MAURICE PALÉOLOGUE LES ENTRETIENS DE L’IMPÉRATRICE EUGÉNIE pages 16-22
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d’orgueil… A la fin de la cérémonie, lorsque l’empereur a élevé notre fils dans ses
bras pour le montrer au peuple, mon émotion est devenue soudain si poignante que
mes jambes se sont dérobées sous moi, et que j’ai dû m’asseoir précipitamment…
Après ce magnifique souvenir, le plus brillant que je conserve, c’est encore
sous les voûtes de Notre-Dame qu’il s’encadre, le 3 juillet 1859, au Te Deum pour
notre victoire de Solferino. Vous vous rappelez que, pendant la guerre, l’empereur
m’avait confié la régence. Je me suis donc rendue à Notre-Dame, en qualité de
régente, avec le prince impérial à ma gauche. Rien ne saurait vous décrire
l’enthousiasme de la foule. Par instants, les acclamations faisaient un tel vacarme,
que nous passions devant les musiques militaires sans les entendre. Au retour, on se
mit à nous cribler de fleurs ; elles résonnaient sur la cuirasse des Cent-Gardes
comme une mitraille, notre voiture en était pleine ; mon fils tressautait de joie, battait
des mains, envoyait gentiment des baisers à la foule. Ce jour-là aussi, j'ai eu la
certitude éclatante que Dieu réservait à mon enfant la mission glorieuse de
couronner l’œuvre de son père.
Elle s’arrête un instant, les paupières closes, les joues très pâles, comme si
toutes ces visions ranimées la remuaient jusqu'au tréfonds de l'âme. Puis, avec une
sorte de gêne souriante, elle reprend :
— La troisième fois où les mirages de l'avenir m'ont ébloui les yeux, j'ose à
peine vous la confier, car elle vous paraîtra bien frivole... N'importe ! Je compte sur
votre indulgence : à cette époque-là, je n'avais pas encore fait l'apprentissage du
malheur. Voici donc ma troisième illusion prestigieuse... Vous savez que, pendant
l'été de 1860, l'empereur a visité la Savoie et le comté de Nice, qu'il venait
d'annexer ; je l'accompagnais. Ce ne fut pas un voyage, mais une marche
triomphale. L'empereur était comme transfiguré de bonheur; il semblait vivre dans un
rêve, dans un enchantement. Du coup, il avait oublié tous les reproches que la paix
de·Villafranca lui avait si injustement attirés. Je n’étais pas moins heureuse et
transportée que lui. Or, le 29 août, les habitants d’Annecy avaient organisé, pour le
soir de notre arrivée, une promenade sur le lac Toute la flottille de barques légères,
enguirlandées de lanternes multicolores, suivait notre gondole, drapée de pourpre et
tirée par vingt rameurs. A l'arrière, on avait dressé une espèce de tillac, où
l’empereur et moi, nous trônions majestueusement. Le ciel fourmillait d'étoiles. Des
orchestres se mêlaient au cortège. Par moments, des feux de Bengale, des
girandoles, des gerbes de fusées illuminaient tout le paysage. C’était magique...
Comme nous venions de présider un dîner de gala, j’étais en robe décolletée, avec
mon diadème et mes plus belles parures. Bien que la nuit fût chaude, j’avais jeté sur
mes épaules un grand burnous écarlate, frangé d’or. Un instant, pour mieux jouir du
spectacle, je me levai sur notre tillac. Aussitôt, de toutes les barques, on se mit à
crier : «Vive l’Impératrice !» Je rayonnais. L'empereur me dit : « Tu as l'air d'une