
Page 3 sur 26 - Philippe Caubère – Claudine et le théâtre – Pièce -
PRÉFACE
DE CLAUDINE ET LE THÉÂTRE
Ré-écrire une pièce de théâtre est une chose qui ne se fait pas. Rajouter plutôt que couper, encore
moins. Parler de la même chose depuis vingt ans — bientôt plus —, ne se fait pas du tout. Bref, je fais rien
comme il faut : il faut faire du nouveau, passer à autre chose, oublier, renier, estimer qu’on a déjà
suffisamment parlé de ceci, de cela, ne pas se répéter, ne pas se caricaturer, je ne sais quoi encore. Oui, mais,
j’ai lu dans le journal Première — journal populaire de cinéma — une interview de Johnny Hallyday dans
laquelle, à la question qu’on lui pose : “ Quelle est votre devise ? ”, il répond : “ Exister, c’est persister ”. Et
j’ai confiance en Johnny parce que c’est un grand artiste ; peut-être un des plus grands de notre époque. Et
puis, je relie ça, je ne sais pas pourquoi, à une chose que m’avait dite Ariane Mnouchkine en 1986. Elle
m’avait invité chez elle à déjeuner et, comme je me plaignais du fait que mon travail solitaire m’accaparait
complètement et depuis plusieurs années déjà, m’avait fait cette remarque, — tout en me préparant une belle
escalope à la crème — : “ Ah, Philippe, que veux-tu : l’art, c’est long ! ”
Oui : c’est long. J’avais été bouleversé par le film de Jacques Rivette : La Belle noiseuse, dans lequel
le peintre, joué par Michel Piccoli, mure sa plus belle œuvre pour vendre à son marchand une œuvre moins
belle, mais moins dangereuse. Il m’a toujours semblé que L’Homme qui danse, œuvre comique rêvée en 1980
au cours des improvisations que je faisais devant Jean-Pierre Tailhade et Clémence Massart, était ma “belle
noiseuse”. Durant les trois ans de la Danse du Diable, puis tout le temps ensuite, beaucoup plus long, du
Roman d’un acteur, je pensais à mon œuvre murée, me disant qu’elle ne verrait peut-être jamais le jour. Il se
trouve que j’avais déjà vécu ça. Le très beau spectacle du Théâtre du Soleil : L’Âge d’Or, en 1976, n’avait été
qu’un ersatz de ce que nous avions rêvé, et bien plus que rêvé : improvisé et presque réalisé. “Nous”, je veux
dire : les acteurs et notre metteur-en-scène-auteur. Il aurait suffi, après le film Molière, de s’y remettre,
c’est-à-dire de ressortir nos improvisations de leurs cartons et de leurs bandes magnétiques, puis d’organiser
cette matière dans le sens qu’Ariane voulait lui donner pendant la création, pour que le public puisse assister,
au fur et à mesure des jours et des semaines — le spectacle devait être en perpétuelle transformation —, à
l’une des plus belles aventures théâtrales du XXème siècle. Ce qui fut et restera loin, très loin, d’être le cas.
Mais, à l’époque, enclins à cette espèce de révisionnisme déjà à la mode, cette sorte d’anti-nostalgisme
primaire dont se targuent, je ne sais pas pourquoi, les gens de théâtre ; cédant enfin, il faut bien l’avouer,
devant les problèmes de troupe, nous nous étions résignés à jeter tout ça à la poubelle, avec nos expériences,
notre enthousiasme, notre amitié, bref : notre jeunesse. J’ai bien envie d’écrire — et tellement que je le fais :
enfoirés que nous fûmes !
Quelques-uns de ces acteurs-improvisateurs de L’Âge d’Or ne se sont jamais tout à fait remis de cet
“échec” entre guillemets, ni de cette démission sans guillemet. Tels les égyptologues des Sept boules de
cristal qui se réveillent régulièrement et au même moment sur leur lit d’hôpital pour s’agiter tous ensemble,
ils se réveillent et s’agitent, en proie au même cauchemar, épouvantable pour eux, incompréhensible pour les
autres. Il est certain, en tous cas, que travail que j’accomplis depuis vingt ans — qui m’occupera peut-être
toute ma vie… — est le fruit de cette étrange maladie. Et que cet éternel regret, cette nostalgie inconsolable,
l’expliquent et le fondent ; tout autant que le double traumatisme que fut pour moi la mort de ma mère
pendant le tournage de Molière , suivie presque aussitôt de ma séparation d’avec Ariane. C’est qu’en fait,
nous n’avions pas craqué devant je ne sais quels avatars de la “création collective”, comme nous voulions
nous en convaincre à l’époque, mais bien devant les vraies, les seules difficultés que posent la véritable
écriture théâtrale : celle qui naît des acteurs.
C’est pour cela que je m’efforce d’éviter de reproduire la même erreur au sein de mon propre travail.