Interactionnisme symbolique et ethnométhodologie

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INTERACTIONNISME SYMBOLIQUE ET ETHNOMETHODOLOGIE
INTRODUCTION : UN VIRAGE DANS LES CONCEPTIONS SOCIOLOGIQUES
Dès sa fondation, la discipline sociologique a été pensée comme une science générale
des sociétés. Et, depuis lors, plusieurs paradigmes se croisent dans l’optique d’expliquer les
« faits sociaux », leurs relations fonctionnelles, leurs facteurs déterminants, etc. Or, dès la fin
du XIXe siècle, d’autres courants se sont développés en parallèle, sur la base d’une méthode
« qualitative » : l’Interactionnisme symbolique et l’Ethnométhodologie. Deux courants
connexes qui trouvent, entre autres, leurs origines dans ce que l’on appelle l’Ecole de
Chicago et la sociologie phénoménologique.
En effet, si la sociologie classique, relevant d’une démarche « objectiviste » et
« holiste », vise une explication des faits sociaux (pourquoi ?), en tant que « choses »
extérieures aux « agents », l’interactionnisme et l’ethnométhodologie ont pour principale
caractéristique de réintroduire le point de vue des acteurs dans l’analyse des phénomènes
sociaux. Cette démarche, qui radicalise la discipline par sa posture davantage « subjectiviste »
et « individualiste », souhaite par là comprendre le sens des phénomènes et des rapports
sociaux (comment ?), ceci via les interactions et la communication propres à la vie
quotidienne – dans la lignée de la sociologie de l’action sociale de M. Weber. Passant d’un
modèle hypothético-déductif à un modèle empirico-inductif, ce courant met en liaison la
sociologie et l’ethnologie d’une part (méthodes), et la psychologie d’autre part (sujets en
interaction). Avec la sociologie qualitative, qui s’arme des méthodes et des outils de
l’anthropologie (observations, entretiens, récits de vie…), on passe donc d’une analyse
quantitative (statistique) et macrosociale à une perspective empirique et microsociologique.
Par opposition au « déterminisme » de la sociologie dominante, on peut dire que
l’interactionnisme symbolique et l’ethnométhodologie relèvent d’un paradigme
« constructiviste », en ce qu’ils portent le regard sur les constructions sociales qui découlent
des interactions entre les individus, les acteurs, les membres… Contradictoires,
complémentaires, voire conflictuelles (Cf. G. Simmel), ces interactions humaines dynamisent
la « chose » sociale, elles la construisent au jour le jour. E. Goffman, auteur influent de ce
paradigme, considère que les individus ne peuvent être réduits à de simples « agents » des
institutions sociales (Cf. P. Bourdieu). Pour lui, l’individu sociologique se définit comme :
« Un être capable de distanciation, c’est-à-dire capable d’adopter une position intermédiaire
entre l’identification et l’opposition à l’institution et prêt, à la moindre pression, à réagir en
modifiant son attitude dans un sens ou dans l’autre pour retrouver son équilibre. » (Goffman,
Asiles, 1968).
À partir des années 1950, l’interactionnisme symbolique renouvelle la tradition dite de
l’« Ecole de Chicago », courant qui plonge ses racines dans le pragmatisme du philosophe J.
Dewey, la sociologie des « formes » de G. Simmel, les approches psychosociologique de
G.H. Mead, etc.
L’ECOLE DE CHICAGO ET LES ETAPES FONDATRICES DE L’INTERACTIONNISME
L’université de Chicago et son département de sociologie ouvrent en 1892. Dès l’abord,
la discipline se tourne vers l’observation et l’analyse du monde contemporain et des
phénomènes singuliers qui traversent, à cette époque, la ville de Chicago. Contexte :
subissant, à la fin du XIXe siècle, un accroissement démographique et industriel important, la
ville de Chicago rencontre dans le même temps un flux migratoire massif qui s’accompagne
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de problèmes liés à l’emploi et de conflits ethniques périodiques entre les anciens et les néoimmigrants, voire d’émeutes violentes. Chicago est alors le théâtre de multiples « problèmes
urbains » : pauvreté, zones d’habitats délabrés, délinquance, criminalité, conflits
interculturels… Ces problèmes traduisent un profond malaise social.
Les sociologues de la première période de l’Ecole de Chicago, relayés par les
travailleurs sociaux, décident d’intervenir pour régler ces problèmes. Il s’agit de comprendre
pour répondre à une demande sociale. Ils se placent au cœur de la vie des populations
déracinées, afin de mieux comprendre leur rapport à la société. Ils occupent l’espace,
observent la déviance, les gangs, les migrants, la marginalité, les minorités ethniques, le
crime, etc. Ainsi mobilisée, la sociologie doit être moins académique, plus pratique, ne seraitce que pour entrer au cœur des « lieux » et des problèmes, pour en dénouer les logiques et les
enjeux. En étudiant la ville, le monde urbain, l’immigration et la déviance, les chercheurs de
Chicago forgent un des courants les plus influents de la sociologie américaine.
Avant de se systématiser dans l’Interactionnisme, la sociologie empirique de Chicago
fut initiée et institutionnalisée par A.W. Small (fondateur du département et de la revue
American Journal of Sociology), W. Thomas (auteur avec F. Zaniecki du livre Le Paysan
polonais en Europe et aux Etats-Unis, 1918) ou encore R. Park (journaliste reconverti à la
sociologie et ancien étudiant de Simmel) et E.W. Burgess.
Jusqu’aux années 1920 et 1930, ce courant tient une place centrale dans la sociologie
américaine. Park, N. Anderson (Le hobo, 1923) ou F. Trasher (les « gangs de quartier »
comme forme de réorganisation sociale) poursuivent une analyse microsociologique de la
ville et des formes concrètes de la vie urbaine. On parle alors d’écologie urbaine. Car
l’urbanité engendre un mode de vie particulier : autonomie individuelle et anonymat ;
contacts incessants mais superficiels, impersonnels et fragmentés ; distinction des attitudes ;
etc. La ville est de fait l’espace d’un processus de compétition et de sélection pour
l’appropriation d’un territoire. L’écologie urbaine s’intéresse aux « aires » de répartition des
populations, à leur occupation, leurs transformations. Car les vagues successives de migrants
transforment la ville, d’où une instabilité de l’équilibre urbain qui s’illustre par une
« désorganisation-réorganisation ».
La ville de Chicago est qualifiée de « laboratoire social ». Au moyen de l’observation
participante in situ, les sociologues analysent les interactions sociales. Ces descriptions des
interactions s’accompagnent d’un recueil du ressenti, des représentations, des définitions
qu’en donnent les acteurs... catégories au moyen desquelles les acteurs interprètent et donnent
du sens à la vie sociale. Thomas parle d’une « définition de la situation » : « Quand les
hommes considèrent certaines situations comme réelles, elles sont réelles dans leurs
conséquences. » (Thomas, The child in America, 1932) Par la suite, Goffman définira les
interactions comme un « système social en miniature » : « L’influence réciproque que les
partenaires exercent sur leurs actions respectives lorsqu’ils sont en présence physique
immédiate les uns des autres » (Goffman, Les cadres de l’expérience, 1974).
La seconde période de la tradition de Chicago (de l’entre-deux guerres aux années
1950), dont H. Blumer (à l’origine de l’expression « interaction symbolique », 1937) et E.
Hughes sont les figures centrales, affirme la démarche empirique inaugurée par leurs
prédécesseurs. À ceux-ci viennent se lier deux anthropologues, L.W. Warner et R. Redfield,
qui apporteront leurs savoirs quant à la méthode ethnographique. Blumer insiste sur le fait que
les individus agissent en fonction des significations qu’ils donnent à leurs actions. C’est ce
regard porté sur le « sens vécu » des expériences et sur les divers « cadres » sociaux qui
conduiront plus tard Goffman à dire que : « Les sociologues doivent parler du point de vue
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des gens qu’ils étudient parce que c’est depuis cette perspective que se construit le monde
qu’ils analysent ».
L’INTERACTIONNISME SYMBOLIQUE
Les principaux apports de l’interactionnisme tiennent à différentes figures de la
philosophie pragmatiste, comme J. Dewey, et de la psychologie sociale avec G.H. Mead et
C.H. Cooley. Pour eux, la « réalité » n’est pas donnée, elle relève d’une « transaction »
constante et variant en fonction des interactions. Ces chercheurs de « terrain » pensent que la
connaissance, sociale ou scientifique, s’acquiert et s’éprouve dans et à l’épreuve d’une
expérience.
Mead, dont Blumer reprendra la chaire, tient parmi les théoriciens les plus influents de
ce courant. On lui doit d’avoir étayé le concept de socialisation. Il aborde la « construction de
soi » sous l’angle psychosociologique, c’est-à-dire en rupture avec le modèle déterministe de
la socialisation par inculcation sur un sujet passif. Selon lui, le « soi » s’élabore dès le plus
jeune âge dans un rapport dialectique entre le « moi » et le « je ». Chaque individu se
constitue dans un maillage entre le psychique, le groupal et le sociétal : « Le ‘je’ est la
réponse de l’organisme aux attitudes des autres ; le ‘moi’ est l’ensemble organisé d’attitudes
que je prête aux autres. Les attitudes des autres constituent le ‘moi’ organisé et on réagit
alors face à cela en tant que ‘je’ ». (Mead, L’esprit, le soi, la société, 1934). Mead élabore un
modèle dynamique de la socialisation du sujet, un sujet actif dont « l’esprit n’est que le
développement et le produit d’une interaction sociale ».
Au cours du processus de socialisation/éducation, le sujet intériorise ce que Mead
appelle des « symboles » : langage, « gestes significatifs » et des « rôles » sociaux incarnés
par des « autrui significatifs » (père, mère, professeur…) Au cœur de la communication
interindividuelle, ces « symboles » nous permettent d’entrer en interaction et, après
interprétation, de « prendre la place de l’autre ». De cette analyse naîtra l’appellation
Interactionnisme symbolique.
Selon Mead, l’interprétation émerge très tôt chez l’enfant. En s’identifiant, par le biais
de jeux de rôles libres, à des autrui significatifs, les enfants intériorisent peu à peu leur
environnement socioculturel. De fait, ils s’identifient symboliquement à ce qu’il nomme
« autrui généralisé » (groupe, communauté, société, club, bande…) À cela, trois principes :
c’est le sens qui guide l’individu dans différentes directions ; ce sens naît ou glisse des
interactions ; et il subit enfin une interprétation.
Depuis les années 1950, l’interactionnisme a donné lieu à une pléthore d’enquêtes
empiriques, lesquelles ont largement renouvelé le regard sociologique. Différents concepts et
théories en ressortent avec une certaine prégnance, travaux qui, avec Becker et Goffman,
portent notamment sur la déviance et la stigmatisation.
H. S. BECKER ET LA THEORIE SOCIOLOGIQUE DE LA « DEVIANCE »
Le terme « déviance » est d’un usage récent (années 1960). Dans son sens
psychologique, il signifie « comportement qui échappe aux règles admises par la société ».
Plus précisément, cet adjectif permet de désigner une « personne dont le comportement
s’écarte de la norme sociale admise ». De fait, pour que déviance il y est, il faut trois
éléments : une norme ; une transgression de la norme ; une désignation de cette transgression.
Les normes (du latin norma, équerre, règle) représentent l’ensemble des règles qui régissent
les conduites individuelles et collectives. Pendant la socialisation, les individus intériorisent
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l’ensemble des prescriptions et des normes de leur société, culture, religion… Par ce fait
même, ils respectent l’ordre social et, pour une grande majorité, ils ne transgressent pas les
limites.
La statistique désigne la déviance comme un écart par rapport à la moyenne, mais
l’approche interactionniste de Becker en fait un concept dynamique (relation). Car normes et
déviances sont deux notions relatives. Elles varient dans le temps, l’espace, les groupes, les
sociétés… Elles ne sont pas instituées définitivement et sont l’objet d’un contrôle (société) et
d’une régulation (groupe). Ainsi, les Etats comme les communautés veillent à leur respect,
auquel cas tout individu s’expose à des sanctions mises en œuvre par des instances coercitives
(police, système judiciaire…) Becker considère qu’un acte n’est pas en soi déviant, c’est la
réaction des autres qui le catégorise comme une déviance. La déviance est donc un construit
social qui résulte d’une interaction entre les « déviants » et ceux qui le constatent. De plus,
certaines personnes créent des normes qui un jour entreront dans les usages, voire généreront
des lois.
La sociologie américaine (depuis les années 1950) s’intéresse à la déviance et se
demande pourquoi les normes sont transgressées. La recherche de Becker intitulée Outsiders
(étranger à la société) constitue une étape importante du développement de la sociologie de la
déviance, puisqu’elle élargit les études sur la délinquance. Becker, ancien élève de Hughes, se
donne pour objectif d’analyser l’ensemble des relations qu’entretiennent toutes les parties
impliquées dans le procès de la déviance. Il part de la question suivante : comment les
groupes sociaux ou la société en arrivent-ils à créer de la déviance ?
Jusqu’au début des années 1960, les études sur la déviance portaient sur le milieu social
dudit déviant et sur sa personnalité. Ainsi l’écologie urbaine interprétait la déviance à partir
de la désorganisation sociale. Le courant culturaliste mettait, pour sa part, en évidence
l’existence de sous cultures délinquantes. Enfin, R. Merton, suivant une perspective
fonctionnaliste, a emprunté le concept d’« anomie » pour expliquer le phénomène.
Dans Outsiders, on constate que l’élément constitutif de la déviance n’est plus le
comportement en tant que tel de l’individu déviant mais le fait que la société le qualifie ainsi :
« Le déviant est celui auquel cette étiquette a été appliquée avec succès », dit Becker qui pose
trois hypothèses : a) Les groupes créent la déviance en créant des normes dont la
transgression constitue la déviance. b) Le caractère déviant ou non d’un acte dépend de la
manière dont les autres réagissent – la déviance n’est pas le comportement, mais l’interaction
entre le déviant et les non-déviants. c) Les normes sont l’objet de désaccords et de conflits.
Elles relèvent en outre d’un processus sociopolitique.
Types de comportements déviants (Becker, Outsiders, 1963) :
Perçu comme déviant
Non perçu comme déviant
Obéissant à la norme
Transgressant la norme
Accusé à tort
Pleinement déviant
Conforme
Secrètement déviant
Becker propose une analyse dynamique de la déviance. Il recourt pour cela au concept
de « carrière » — développé par Hughes — et construit un modèle « séquentiel » qui prend en
compte les changements du comportement déviant. Toutes les causes n`agissent pas au même
moment. La compréhension du comportement final passe par la mise en évidence de chaque
phase intermédiaire de la « carrière » déviante : a) L’individu commet une première
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transgression. b) Celle-ci est « étiquetée » par les proches et les instances du contrôle social.
c) Cet étiquetage empêche le transgresseur de continuer à agir dans le cadre légal. d)
L’individu en vient peu à peu à s’apprécier comme déviant en intériorisant l’image de soi que
lui renvoie la société. d) L’étiquetage pousse l’individu à commettre de nouvelles
transgressions, et à rencontrer d’autres transgresseurs plus chevronnés pour s’initier plus
avant. Becker ajoute ceci : « Ce ne sont pas les motivations déviantes qui conduisent au
comportement déviant mais à l`inverse c`est le comportement déviant qui produit au fil du
temps la motivation déviante ». (Becker, Outsiders, 1963). En montrant « comment on devient
fumeur de marijuana », il expose les différents temps qui rythment la pratique : a)
L’apprentissage de la technique. b) Celui de la perception des effets. c) Celui du goût pour les
effets.
Les grandes étapes de sa théorie de l’« étiquetage » sont les suivantes : a) L’auteur
précise le double sens du terme « outsiders » : il englobe les situations où la norme est
transgressée et celles où on la fait appliquer. D’où un nécessaire double point de vue :
« accusés » (stigmatisés) et « accusateurs ». b) Définition de la déviance qui inclue la réaction
d’autrui sur le phénomène. Becker parle du « produit d`une transaction », d’une propriété de
l’interaction entre le transgresseur et la personne qui réagit à cet acte. c) Le concept de
« carrière » permet à Becker de déterminer le cheminement de la déviance d’un individu, sa
trajectoire.
De manière à comprendre l’autre versant du phénomène, Becker a porté le regard sur ce
qu’il a appelé « les entrepreneurs de moral ». Ces « gens qui élaborent et font appliquer les
normes auxquelles ces déviants ne se conforment pas » sont, selon lui, au coeur du
phénomène de déviance. L’intérêt est de voir qui établit les normes et par quel processus on
les fait respecter. Il constate que, jusqu’à son application, la norme relève d’un processus : a)
Un esprit d’entreprise et un entrepreneur sont nécessaires. b) L’infraction doit ensuite être
rendue publique. c) Ces entrepreneurs y trouvent un avantage, un intérêt personnel. Dans le
cas de l’usage de la marijuana et de sa législation, Becker constate que l’idée de la création
d’une norme et de sa mise en vigueur est liée aux initiatives personnelles des « entrepreneurs
de morale ». Il y en a deux types : a) Les premiers, qui créent les normes, cherchent à
supprimer le « vice » et souhaitent « aider ceux qui sont en dessous d’eux à améliorer leur
statut ». b) Les seconds, une fois la norme élaborée et les lois créées, les font appliquer.
Avec Becker, on voit bien que la déviance est le résultat des réactions et des initiatives
d’autrui. La société crée de la déviance, par réaction aux transgressions, puis en instituant des
normes dont le non-respect entraîne la déviance. Becker ajoute même que sans les réactions
d’autrui et sans leurs initiatives normatives, la déviance ne saurait exister. La théorie de
« l’étiquetage » (labelling theory), que Becker préfère nommer « théorie interactionniste de la
déviance » a reçu de nombreuses critiques. Et, notamment, celle de prendre
« subjectivement » le parti des supposés « déviants » et de soutenir ouvertement ces normes
non conventionnelles.
E. GOFFMAN ET LE CONCEPT DE « STIGMATE »
Dans son ouvrage Stigmate, les usages sociaux des handicaps (1963), Goffman (19221982) s’intéresse aux « différences » qui tendent à discréditer socialement les individus. Ainsi
Goffman, qui suivra les cours de Hughes et de Blumer, pose la question de la norme et de la
marginalité (anormalité), et, plus largement, celle de la construction de l’identité sociale. On
lui doit en outre le modèle de l’acteur social dramaturge et de la ritualité de la vie
quotidienne : la vie sociale comme une scène sur laquelle l’acteur social joue son rôle dans
une représentation où il ne doit pas « perdre la face ».
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Le terme stigmate vient du grec stigma, qui signifie marque physique d’infamie. Les
stigmates, traits jugés hors norme, représentent moins des attributs objectifs que des étiquettes
apposées au cœur des interactions par les individus dits normaux. « Marquer une différence et
assigner une place : une différence entre ceux qui se disent ‘‘normaux’’ et les hommes qui ne
le sont pas tout à fait ». (Goffman, Stigmates, 1963)
Au quotidien, nous catégorisons nos contemporains. Au premier abord, l'identité sociale
apparente structure l’interaction, une interaction mixte entre lesdits normaux et les supposés
anormaux. Si une personne possède un attribut spécifique, elle possède un stigmate. Mais
celui-ci n'existe pas en soi, il naît de la relation entre les attributs personnels et les stéréotypes.
Ainsi cette personne qui porte un stigmate est discréditable, et, dès lors que celui-ci est révélé,
elle est discréditée. Il existe trois types de stigmates qui tiennent au corps (difformités et
« monstruosités »), au psychisme (« tares du caractère ») et à l’origine sociale, nationale,
culturelle, cultuelle… (« tribaux »).
Les « normaux » appliquent et soutiennent les normes, et stigmatisent en retour ceux
chez qui ils pensent voir ces marques. De plus, cette problématique pose la question de
l'acceptation de soi et de son stigmate par l’individu discrédité. Goffman recense trois
réactions possibles de la part du « stigmatisé » : correction du stigmate, tentative de maîtrise
des domaines d'activité qui lui sont normalement interdits, coupure avec le quotidien et la
réalité. Il peut également être utilisé pour obtenir des « petits profits », Goffman parle ici
d’« inversion du stigmate ».
Sur le plan sociologique, un stigmate est donc un attribut qui discrédite a priori et peut
entraîner des réactions et des sanctions sociales : infériorisation symbolique, exclusions
diverses, voire violences proprement physiques… Goffman insiste sur le fait que la
stigmatisation désigne une « relation » entre le « stigmatisé » et le dit « normal », d’où une
nuance entre identité sociale virtuelle et réelle. Le stigmate renvoie à la catégorisation, à la
réaction sociale, aux efforts du stigmatisé pour le dissimuler ou l’inverser.
La réception sociale du stigmate contribue à le constituer en tant que tel, c’est-à-dire en
tant qu’identité sociale dévalorisante et dévalorisée. Mais il peut être dissimulé (cicatrice,
cécité partielle, maladie…) Le stigmate porte sur l’individu et pense en définir la « vérité » :
l’individu est réduit à son stigmate, lequel devient, dans l’imaginaire des normaux, la cause de
tous les goûts et activités du stigmatisé. « Le maniement du stigmate n’est qu’un rameau
d’une activité fondamentale dans la société, à savoir le stéréotypage, le ‘‘profilage’’ de nos
attentes normatives quant à la conduite et au caractère d’autrui ». (Goffman, Stigmates,
1963)
Goffman distingue les identités stigmatisables et les identités stigmatisées. Ces
conditions sociales appellent différentes stratégies de gestion : la personne stigmatisable
s’attache à la gestion de l’information à l’égard de son stigmate ; la personne stigmatisée doit
gérer la « tension » entre la norme sociale et la réalité personnelle. Cette tension façonne la
personnalité. L’individu peut cacher son stigmate devant les « normaux », tout en le rendant
perceptible aux autres stigmatisés. Il existe deux types d’identités pour l’individu stigmatisé :
réelle et virtuelle.
Le stigmate sépare les stigmatisés des normaux, puis les stigmatisés entre eux :
hiérarchisation qui valorise les plus « normaux » des stigmatisés. La stigmatisation peut
engendrer un rejet de sa propre personne, déstabiliser l’identité pour soi. Mais le stigmate
sépare aussi l’individu de lui-même : discontinuité entre son identité réelle et son identité
virtuelle. De fait, l’identité n’est pas statique ni reçue passivement. Le stigmate est l’objet de
luttes, de conflits de définition, de redéfinition, de logiques de résistance, d’inversion. Un
individu affligé d'un stigmate doit s'aligner sur son groupe, et se considérer du point de vue
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des normaux, notamment pour réduire la tension créée par l'existence de son stigmate ou
« briser la glace ». Toutefois, la stigmatisation peut provoquer l’ostracisme et le rejet, ce qui
induit une frustration et une humiliation chez les individus stigmatisés.
A. SCHÜTZ ET LA SOCIOLOGIE PHENOMENOLOGIQUE
Dès les années 1960, l’ethnométhodologie, principalement au travers de H. Garfinkel
(1917), renouvelle la démarche interactionniste dans une rencontre avec la sociologie
phénoménologique développée par A. Schütz (1899-1959). Garfinkel, qui a d’abord travaillé
avec T. Parsons (structuro-fonctionnaliste), radicalise la microsociologie en croisant les
méthodes de l’interactionnisme et les conceptions de la phénoménologie (Schütz et M.
Merleau-Ponty). Garfinkel fait l’analyse interne de l’ordre social à partir du « savoir
ordinaire » et du langage né du « sens commun », notion qu’il reprend à Schütz, lui-même
inspiré par la sociologie compréhensive de Weber et la philosophie phénoménologique de
Husserl. L’objectif est de saisir les significations mises en œuvre par les acteurs eux-mêmes.
Alfred Schütz (1899-1959), qui a suivi les cours de Husserl à Vienne, avant de
s’installer à New York (1932), part de l’idée que les interactions et la communication
interindividuelle produisent et découlent d’une « intersubjectivité », en tant que fait social à la
base de la vie sociale et à l’articulation de l’objectivité et de la subjectivité. Il attache une
importance centrale aux significations de la vie quotidienne et au monde vécu qui produisent
une intercompréhension et un « sens commun ». La compréhension devient un mécanisme
social. Schütz part du questionnement suivant : que signifie le monde social pour l’acteur tel
qu’on l’observe dans ce monde et qu’a-t-il voulu signifier par son agir ?
Il s’agit de comprendre les procédures d’interprétation quotidiennes qui permettent de
donner du sens à nos actions et à celles des autres. Chacun a sa propre expérience du monde,
son propre « stock de connaissance », fruits d’une connaissance socialement organisée et
distribuée (parents, profs, amis, entraîneurs…) Les interactions sont des relations complexes.
De fait, pour comprendre les actes des autres, je dois connaître ou anticiper leurs motifs, des
« motifs en vue de » (fins) et des « motifs parce » (causes). On retrouve ici la notion
weberienne d’« ideal-type ».
Outre la socialisation qui détermine une grande partie des actions, Schütz prend en
compte les capacités cognitives des acteurs. Il considère que les normes sociales fonctionnent
comme un langage, un langage culturel offrant des clefs de compréhension. Les acteurs
utilisent ces systèmes symboliques pour produire de la signification au cours des interactions.
Chacun est pris dans une action sociale dans laquelle il engage du sens, sens qu’il
communique aux autres de manière objective. Schütz différencie l’agir et l’action, l’action
étant à la fois une prise de position et une prise de position orientée vers le futur. « L’action
s’engage sur la base d’une intentionnalité qui ne connaît pas encore le détail de l’agir ».
Dans un article intitulé L’étranger, Schütz développe ces différentes notions
sociologiques. Par « étranger », il faut entendre une personne adulte qui, au double sens
d’outsiders et de nouveau venu, tente de se faire accepter ou tolérer par un groupe. Schütz
s’intéresse à ce qu’il nomme la crise « typique » : « situation d’approche qui précède tout
ajustement social » par rapport au « modèle culturel de la vie d’un groupe ».
Les acteurs ont donc une expérience du monde social : appréciation du champ des
possibles et réflexion par rapport à ces objets. Schütz observe deux types de connaissance : la
« connaissance directe » et les « savoirs sur ». Ainsi, les individus agissent et pensent dans un
monde non homogène : à la fois incohérent, pas toujours très clair et contradictoire. Chacun a
une « expérience générale » du monde, faite de « typifications », de routines, etc., et une
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« expérience particulière », construite et relevant d’un « stock de connaissance »
(biographique et fonction du système d’intérêt). Familiarité et étrangeté se croisent.
Le « modèle culturel » offre un savoir fait d’évidences, d’« allants de soi »… Cette
« recette », qui relève d’une « situation historique (et biographique) spécifique », sert de
précepte général pour l’action, puis de schéma d’interprétation et d’expression. Ce modèle
culturel vise à fournir des « conduites déjà prêtes à l’emploi ». D’où une « conception
naturelle du monde », une familiarité, une confiance. Or, dans la situation de l’étranger, cette
recette, faite des représentations propres à son modèle culturel d’origine, s’avère inopérante.
L’étranger rencontre un décalage, une situation de crise lorsqu’il arrive dans le nouveau
groupe qui, d’emblée, considère celui-ci comme un « homme sans histoire ».
Cette situation montre les craintes du nouvel arrivant qui, d’emblée, doit tout traduire.
Elle éclaire celles de beaucoup de personnes qui craignent d’aller « ailleurs » : il s’agit peutêtre moins d’une peur de l’autre que d’une crainte quant à leurs propres réactions dans ce
nouveau monde où leurs représentations et manières d’être n’opèreront plus. Parler de
traduction nous conduit à considérer le langage, en tant que schéma d’interprétation et
d’action qui ne se réduit pas seulement au fait de parler et de maîtriser la grammaire : les mots
ont une charge émotionnelle, des connotations, des inflexions, des formes jargonnesques…
Le modèle culturel offre « aux acteurs typiques des solutions typiques pour des
problèmes typiques ». C’est un « état de fait » que l’on n’a nul besoin de questionner. Les
routines permettent de ne pas avoir sans cesse à « définir la situation », chercher sa place,
prendre un « rôle », « prendre la place de l’autre », trouver la bonne distance, etc.
L’étranger qui arrive dans un groupe a une double attitude entre objectivité et loyauté,
bien qu’il n’accepte pas nécessairement et tout de suite les manières de faire du groupe
d’accueil. Il peut alors être rejeté, stigmatisé, catégorisé comme une personne « ingrate ».
Pour cet étranger, le monde social n’est pas univers serein où tout « va de soi ». La rupture de
familiarité par rapport à son propre « stock d’expérience et de connaissance » induit une
incompréhension, un malaise, voire un problème d’intégration. Enfin, dès lors que ce modèle
devient familier, Schütz considère que ce nouvel arrivant n’est plus étranger. De plus, la
situation de « crise » se présentera à nouveau quand, à l’image de « l’homme qui rentre au
pays », il retournera dans son milieu d’origine.
Schütz montre la rupture de familiarité, les décalages cognitifs et les déboires
émotionnels d’un immigrant qui tente de s’intégrer dans une nouvelle forme de vie, situation
qu’il a lui-même rencontrée lors de son exil à New York. L’étranger ne peut pas utiliser son
stock de connaissance pour se déplacer dans le monde social, alors que les individus qu’il
rencontre sont sur le mode de l’évidence. N’ayant pas intégré les typifications qui permettent
d’interpréter les attentes des comportements qui lui sont adressées, cet étranger ne peut que
constater son échec et ses incompréhensions. De fait, il procède par tâtonnement et essaye de
comprendre les sens multiples qui se croisent dans les interactions, ceci d’autant plus que tout
ne passe pas par le langage, langage qui est à la base des travaux de l’ethnométhodologie.
H. GARFINKEL ET L’ETHNOMETHODOLOGIE
L’ethnométhodologie, qui radicalise, par l’analyse de la conversation, les perspectives
interactionnistes, se nourrit des travaux de la sociologie phénoménologique de Schütz et de la
philosophie du langage ordinaire. Voir du dedans est le maître mot de Garfinkel qui
développe sa propre conception sociologique : une « théorie du savoir quotidien ». Mais
l’ethnométhodologie ne propose pas d’appliquer les méthodes et les outils de l’ethnologie
dans l’analyse des groupes restreints. Ce terme signifie en fait le logos (savoir, théorie,
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science) des « ethnométhodes » : « ethnos » au sens du groupe, de ses membres et des savoirs
de « sens commun ». Les « ethnométhodes » sont les : « Procédés ordinaires et ingénieux que
les membres utilisent, en les considérant comme connus et allant de soi, pour
l’accomplissement continu des activités concertées de la vie quotidienne ». (Garfinkel,
Studies in Ethnomethodology, 1967)
Garfinkel veut développer une méthodologie adaptée à l’analyse des logiques de sens
commun et de l’intersubjectivité à l’œuvre dans les conversations de la vie quotidienne. Il
s’agit de saisir le « raisonnement sociologique pratique » des individus, qu’il appelle des
« membres » et non des acteurs ou des individus, lesquels sont capables d’intelligence pour
analyser et comprendre les phénomènes sociaux. Se ne sont pas des « idiots culturels ». Les
membres d’un même groupe social développent de multiples « compétences » sociales et
symboliques : les « ethnométhodes ». Les activités quotidiennes sont donc le lieu
d’interactions qui donnent à voir des conduites et des « accomplissements pratiques » et
raisonnements, dont on peut rendre compte au moyen d’une démarche ethnographique sans
hypothèses préalables, ce que Garfinkel refuse en bloc. Pour accéder au sens des pratiques
sociales, il voit deux principes : a) Considérer toutes ces pratiques comme également
significatives dans la production de la vie sociale. Les situations les plus infimes et les plus
banales deviennent des objets d’étude : une conversation téléphonique, des piétons qui
traversent la route, un enfant qui fugue, un transsexuel qui change de sexe… b) Il est ensuite
important d’être attentif aux phénomènes tels que décrits par les acteurs, avec une
« indifférence ethnométhodologique » (sans hypothèses, jugements de valeur, présupposés
théoriques). Les membres sont dotés d’une connaissance familière et d’une compétence
analytique de leurs pratiques qui ont trois propriétés :
a) L’« indexicalité » : cette notion permet de rendre compte de la nécessité qu’il y a,
pour comprendre les échanges et en particulier le langage, de les indexer sur les situations
locales qui les ont produites. Situation locale et contexte social permettent de situer les
données langagières. La compréhension d’un mot ou d’une phrase nécessite la connaissance
d’un répertoire partagé et socialement distribué, de savoirs et de significations de sens
commun. Les mots prennent sens dans une localité qui engendre des interprétations et un sens
situés.
b) La « réflexivité » : ce terme désigne le fait que le langage est autant un élément de
description que de construction de la vie sociale. Elle correspond à la capacité de dire une
pratique en la décrivant et en spécifiant les procédés pour l’accomplir, mais aussi de
construire la pratique en la disant. L’énonciation donne lieu à l’action (performatif). La
réflexivité suppose en outre que les activités des membres soient partagées et toujours
identiques.
c) La « restitualité » (accountability) : chacun peut reproduire les pratiques. La
restitualité est le support de la réflexivité. Les activités sont visibles, rationnelles et
rapportables ou descriptibles. La restitualité fonctionne comme une « disponibilitédisposition ». Il s’agit d’un processus, d’une « mise en scène » de cette production de sens.
Pour Garfinkel, le social n’est pas donné, il se construit et s’actualise dans les pratiques
quotidiennes qui sont des accomplissements sans cesse à renouveler.
L’ethnométhodologie, portant sur les conversations, s’est par la suite étendue à l’analyse
pure du langage, notamment avec A. Cicourel qui a développé une « sociologie cognitive ».
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BIBLIOGRAPHIE (ouvrages généraux et travaux spécifiques)
Howard S. BECKER, Outsiders. Etudes de sociologie de la déviance, Paris, Métaillé, 1985
(1963).
Jean-Michel CHAPOULIE, La tradition sociologique de Chicago, 1892-1961, Paris, Seuil,
2001.
Alain COULON, L’ethnométhodologie, Paris, PUF, QSJ ?, 1987.
Jean-Pierre DELAS, Bruno MILLY, Histoire des pensées sociologiques, Paris, Armand
Colin, 1997.
Harold GARFINKEL, Studies in ethnomethodology, Cambridge, Polity press, 1984 (1967).
Erving GOFFMAN, Stigmate. Les usages sociaux des handicaps, Paris, Minuit, 1975 (1963).
Georges H. MEAD, L’esprit, le soi, la société, Paris, PUF, 1963.
Alfred SCHÜTZ, L’étranger, Paris, Allia, 2003 (1966).
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