Claude Debussy : musicien impressionniste ?
Par les modulations subtiles que Debussy imprime à son œuvre, celle-ci a souvent été liée au mouvement
impressionniste... Portrait d'un génie farouche.
Chacun sait l’aura révolutionnaire attribuée aux peintres impressionnistes du XIXe siècle, leur audacieuse
inventivité, la richesse nouvelle des perceptions que leurs œuvres continuent d’offrir à nos yeux. Manet,
Renoir, Seurat, entre autres, ont ouvert le bal d’une imagination sauvée de l’ornière académique. Mais qu’en
est-il de la palette du musicien ?
Lorsqu’on évoque l’impressionnisme musical, constitué de « taches sonores », il est inévitable de songer à
Claude Debussy, au velours profond de ses prouesses pianistiques, à ses suggestions méditatives,
alternativement langoureuses, ou bien constellées de pointes jouissives et colorées. Peut-être est-ce
l’ingénuité avec laquelle il nomme ses œuvres, ou bien la nature des évocations essentiellement tournées vers
la mer, la lune, les jeux de clair-obscur, qui lui ont valu l’étiquette d’artiste impressionniste. Artiste néanmoins
plus complexe, qui, selon la célèbre expression de Verlaine, « tord le cou » à l’éloquence, fait voler en éclat les
règles traditionnelles, tout en précipitant son art dans un monde sonore où se dissolvent des correspondances
harmoniques jusqu’alors inexplorées.
Un nostalgique incurable
Entré au Conservatoire dès l’âge de 11 ans, ce « prince des ténèbres », comme le surnommaient ses
camarades, affiche dès son jeune âge une singularité de tempérament qui devait l’éloigner durablement du
reste des hommes. Atteint de nostalgie endémique que rien ne saurait apaiser, Claude Debussy ressentira
toute sa vie ces besoins de réclusion sauvage, de fuite farouche, la protection des grandes solitudes,
desquelles naissent les esprits indépendants.
Contrairement à Richard Wagner, le maître allemand qu’il admire, le jeune homme tient à affranchir sa
musique de toute conception politique ou philosophique et exerce librement son esprit critique. Sans être
vraiment hostile aux conventions académiques, Debussy affiche plus volontiers une sorte d’indifférence
débonnaire. Contre l’effervescence de la civilisation, le compositeur fait l’éloge de la lenteur, même dans le
plaisir. « Toute son œuvre révèle, par une rythmique et un tempo très particuliers, cette nécessité de calme qui
favorise les maturations profondes » nous dit André Suarès, écrivain et fin mélomane, dans son essai consacré
au compositeur de Pelléas et Mélisande.
Peut-être Debussy évitait-il l’effusion lyrique parce qu’une nature déjà si profondément sentimentale craignait
l’épanchement, l’emphase mélodramatique où la justesse de sa sensibilité risquait de s’étouffer. Un
instrument entre tous allait donc naturellement permettre de révéler cette singularité…
L’art inimitable du piano
Sur le clavier noir et blanc de son piano, Debussy n’est pas un virtuose au sens propre, sa qualité de pianiste
consiste davantage en une subtilité, une variété très personnelle des plans. La texture harmonique du piano
restitue à elle seule la présence d’un orchestre, comme irréel, grâce auquel s’épanouit une multiplicité de
fébriles suggestions, caressant nonchalamment notre sensualité.
Debussy a conçu le piano comme un instrument autonome, d’une sonorité variable et d’un timbre unique, où
les cordes frappées se plient à l’autorité d’une force concise. Cette architecture musicale si particulière exige
beaucoup de la part des interprètes : une technique digitale savante alliée à la conscience profonde des
paysages que Debussy souhaitait traduire, sans quoi la partition demeurerait lettre morte. La variation des
mouvements sonores, tantôt incisifs, tantôt indolents, peut être comparée à la vivacité d’un chat, rétractant in
extremis ses griffes pour faire patte de velours sous les jeux taquins de son maître. Il n’est d’ailleurs pas
négligeable de préciser qu’une agilité féline est recommandée aux amateurs du grand Debussy !