Développement et Intégration des connaissances

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Développement et Intégration des
connaissances sensorielles et sémiotiques
dans la conception des meubles.
Alexandre de Rouvray, Jean François Bassereau, Dominique Millet
Centre Technique du Bois et de l’Ameublement, 12 ave de Saint Mandé, 75012 Paris
[email protected]
Laboratoire de Conception de Produits et Innovation, ENSAM Paris
[email protected], [email protected]
RÉSUMÉ
Le consommateur découvre un produit industriel par l’intermédiaire de ses capteurs sensoriels. Les
capteurs sensoriels transforment des stimulus de nature physique ou chimique en des sensations auxquelles le
consommateur va associer une signification. Ces sensations et leurs significations sont déterminantes dans
l’évaluation de la qualité perçue de l’objet industriel par le consommateur. Nous proposons de combiner une
méthode d’analyse de la sensation (l’analyse sensorielle) avec une méthode d’analyse de la signification
(l’analyse sémiotique) afin de mieux prendre en compte la qualité perçue dans la conception d’un produit
d’ameublement. L’analyse sensorielle, après avoir fait ses preuves pendant plus de trente ans dans les secteurs de
l’agroalimentaire et des cosmétiques, a été transférée avec succès à d’autres secteurs industriels : automobile,
textile, électroménager, téléphonie. Cependant, le protocole de mise en œuvre de l’analyse sensorielle est long et
fastidieux, de telle sorte que celle-ci est réservée aux entreprises disposant de moyens humains et financiers
considérables, ainsi que de cycles de développement de produit suffisamment longs pour permettre le
déploiement d’une démarche d’évaluation sensorielle. La conception d’une signification, tout comme la
conception d’une sensation, peut faire l’objet d’une démarche rigoureuse s’appuyant sur l’analyse sémiotique.
Ces méthodes analytiques peuvent donner une base objective aux choix intuitifs du designer. En effet, les artistes
et designers ont depuis longtemps démontré qu’il est possible de créer un produit aux caractéristiques
sensorielles séduisantes sans avoir recours à une méthodologie rigoureuse, en se fiant plutôt à leur intuition et
leur expertise en terme de création de forme, de couleur, de texture. De même, la conception de la signification
d’un produit se fait souvent de manière intuitive. Le but de ce projet de recherche est de fournir des outils aux
concepteurs dans le domaine de l’ameublement, leur permettant de mieux maîtriser la qualité perçue du produit
final. Il s’agit de trouver un juste milieu entre des démarches lourdes et fastidieuses telle que l’analyse
sensorielle d’une part, et l’intuition de l’artiste d’autre part. Le Centre Technique du Bois et de l’Ameublement,
par sa vocation de promoteur de la qualité et de l’innovation dans le secteur de l’ameublement, fournit un cadre
idéal à la mise en œuvre de ce projet.
MOTS-CLÉS
Design, Sensoriel, Ameublement, Sémiotique, Innovation.
1 INTRODUCTION
Le discours sur les sens et la signification des caractéristiques sensorielles d’un produit est
trop souvent laissé à l’appréciation subjective du « designer ». En effet, la difficulté de communiquer
sur les sens, les différences inter-individuelles dans la perception des stimulus, ou encore les
différences de bagages culturels contribuent à faire du sensoriel une science « floue », un ineffable. Or
le designer lui-même se trouve pris au piège par le rôle qu’on lui assigne : comment faire entendre sa
voix, comment communiquer son point de vue (qui se veut être celui de l’utilisateur) s’il est incapable
de le formaliser, de le partager avec les autres acteurs du processus de conception dans un langage
commun à tous ? En effet, si chaque acteur du processus de conception possède un argumentaire
intelligible par tous pour justifier ses choix (ex : le marketing s’appuie sur des études de marché,
l’ingénieur sur des contraintes mécaniques quantifiables, l’ergonome sur des mesures instrumentales,
etc.) les choix du designer relèvent souvent d’une « sensibilité personnelle », difficilement justifiable
autrement que par un jugement hédonique (« je préfère le bleu » ; ou : « cette texture est plus
agréable » ; « cette odeur me rappelle mon enfance » ; etc.).
Or l’évolution du marché tend à favoriser la différenciation des produits non plus par des
critères fonctionnels, ergonomiques ou encore économiques, mais bien par ce qui jusqu’ici a fait partie
du domaine de l’ineffable : le « charme » d’une forme, la séduction d’une texture, le pouvoir
évocateur d’une odeur, l’expressivité d’une sonorité. Comme le souligne Bassereau, « Le corps des
choses parle directement à notre corps dans le registre du sensible. C’est par la matérialité perçue de
l’objet que le consommateur le rencontre. Le produit est choisi, utilisé, aimé, changé sur des critères
qualitatifs » [BASSEREAU, 98]. Ceci est d’autant plus vrai dans le domaine de l’ameublement,
produit avec lequel l’utilisateur a une relation intime et prolongée.
Dans ce contexte, le Centre Technique du Bois et de l’Ameublement, en partenariat avec
l’Ecole Nationale Supérieure des Arts et Métiers (ENSAM Paris), a initié un programme de recherche
portant sur le sens et les sensations dans le design de mobilier. Les contraintes particulières de la
conception de produits d’ameublement imposent un travail d’adaptation des méthodes d’analyse
sensorielle : les moyens réduits des PME de l’ameublement interdisent le recours à une méthode
nécessitant la formation d’un panel, la disponibilité d’une cabine répondant à des normes spécifiques,
le traitement statistique des données, etc.
2 L’ANALYSE SENSORIELLE
Selon Isabel Urdapilleta, l’évaluation sensorielle se définit comme un ensemble de techniques
et de pratiques qui visent à mesurer et à interpréter de façon systématique les perceptions de l’homme.
[URDAPILLETA et al., 01]. L’analyse sensorielle, utilisée depuis les années 40 dans l’industrie
agroalimentaire, est une méthode visant à traduire les caractéristiques sensorielles d’un produit en
données objectives. L’AFNOR définit l’analyse sensorielle comme la « description des propriétés
sensorielles d’un échantillon dans l’ordre de leur perception avec attribution d’une valeur d’intensité
pour chaque propriété ».
Récepteurs
Cerveau
Fibres nerveuses
Périphériques
Transduction
QUANTITE-INTENSITE
Codage
Conscient
Intégration
Réponse
sensorielle
HEDONISME
Figure n°1 - Etapes physiologiques de la perception [BASSEREAU, LEFEBVRE 04]
L’analyse sensorielle se base sur un modèle simplifié du processus de perception humaine
(Figure 1) : le stimulus, de nature physique ou chimique, est capté par les récepteurs sensoriels puis
transformé en un signal électrique le long des fibres nerveuses (phase de transduction). Le stimulus est
alors codé en intensité et en quantité (phase de codage) puis finalement intégré au niveau du cerveau
(phase d’intégration, dans laquelle intervient la mémoire d’expériences antérieures) afin de générer la
réponse sensorielle. L’analyse sensorielle a pour objectif de décomposer les grandeurs sensorielles
complexes et subjectives induites par les produits en somme de sensations simples, objectives et
mesurables [BASSEREAU et al., 94]. Cette méthode nécessite la constitution d’un panel d’experts,
entraînés à la discrimination et à la description de sensations mono-dimentionelles. Il existe deux
grands types d’épreuves dans l’analyse sensorielle :
 des épreuves analytiques, visant à quantifier et à qualifier un stimulus sensoriel
 des épreuves hédoniques visant à mesurer l’intensité de plaisir lié à un stimulus sensoriel
donné. (Figure 2.)
On cherche
à déterminer :
Des préférences
PLAISIR / DEPLAISIR ?
Des différences
QUOI ?
COMBIEN ?
Épreuves
discriminatives
au moins 20
sujets
Épreuves
descriptives
Études consommateurs
Épreuves hédoniques
15 à 20 sujets entraînés
au moins 60 sujets naïfs
Figure n°2 - Vue d’ensemble des différentes épreuves de la métrologie sensorielle en fonction de l’objectif
[BASSEREAU LEFEBVRE, 04]
En corrélant épreuves hédoniques et épreuves analytiques, on peut définir les sensations qui plaisent le
plus à un groupe de consommateurs donnés. On pourra synthétiser ces résultats grâce à une
« cartographie des préférences » [URDAPILLETA et al., 01]. La comparaison de profils sensoriels
(Figure 3.) permet également de comparer les caractéristiques sensorielles de plusieurs produits entre
elles.
Profil sensoriel du saticoat
chaud
10
gras
8
6
4
2
0
crissant
lisse
accrochant
adhérent
brillant
reflétant
transparent
Figure N° 3 – Profil sensoriel en étoile (ou radar) [BASSEREAU, LEFEBVRE 04]
Le temps de mise en œuvre (il faut 6 mois de formation pour constituer un panel d’analyse
sensorielle), la difficulté de constituer un espace produit, ainsi que la complexité de la méthode
(l’analyse sensorielle doit se faire dans une cabine répondant à des normes spécifiques, et les résultats
obtenus nécessitent un traitement statistique) font de l’analyse sensorielle une méthode
particulièrement difficile à mettre en œuvre. Cependant, les techniques de l’analyse sensorielle
commencent à être appliquées à d’autres secteurs industriels, parmi lesquels les textiles, l’automobile,
la téléphonie, l’électroménager. Dans chacun des ces domaines d’application, l’analyse sensorielle est
appliquée sur une caractéristiques ponctuelles d’un produit. L’analyse sensorielle est donc un outil
adapté pour une analyse en profondeur d’une caractéristique sensorielle d’une sous-partie d’un
produit, mais ne peut rendre compte de l’impact sensoriel global d’un produit complexe. En effet, s’il
est possible de concevoir le goût d’un yaourt par exemple, il est beaucoup plus délicat de concevoir le
« goût » d’un meuble : dans le cas d’une yaourt on peut se focaliser sur une seule modalité sensorielle
(le goût), par contre le cas d’un meuble requiert une prise en compte de modalités sensorielles
multiples.
3 LES AUTRES DISCOURS SUR LE SENSORIEL
Les défenseurs de l’analyse sensorielle ne sont pas les seuls à parler de l’importance des sens,
loin de là. En effet, de nombreux acteurs du processus de conception, des responsables marketing aux
distributeurs en passant par les designers, ont intégré une référence au cinq sens dans leur discours,
certains avec plus de rigueur méthodologique que d’autres.
3.1 Le marketing sensoriel
Le marketing sensoriel, contrairement à l’analyse sensorielle, s’applique au point de vente et
non au produit directement. Il s’agit d’utiliser les facteurs d’atmosphère du point de vente afin de
susciter chez le consommateur des réactions affectives, cognitives et/ou comportementales favorables
à l’acte d’achat [DAUCE, RIEUNIER 02]. De nombreuses enseignes ont déjà adopté une stratégie de
marketing sensoriel, faisant appel à des agences spécialisées dans la création d’ambiance telles que
Mood Media. Leur mot d’ordre : créer une ambiance poly-sensorielle. En d’autres termes, le
marketing sensoriel essaye de prendre en compte toutes les dimensions sensorielles du point de vente,
de l’odeur d’ambiance à l’éclairage en passant par l’architecture d’intérieur, la musique d’ambiance et
les dégustations offertes aux clients. Le marketing sensoriel cherche ainsi à concevoir une expérience
de consommation originale en faisant appel aux sens et aux émotions. Cela passe par l’élaboration
d’une stratégie cohérente de gestion de l'ambiance dans un point de vente. L’ambiance du point de
vente devient une des composantes de l’offre produit : l’enseigne se doit de créer un « mix sensoriel »
original en cohérence avec le positionnement marketing du produit. La figure 5 énumère les
composantes de l’atmosphère qui doivent être prises en compte dans le cadre d’une démarche de
marketing sensoriel (Figure 4).
Facteurs tactiles
Facteurs sonores
Facteurs gustatifs
Facteurs olfactifs
Facteurs visuels
Facteurs sociaux
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Les matières (exemple : moquette, parquet, mobilier, acier, verre fumé, bois, etc.).
La température du magasin, l’humidité de l’air.
La musique d’ambiance diffusée
Le bruit généré par le magasin (meubles réfrigérants, fontaines, bruits des objets vendus, etc.).
Les dégustations proposées sur le lieu de vente (tisanes, bonbons, etc.).
Les produits proposés dans les cafés et restaurants intégrés dans le magasin.
Les senteurs d’ambiance diffusées (encens, diffuseurs de senteurs).
Les odeurs liées au magasin et à son environnement extérieur proche (produits, personnes,
matériaux…).
Les couleurs du décor
La lumière utilisée
L'architecture intérieure (meubles, formes, hauteur de plafond, etc.)
La propreté du magasin
Les expositions temporaires
La disposition des articles dans le magasin (merchandising)
L'espace offert par les allées.
Le personnel de vente (sa façon d’être habillé, son style, son vocabulaire, etc.).
Le style et la densité des clients
Figure N° 4 – Les composantes de l’atmosphère [DAUCE,RIEUNIER 02]
3.2 Les approches empiriques des facteurs sensoriels
Nous avons vu que le discours sur les sens peu prendre plusieurs visages. Il existe d’une part
un discours rigoureux, basé sur une méthodologie validée scientifiquement : c’est le cas de l’analyse
sensorielle, méthode dont le protocole d’application est défini par des normes AFNOR. Le marketing
sensoriel se base également sur des travaux universitaires reconnus, ceux de Sophie Rieunier et Bruno
Daucé. Cependant, contrairement à l’analyse sensoriel qui s’adresse aux concepteurs de produits, le
discours du marketing sensoriel est plus proche de la culture marketing, car il concerne la mise en
valeur du produit en point de vente. Finalement, il existe un troisième visage du discours sur les sens,
qui correspond à une approche plus empirique des facteurs sensoriels. Cette approche empirique n’est
pas fondée sur une méthodologie rigoureuse et clairement formalisée.
Les acteurs de l’approche empirique, qu’ils soient designers, responsables marketing ou
encore ingénieurs, cessent de s’intéresser uniquement aux exigences fonctionnelles et techniques des
produits pour intégrer la qualité perçue de manière informelle dans le processus de conception comme
dans la communication sur le produit. L’approche empirique ne nécessite pas de réelle rigueur
méthodologique, mais uniquement une volonté globale de prendre en compte le confort sensoriel du
produit. Par exemple, la marque Décathlon communique fortement sur les qualités sensorielles de ses
produits et participe à des colloques sur le « design sensoriel ». Cependant, il n’existe pas de
méthodologie rigoureusement formalisée de design sensoriel chez Décathlon. En effet, Décathlon
estime que le design sensoriel à pour objectif de faire en sorte que la " valeur vécue " du produit soit
conforme à sa "valeur perçue " en magasin. Des groupes de consommateurs sont placés dans des
situations pratiques d'utilisation des produits. Ils sont interrogés sur leurs sensations, notamment sur
leurs sensations tactiles pour les chaussures et les textiles. Ainsi les consommateurs deviennent acteurs
de la création des produits. Néanmoins, on ne peut parler véritablement de « design sensoriel », mais
simplement de tests utilisateurs orientés sensations. L’approche empirique des facteurs sensoriels peut
également s’ancrer dans la recherche de nouveaux matériaux ou procédés industriels pouvant donner
lieu à de nouvelles sensations. L’existence de « mathériauthèques », véritables bibliothèques de
matériaux innovants, permet de faciliter ce type de démarche1.
4 SENSATIONS ET SIGNIFICATIONS
4.1. La Sémiotique, science des signes
Un signe est une chose qui fait penser à une autre chose, qui n’est pas elle [KLINKENBERG,
96]. Selon Ferdinand de Saussure, la sémiotique (ou sémiologie) vise à étudier « la vie des signes au
sein de la vie sociale » [SAUSSURE, 22]. Il s’agit de dépasser l’évidence et le bon sens, refuser
l’ineffable, pour tenter de caractériser la façon dont nous donnons du sens au monde qui nous entoure.
Car la signification est partout : dès que l’on projette une valeur sur quelque chose, un processus de
signification s’enclenche. Le produit industriel n’échappe pas à cette omniprésence de la signification.
En effet, le signe est l’instrument du savoir sur les choses : nous ne pouvons connaître notre
environnement qu’en établissant des correspondances entre un plan du contenu et un plan de
l’expression [KLINKENBERG, 96]. C’est en reconnaissant et en interprétant des signes dans un
produit que nous pouvons reconnaître sa fonctionnalité, le catégoriser par rapport à une famille de
produits, le rattacher à une tendance, évaluer sa « qualité symbolique ». Dans un contexte culturel
donné, l’utilisateur est en mesure de déduire un certain nombre de significations à partir de la
reconnaissance de signes. Cependant, il est difficile de décrire scientifiquement les réalités dont nous
avons l’expérience immédiate. La sémiotique permet d’expliquer comment le sens naît en nous, et
comment nous donnons sens aux choses : pourquoi nous sommes attirés par tel agencement de
couleurs ou de formes.
1
Il existe plusieurs « matériauthèques » ouvertes au public à Paris : l’ « Innovathèque » du CTBA, ou encore
« Matério ». Le développement récent de ces services d’aide à la sélection de matériaux témoigne du
développement de l’approche empirique des facteurs sensoriels : les entreprises cherchent à se différencier de la
concurrence en dotant leurs produits d’une signature sensorielle propre.
Nous avons vu que le contact entre l’utilisateur et un produit se fait par l’intermédiaire de ses
sens. Les caractéristiques sensorielles du produit vont renseigner l’utilisateur sur la nature du produit.
La communication entre l’objet et son utilisateur fonctionne suivant le schéma général de la
communication décrit par Klinkenberg : « Un émetteur envoie à un destinataire, le long d’un canal, un
message à propos de quelque chose, message confectionné à l’aide d’un code donné. »
[KLINKENBERG, 96] (figure 5). L’émetteur, dans le cas de la communication entre un objet et son
utilisateur, est l’objet lui-même, et le récepteur est l’utilisateur. Le canal par lequel transite le message
est le monde sensible, le support physique de l’information véhiculée. Le référent est « ce à propos de
quoi on communique ».
Contexte (ou référent)
(Canal)
Emetteur
Message
Dest inataire
Code
Figure no. 5 - Schéma général de la communication [KLINKENBERG, 96]
4.2. Stimulus sensoriels et sémiotique : les sensations sont porteuses de significations.
Quel lien existe-t-il entre sensations et significations ? Les stimulations sensorielles sont, en
soi, dépourvues de sens. Mais celles-ci sont « traduites » par le système nerveux central, à l’aide de
certains programmes culturels, donnant un sens aux stimuli. Ainsi le stimulus sensoriel est la face
concrète du signe, ce qui, dans la communication, le rend transmissible par le canal, en direction d’un
de nos cinq sens. Nos organes sensoriels reçoivent des stimulus physiques ou chimiques et les
transforment en sensations ; notre cerveau donne ensuite une signification à ces sensations, en ayant
recours à notre mémoire. Nous avons appris à classer les stimulus sensoriels, en qualifiant tel son
d’aigu ou de grave, telle couleur de bleu ou de jaune. Ces subdivisions n’existent pas comme telles
dans la nature : nous découpons le monde sensible en unités nettement séparées les unes des autres
afin de pouvoir les manipuler plus aisément [KLINKENBERG, 96]. Ce découpage de l’univers est
toujours relatif et évolue en permanence en fonction de nos nouvelles expériences sensorielles.
L’univers des valeurs que nous associons au sensations, tout comme l’univers des sensations, fait
l’objet d’un découpage : le signe associe une portion de l’univers matériel (stimuli sensoriels) à une
portion de l’univers conceptuel (notions de qualité, de plaisir, de valeur), et ce faisant il structure le
monde.
4.3. La sémiotique appliquée à la conception de produits
Le domaine des objets, et plus particulièrement des produits d’ameublement, n’échappe pas à
ce phénomène de création de sens. Les sensations issues d’un produit d’ameublement sont porteuses
de sens. Par exemple, on pourra signifier par le volume important d’un bureau (signe visuel)
l’importance de son occupant dans la hiérarchie de l’entreprise. Tout produit communique par des
signes. Ainsi un fauteuil, outre qu’il sert à s’asseoir, communique au moins aussi sa fonction
principale. De plus le style particulier du fauteuil communique des renseignements sur le goût, les
prétentions et la fortune de son ou de sa propriétaire.
Qu’est-ce que l’analyse sémiotique appliquée à un produit d’ameublement ? Selon Jean-Marie
Floch, l’analyse sémiotique d’un produit doit porter sur trois composantes du produit :
1. La composante « configurative » : une décomposition de l’objet en ses parties constitutives,
pour mieux comprendre la construction de la forme d’ensemble.
2. La composante « taxique » (ou classificatoire), qui rend compte des traits différentiels qui
permettent de reconnaître l’appartenance du produit à une catégorie de produits donnée et de
le positionner par rapport aux autres produits de cette catégorie.
3. La composante « fonctionnelle », à la fois pratique et mythique, rendant compte des
différentes valeurs qui peuvent être investies dans le produit.
[FLOCH, 94]
A.-J. Greimas propose une décomposition supplémentaire de la composante fonctionnelle en trois
niveaux d’analyse :
1. la dimension « instrumentale » (purement fonctionnelle)
2. la dimension « mythique » (fonction culturelle)
3. la dimension « esthétique » (fonction esthétique)
[GREIMAS, 79]
Nous voyons ainsi apparaître l’architecture de l’analyse sémiotique appliquée à un produit. Il convient
dès lors de se poser la question suivante : la démarche d’analyse sémiotique est-t-elle compatible avec
l’analyse sensorielle ?
4.4. Combiner l’analyse sémiotique et l’analyse sensorielle.
L’analyse sensorielle et l’analyse sémiotique ont au moins un point en commun : ce sont
toutes deux des démarches analytiques, cherchant à décomposer le produit en ses éléments constitutifs
afin de mieux le décrire. Cependant, les résultats issus des deux méthodes ne sont pas de même
nature : l’analyse sensorielle délivre des résultats d’ordre quantitatifs, alors que l’analyse sensorielle
délivre des résultats catégoriels, qualitatifs. L’outil que nous souhaitons développer devant s’adresser
à des designers, possédant une culture davantage qualitative que quantitative, nous devons pencher
vers une méthode délivrant des résultats d’ordre qualitatif. Dès lors nous pouvons reformuler la
problématique : comment combiner l’analyse sensorielle et l’analyse sémiotique afin de créer un outil
délivrant des résultats de type qualitatif ? En combinant analyse sensoriel et sémiotique en une seule
méthode fournissant des résultats d’ordre qualitatif, on pourra permettre aux concepteurs de mieux
maîtriser la qualité perçue de leurs produits.
Il s’agit également de définir les concepts de plaisir sensoriel et de plaisir sémiotique. Ainsi on
pourra dire qu’il existe une harmonie au niveau des caractéristiques sensorielles d’un produit
lorsqu’elles délivrent toutes le même message. Définir le plaisir sémiotique est plus complexe. S’agitt-il de faire en sorte qu’une communication parfaire s’établisse entre le produit et l’utilisateur ? Il faut
donc tâcher de minimiser les facteurs d’échec de la communication : le concepteur va chercher à
éliminer le bruit (les « bogues perceptifs » [BASSEREAU, 94]) afin de mieux communiquer avec
l’utilisateur. D’ou l’importance pour l’émetteur de disposer du même code que le récepteur2 : le
concepteur d’un objet, pour communiquer avec son utilisateur, doit lui parler dans un langage que
celui-ci comprend, c’est à dire utiliser un code qui lui permette d’organiser les propriétés sensorielles
de l’objet d’une façon qui « parle » à l’utilisateur. Cependant, la communication n’est jamais parfaite,
dans la mesure ou il n’y a jamais superposition parfaite des codes à la disposition de l’émetteur d’une
part et du récepteur d’autre part. Dans ce processus de communication, divers codes peuvent coexister.
Ainsi l’objet pourra délivrer un message olfactif selon un code donné, et utiliser un code différent pour
communiquer par des stimulus visuels. La communication entre un objet et son utilisateur est faite de
plusieurs messages entrelacés, empruntant diverses modalités sensorielles. Les matériaux portent des
valeurs culturelles: ils s’adaptent à la syntaxe des projets comme les mots d’une langue à la syntaxe
2
Le code est la série de règles qui permettent d’attribuer une signification aux propriétés sensorielles du produit
et donc à celui-ci tout entier.
d’un texte [MANZINI, 86]. Comme l’illustre cette citation de Manzini, dans le cadre d’une réflexion
sur le sensoriel, il ne suffit pas de s’interroger sur la nature des sensations : il faut prendre en compte
les significations et émotions véhiculées par une sensation. En effet, les qualités sensorielles des objets
provoquent des émotions instinctives (ex: plénitude, sécurité, puissance ou dégoût) liées à une réaction
cognitive (catégorisation de l’objet, analyse de sa signification). La signification évoquée par
l’attribution d’une certaine qualité sensorielle à un produit doit être en résonance avec son identité
globale, afin de séduire le consommateur. D’ou l’importance de considérer simultanément les qualités
sensorielles et leur signification, afin de mieux maîtriser la qualité perçue d’un produit et son potentiel
de séduction.
5 CONCLUSION ET PROGRAMME D’EXPERIMENTATION
Comme nous avons pu le voir, la qualité perçue joue un rôle fondamental dans l’achat d’un
produit d’ameublement : l’utilisateur va confronter l’aspect visuel du produit aux caractéristiques
tactiles, olfactives ou sonores afin de se créer une image sensorielle du produit. Comme le souligne R.
Barthes, c’est « la grande phase tactile de la découverte, le moment ou le merveilleux visuel va sentir
l’assaut résonnant du toucher » [BARTHES, 57]. Une réflexion sur la sensorialité du produit peut ainsi
permettre de concevoir l’image sensorielle du produit de façon cohérente, de différencier le produit
par rapport à la concurrence, de mettre en évidence des lacunes sensorielles. Ceci est d’autant plus
important dans le domaine de l’ameublement, du fait du rapport intime et prolongé entre l’utilisateur
et le produit. La recherche de partenaires industriels dans le domaine de l’ameublement va permettre
d’expérimenter puis de valider une méthode de design sensoriel adaptée aux contraintes des
entreprises de l’ameublement. Nous nous proposons d’organiser la suite de la recherche suivant le
calendrier ci-dessous (Figure 6) :
Planning programme de recherche
2004
Etapes
2005
2006
1er trim 2e trim 3e trim 4e trim 1er trim 2e trim 3e trim 4e trim 1er trim 2e trim 3e trim 4e trim
Etat de l'art, recherche biblio.
Enquête auprès des industriels *
Recherche de partenaires industriels
Formalisation d'une méthode
Enquête **
Expérimentation de la méthode
Validation de la méthode
Organisation de jounées d'information
Consultation auprès de designers
Exposition, information et comm.
* Enquête auprès des industriels de l'ameublement sur "la place du sensoriel dans la conception de
leurs produits"
** Enquête sur la " sensibilité des catégories socio-culturelles vis-à-vis du sensoriel" (Etude
COFREMCA)
Figure N° 6 – Déroulement du projet de recherche.
6 BIBLIOGRAPHIE
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