Jean-Claude Beacco

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Les dimensions langagières des enseignements disciplinaires :
quels instruments européens ?
J.-C. Beacco
Université Sorbonne nouvelle
On s’accorde à considérer que les dimensions langagières dans les disciplines ont une
responsabilité déterminante dans la réussite scolaire. Du point de vue du Conseil de l’Europe,
elles ont aussi pour rôle plus global d’assurer le développement personnel et citoyen des
élèves et l’inclusion de tous par des enseignements de qualité. Celle-ci peut être définie
comme permettant :
 de faire accéder aux connaissances scientifiques et techniques, de faire prendre
conscience de la diversité des savoirs et, ainsi, de faire percevoir la différence entre
l’opinion ou la croyance et les descriptions du monde fondées sur des concepts, des
expérimentations, des argumentations ;
 de former ainsi les élèves à devenir des citoyens critiques, en particulier en ce qui
concerne les problèmes de société dans lesquelles les sciences sont impliquées
(génétique, pollution, énergie atomique, écologie, santé publique …) ;
 de les accompagner dans les expériences interculturelles de la diversité (conceptuelle,
chronologique, géographique..) que constitue l’accès aux communautés scientifiques.
Un tel curriculum correspondant à ces principes doit comporter une dimension expériencielle,
destinée à faire percevoir aux élèves ces autres formes de la diversité, à les encourager, à les
comprendre et à les accepter et à en percevoir la valeur pour eux-mêmes.
1. La problématique des instruments de référence partagés pour la création de
programmes disciplinaires prenant en compte les dimensions langagières
La traduction de valeurs en dispositifs est, comme à l’ordinaire, très complexe puisqu’il s’agit
de passer de la description de finalités éducatives à des activités de classe concrètes, qui en
soient effectivement la mise en œuvre. Pour accompagner la création ou la rénovation par les
États-membres de programmes d’enseignement plus adéquats qui prennent en compte cette
dimension cognitive/langagière, il importe donc de définir au préalable la nature des
instruments partagés au niveau européen transversal, permettant de mieux réaliser ces
objectifs, ceci en vue d’accompagner la création de curriculums contextualisés par état,
région, établissement scolaire…, dans la diversité de leurs traditions éducatives et de leurs
besoins spécifiques.
Or, la situation de ces enseignements est, de ce point de vue, bien différente des
enseignements des langues vivantes : ces derniers, malgré leurs différences et leurs
particularités, relèvent de processus d’acquisition neurocognitifs comparables, d’un même
champ disciplinaire (la didactique des langues1), d’une culture professionnelle largement
partagée où d’ailleurs la notion même de contexte a été théorisée. Rien de vraiment
comparable pour les autres matières scolaires qui relèvent de sciences et techniques
différenciées, qui ne partagent pas la même didactique d’enseignement et qui s’inscrivent
dans des traditions éducatives distinctes (nationale, disciplinaire). L’élaboration d’un cadre
européen commun ne saurait alors être envisagée qu’à un niveau très abstrait ou probablement
trop peu opérationnel et nécessitant alors d’autres spécifications de niveau inférieur. Il ne faut
pas oublier que pour mettre en oeuvre le Cadre européen de référence pour les langues
Cette dénomination française a des équivalents dans d’autres langues : applied linguistics, educational
linguistics, glottodidattica…
1
1
(CECR) on a aussi ressenti le besoin de créer les Descriptions des niveaux de référence du
CECR par langue (DNR)2.
2 Des principes pour l’élaboration d’instruments partagés pour création de programmes
disciplinaires prenant en compte les dimensions langagières
Le Conseil de l’Europe a déjà proposé des réflexions de cadrage visant à explorer la
problématique, comme Langue et matières scolaires - Dimensions linguistiques de la
construction des connaissances dans les curriculums3. Mais celles-ci n’ont pas vocation à être
directement opérationnelles et il reste à concevoir des instruments qui demeurent macro mais
qui permettent de spécifier de manière effective le niveau nano, qui est bien ici celui des
formes linguistiques. Dans ces conditions, plusieurs principes me semblent devoir être
retenus.
En premier lieu, ces documents nécessaires à la création et à la mise en oeuvre de
programmes d’enseignement des disciplines scolaires qui tiennent compte de leurs
dimensions langagières ne peuvent être transversaux que s’ils se situent à un niveau méta, qui
ne peut être que celui des processus permettant de créer des descripteurs de compétences
langagières et des inventaires de formes linguistiques nécessaires à l’acquisition des
connaissances
De plus, on ne saurait postuler de l’existence d’un processus unique pour « passer » des
valeurs aux formes linguistiques, mais il convient d’admettre la possibilité de trajectoires
diversifiées. Des dispositifs multiples peuvent être crées en fonction des caractéristiques des
situations éducatives. On le verra clairement dans les présentations qui suivent : la Norvège a
opté pour un cadre de référence linguistique transversal à toutes les disciplines, qui doit donc
être précisé ultérieurement (et qui ne redescend donc pas jusqu’aux formes linguistiques),
alors que l’Autriche a choisi la voie d’une sensibilisation et d’une formation des enseignants,
qui ne fait pas intervenir de référentiel.
Enfin, les objectifs linguistiques adéquats doivent être spécifiés à un niveau plus bas que celui
des compétences et activités (et de niveaux) comme pour le CECR : à celui des formes
discursives que prennent les savoirs disciplinaires, auxquelles doivent accéder les élèves. Car
l’objectif est de faire faire à tous l’expérience de tous les genres discursifs « scientifiques »
impliqués dans l’enseignement des disciplines et à travers elles dans la construction et la
diffusion des savoirs. Il importe donc de caractériser les activités langagières dans les
matières « non linguistiques » (c’est-à-dire autres que les cours de la langue de scolarisation
comme matière et des langues étrangères/inconnues) à partir de 3 ensembles discursifs :
 les discours de la classe qui ont pour fonction d’assurer la communication dans la
classe : principalement, les interactions enseignants-apprenants, en grand groupe ou
dans les activités pratiques en sous-groupes : observation, résolution de problèmes,
expérimentation ;
 les discours de transposition didactique des connaissances disciplinaires, qui sont aussi
présents dans la classe mais qui ont une autre fonction : ceux des enseignants qui sont
destinés à « expliquer » (mais certains enseignants procèdent là aussi par questionsréponse et non par discours continu) et ceux des manuels des disciplines, dont la
qualité communicative doit être définie. Le discours de manuels, en particulier,
exemplifie les discours distanciés (dit academic discourse dans le monde anglophone),
qui préfigurent les discours tels qu’ils sont utilisés dans les communautés scientifiques
et que les élèves doivent s’approprier dans les activités de réception et de production
écrites (importance de l’écrit dans ces enseignements)
2
3
http://www.coe.int/t/dg4/linguistic/DNR_FR.asp
http://www.coe.int/t/dg4/linguistic/Source/Source2010_ForumGeneva/KnowledgeBuilding2010_fr.doc
2

les discours sociaux (médiatiques, politiques…) qui rendent compte de l’actualité
scientifique et des questions de société où les savoirs savants sont sollicités.
Il importe de mieux identifier les éléments de ces trois ensembles, d’en décrire les formes
linguistiques (à partir des techniques de l’analyse du discours4) et d’en éclairer leurs relations,
de manière à pouvoir redescendre vers des compétences linguistiques (au sens du CECR, 5.2)
3 Des premières réalisations d’instruments partagés au service des processus de création
de programmes disciplinaires prenant en compte les dimensions langagières
Certains de ces principes ont déjà été retenus pour des processus de ce type. Au niveau
européen, les démarches pour l’élaboration d’objectifs relatifs aux connaissances /
compétences linguistiques ont reçu ou pourraient recevoir des formes comme :

spécifier des objectifs transversaux à toutes les disciplines, par groupes de disciplines
ou par discipline, au moyen de descripteurs qui fassent apparaître clairement les
dimensions linguistiques des tâches et des activités disciplinaires. Mais la collecte des
données et leur traitement peu s’avérer d’une complexité qui excède les ressources
actuelles de l’Unité ;
 définir des objectifs en termes de compétences communicatives et linguistiques
spécifiques, peut-être à partir des descripteurs du CECR des niveaux C1 et C2, qui
renvoient généralement à des compétences cognitives élevées. On a probablement
intérêt à définir ces objectifs disciplinaires par groupe de disciplines, en tenant compte
des spécificités propres aux mathématiques, aux sciences expérimentales, aux sciences
de l’homme (comme l’histoire) et aux techniques, où le langage guide et accompagne
l’action (non verbale) ;
 identifier les catégories qui permettent d’articuler des descripteurs de compétences à
des inventaires de formes d’une langue donnée. Le concept de texte (toute production
verbale, qu’elle soit orale ou écrite) est alors fondamental : on attend des apprenants
qu’ils produisent des textes. Les textes relèvent de genres discursifs (exposé, rapport,
compte-rendu d’expérimentation…) différents. Ils sont eux-mêmes constitués
d’éléments dits fonctions ou opération cognitive/linguistique (ou encore opération
langagière) comme décrire, expliquer, argumenter…qui peuvent se trouver employés
isolément dans le cadre de l’École ;
 élaborer des référentiels par langue pour les discours scolaires d’orientation
scientifique à la manière des Descriptions des niveaux de référence du CECR par
langue (DNR) et plus anciennement, pour le français, sur un modèle proche du
« Vocabulaire général d’orientation scientifique (VGOS) » de 1974 (A. Phal, Crédif,
Paris). Il conviendra alors d’y spécifier les processus permettant de réaliser ces
inventaires, en modifiant en ce sens le Guide pour la description de niveaux de
référence pour les langues nationales et régionales (en tant que langues étrangères ou
secondes):
et de se fonder sur les DNR en langue déjà réalisées : allemand, anglais, français,
italien…
Le Conseil de l’Europe a déjà mis en ligne une démarche globale théorique qui cherche à
reprendre certaines hypothèses évoquées plus haut. Celle-ci préfigure une forme de processus
qui se donne comme une démarche de haut en bas, même si les analyses linguistiques des
discours de transposition des connaissances y sont premières. Celle-ci présente un certain
caractère d’opérationalité, en ce qu’elle cherche à assurer l’articulation entre les principes
Je me permets de renvoyer, à titre d’exemple, à Beacco J.-C. (dir.) (1999) : L’astronomie dans les médias.
Analyses linguistiques de discours de divulgation, Paris, Presses de la Sorbonne nouvelle.
4
3
éducatifs d’un curriculum (niveau macro) et des différents inventaires (ouverts) de formes
d’une langue à faire acquérir (ou dont il convient de vérifier l’acquisition) nécessaires à une
bonne maîtrise des discours scolaires d’orientation scientifiques à comprendre ou à produire.
Cette démarche a d’abord été élaborée pour la matière scolaire histoire
http://www.coe.int/t/dg4/linguistic/Source/Source2010_ForumGeneva/1_LISHistory2010_fr.pdf ;
Elle a été ensuite « appliquée » à et comme validée par d’autres matières scolaires comme les
sciences, la littérature et les mathématiques, ce qui semble en illustrer la pertinence :
http://www.coe.int/t/dg4/linguistic/Source/Source2010_ForumGeneva/1-LISsciences2010_FR.pdf
http://www.coe.int/t/dg4/linguistic/Source/Source2010_ForumGeneva/1_LISLiterature2011_FR.doc
http://www.coe.int/t/dg4/linguistic/Source/Source2010_ForumGeneva/4_LISMathematics2012_FR.pdf
Ce processus n’est pas chronologique : il décrit, sous forme systématique, les spécifications
(présentées sous forme descendante) possibles des objectifs propres aux matières scolaires
(dits points de référence), ceci à des niveaux différents du curriculum (valeurs, objectifs,
activités de classe…), sans préjuger des angles d’attaque ou du « sens » (de haut en bas ou de
bas en haut) à privilégier.
La démarche relative au curriculum pour l’histoire proprement dite « part » des valeurs
éducatives puis on y recense les situations sociales de communication dans lesquelles
l’histoire est présente. De la sorte, on peut « passer » de ces situations de communication aux
genres de discours sociaux dans lesquels des connaissances historiques sont convoquées. Sont
ensuite à identifier les compétences disciplinaires (composantes de la compétence
épistémologique en histoire, composantes de la connaissance historique).
On « arrive » ainsi au niveau du système éducatif à proprement parler, où il devient
indispensable d’identifier les situations scolaires de communication relatives à l’enseignement
de l’histoire et les genres scolaires correspondants. Sur ces bases, on peut alors identifier les
compétences en langue et (plus généralement) sémiotiques spécifiquement nécessaires à
l’enseignement de l’histoire. Elles sont décomposables en compétence stratégique,
compétence discursive et compétences formelles (spécifiables elles-mêmes en catégories
pragmatiques et cognitives et en catégories linguistiques).
Conclusion : vers un Manuel pour guider les processus de création de programmes
disciplinaires prenant en compte les dimensions langagières.
Cette démarche n’est pas encore un processus et, au mieux, elle en préfigure un parmi les
possibles. Car davantage que d’un instrument unique, il apparaît que la spécification
d’objectifs linguistiques adaptés aux matières scolaires fait entrer en jeu différentes
démarches et différents instruments de référence (des descripteurs, des parcours, des
catégories, des listes ouvertes…), qui s’étendent de la formation à la citoyenneté à l’analyse
du discours, en passant par une théorie de l’emploi concret des descripteurs de compétences et
par les didactiques disciplinaires. C’est donc d’un document ressource, sorte de Guide pour la
réalisation de curriculums prenant en compte les dimensions langagières des enseignements
scientifiques qu’il convient de se doter et non d’un instrument unique, nécessairement partiel
et susceptible de créer des effets d’orthodoxie tout à fait indésirables.
18 septembre 2013
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