L`ordre de l`interaction

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L’ordre de l’interaction
Pierre FRANCOIS
Séminaire de sociologie générale
L’interactionnisme : principes généraux
• Pour Durkheim, la sociologie est la science des faits sociaux, i.e. des
manières de faire, de penser et de sentir, extérieures à l’individu et qui
s’imposent à lui.
• Premier décalage : la société n’existe pas uniquement « objectivement »,
elle existe aussi dans la tête des acteurs qui la constituent – ce qui impose
une démarche singulière, « compréhensive ».
• Second décalage : ces « faits sociaux » ne sont pas donnés en nature, ils
sont produits. Pour comprendre comment ils sont construits, il faut les
démonter. Comment faire ?
Une première stratégie est de partir de l’action, éventuellement stratégique,
des acteurs, et de cerner les propriétés émergentes qui sourdent de leur
agrégation.
Une stratégie alternative consiste à partir de l’interaction qui s’établit entre
deux acteurs : j’agis, tu réagis, je réagis en retour.
Pour l’interactionnisme, les acteurs sont capables de se représenter le monde et donnent ainsi un sens
à leur action (c’est la dimension « symbolique ») ; les institutions sociales, quelle que soit leur
solidité apparente, peuvent toujours se ramener à une somme d’interaction.
L’interactionnisme : principales scansions
• L’histoire de la sociologie interactionniste croise celle de la sociologie
américaine.
• La naissance de l’interactionnisme :
G. Simmel et la notion d’action réciproque ;
Le pragmatisme : le monde n’est pas donné en soi, il n’existe qu’à travers les
interprétations que les hommes en donnent.
Sociologie, journalisme et critique politique.
• Les thèmes de l’interactionnisme :
Sociologie urbaine et trajectoires migratoires ;
La sociologie du travail et des professions ;
La question de la déviance.
• Objectivisme et subjectivisme :
La tradition subjectiviste – ou comment les acteurs définissent les situations
dans lesquelles ils sont pris ;
La tradition objectiviste – ou comment les institutions et les mondes sont le
fruit des interactions.
La déviance comme interaction :
la labelling theory
• Existe-t-il des comportements que l’on peut « naturellement » considérer
comme des comportements déviants ? Non, répond Howard S. Becker.
Plus précisément, pour être dit déviants, il faut :
Qu’il y ait transgression d’une norme ;
Que cette transgression soit désignée comme telle.
•
Les conséquences de cette acception :
Il n’y a pas de comportements déviants par nature – le relativisme sociologique.
Il peut exister des situations asymétriques : fausse accusation et déviance secrète.
Le stigmate est pour Becker le fait princeps : le trobriandais incestueux se suicide parce
qu’il a été désigné comme tel, pas parce qu’il a couché avec sa cousine.
•
Les deux sens d’outsider :
Celui qui est mis à part : la déviance, comme la beauté, existe dans l’œil de celui qui la
regarde ;
Celui dont le groupe est à part : la déviance est (en général) une activité communautaire
– mafieux, fumeurs de marijuana, musiciens de jazz.
•
Engagement et carrière déviante :
Le principe de l’engagement chez Becker : comment on se lie les mains tout seul (et
parfois sans s’en rendre compte) ;
La carrière déviante : de l’apprentissage de la déviance à l’effet de loquet du stigmate.
De l’interaction
à l’interaction de face à face
• Les interactions dont on parle jusqu’ici n’impliquent pas que les
acteurs soient en situation de co-présence : j’agis le mardi à Paris,
tu réagis le jeudi à Palaiseau.
• On a pu montrer que les situations de face à face sont des
situations qui obéissent à des règles particulières et qu’elles
instituent un ordre particulier qu’on a pu nommer « l’ordre de
l’interaction » (Goffman).
• Dans la compréhension des interactions de face à face, il est
possible de mettre au jour des règles touchant, par exemple :
A la manière dont se gèrent les distances entre les individus – la proxémie (E.T.
Hall, 1971)
A la manière dont les acteurs sociaux entrent en contact les uns avec les
autres, et dont ils se séparent – les rites d’interaction (E. Goffman, 1974).
A la manière dont, dans les situations d’interaction de face à face, il en
viennent à gérer les marques de déviance (E. Goffman, 1968, 1975).
Gérer la distance : la proxémie
•
•
•
La distance, pour le sens commun, est une réalité physique – ou, pour Kant, elle est
une catégorie a priori de l’entendement.
Pourtant, ce qui est défini comme proche ou loin dépend des situations sociales
(être proche de sa femme ou de sa prof ne recouvre pas la même réalité) et des
« cultures » (Hall) (gérer l’intrusion ou la clôture des relations sociales ne
s’effectue pas de la même manière en France et en Allemagne).
E.T. Hall (1971) propose de distinguer 4 types de distance, chacune dédoublée :
Intime
proche
Intime
lointain
Personnel
proche
Personnel
lointain
Social
proche
Social
lointain
Public
proche
Public
lointain
Distance
physique
Nulle
15
à 40 cm
45
à 75 cm
75
à 125 cm
1,2
à 2,1 m.
2,1
à 3,6 m
3,6
à 7,5 m.
Plus
de 7,5 m
Mode de
contact
Odorat
toucher
Toucher
, vision
déformé
e
Toucher
possible,
vision
Limite du
toucher,
vision
Vision, voix
normale
Vision, voix
normale
Vision,
voix forte
Vision,
voix forte
Situation
sociale
Sexe,
lutte
Enfants,
transpor
t en
commu
n
Relation de
couple
quotidienne
Relation
familiale,
situation
tendue
Travail,
négociation,
amicale
Hiérarchique Collective HiérarchiDistanciée Fuite,
que et
DésenIsolée
collective
gagement
La face et les rites d’interaction
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Pour E. Goffman, l’interaction est le moment où l’individu perd l’autonomie de
sa représentation pour entrer dans la sphère d’influence immédiate d’un public.
En situation d’interaction, focalisée (conversation) ou non, les individus gèrent en
permanence la représentation qu’ils donnent d’eux mêmes, par des signes
infinitésimaux qu’ils savent produire et interpréter pour autant qu’ils y ont été
socialisés et qu’ils maîtrisent par conséquent le « cadre » de l’interaction.
Autrement dit, si l’interaction produit un ordre spécifique, elle s’appuie également
sur un cadre, des institutions qui lui préexistent – Goffman est un lecteur de
Durkheim et il intéresse beaucoup Bourdieu.
L’exemple de la gestion de la « face » : la « face », l’apparence, constituent, dans
les sociétés occidentales, le lieu par excellence du sacré – il faut comprendre
comment les acteurs la maintiennent en le plaçant délibérément dans des
situations où il va la perdre : l’exemple du sandwich du garçon de café.
Puisque la face est sacrée, entrer en contact avec elle ou la quitter suppose d’obéir
à se comporter de manière très précise : ce sont les rites d’interaction.
Puisque la face est sacrée, perdre la face n’est pas anodin et implique une certaine
forme de comportements où l’on en prend acte (on baisse les yeux, on
bredouille), ou de comportements réparateurs : calmer le jobard, ou comment lui
expliquer que s’il a perdu, c’est de son fait tout en lui proposant une lecture
acceptable qui lui sauve la face (il a été malchanceux).
La gestion du stigmate (1)
• Goffman est particulièrement attentif aux situations
où la tension attachée aux situations d’interaction apparaît
dans toute sa violence : là où l’accord entre les parties de l’interaction
cessent d’aller de soi.
• C’est en particulier le cas lorsque l’un des individus partie prenante de
l’interaction se voit attribué une appréciation péjorative, un stigmate, qui
se referme sur lui à cause de l’un de ses attributs.
• Ce stigmate peut renvoyer à une monstruosité du corps (handicap
physique), à une tare de caractère (alcoolisme), à des stigmates tribaux
(accent, couleur de peau).
• Le stigmate assigne une identité à celui à qui il est attribué, et rompt les
rites d’interaction routiniers :
La latitude d’action de l’individu est restreinte, elle est toute entière
surdéterminée par l’identité que son stigmate lui impose.
Le stigmate peut aussi intervenir comme une ressource stratégique pour
l’acteur, qui en joue (et éventuellement la surjoue) pour obtenir des passedroits qu’il ne pourrait obtenir sans ce stigmate.
La gestion du stigmate (2)
• Le stigmate, comme tout attribut identitaire pour les
interactionnistes, n’est pas une essence, c’est le résultat
d’un processus d’étiquetage.
• Ce processus d’étiquetage peut être le fait d’un individu sur une scène
d’interactions, il peut aussi être le fait d’une institution : c’est le cas de asiles de
fou, qui assignent aux aliénés une identité étroite et définitive.
• L’hôpital psychiatrique est une « institution totale » : « un lieu de résidence et de travail
où un grand nombre d’individus, placés dans la même institution, coupés du monde extérieur
pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont
explicitement et minutieusement réglées » (Goffman, 1968, p. 41).
Elle repose sur une coupure radicale entre ceux qui font fonctionner l’institution et
ceux que l’institution traite ;
L’identité des pensionnaires est en permanence saisie et traitée relativement à la
définition qu’en donne l’institution, même s’ils n’y adhèrent pas.
Outre les hôpitaux psychiatriques, les maisons de retraite, les orphelinats, les internats,
les monastères peuvent, selon Goffman, s’analyser comme des institutions totales.
•
La trajectoire des individus au sein de ces institutions est celle d’un apprentissage
de l’identité qu’impose l’institution, et des comportements qui lui sont attachés.
Plus précisément, Goffman distingue les « adaptations primaires » par lesquelles
l’acteur va se conformer à ce que l’institution lui dit attendre de lui, et les
« adaptations secondaires » qui manifestent les compétences de l’individu à
tourner la loi.
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