoi le représentant parvient à faire le groupe qui le fait lui-même représentant ?
Comment comprendre cette relation circulaire ? Bourdieu veut transposer les analyses des
historiens du droit lorsqu’ils décrivent ce qui est appelé le « mystère du ministère ». Selon
Bourdieu, c’est le mystère de processus de transsubstantiation12, c’est-à-dire ici, c’est cela
même qui fait que le porte-parole devient le groupe qu’il exprime. On peut faire une analyse
historique de la genèse de la représentation. Le porte-parole doté du plein pouvoir d’agir et
de parler par, pour et sur le groupe par la magie du mot d’ordre est le substitut du
groupe qui n’existe que par cette personnalisation. Il transforme des individus séparés en
un groupe parlant comme un seul homme, et en contrepartie reçoit le droit de parler comme
s’il était le groupe. C’est ce que Marx appelait déjà le fétichisme.
Bourdieu est particulièrement sensible aux actes symboliques, il souligne donc que le
« mystère du ministère » est un de ces cas de magie sociale où une chose ou une personne
devient autre chose que ce qu’il est : ministre, délégué, député, … et peut-être identifiée à
un ensemble d’hommes ou à une entité sociale. L’aliénation politique trouve son principe
dans le fait que les agents isolés ne peuvent se constituer en tant que groupe qu’en se
dépossédant au profit d’un appareil, qu’il faut toujours risquer la dépossession politique
pour échapper à la dépossession. Le fétichisme est ce qu’il advient lorsque des produits de
la tête de l’homme apparaissent comme des objets propres. Le représentant est l’être réel d’un
être symbolique (le groupe, l’institution). Peut apparaître comme un agent social.
Qu’est-ce qui se joue dans le phénomène de délégation à un représentant par un groupe ? en
même temps, existence d’un groupe et dépossession des individus prit isolément dans le
groupe. Qu’est-ce qui distingue un représentant délégué d’un autre individu pris dans le
groupe ? D’un point de vue politique, c’est bien la question de la dépossession qui est posée.
Cela peut paraître naturel, mais il se produit bien ce phénomène de dépossession. Cela permet
de comprendre en quoi la symbolique qui habite le politique, est essentielle à interroger.
11
12
Exemple : INSEE a pour fonction de produire des classements officiels.
Changement complet d’une substance en une autre
7
L’analyse sociologique qui conduit à penser la politique en termes de champ politique gagne à
s’appuyer sur cette dimension névralgique de la politique.
La politique est le lieu par excellence de l’efficacité symbolique qu’il faut entendre par la
capacité qu’à la politique de produire des choses sociales, notamment des groupes. On a là,
une des vertus du plus ancien des effets métaphysiques, qui est lié à l’existence de ce
symbolisme qui permet de signifier l’existence d’une institution, d’un groupe. La
représentation politique le permet à travers un énoncé prédicatif qui dissimule en vérité un
énoncé existentiel. Derrière des énoncés politiques qui prennent pour sujet l’Université, l’Etat,
le Peuple, on postule l’existence de ces entités, et surtout on suppose résolue la question de
l’existence même du groupe. Il y a là une sorte de « faux en écriture » selon Pierre Bourdieu.
Le porte-parole est celui qui en parlant d’un groupe, en parlant à la place d’un groupe, pose
subrepticement l’existence du groupe en question, institue ce groupe par l’opération de magie
qui est inhérente à tout acte de nomination. C’est pourquoi il faut procéder à une critique de la
raison politique, et c’est là que toute sociologie devrait commencer et qui porte donc sur
l’existence et le mode d’existence des collectifs, des groupes.
Section 6. Notion de champ politique
L’effort, dans la continuité de Weber, de Pierre Bourdieu, a consisté à penser la politique
autrement qu’en des termes politiques, c’est-à-dire comment lui appliquer le regard
sociologique ?
Cette notion de champ politique peut s’apparenter à ce qu’on met derrière l’expression de
monde politique, de jeu politique. Construire de façon rigoureuse la réalité du travail
politique, cela permet de réfléchir en termes de comparaison. Certes, ce qui se déploie dans le
monde politique est spécifique, mais en même temps quelque soit la volonté d’autonomiser le
monde politique, on peut comparer la réalité construite de la politique avec l’analyse d’autres
réalités, d’autres univers sociaux. La comparaison la plus souvent faite par Bourdieu est la
comparaison avec le champ artistique ou religieux. Cette comparaison est nécessaire, et elle
est facilitée par la construction même de la notion de champ. Comparer champ politique et
champ religieux, c’est comparer des champs structurels analogues. La notion de champ
permet d’évacuer de fausses questions, d’écarter de faux problèmes, et par conséquent de
construire des questions plus pertinentes. On va souligner la relative autonomie, la relative
spécification d’un univers social, d’un monde social à l’intérieur de la société, à l’intérieur du
monde social. On va trouver dans un univers social particulier des individus, des propriétés,
on va souligner comment ces individus entretiennent entre eux des relations, comment ils
s’inscrivent dans des dynamiques ou encore dans des processus qu’on trouve par ailleurs,
mais qui présente précisément des caractéristiques propres. Avec le champ politique, on a
affaire à un univers social qui a réussi à définir sa propre loi, un univers qui est parvenu
à définir et à imposer le principe et la règle de son fonctionnement. A l’intérieur de cet
univers social vont prévaloir ce que Bourdieu appelle des critères ou des droits d’entrée,
mais aussi des modes d’évaluations qui se différencient de ceux qui sont utilisés dans
d’autres champs sociaux. Un individu qui entre en politique doit opérer une transformation.
Il doit réaliser une conversion même si cette conversion n’apparaît pas comme telle à
l’individu en question, même si l’individu en question n’en a pas conscience. Cette
conversion qui est, au fond, soumission à l’ordre des principes et règles de fonctionnement en
vigueur dans le champ en question, lui est tacitement imposée, la sanction en cas de
8
transgression étant l’échec ou l’exclusion13. On attend de lui qu’il préserve une attitude, une
conduite vertueuse, une conduite digne. C’est tout ce qui va caractériser la plupart du temps le
dévouement à la cause commune, au bien public. Tout ce qui va contribuer à mettre en échec
ce qui est attendu conduit à la sanction. La notion du champ politique permet aussi et surtout
de considérer un sous-ensemble de l’espace social séparé du reste du monde. L’un des
traits fondamentaux, ce qui va précisément caractériser en propre le champ politique, comme
on pourrait le dire du champ religieux, c’est la coupure, la séparation, la frontière qui va
distinguer les professionnels d’un côté, de l’autre les profanes. Cette coupure est pleine de
toute une histoire, de toute une construction sociale dont la particularité est de se faire
oublier14. C’est l’illusion du « toujours ainsi de toute éternité ». Une vision pessimiste conduit
à penser que dans les organisations politiques, la concentration du pouvoir dans les mains
d’un petit noyau est inévitable. Pierre Bourdieu invite à observer la distribution statistique des
moyens d’accès au champ politique. Nous avons bien affaire à des inégalités d’accès au
champ politique, au pouvoir politique, aux droits, mais ces inégalités ne relèvent pas de la
nature des choses. Il existe15 des conditions sociales d’accès à la politique. Nous sommes
tenus de considérer les variables que sont le sexe, le niveau d’instruction, le niveau de revenu,
et ce qui est l’un des impensés majeurs des systèmes occidentaux, les conditions qui renvoient
à l’existence d’un mécanisme censitaire caché. Les 50% des citoyens qui sont écartés de la
politique ne sont pas distribués au hasard. Autrement dit, on ne peut pas naturaliser les
inégalités d’accès à la politique. N’accède pas qui veut au champ politique. Parmi les
conditions sociales qui rendent possible l’accès au champ politique, on va retrouver le temps
libre, c’est-à-dire le temps dégagé des contraintes liées à la reproduction matérielle et
économique et on a l’éducation. L’une des particularités du champ politique, quand il s’agit
de construire une analyse sociologique de la politique, c’est de considérer cette césure, cette
séparation entre les individus qui disposent de ressources spécifiques, de moyens (capital
social, culturel, économique…) et ceux qui sont plus démunis tant économiquement que
culturellement. L’univers politique repose donc « sur une exclusion », sur une dépossession.
Plus le champ politique se constitue, plus il s’autonomise, plus il se professionnalise, et plus
les professionnels de la politique ont tendance à regarder les profanes avec une sorte de
commisération. Ce qui se produit dans cette opposition, c’est souvent une accusation
d’irresponsabilité que les professionnels de la politique adressent aux profanes quand ceux-ci
veulent de mêler de la politique16.
Exemple : accueil fait à Coluche. On peut mettre en lumière un présupposé du champ
politique, à savoir que seuls les professionnels de la politique peuvent parler, faire de la
politique, seuls les politiques ont compétence pour parler de politique. autrement dit, avec
l’exemple du tollé de la candidature de Coluche, on entrevoit que l’appartenance au champ
politique repose sur une croyance qui dépasse les oppositions constitutives des luttes qui sont
engagées dans le champ politique. Raisonner en terme de champ politique, c’est souligner
cette autonomie spécifique, cette séparation du monde de la politique du monde social global.
C’est plus encore « rappeler que les gens qui se trouvent dans le champ politique peuvent
dire ou faire des choses qui sont déterminées non par la relation directe avec les votants,
mais avec les autres membres du champ ». Les prises de position des hommes politiques ne se
réduisent pas aux intérêts de ceux qui les mandatent, existent sinon même, importent
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cf. Propos sur le champ politique, p52
Travaux de PHELIPEAU
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page 54
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Comparaison : quand les clercs dénonçaient l’exercice illégal de la religion lorsque des femmes voulaient
donner la messe ou l’extrême-onction.
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davantage des intérêts politiques spécifiques qui relèvent des caractéristiques mêmes du
champ politique.
Le champ politique est le lieu de mise en œuvre d’une compétence spécifique. Les relations
sociales spécifiques qui s’y déploient renvoient à la mobilisation d’une compétence
spécifique. Il s’agit d’accéder à une culture spécifique et de la maîtriser sur le mode
pratique, ce qui contribue à la fermeture du champ. A cela, il faut ajouter, ou préciser que
l’autonomie du champ s’est transformée en s’ouvrant en pratique à d’autres agents que les
professionnels de la politique : journalistes de télévision, médias, politologues, organisateurs
et spécialistes de sondages, … Toute une série d’agents extrêmement importants dans la
mesure où le pouvoir politique repose de façon très nette sur le « capital réputationnel »
selon les mots de Bourdieu. Ces nouveaux agents ont transformés le champ politique en y
produisant des effets et en modifiant les conditions des affrontements au sein du champ
politique. Mais le champ politique a aussi pour caractéristique de ne jamais pouvoir se
refermer complètement. La question du rapport aux clientèles est importante car la pratique
des professionnels de la politique consiste aussi à définir ou à énoncer des principes de vision
et de division du monde social.17
Enoncer des principes, c’est participer à la constitution de groupes et de forces sociales.
La politique est une lutte pour les idées, mais pour un type particulier, les idées-forces, qu’il
faut comprendre comme des idées qui donnent de la force en fonctionnant comme forces
de mobilisation18.
Les luttes politiques principales sont aussi des luttes entre leaders politiques, elles ont pour
principal enjeu, l’emprise sur l’Etat, la conquête du pouvoir d’Etat. C’est d’analyser comment
sociologiquement et historiquement, la division du travail politique s’est opérée, notamment à
travers la forme du parti politique. En fait, les intérêts politiques spécifiques aux
professionnels de la politique peuvent se repérer dans les luttes internes aux partis politiques.
Ces intérêts apparaissent de plus en plus liés à la reproduction d’un parti19. Bourdieu suggère
des analogies avec le champ religieux. Comment comprendre l’acharnement de l’Eglise sur
l’éducation « « libre » » ? C’est la nécessité au fond de conserver les institutions qui donnent
des raisons d’être aux ressortissants ici de l’Eglise, ailleurs des partis politiques. Ce sont les
postes contrôlés par les institutions qui font vivre ce système. avec cette notion de champ
politique, on perçoit que l’enjeu décisif consiste bien à réussir à imposer des principes de
vision et de division du monde, c’est-à-dire des catégories, des classements, des principes de
classements. Ce que l’on appelle des luttes de classes sont en fait des luttes de classement.
« Le jeu politique a pour enjeu le monopole de la capacité de faire voir et de faire croire
autrement »
Nous aurions une lutte entre l’orthodoxie et l’hérésie. L’hérétique se situe, s’engage, à la
différence de celui qui considère que le monde est bien tel qu’il est. L’hérétique refuse et
considère que cela ne peut pas continuer ainsi. Les enjeux dans le champ politique sont
toujours des enjeux doubles : on a bien des combats pour des idées, mais aussi pour un
pouvoir. C’est une ambiguïté inhérente à la politique. D’où au fond, le problème
particulièrement délicat que pose la question des intellectuels. Bourdieu reprend une phrase de
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Exemple : force des énoncés du FN qui a réussi à imposer dans le champ politique un principe dominant de
séparation nationaux/étrangers.
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Référence très claire au Parti Socialiste (l’est-il encore ?)
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Spinoza. Il ne suffit pas de caractériser les choses de manière convaincante pour que
automatiquement la compréhension des groupes change. « Il n’y a pas de force intrinsèque
de l’idée vraie » selon Spinoza.
Reprise de la science par les politiques, coup de force permanent qui s’exerce au nom de la
science, notamment en matière économique. On perçoit un enjeu ici : il revient aux
chercheurs de s’opposer à ce coup de force permanent en prenant appui sur les armes que
donnent les connaissances sur le monde social et en prenant appui sur la connaissance du
double jeu de la politique.
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