Développement et Intégration des
connaissances sensorielles et sémiotiques
dans la conception des meubles.
Alexandre de Rouvray, Jean François Bassereau, Dominique Millet
Centre Technique du Bois et de l’Ameublement, 12 ave de Saint Mandé, 75012 Paris
alexandre.derouvray@ctba.fr
Laboratoire de Conception de Produits et Innovation, ENSAM Paris
dominique.m[email protected].fr, Jean-Francois.Bassereau@paris.ensam.fr
RÉSUMÉ
Le consommateur découvre un produit industriel par l’intermédiaire de ses capteurs sensoriels. Les
capteurs sensoriels transforment des stimulus de nature physique ou chimique en des sensations auxquelles le
consommateur va associer une signification. Ces sensations et leurs significations sont déterminantes dans
l’évaluation de la qualité perçue de l’objet industriel par le consommateur. Nous proposons de combiner une
méthode d’analyse de la sensation (l’analyse sensorielle) avec une méthode d’analyse de la signification
(l’analyse sémiotique) afin de mieux prendre en compte la qualité perçue dans la conception d’un produit
d’ameublement. L’analyse sensorielle, après avoir fait ses preuves pendant plus de trente ans dans les secteurs de
l’agroalimentaire et des cosmétiques, a été transférée avec succès à d’autres secteurs industriels : automobile,
textile, électroménager, téléphonie. Cependant, le protocole de mise en œuvre de l’analyse sensorielle est long et
fastidieux, de telle sorte que celle-ci est réservée aux entreprises disposant de moyens humains et financiers
considérables, ainsi que de cycles de développement de produit suffisamment longs pour permettre le
déploiement d’une démarche d’évaluation sensorielle. La conception d’une signification, tout comme la
conception d’une sensation, peut faire l’objet d’une démarche rigoureuse s’appuyant sur l’analyse sémiotique.
Ces méthodes analytiques peuvent donner une base objective aux choix intuitifs du designer. En effet, les artistes
et designers ont depuis longtemps démontré qu’il est possible de créer un produit aux caractéristiques
sensorielles séduisantes sans avoir recours à une méthodologie rigoureuse, en se fiant plutôt à leur intuition et
leur expertise en terme de création de forme, de couleur, de texture. De même, la conception de la signification
d’un produit se fait souvent de manière intuitive. Le but de ce projet de recherche est de fournir des outils aux
concepteurs dans le domaine de l’ameublement, leur permettant de mieux maîtriser la qualité perçue du produit
final. Il s’agit de trouver un juste milieu entre des démarches lourdes et fastidieuses telle que l’analyse
sensorielle d’une part, et l’intuition de l’artiste d’autre part. Le Centre Technique du Bois et de l’Ameublement,
par sa vocation de promoteur de la qualité et de l’innovation dans le secteur de l’ameublement, fournit un cadre
idéal à la mise en œuvre de ce projet.
MOTS-CLÉS
Design, Sensoriel, Ameublement, Sémiotique, Innovation.
1 INTRODUCTION
Le discours sur les sens et la signification des caractéristiques sensorielles d’un produit est
trop souvent laissé à l’appréciation subjective du « designer ». En effet, la difficulté de communiquer
sur les sens, les différences inter-individuelles dans la perception des stimulus, ou encore les
différences de bagages culturels contribuent à faire du sensoriel une science « floue », un ineffable. Or
le designer lui-même se trouve pris au piège par le rôle qu’on lui assigne : comment faire entendre sa
voix, comment communiquer son point de vue (qui se veut être celui de l’utilisateur) s’il est incapable
de le formaliser, de le partager avec les autres acteurs du processus de conception dans un langage
commun à tous ? En effet, si chaque acteur du processus de conception possède un argumentaire
intelligible par tous pour justifier ses choix (ex : le marketing s’appuie sur des études de marché,
l’ingénieur sur des contraintes mécaniques quantifiables, l’ergonome sur des mesures instrumentales,
etc.) les choix du designer relèvent souvent d’une « sensibilité personnelle », difficilement justifiable
autrement que par un jugement hédonique (« je préfère le bleu » ; ou : « cette texture est plus
agréable » ; « cette odeur me rappelle mon enfance » ; etc.).
Or l’évolution du marché tend à favoriser la différenciation des produits non plus par des
critères fonctionnels, ergonomiques ou encore économiques, mais bien par ce qui jusqu’ici a fait partie
du domaine de l’ineffable : le « charme » d’une forme, la séduction d’une texture, le pouvoir
évocateur d’une odeur, l’expressivité d’une sonorité. Comme le souligne Bassereau, « Le corps des
choses parle directement à notre corps dans le registre du sensible. C’est par la matérialité perçue de
l’objet que le consommateur le rencontre. Le produit est choisi, utilisé, aimé, changé sur des critères
qualitatifs » [BASSEREAU, 98]. Ceci est d’autant plus vrai dans le domaine de l’ameublement,
produit avec lequel l’utilisateur a une relation intime et prolongée.
Dans ce contexte, le Centre Technique du Bois et de l’Ameublement, en partenariat avec
l’Ecole Nationale Supérieure des Arts et Métiers (ENSAM Paris), a initié un programme de recherche
portant sur le sens et les sensations dans le design de mobilier. Les contraintes particulières de la
conception de produits d’ameublement imposent un travail d’adaptation des méthodes d’analyse
sensorielle : les moyens réduits des PME de l’ameublement interdisent le recours à une méthode
nécessitant la formation d’un panel, la disponibilité d’une cabine répondant à des normes spécifiques,
le traitement statistique des données, etc.
2 L’ANALYSE SENSORIELLE
Selon Isabel Urdapilleta, l’évaluation sensorielle se définit comme un ensemble de techniques
et de pratiques qui visent à mesurer et à interpréter de façon systématique les perceptions de l’homme.
[URDAPILLETA et al., 01]. L’analyse sensorielle, utilisée depuis les années 40 dans l’industrie
agroalimentaire, est une méthode visant à traduire les caractéristiques sensorielles d’un produit en
données objectives. L’AFNOR définit l’analyse sensorielle comme la « description des propriétés
sensorielles d’un échantillon dans l’ordre de leur perception avec attribution d’une valeur d’intensi
pour chaque propriété ».
Figure n°1 - Etapes physiologiques de la perception [BASSEREAU, LEFEBVRE 04]
L’analyse sensorielle se base sur un modèle simplifié du processus de perception humaine
(Figure 1) : le stimulus, de nature physique ou chimique, est capté par les récepteurs sensoriels puis
transformé en un signal électrique le long des fibres nerveuses (phase de transduction). Le stimulus est
alors codé en intensité et en quantité (phase de codage) puis finalement intégré au niveau du cerveau
(phase d’intégration, dans laquelle intervient la mémoire d’expériences antérieures) afin de générer la
réponse sensorielle. L’analyse sensorielle a pour objectif de décomposer les grandeurs sensorielles
Périphériques Conscient
Fibres nerveuses
Cerveau
Récepteurs
Transduction
Codage
Intégration
Réponse
sensorielle
HEDONISME
complexes et subjectives induites par les produits en somme de sensations simples, objectives et
mesurables [BASSEREAU et al., 94]. Cette méthode nécessite la constitution d’un panel d’experts,
entraînés à la discrimination et à la description de sensations mono-dimentionelles. Il existe deux
grands types d’épreuves dans l’analyse sensorielle :
des épreuves analytiques, visant à quantifier et à qualifier un stimulus sensoriel
des épreuves hédoniques visant à mesurer l’intensité de plaisir lié à un stimulus sensoriel
donné. (Figure 2.)
Figure n°2 - Vue d’ensemble des différentes épreuves de la métrologie sensorielle en fonction de l’objectif
[BASSEREAU LEFEBVRE, 04]
En corrélant épreuves hédoniques et épreuves analytiques, on peut définir les sensations qui plaisent le
plus à un groupe de consommateurs donnés. On pourra synthétiser ces résultats grâce à une
« cartographie des préférences » [URDAPILLETA et al., 01]. La comparaison de profils sensoriels
(Figure 3.) permet également de comparer les caractéristiques sensorielles de plusieurs produits entre
elles.
Figure N° 3 Profil sensoriel en étoile (ou radar) [BASSEREAU, LEFEBVRE 04]
Le temps de mise en œuvre (il faut 6 mois de formation pour constituer un panel d’analyse
sensorielle), la difficulté de constituer un espace produit, ainsi que la complexité de la méthode
(l’analyse sensorielle doit se faire dans une cabine répondant à des normes spécifiques, et les résultats
obtenus nécessitent un traitement statistique) font de l’analyse sensorielle une méthode
Profil sensoriel du saticoat
4
6
8
10
chaud
accrochant
adhérent
brillant
0
2
transparent
reflétant
lisse
crissant
gras
Des préférences
PLAISIR / DEPLAISIR ?
Des différences
QUOI ?
COMBIEN ?
Études consommateurs
Épreuves hédoniques
Épreuves
discriminatives
Épreuves
descriptives
On cherche
à déterminer :
au moins 60 sujets naïfs
15 à 20 sujets entraînés
au moins 20 sujets
particulièrement difficile à mettre en œuvre. Cependant, les techniques de l’analyse sensorielle
commencent à être appliquées à d’autres secteurs industriels, parmi lesquels les textiles, l’automobile,
la téléphonie, l’électroménager. Dans chacun des ces domaines d’application, l’analyse sensorielle est
appliquée sur une caractéristiques ponctuelles d’un produit. L’analyse sensorielle est donc un outil
adapté pour une analyse en profondeur d’une caractéristique sensorielle d’une sous-partie d’un
produit, mais ne peut rendre compte de l’impact sensoriel global d’un produit complexe. En effet, s’il
est possible de concevoir le goût d’un yaourt par exemple, il est beaucoup plus délicat de concevoir le
« goût » d’un meuble : dans le cas d’une yaourt on peut se focaliser sur une seule modalité sensorielle
(le goût), par contre le cas d’un meuble requiert une prise en compte de modalités sensorielles
multiples.
3 LES AUTRES DISCOURS SUR LE SENSORIEL
Les défenseurs de l’analyse sensorielle ne sont pas les seuls à parler de l’importance des sens,
loin de là. En effet, de nombreux acteurs du processus de conception, des responsables marketing aux
distributeurs en passant par les designers, ont intégré une référence au cinq sens dans leur discours,
certains avec plus de rigueur méthodologique que d’autres.
3.1 Le marketing sensoriel
Le marketing sensoriel, contrairement à l’analyse sensorielle, s’applique au point de vente et
non au produit directement. Il s’agit d’utiliser les facteurs d’atmosphère du point de vente afin de
susciter chez le consommateur des réactions affectives, cognitives et/ou comportementales favorables
à l’acte d’achat [DAUCE, RIEUNIER 02]. De nombreuses enseignes ont déjà adopté une stratégie de
marketing sensoriel, faisant appel à des agences spécialisées dans la création d’ambiance telles que
Mood Media. Leur mot d’ordre : créer une ambiance poly-sensorielle. En d’autres termes, le
marketing sensoriel essaye de prendre en compte toutes les dimensions sensorielles du point de vente,
de l’odeur d’ambiance à l’éclairage en passant par l’architecture d’intérieur, la musique d’ambiance et
les dégustations offertes aux clients. Le marketing sensoriel cherche ainsi à concevoir une expérience
de consommation originale en faisant appel aux sens et aux émotions. Cela passe par l’élaboration
d’une stratégie cohérente de gestion de l'ambiance dans un point de vente. L’ambiance du point de
vente devient une des composantes de l’offre produit : l’enseigne se doit de créer un « mix sensoriel »
original en cohérence avec le positionnement marketing du produit. La figure 5 énumère les
composantes de l’atmosphère qui doivent être prises en compte dans le cadre d’une démarche de
marketing sensoriel (Figure 4).
Facteurs tactiles
Les matières (exemple : moquette, parquet, mobilier, acier, verre fumé, bois, etc.).
La température du magasin, l’humidité de l’air.
Facteurs sonores
La musique d’ambiance diffusée
Le bruit généré par le magasin (meubles réfrigérants, fontaines, bruits des objets vendus, etc.).
Facteurs gustatifs
Les dégustations proposées sur le lieu de vente (tisanes, bonbons, etc.).
Les produits proposés dans les cafés et restaurants intégrés dans le magasin.
Facteurs olfactifs
Les senteurs d’ambiance diffusées (encens, diffuseurs de senteurs).
Les odeurs liées au magasin et à son environnement extérieur proche (produits, personnes,
matériaux…).
Facteurs visuels
Les couleurs du décor
La lumière utilisée
L'architecture intérieure (meubles, formes, hauteur de plafond, etc.)
La propreté du magasin
Les expositions temporaires
La disposition des articles dans le magasin (merchandising)
L'espace offert par les allées.
Facteurs sociaux
Le personnel de vente (sa façon d’être habillé, son style, son vocabulaire, etc.).
Le style et la densité des clients
Figure N° 4 Les composantes de l’atmosphère [DAUCE,RIEUNIER 02]
3.2 Les approches empiriques des facteurs sensoriels
Nous avons vu que le discours sur les sens peu prendre plusieurs visages. Il existe d’une part
un discours rigoureux, basé sur une méthodologie validée scientifiquement : c’est le cas de l’analyse
sensorielle, méthode dont le protocole d’application est défini par des normes AFNOR. Le marketing
sensoriel se base également sur des travaux universitaires reconnus, ceux de Sophie Rieunier et Bruno
Daucé. Cependant, contrairement à l’analyse sensoriel qui s’adresse aux concepteurs de produits, le
discours du marketing sensoriel est plus proche de la culture marketing, car il concerne la mise en
valeur du produit en point de vente. Finalement, il existe un troisième visage du discours sur les sens,
qui correspond à une approche plus empirique des facteurs sensoriels. Cette approche empirique n’est
pas fondée sur une méthodologie rigoureuse et clairement formalisée.
Les acteurs de l’approche empirique, qu’ils soient designers, responsables marketing ou
encore ingénieurs, cessent de s’intéresser uniquement aux exigences fonctionnelles et techniques des
produits pour intégrer la qualité perçue de manière informelle dans le processus de conception comme
dans la communication sur le produit. L’approche empirique ne nécessite pas de réelle rigueur
méthodologique, mais uniquement une volonté globale de prendre en compte le confort sensoriel du
produit. Par exemple, la marque Décathlon communique fortement sur les qualités sensorielles de ses
produits et participe à des colloques sur le « design sensoriel ». Cependant, il n’existe pas de
méthodologie rigoureusement formalisée de design sensoriel chez Décathlon. En effet, Décathlon
estime que le design sensoriel à pour objectif de faire en sorte que la " valeur vécue " du produit soit
conforme à sa "valeur perçue " en magasin. Des groupes de consommateurs sont placés dans des
situations pratiques d'utilisation des produits. Ils sont interrogés sur leurs sensations, notamment sur
leurs sensations tactiles pour les chaussures et les textiles. Ainsi les consommateurs deviennent acteurs
de la création des produits. Néanmoins, on ne peut parler véritablement de « design sensoriel », mais
simplement de tests utilisateurs orientés sensations. L’approche empirique des facteurs sensoriels peut
également s’ancrer dans la recherche de nouveaux matériaux ou procédés industriels pouvant donner
lieu à de nouvelles sensations. L’existence de « mathériauthèques », véritables bibliothèques de
matériaux innovants, permet de faciliter ce type de démarche
1
.
4 SENSATIONS ET SIGNIFICATIONS
4.1. La Sémiotique, science des signes
Un signe est une chose qui fait penser à une autre chose, qui n’est pas elle [KLINKENBERG,
96]. Selon Ferdinand de Saussure, la sémiotique (ou sémiologie) vise à étudier « la vie des signes au
sein de la vie sociale » [SAUSSURE, 22]. Il s’agit de dépasser l’évidence et le bon sens, refuser
l’ineffable, pour tenter de caractériser la façon dont nous donnons du sens au monde qui nous entoure.
Car la signification est partout : dès que l’on projette une valeur sur quelque chose, un processus de
signification s’enclenche. Le produit industriel n’échappe pas à cette omniprésence de la signification.
En effet, le signe est l’instrument du savoir sur les choses : nous ne pouvons connaître notre
environnement qu’en établissant des correspondances entre un plan du contenu et un plan de
l’expression [KLINKENBERG, 96]. C’est en reconnaissant et en interprétant des signes dans un
produit que nous pouvons reconnaître sa fonctionnalité, le catégoriser par rapport à une famille de
produits, le rattacher à une tendance, évaluer sa « qualité symbolique ». Dans un contexte culturel
donné, l’utilisateur est en mesure de déduire un certain nombre de significations à partir de la
reconnaissance de signes. Cependant, il est difficile de décrire scientifiquement les réalités dont nous
avons l’expérience immédiate. La sémiotique permet d’expliquer comment le sens naît en nous, et
comment nous donnons sens aux choses : pourquoi nous sommes attirés par tel agencement de
couleurs ou de formes.
1
Il existe plusieurs « matériauthèques » ouvertes au public à Paris : l’ « Innovathèque » du CTBA, ou encore
« Matério ». Le développement récent de ces services d’aide à la sélection de matériaux témoigne du
développement de l’approche empirique des facteurs sensoriels : les entreprises cherchent à se différencier de la
concurrence en dotant leurs produits d’une signature sensorielle propre.
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