dogmatique. Un attrait commun pour la musique ancienne aurait pourtant pu favoriser
leurs relations ; ce même goût aurait pu le rapprocher de Louis Diémer ou de Wanda
Landowska, mais jamais il n’assista aux concerts historiques de ces derniers.
Debussy était sans doute plus proche des conceptions esthétiques de Reynaldo Hahn
ou de Ravel ; mais les sentiments de défiance réciproque l’emportèrent peu à peu sur
les complicités artistiques. Ces dernières étaient pourtant manifestes, dans le cas de
Ravel par exemple : même passion pour les Russes et pour Moussorgski, même attrait
pour l’Espagne, même fascination pour l’univers aquatique (l’un et l’autre signèrent
une Ondine pianistique) ; mais aussi même pudeur et même goût du masque, même art
de l’ironie, même génie de l’orchestration… Debussy avait fait la connaissance de
Ravel vers 1901 et leurs relations furent amicales jusqu’en 1905, l’année du troisième
échec de Ravel au prix de Rome. Un incident éclata à propos de la Habanera de Ravel,
l’une de ses toutes premières pièces qu’il prêta à Debussy sous forme de manuscrit ; or
ce dernier lui reprit un procédé de pédale caractéristique dans son prélude Soirée dans
Grenade, ce qui suscita l’ire de l’auteur du Boléro. Mais au-delà de ces querelles de
préséances, Debussy resta toujours laconique sur la musique de Ravel ; parfois, même,
émit-il quelque jugement ironique (« C’est artificiel et chimérique, un peu comme la
maison d’un sorcier », écrivit-il au sujet des Histoires naturelles
). En réalité, il
n’appréciait point le goût prononcé de Ravel pour les artifices en tout genre : « Ce qui
m’agace, déclara-t-il, c’est son attitude de faiseur de tour ou mieux, de Fakir charmeur,
qui fait pousser des fleurs autour d’une chaise. Malheureusement, un tour, c’est
toujours préparé, et ça ne peut étonner qu’une fois ! » A la poésie ravélienne de la
séduction, si envoûtante soit-elle, Debussy oppose une poésie du mystère, plus dense à
pénétrer sans doute, plus mallarméenne également. Ravel, en revanche, continua à
défendre la musique de Debussy, qu’il orchestra et transcrivit à plusieurs reprises
.
S’il adopta durant la guerre une position internationaliste qui ne fut point celle de
Debussy, il ne manqua jamais d’exprimer par la suite l’étendue de son admiration, tout
en rappelant son indépendance par rapport à la musique de son aîné
.
Rapportés à ce contexte de distance vis-à-vis de ses contemporains français, les liens,
solides, que Debussy noua avec Satie apparaissent presque incongrus. Tout aurait dû a
priori séparer les deux hommes : une origine très différente, une trajectoire sociale
opposée, des conceptions esthétiques aux antipodes. Pourtant une longue amitié née en
1892 résista même aux turbulences de sa vie sentimentale. Debussy continua à
recevoir souvent à déjeuner l’auteur des Gymnopédies, qui venait à pied d’Arcueil
pour lui rendre visite à Paris. Est-ce la singularité de ce musicien fantasque qui le
séduisit ? Peut-être, si l’on en juge la dédicace des Cinq Poèmes de Charles
Baudelaire, signée le 27 octobre 1892 : « Pour Erik Satie, musicien médiéval et doux,
égaré dans ce siècle, pour la joie de son bien amical Claude A Debussy ». Faut-il
invoquer un même sens de l’humour, une commune anglophilie ? Ou bien le fait que
Lettre du 25 février 1907 à Jacques Durand.
Ravel orchestra la Sarabande extraite du recueil Pour le piano ainsi que la Tarentelle styrienne, il transcrivit
pour deux pianos les Nocturnes et pour quatre mains le Prélude à l’Après-midi d’un faune, partition dont il
estimait qu’elle était « un miracle unique dans toute la musique » (Ravel, Lettres, écrits, entretiens, Flammarion,
1989, p. 371).
« Malgré ma plus profonde admiration pour Debussy, écrivit-il, je ne me suis pas trouvé, par nature, tout à fait
en accord avec son parcours, et s’il fut pour moi un homme précieux et un artiste inspirateur, j’ai suivi en ce qui
me concerne une voie différente. » (Ibid., p. 357)