La première approche théorique utilisée pour étudier la microstructure du marché, l’approche inventaire, envisage la nature stochastique des flux de la demande et de l’offre des clients sur le marché, sous deux aspects. D’une part, cette nature s’exprime dans la quantité des biens que les clients souhaitent pouvoir acheter ou vendre. D’autre part, elle concerne le moment où les clients sur le marché ont recours aux teneurs de marché1 pour effectuer les échanges souhaités. En conséquence, il est a priori peu vraisemblable, pour un teneur de marché, de conclure des transactions avec un synchronisme parfait. Les flux d’ordres clientèles étant aléatoires, le déséquilibre temporaire de la position, quantité nette des inventaires que détient un teneur de marché, s’avère un phénomène logique. Pourtant, une position longue (excédentaire) ou courte (déficitaire) représente, pour un teneur de marché, non seulement un problème en termes de liquidité, mais aussi un risque important s’apparentant à l’éventuelle fluctuation du prix des biens qu’il détient. En cas de changement défavorable du prix, un teneur de marché ayant une position ouverte subira des pertes, et ces dernières pourront être d’une ampleur considérable. En d’autres termes, seul le maintien d’une position couverte (zéro) permet au teneur de marché de tirer des profits sans courir aucun risque. C’est ainsi que l’analyse de la gestion de position par les teneurs de marché, qui sont confrontés à une incertitude permanente sur les flux d’ordres clientèles, constitue le « noyau » analytique de l’approche inventaire. Dans la littérature économique, nous trouvons trois groupes de recherches qui sont menées dans ce paradigme. Le premier groupe de recherches est représenté par les études menées par Garman (1976) et Amihud & Mendelson (1980). Les deux objectifs essentiels de leurs recherches consistent, d’une part, à déchiffrer le comportement intertemporel d’un teneur de marché monopolistique et neutre au risque, et d’autre part, à déterminer les prix (le prix « bid » et le prix « ask ») optimaux que cet agent doit fixer, afin que l’équilibre du marché soit atteint. La position d’un tel teneur de marché s’écrit : It = It-1 + Bt – At . (4.1) It est la position du teneur de marché à la fin de la période t, et Bt et At représentent respectivement la quantité des biens achetés (bid) et vendus (ask) par le teneur de marché au 1 Comme notre analyse dans les sections III, IV et V est basée sur une vision générale de la microstructure du marché, nous employons le terme « teneur de marché » pour désigner l’intermédiaire entre clients sur le marché. En effet, le sens de ce terme s’avère, si nous nous référons à la définition donnée dans la section I, plus large que celui du terme « intermédiaire ». Chapitre 4 124 cours de la période t. Sans aucun recours aux emprunts1, le teneur de marché est obligé de chercher à maintenir, au-dessus de zéro, les « richesses » accumulées, grâce à son rôle d’intermédiaire au regard des échanges de biens sur le marché. En d’autres termes, le teneur de marché doit rendre, à tout prix, ses affaires profitables. La valeur des « richesses » accumulées du teneur de marché s’écrit : Rt = Rt-1 + PaAt – PbBt . (4.2) Rt est la valeur des « richesses » du teneur de marché à la fin de la période t. Les variables Pa et Pb représentent quant à elles respectivement le prix « ask » et le prix « bid » que le teneur de marché propose à ses clients2. Le problème qui reste consiste à savoir comment caractériser la nature stochastique de A et B, à savoir les flux d’ordres de vente et d’achat donnés par les clients. Garman, dans son analyse, suppose que ces flux, stationnaires pourtant non identiques, suivent la loi de Poisson. Avec cette spécification, la probabilité qu’un nouvel ordre d’achat (ou de vente) donné par un client arrive entre l’intervalle t et t + ∆t, suite au dernier ordre clientèle d’achat (ou de vente) arrivant dans la période t, est de a∆t (ou de b∆t) pour un ∆t de petite valeur. Les variables a et b représentant respectivement le taux d’arrivée des ordres clientèles d’achat et de vente. Garman suppose que a est fonction de pa , tandis que b est déterminé par pb. Le teneur de marché dans l’analyse de Garman doit donc trouver ces deux prix clés (pa et pb), qui lui permettent d’optimiser ses profits en présence des flux d’ordres clientèles conditionnés par la loi de Poisson. L’analyse de Garman montre que la probabilité approximative que la valeur de Rt soit de zéro est de : [(pb b(pb)) / (pa a(pa))] 2R0/(Pa + Pb) si pb b(pb) < pa a(pa) ; 1, dans le cas contraire. (4.3) Quant à la position du teneur de marché, la probabilité approximative que le niveau de It soit de zéro est de : [a(Pa)/b(Pb)] I0, si a(Pa) < b(Pb) ; 1, dans le cas contraire. (4.4) Comme Garman a, dans son analyse, imposé la condition, selon laquelle aucune facilité de crédit pour financer les Rt et It ne doit être possible lorsque le teneur de marché en a besoin, ce dernier doit éviter d’épuiser les stocks de ses marchandises, ainsi que ses « richesses » accumulées. Sinon, ce sera la faillite de ses affaires. Via (4.3) et (4.4), il faut ainsi que : 1 Cette condition est imposée dans l’analyse de Garman. 2 Notons que ces prix sont toujours exprimés du point de vue du teneur de marché, et non pas du point de vue de ses clients. Chapitre 4 125 pa(a)/pb(b) > b/a > 1, soit pa(a) > pb(b), (4.5) afin que les affaires du teneur de marché ne soient pas mises en faillite pour manque d’argent et de stocks de marchandises. Il faut souligner, pourtant, que la condition (4.5) ne garantit pas l’absence totale du risque de faillite. En revanche, c’est une condition nécessaire pour que le teneur de marché ne devienne pas banqueroutier. En d’autres termes, la condition (4.5) s’avère une « loi de survie » plutôt qu’un « secret du succès ». La condition (4.5) donne un résultat fondamental pour la théorie de la microstructure du marché : le prix « ask » étant plus élevé que le prix « bid », il existe un spread positif, nécessaire pour rendre la position du teneur de marché « tenable », au sens où ce dernier ne deviendra pas banqueroutier à cause de son rôle d’intermédiaire entre les clients sur le marché. A cet égard, le spread dérivé de l’étude de Garman est un spread défensif pour le teneur de marché. Dans la modélisation de Garman, les prix ainsi que le spread, sont invariables, une fois qu’ils sont déterminés. La dynamique de la position du teneur de marché, et son rôle dans la formation des prix, ne sont donc pas pris en compte dans son analyse. C’est par ce chemin qu’Amihud & Mendelson (1980) ont approfondi le modèle de Garman, tout en restant fidèles à son cadre d’analyse. Considérée comme un processus sémi-markovien, la dynamique de la position du teneur de marché est incorporée dans l’analyse de ces deux auteurs. Cette dynamique détermine les prix (pa et pb dans le modèle de Garman) qui deviennent désormais non constants au fil du temps. Trois conclusions essentielles sont retenues dans l’étude d’Amihud & Mendelson. Dans un premier temps, le prix « bid » et le prix « ask » optimaux, d’après leur étude, sont tous les deux fonction décroissante de la position du teneur de marché. Ce résultat correspond, en fait, à une stratégie logique relative à la gestion de position. Lorsque la position d’un teneur de marché est excédentaire (déficitaire), il a tendance à baisser (augmenter) à la fois le prix « bid » et le prix « ask », parce que cette baisse (hausse) synchronisée des prix a un double effet au regard du réajustement de sa position. D’un côté, la baisse (hausse) du prix à l’achat empêche (suscite) l’entrée de marchandises supplémentaires venant des clients. De l’autre, la baisse (hausse) du prix à la vente suscite (empêche) des achats clientèles. Cet ajustement simultané et parallèle des deux prix sert ainsi de mécanisme automatique au rééquilibrage de la position. Dans un second temps, Amihud & Mendelson montrent, à partir de leur analyse, l’existence, pour le teneur de marché, d’une position optimale dont le niveau dépend de la variabilité des flux d’ordres clientèles. Dans un Chapitre 4 126 troisième temps, ces auteurs confirment, comme Garman, que le spread est positif. Pourtant, sur un marché concurrentiel, ce spread a tendance à se rapprocher de zéro. Dans ce cas, le prix « bid » et le prix « ask » deviennent le même prix : le prix d’équilibre du marché. Le second groupe de recherches adoptant l’approche inventaire est représenté par les études menées par Stoll (1978), Ho & Stoll (1981), O’Hara & Oldfield (1986). Simple mais riche de résultats importants, l’étude de Stoll consiste à analyser comment un teneur de marché décide s’il s’engage ou non dans les « affaires » d’intermédiation sur le marché. Stoll suppose qu’un teneur de marché n’est prêt à tenir ces « affaires » que si le niveau anticipé de son utilité, en termes de richesses, est aussi grand dans le cas de l’engagement que dans le cas de la « retraite ». Cependant, son modèle se limite à une seule période, d’autant que le teneur de marché ne s’engage que dans une transaction avec un client, soit sous la forme d’un achat, soit sous la forme d’une vente. La spécification de ce modèle ne reflète donc pas vraiment la caractéristique de « l’intermédiation » dans laquelle un teneur de marché s’engage entre clients. Malgré cette lacune, la modélisation de Stoll met en lumière deux composants essentiels qui constituent le coût global engendré des « affaires » d’intermédiation pour un teneur de marché : le coût opérationnel et le coût inventaire. D’après Stoll, le coût opérationnel est fonction décroissante de la taille (ou du volume) de transaction, facteur affectant la position du teneur de marché, alors que le coût inventaire est fonction croissante du même élément. La combinaison de ces deux relations implique ainsi qu’il existe une taille optimale de transaction pour le teneur de marché. Quant au spread, destiné à compenser ces deux coûts, il est, d’après l’analyse de Stoll, fonction croissante de la taille de transaction à laquelle s’engage le teneur de marché, du degré de son aversion au risque, de la variabilité du cours de la marchandise en question, mais en revanche une fonction décroissante du fonds de roulement que détient le teneur de marché. Ho & Stoll (1981) analysent le comportement du teneur de marché dans une dimension temporelle plus élargie que celle de l’étude de Stoll (1978), tout en suivant la logique essentielle de Stoll (1978). Le spread dérivé de cette étude est aussi déterminé conjointement par le degré d’aversion au risque du teneur de marché, par la taille de la transaction, et par la variabilité du prix de la marchandise échangée. Pourtant, leur étude montre que la taille du spread est indépendante du niveau de la position qu’a le teneur de marché. En fait, le niveau de la position n’influe que sur l’ajustement du prix « bid » et du prix « ask » sous forme de réglage simultané et parallèle. Il est toutefois important de souligner que ces conclusions sont soumises au mode relativement restrictif de spécification dans leur modèle : entre autres, l’horizon temporel n’est pas infini, les flux d’ordres clientèles sont supposés suivre la loi de Chapitre 4 127 Poisson, et le prix réel du bien échangé sur le marché est invariable. C’est pourquoi O’Hara & Oldfield (1986) proposent une élaboration de ce modèle, et confirment de nouveau le rôle du niveau de la position dans la détermination du niveau de spread. Enfin, le troisième groupe de recherches dans le paradigme de l’approche inventaire, est représenté par les travaux de Cohen, Maier, Schwartz & Whitcomb (1981) et Ho & Stoll (1983). Ces études analysent le comportement d’un teneur de marché dans un contexte de concurrence entre teneurs de marché. A cet égard, elles contrastent avec toutes les études précédentes, où le teneur de marché est considéré comme ayant un monopole sur le marché. Dans le contexte de compétition entre teneurs de marché, ces derniers rivalisent les uns avec les autres en tant que « fournisseurs de liquidité », face à la « demande de liquidité » des clients sur le marché. En différenciant la « demande clientèle » par plusieurs types d’ordres, tels que l’ordre à l’appréciation, ces études montrent à nouveau que le spread fixé par teneurs de marché est positif. En résumé, l’approche inventaire porte essentiellement sur la gestion de la position par le(s) teneur(s) de marché, dans un contexte d’arrivée aléatoire des ordres clientèles. Grâce à l’analyse de cette gestion, des conclusions peuvent en être déduites relativement à la formation des prix et à la détermination du spread, éléments centraux dans la théorie de la microstructure du marché. Cependant, les analyses théoriques que nous avons examinées dans cette section sont menées dans un cadre général de microstructure du marché. Nous reviendrons, dans la section VI, à l’applicabilité de l’approche inventaire dans l’étude de la microstructure du marché des changes. IV. Analyse théorique de la microstructure du marché : l’approche informationnelle La seconde approche proposée pour étudier la microstructure du marché, l’approche informationnelle, s’interroge sur le processus des échanges réalisés sur le marché, en particulier le processus sous-jacent des échanges d’informations entre les deux parties qui concluent une transaction. En effet, comme nous l’avons souligné dans la section I, si le mode d’échange appliqué sur un marché est de gré à gré, les informations relatives aux transactions deviennent, dans ce cas, de nature privée, ce qui fera émerger un phénomène d’asymétrie d’information entre les agents sur le marché. La présence de ce phénomène rend l’environnement d’échange sur le marché peu transparent, et a pour effet d’engendrer des coûts de transaction implicites supplémentaires au cours du processus d’échange. Chapitre 4 128 Bagehot (1971) représente le premier économiste qui mette en évidence ce problème informationnel affectant la microstructure du marché, par le biais d’une distinction entre deux types de gains coexistant sur un marché : les gains du marché et les gains transactionnels. Le premier type de gains s’apparente à la hausse ou à la baisse (dans ce cas, ce sont des pertes) globale du prix sur le marché. Il est donc réparti, de manière uniforme, au sein des investisseurs (clients) sur le marché. En d’autres termes, ce sont les gains engendrés dans un jeu de nature équitable. Le second type de gains, en revanche, est réservé seulement aux investisseurs informés, à savoir aux investisseurs ayant des informations privées, sur le marché. Grâce aux informations que détiennent ces agents, ils peuvent décider du meilleur moment pour réaliser une transaction, afin d’éviter des incidences défavorables pour leur investissement. Ce type de gains est par conséquent réparti, de manière discriminatoire, au sein des investisseurs (clients) présents sur le marché. Un teneur de marché étant incapable de savoir si un client (l’investisseur) est informé ou non, il exige le spread qui sert à couvrir le risque lié à cette incertitude sur le mode de l’asymétrie d’information entre ses clients. Copeland & Galai (1983) approfondissent l’idée de Bagehot, en étudiant comment un teneur de marché, neutre au risque, peut maximiser ses profits, issus de son rôle d’intermédiaire, en présence d’un groupe clientèle composé d’investisseurs informés et d’investisseurs non informés. Ces deux auteurs démontrent que, pourvu que des clients (investisseurs) informés soient présents, le spread qu’exige le teneur de marché doit être toujours positif pour qu’il puisse tirer un maximum de profits. L’étude de Glosten & Milgrom (1985), tout en reconnaissant la coexistence des investisseurs informés et des investisseurs non informés sur le marché, introduit le modèle de l’apprentissage à la bayésienne pour analyser comment un teneur de marché, neutre au risque, détermine et révise ses prix (le prix « bid » et le prix « ask ») par le biais d’une estimation de la probabilité qu’il soit confronté à un client informé ou à un client non informé. Ces auteurs supposent que le prix du marché du bien échangé, P, est de P1 en cas de conjoncture favorable, est de P0 en cas de conjoncture défavorable (en conséquence, P1 > P0), et que seuls les investisseurs informés connaissent la tendance du prix du marché. En présence de cette asymétrie d’information entre les investisseurs (clients) présents sur le marché, le teneur de marché propose ses prix par le biais d’une estimation de la valeur anticipée du bien échangé, conditionnée par la nature (achat ou vente) de l’ordre clientèle qu’il reçoit : Chapitre 4 Pa = E [P|A] = P0Pr{P = P0|A} + P1Pr{P = P1|A} . (4.6) Pb = E [P|B] = P0Pr{P = P0|B} + P1Pr{P = P1|B} . (4.7) 129 Dans (4.6) et (4.7), Pa et Pb désignent à nouveau les prix « ask » et « bid », tandis que A et B désignent respectivement un ordre clientèle d’achat et un ordre clientèle de vente. Les paramètres P0 et P1 étant prédéterminés, il faut donc estimer les probabilités conditionnelles dans ces deux équations, afin de calculer les deux prix que propose le teneur de marché. Ces probabilité peuvent tout d’abord être transformées par le biais de la règle de Bayes : Pr{P = P0|A} = (Pr{P = P0}Pr{A|P = P0})/ (Pr{P = P0}Pr{A|P = P0} + Pr{P = P1}Pr{A|P = P1}) . (4.8) Pr{P = P1|A} = (Pr{P = P1}Pr{A|P = P1})/ (Pr{P = P0}Pr{A|P = P0} + Pr{P = P1}Pr{A|P = P1}) . (4.9) Pr{P = P0|B} = (Pr{P = P0}Pr{B|P = P0})/ (Pr{P = P0}Pr{B|P = P0} + Pr{P = P1}Pr{B|P = P1}) . (4.10) Pr{P = P1|B} = (Pr{P = P1}Pr{B|P = P1})/ (Pr{P = P0}Pr{B|P = P0} + Pr{P = P1}Pr{B|P = P1}) . (4.11) Grâce aux équations (4.8) – (4.11) ci-dessus, le travail restant consiste à évaluer les probabilités des deux tendances du prix du marché, Pr{P = P0} et Pr{P = P1}, ainsi que les probabilité des quatre types de transaction (l’achat ientèle et la vente clientèle pour chaque tendance de prix), Pr{A|P = P0}, Pr{B|P = P0}, Pr{A|P = P1}, et Pr{B|P = P1}. Ce travail peut être mené par le biais de l’établissement de la structure générale des probabilités connexes, synthétisée dans figure 4-1 ci-dessous. Figure 4-1 : La structure bayésienne d’une transaction investisseurs informés prix favorable Pr{P = P1} = v Pr = i Pr{B} = 0 Pr = 1 – i Pr{A} = a investisseurs non informés Pr{B} = b aléa investisseurs informés Pr{P = P0} = 1 – v prix défavorable Pr{A} = 1 Pr{A} = 0 Pr = i Pr{B} = 1 Pr = 1 – i Pr{A} = a investisseurs non informés vi 0 v(1 – i)a v(1 – i)b 0 (1 – v)i (1 – v)(1 – i)a (1 – v)(1 – i)b Pr{B} = b Dans cette figure, l’aléa décide de la tendance du prix du marché, avec une probabilité estimée de v pour P1 et de 1 – v pour P0. Ensuite, dans chaque situation, la probabilité estimée qu’un investisseur (le client pour le teneur de marché) soit informé d’un tel événement est de Chapitre 4 130 i, contre 1 – i dans le cas contraire. Les clients informés n’achètent (ne vendent) que lorsque la conjoncture est favorable (défavorable), tandis que les investisseurs non informés achètent ou vendent avec une probabilité estimée respective de a et de b (a + b ≤ 1) dans les deux cas, car ils ne peuvent percevoir des informations concernant la tendance du prix. Avec ces probabilités spécifiées, nous pouvons calculer maintenant les probabilité (4.8) – (4.11), et déterminer ensuite le prix « ask » et le prix « bid » via (4.6) et (4.7). Les prix Pa et Pb (le prix « ask » et le prix « bid ») ne sont pourtant pas constants dans ce modèle, car ils sont révisés par le même processus de calcul à la bayésienne après chaque transaction réalisée. L’arrivée de chaque ordre clientèle d’achat (ou de vente) sert, en fait, pour le teneur de marché, de nouvelle information relative à la dernière tendance du prix du marché. Le teneur de marché révise ainsi ses cotations après chaque transaction. Aussi l’évolution des prix sur le marché devient-elle un processus d’innovation séquentiel. Ce mode de dynamique des prix peut être récapitulé par la figure 4-2 ci-dessous. Figure 4-2 : L’évolution séquentielle des prix cotés par le teneur de marché Pa(3) = E [P|A, A, A] Pa(2) = E [P|A, A] Pb(3) = E [P|A, A, B] Pa(1) = E [P|A] Pa(3) = E [P|A, B, A] Pb(2) = E [P|A, B] Pb(3) = E [P|A, B, B] P(0) = E [P] Pa(3) = E [P|B, A, A] Pa(2) = E [P|B, A] Pb(3) = E [P|B, A, B] Pb(1) = E [P|B] Pa(3) = E [P|B, B, A] Pb(2) = E [P|B, B] Pb(3) = E [P|B, B, B] Dans cette figure, chaque étape de révision des prix (à partir de 0) est marquée dans la parenthèse suivant les prix. Les prix Pa (1) et Pb (1) correspondent aux prix calculés par les équations (4.6) et (4.7). Si, après l’affichage de ces prix, un ordre clientèle d’achat arrive, le teneur de marché ajustera ses prix par le biais de la règle de Bayes, et proposera ses nouveaux prix : Pa(2) = E [P|A, A] et Pb(2) = E [P|A, B]. De manière similaire, si l’ordre du client après cette seconde cotation est une vente, les nouveaux prix proposés par le teneur de marché seront Pa(3) = E [P|A, B, A] pour le prix « ask », et Pb(3) = E [P|A, B, B] pour le prix « bid ». Chapitre 4 131 Ce processus de révision des prix continue, pourvu qu’il existe de nouvelles transactions clientèles. D’ailleurs, la dynamique du spread dans ce modèle est totalement dépendante du mode d’enchaînement des échanges entre le teneur de marché et ses clients (investisseurs), informés ou non. Easley & O’Hara (1987) poursuivent l’étude de Glosten & Milgrom (1985), en distinguant les investisseurs informés et les investisseurs non informés par la taille de l’ordre donné au teneur de marché. En d’autres termes, dans leur modèle, le volume de transactions est un signal informationnel pour le teneur de marché. Cependant, les analyses de Glosten & Milgrom (1985) et de Easley & O’Hara (1987) sont confrontées à certaines limites fondamentales. Certes, elles caractérisent bien le processus séquentiel des transactions effectuées par l’intermédiaire du teneur de marché, qui apprend les informations privés à travers ces transactions. Mais ces études imposent une répartition constante des investisseurs informés et non informés sur le marché, d’autant plus que les stratégies adoptées par ces investisseurs sont réduites à une simple estimation de la probabilité de l’achat ou de la vente du bien échangé. C’est pourquoi d’autres auteurs tentent, tout en respectant l’esprit de l’approche informationnelle, de proposer des stratégies analytiques alternatives, afin de mieux modéliser la microstructure du marché. Nous distinguons trois types de stratégies analytiques. En ce qui concerne la première stratégie, elle vise à élaborer l’analyse du comportement des investisseurs informés. Kyle (1985) et Back (1992), par exemple, s’interrogent sur le comportement de l’investisseur informé qui cherche à maximiser ses gains sur le marché. Holden & Subrahmanyam (1992), quant à eux, analysent le comportement de ces agents informés lorsqu’il existe une concurrence entre eux. En ce qui concerne la seconde stratégie, il s’agit des études spécifiant le comportement des investisseurs non informés, dont l’objectif est de minimiser leurs pertes dans ce « jeu » a priori inéquitable. Admati & Pfeiderer (1988), par exemple, s’intéressent au comportement des agents non informés dans un environnement où le cycle de vie des informations privées s’avère très court. Ils distinguent deux types d’investisseurs non informés qui donnent des ordres aux teneurs de marché pour des raisons de liquidité : les investisseurs non discrétionnaires d’une part, et les investisseurs discrétionnaires d’autre part. Ces derniers peuvent décider du moment de la transaction, alors que les premiers sont obligés de donner leurs ordres pour des raisons exogènes. Les transactions effectuées par ces investisseurs non discrétionnaires créent ainsi les bruits sur le marché. Chapitre 4 132 La troisième stratégie consiste à trouver les facteurs qui déterminent le processus de révision des prix. Blume, Easley & O’Hara (1994) soulignent le rôle de signal informationnel supplémentaire que peut jouer le volume de transaction (ou la taille de transaction), en particulier au regard des investisseurs non informés, dans le processus de révision des prix. Easley & O’Hara (1992) confirment l’impact non négligeable qu’a la structure des flux d’ordres sur ce même processus, en examinant « l’hypothèse de l’incertitude sur événements ». D’après cette hypothèse, lorsque les flux d’ordres sont intenses, ils signalent, en fait, l’arrivée de nouvelles informations, ce qui a pour effet d’augmenter les activités du marché ; dans le cas contraire, c’est une « information » implicite qui signale l’absence de nouvelles informations sur le marché. Dans cette section, nous avons examiné la seconde approche qui sert à étudier la microstructure du marché : l’approche informationnelle. Contrairement à l’approche inventaire, cette approche, en soulignant la coexistence des agents informés et des agents non informés sur le marché, cherche à déterminer l’impact du phénomène d’asymétrie d’information issu de cette coexistence, sur le processus d’échange, ainsi que la formation des prix du marché. Pourtant, comme nous le verrons dans la section VI, l’application de cette approche à l’étude de la microstructure du marché des changes exige une prudence toute particulière, car la « microstructure » du marché que décrit cette approche correspond mieux à celle du marché boursier qu’à celle du marché des changes, en particulier celle du marché interbancaire des changes. V. Analyse théorique de la microstructure du marché : l’approche institutionnelle La troisième approche, l’approche institutionnelle, consiste à préciser des éléments liés à l’aspect institutionnel du marché, et sert donc d’approche complémentaire des deux approches précédentes. Nous regroupons les éléments institutionnels relatifs à la microstructure du marché en deux thèmes : les formes des ordres clientèles, d’une part, et les critères mesurant le fonctionnement global du marché étudié d’autre part. Le premier thème, les formes des ordres clientèles, peut s’avérer crucial dans la détermination de la microstructure de certains marchés. En effet, dans les analyses précédentes, les ordres clientèles sont seulement différenciés au regard de la nature des échanges réalisés : les ordres d’achat ou les ordres de vente, exprimés en termes de quantité. Cependant, il se peut que certains ordres clientèles soient spécifiés en termes de prix : entre autres, l’ordre à cours limité, qui n’est exécuté qu’au meilleur prix, et l’ordre stop, qui est Chapitre 4 133 exécuté à un prix fixé au préalable, dans le but de minimiser des pertes supplémentaires en cas de chute brutale du cours. Si l’importance de ces ordres clientèles spécifiques est significative sur un marché, la décision du teneur de marché au regard de ses prix proposés aux clients sera très différente de celle modélisée dans les études que nous venons d’examiner dans les deux sections précédentes. Le second thème institutionnel s’apparente aux critères mesurant le fonctionnement global du marché, à savoir la « qualité » de la microstructure du marché étudié. Deux critères retiennent notre attention. Le premier est celui de la liquidité offerte sur le marché. La liquidité d’un marché peut être appréciée sous deux aspects. D’une part, elle est reflétée dans la rapidité du processus d’échange entre les demandeurs et les offreurs sur le marché. D’autre part, elle s’apparente au niveau du spread appliqué sur le marché. En effet, dans le cas d’un marché relativement peu liquide, les teneurs de marché sont obligés d’augmenter leur spread, pour compenser les coûts résultants d’une plus grande incertitude sur les flux d’ordres clientèles. En cas de liquidité quasi nulle sur un marché, la hausse du spread peut s’avérer même prohibitive, ce qui empêchera la réalisation de toutes transactions. A cet égard, nous pouvons retenir deux facteurs essentiels qui favorisent l’amélioration de la liquidité d’un marché : le nombre des participants (clients et teneurs de marché) au marché d’un côté, et le volume d’échanges global du marché de l’autre. Ces facteurs produisent d’ailleurs un cycle vertueux au regard du niveau de liquidité du marché. Plus le marché est liquide, plus il incite des agents à y réaliser des transactions, ce qui crée des échanges supplémentaires sur ce marché. L’augmentation du nombre des participants au marché et du volume d’échanges rend, à son tour, le marché plus liquide, et puis l’enchaînement de ces causalités mutuelles continue. Par ailleurs, si nous reprenons le cadre d’analyse de l’approche informationnelle, les investisseurs non informés ont intérêt à réaliser leurs transactions sur un marché relativement liquide. En effet, la probabilité que ces agents rencontrent des investisseurs informés, a priori beaucoup moins nombreux que les investisseurs non informés, s’avère moins élevée sur un marché liquide que sur un marché peu liquide. En d’autres termes, le niveau de liquidité d’un marché est fonction décroissante de l’ampleur du problème d’asymétrie d’information entre participants présents sur le marché. A cet égard, l’approche informationnelle peut s’avérer peu appropriée dans l’étude microstructurelle d’un marché relativement liquide. Le deuxième critère mesurant le fonctionnement global du marché réside dans le degré de transparence du marché étudié. Il s’apparente a priori à la nature du mode d’échange en vigueur sur le marché. Par exemple, un marché dont les transactions s’effectuent de gré à gré Chapitre 4 134 est par définition moins transparent qu’un marché centralisé dans lequel les ordres de demande et les ordres d’offre sont réunis avant que les échanges n’aient lieu. Cependant, les institutions peuvent également prendre des mesures, afin d’améliorer le degré de transparence d’un marché. Par exemple, une autorité peut imposer aux teneurs de marché l’obligation de rendre régulièrement au public des rapports résumant les caractéristiques des transactions qu’ils réalisent. Dans ce cas, une étude microstructurelle du marché doit tenir compte de cette mesure, car l’accès libre aux informations sur le marché permet aux participants au marché de prendre leurs décisions de manière plus symétrique. VI. Application de la théorie microstructurelle à l’étude du marché des changes Dans les sections III, IV et V, nous avons étudié des éléments théoriques relatifs à l’analyse de la microstructure du marché, dans une perspective générale. Il est pourtant important de signaler que la plupart de ces analyses théoriques sont, au départ, essentiellement destinées à l’étude de la microstructure du marché boursier, lequel se différencie largement du marché des changes en matière de « microstructure ». En effet, le marché boursier est un marché où les échanges sont centralisés, tandis que le marché des changes, en particulier le marché interbancaires, est un marché de gré à gré où les transactions s’effectuent avec une certaine discrétion entre agents. L’application directe des études que nous avons examinées dans les trois sections précédentes, à l’analyse théorique de la microstructure du marché des changes s’avère ainsi loin d’être pertinente. Aussi devons-nous réexaminer les trois approches adoptées pour analyser la microstructure du marché, en tenant compte de la spécificité de la microstructure du marché des changes, spécificité résumée dans le schéma 4-1. VI-1. L’approche inventaire : la gestion de position par cambistes interbancaires La quintessence de l’approche inventaire dans l’analyse microstructurelle du marché réside dans l’étude de la gestion de position par teneurs de marché, et du rôle de cette gestion dans la détermination des prix (et ensuite du spread). La gestion de position étant complexe en raison de la nature stochastique inhérente aux flux d’ordres clientèles, les modélisations menées par le biais de cette approche se différencient essentiellement en matière de mode de spécification de cette nature stochastique, et de stratégies adoptées par les teneurs de marché qui cherchent à optimiser leurs profits. Chapitre 4 135 Les éléments clés dans ce cadre d’analyse correspondent, certes, aux principales caractéristiques de la microstructure du marché des changes. Pourtant, le comportement des teneurs de marché y est moins homogène que celui décrit dans la plupart des « modèles inventaires » que nous avons examinés dans la section III. Si nous reprenons le schéma 4-1, nous constatons que le marché des changes est, en fait, un double marché. D’une part, ce sont les clients, détaillants ou grossistes, lesquels jouent le rôle d’acheteur ou de vendeurs initiaux de devises, qui créent, avec les cambistes clientèles des banques commerciales, le marché clientèle des changes. D’autre part, il s’agit du marché interbancaire où les cambistes interbancaires reçoivent des ordres rassemblés et transmis en grande quantité par les cambistes clientèles, et échangent ensuite des devises avec leurs confrères de manière directe ou indirecte (par l’intermédiaire des courtiers). Cette spécificité inhérente à la microstructure du marché des changes rend, par conséquent, l’analyse du comportement des teneurs de marché plus complexe. Nous pouvons analyser cette complexité sous trois angles. Dans un premier temps, le marché clientèle est principalement un marché local sur lequel les banques commerciales, teneurs de marché, bénéficient chacune d’entre elles d’un certain degré de pouvoir monopolistique déterminé par la microstructure du marché bancaire national. Ces banques, cherchant à exploiter leur rente locale, peuvent donc exiger un spread plus élevé au gré de leur pouvoir monopolistique vis-à-vis de leurs clients de nature diverse, tels les clients particuliers occasionnels, et les entreprises avec qui les banquent entretiennent une relation à long terme. Sur le marché interbancaire, en revanche, ces banques commerciales font face à une concurrence internationale au sens à la fois spatial et temporel. En effet, comme nous l’avons souligné dans la sous-section II-4, les cambistes représentant leurs banques sur ce marché doivent obéir à une règle conventionnelle : l’obligation réciproque de cotations. Cette pratique a pour effet de forcer ces agents à s’aligner les uns sur les autres en termes de prix cotés, ce qui crée, en conséquence, une concurrence à la Bertrand tout à fait logique, sur le marché interbancaire où convergent les prix et le spread. En résumé, cette « double personnalité » des teneurs de marché sur le marché des changes doit être impérativement prise en compte dans une étude microstructurelle de celui-ci. Dans un second temps, au sein du marché interbancaire, les cambistes jouent un double rôle. Soumis à la convention implicite de cotation réciproque, ces agents sont, en fait, à la fois les « teneurs de marché » et les « clients ». Lorsqu’on leur demande la communication des prix, ils jouent le rôle de teneurs de marché. Mais lorsque ces cambistes interbancaires demandent la communication des prix proposés par leurs confrères, ils jouent, à leur tour, le Chapitre 4 136 rôle de client. L’analyse de la gestion de position par cambistes interbancaire doit donc tenir compte de cette spécificité duale, résultant de la convention respectée sur le marché interbancaire. Enfin, la troisième complexité analytique s’apparente à l’hétérogénéité en termes de stratégies de « gestion inventaire », à travers les teneurs de marché, sur le marché des changes. Certes, les cambistes interbancaires sont tous contraints à la concurrence à la Bertrand présente sur le marché interbancaire, tout en exerçant une bonne gestion de la position des devises qu’ils détiennent. Mais ces agents sont, par nature, hétérogènes, sous deux aspects. D’un côté, les caractéristiques des flux d’ordres clientèles auxquels sont confrontés ces cambistes s’avèrent variées. Elles dépendent, par exemple, de la taille et de la composition des clients qu’accueillent les banques commerciales pour qui les cambistes travaillent. Comme chaque banque a sa clientèle distincte, les stratégies qu’adoptent les cambistes sont ainsi non uniformes entre eux. De l’autre, même si la nature des flux d’ordres clientèles auxquels sont confrontés les cambistes est similaire, le mode de gestion de la position par ces agents peut s’avérer encore différente, en raison d’une divergence en termes de perception personnelle du risque. Par exemple, une position couverte peut, pour les uns, signifier une « position zéro », alors qu’elle peut être, pour les autres, représentée par une position longue ou courte fixée à un certain niveau. En présence de ces complexités analytiques liées à l’ambivalence de la constitution du marché des changes, et à la diversité de ses teneurs de marché, l’application de l’approche inventaire dans l’analyse de la « gestion inventaire » par cambistes interbancaires devient délicate, sans parler du problème épineux au regard de la spécification des flux d’ordres clientèles, problème fondamental pour les modélisations menées par le biais de l’approche inventaire. Une application adéquate de l’approche inventaire à l’analyse théorique microstructurelle du marché des changes doit considérer, non seulement l’impact direct qu’a la spécificité de la gestion de position par chaque cambiste, sur la formation de ses prix, mais également les incidences indirectes issues de cette hétérogénéité au sein des cambistes, sur le mode de leur interaction. VI-2. L’approche informationnelle : le décryptage des informations privées Chapitre 4 137 L’approche informationnelle adoptée pour analyser la microstructure du marché met en lumière l’existence du phénomène d’asymétrie d’information sur le marché, et étudie son impact sur la détermination des prix du marché. Cependant, dans les modélisations que nous avons examinées dans la section IV, la configuration supposée de la microstructure du marché étudié est très différente de celle du marché des changes. En effet, dans ces analyses, le marché étudié est composé de trois groupes de participants : les clients (en l’occurrence les investisseurs) informés (en particulier au regard de la tendance du prix du bien échangé sur le marché), les clients non informés, ainsi que les teneurs de marché qui sont également non informés mais peuvent toutefois décrypter ex post les informations sous-jacentes au cours du processus d’échange. Grâce à leur expérience professionnelle sur le marché, les teneurs de marché révisent leurs prix après chaque transaction avec un client (informé ou non), en décelant subjectivement le contenu informationnel de l’échange réalisé. En d’autres termes, le mode de formation des prix (et du spread calculé à partir des prix) dans le cadre de l’analyse informationnelle est, en fait, un processus séquentiel d’apprentissage des informations privées existant sur le marché. Ce processus spécifique de révision des prix sert, pour les teneurs de marché, de moyen indispensable pour amortir les impacts négatifs en raison de leur position défavorable en face des clients informés. Sur le marché des changes, la configuration de la microstructure en matière d’informations, s’avère, à cet égard, très différente. Sur le marché des change détaillant, les clients (les demandeurs et les offreurs initiaux de devises) étant soumis au pouvoir monopolistique local des teneurs de marché, à savoir des banques commerciales, le problème relatif à l’asymétrie d’information entre ces clients et leurs intermédiaires est peu significatif. Cependant, pour une banque commerciale, les ordres donnés par ses clients peuvent être considérés comme source d’informations privées, car seule cette banque en a une connaissance courante, contrairement aux autres banques. Certes, la plupart des ordres clientèles habituels contiennent peu d’informations au sens où ils ne peuvent influencer la tendance du marché. Mais certains ordres clientèles spécifiques peuvent s’avérer importants en matière de contenu informationnel, entre autres, les ordres d’un volume important, et les ordres donnés par des banques centrales en vue d’une intervention sur le taux de change. A cet égard, un cambiste interbancaire peut jouer le rôle de client informé vis-à-vis des autres cambistes du marché interbancaire, grâce aux informations privées obtenues à partir des ordres clientèles passés. Aussi le phénomène d’asymétrie d’information existe-t-il, dans ce contexte, sur le marché interbancaire. Chapitre 4 138 Avec son avantage informationnel, un cambiste interbancaire peut tirer des profits en vendant ou achetant des devises avec d’autres cambistes, selon le contenu de ses informations privées. Mais la réalisation d’une telle transaction directe avec ses confrères sur le marché interbancaire risque de révéler ses informations, si bien que sa position favorable en termes d’informations sera rapidement perdue. Afin de profiter de ses informations privées le plus longtemps possible sur le marché, le cambiste peut avoir recours aux courtiers du marché. Cette stratégie engendre, certes, des coûts liés aux commissions destinées à compenser les prestations assurées par les courtiers. Mais la qualité en termes de discrétion inhérente aux échanges via la courtage permet au cambiste de bénéficier d’un « cycle de vie » plus long de ses informations privées. Il ne faut pourtant pas oublier que les cambistes interbancaires jouent également le rôle de teneur de marché sur le marché interbancaire. Dans ce rôle, leur stratégie fait écho à celle décrite dans les « modèles informationnels » examinés dans la section IV : chaque cambiste interbancaire doit tenter de percevoir si ses clients (les autres cambistes interbancaires) ont des informations privées ou non, par le biais d’un apprentissage séquentiel à travers chaque transaction interbancaire. Mais l’application directe de ces modèles à l’étude microstructurelle du marché des changes demeure encore difficile, car le problème de l’asymétrie d’information se pose à tous les cambistes interbancaires. Son ampleur diverge d’ailleurs pour chacun d’entre eux. Une application appropriée de l’approche informationnelle dans l’étude de la microstructure du marché des changes doit donc prendre en compte cette hétérogénéité en matière de phénomène d’asymétrie d’information, au sein des cambistes sur le marché interbancaire des changes. VI-3. L’approche institutionnelle : la spécificité fonctionnelle du marché des changes L’approche institutionnelle de la microstructure du marché vise à compléter les analyse menées par le biais de l’approche inventaire et de l’approche informationnelle. Elle met l’accent sur les éléments institutionnels que ces deux premières approches n’ont pas pu relever. Afin d’examiner l’applicabilité de cette approche à l’étude microstructurelle du marché des changes, nous revenons aux deux thèmes institutionnels que nous avons évoqués dans la section V. Le premier thème, les formes des ordres clientèles, ne relève aucune particularité sur le marché détaillant des changes, où les ordres clientèles se différencient essentiellement en termes de volume de transaction. Sur le marché interbancaire des changes, en revanche, nous Chapitre 4 139 observons une spécificité au regard de la forme des ordres. Cette spécificité s’apparente, en fait, à la pratique de cotation réciproque obligatoire qui régit le processus d’échange entre cambistes interbancaires. Soumis à cette règle de transaction implicite, un cambiste doit être, à tout moment, prêt à communiquer son prix « bid » et son prix « ask » (double affichage des prix) actualisés, lorsqu’un client (un autre cambiste interbancaire sur le marché) lui demande une cotation. Ces prix cotés sont tacitement valables pour l’exécution immédiate de l’éventuel ordre (de vente ou d’achat) donné par le client qui demande la cotation. En d’autres termes, une demande de communication de cotation opérée par un cambiste jouant le rôle de client constitue, en fait, un ordre préalable et implicite, même si ce client peut être en désaccord avec les prix cotés, et ne donne aucun ordre au cambiste jouant le rôle de teneur de marché. En effet, la quintessence de cette règle de transaction respectée par cambistes interbancaires consiste à « tenir sa parole » vis-à-vis des confrères, ce qui est le seul moyen de rendre ce marché liquide. Cependant, comme nous l’avons évoqué dans la sous-section II-1, le moyen de communication directe entre cambistes interbancaires peut être, soit le réseau traditionnel téléphonique (communication vocale), soit le réseau électronique tel que le système Reuters R2000-1. Dans le second cas, la règle implicite de « tenue de la parole » s’avère moins stricte. Les systèmes électroniques permettant d’augmenter la rapidité et la fréquence de la demande de cotations, les prix cotés sur l’écran de ces systèmes sont, à cet égard, souvent de nature référentielle, car la plupart de ces cotations n’aboutissent jamais à la réalisation réelle d’une transaction entre deux cambistes interbancaires. Par ailleurs, une fois que les transactions sont conclues sur ces réseaux électroniques, elles doivent toujours être confirmées par le réseau téléphonique. Aussi la forme des ordres clientèles sur le marché interbancaire est-elle non uniforme : elle dépend du moyen de communication qu’utilisent les cambistes. Outre les ordres mutuels entre cambistes interbancaires, ces derniers, en tant que clients sur le marché interbancaire, peuvent également donner leurs ordres aux courtiers. La forme de ces ordres s’avère beaucoup plus diverse que celle des ordres entre cambistes, car les cambistes peuvent demander aux courtiers de n’exécuter leurs ordres qu’à une certaine condition (notamment en termes de prix). Pourtant, comme le principe de courtage est similaire à celui de l’enchère, seul l’ordre du meilleur prix (moins cher pour l’ordre d’achat et plus cher pour l’ordre de vente) sera exécuté lors de chaque transaction. Il en résulte ainsi que l’ordre donné aux courtiers est, en fait, un ordre exécutable, pour lequel la réalisation de la transaction souhaitée demeure incertaine. Pourtant, une fois que la transaction se réalise via le courtage, elle est exécutée au meilleur prix du moment, ce qui représente un gain qui Chapitre 4 140 compense le frais du courtage. Outre ce gain en termes de prix, le cambiste qui recourt au courtage peut garder son anonymat tout au long du processus d’échange, ce qui lui permet d’éviter ainsi de dévoiler ses informations privés s’il en possède. En résumé, deux types d’ordres coexistent sur le marché interbancaire : les ordres entre cambistes d’un côté, et les ordres donnés aux courtiers de l’autre. Le choix entre ces deux types d’ordres est, en fait, un arbitrage entre les qualités de rapidité et de certitude pour le premier type d’ordres, et les qualités de discrétion et de prix favorable pour le second type d’ordres. Mais le choix d’un cambiste interbancaire au regard de la forme de ses ordres dépend également de la nature des ordres, et de la situation du marché des changes au moment où il passe un ordre. Après avoir examiné les formes des ordres clientèles donnés sur le marché des changes, nous étudions le second thème analysé par l’approche institutionnelle dans l’étude microstructurelle du marché : les deux critères mesurant le fonctionnement du marché des changes. En ce qui concerne le premier critère, la liquidité déterminée par le nombre des participants au marché et le volume d’échanges, il faut souligner que cet élément est crucial au regard de le détermination du mode d’échange entre devises sur le marché des changes, en particulier dans une optique de long terme. Comme le marché des changes est de facto composé des « sous-marchés » dont chacun est spécialisé dans l’échange d’un couple spécifique de devises, en présence de l’hétérogénéité en termes de nature des flux d’ordres à travers ces sous-marchés, le niveau de liquidité de ces derniers diverge, en conséquence, des uns aux autres. Certains sous-marchés peuvent s’avérer peu liquides par rapport aux autres, à cause de l’irrégularité des flux d’ordres, et de l’insuffisance du volume d’échanges, ce qui entraîne, sur ces sous-marchés, un niveau de spread élevé, voire prohibitif. Dans le cas du spread prohibitif déterminé sur un sous-marché, l’existence de ce dernier devient purement théorique : les échanges réels entre les deux devises concernées n’y auront jamais lieu. Les échanges entre ce couple de devises doivent, dans ce cas, s’effectuer de manière indirecte par le biais d’une monnaie véhiculaire, notion que nous avons introduite dans le chapitre 2. Grâce à une liquidité plus élevée sur les sous-marchés des changes où la monnaie véhiculaire s’échange, l’exécution de l’ordre concernant l’échange prohibitif entre deux devises redevient possible. Sous la forme d’un double échange de devises via la monnaie véhiculaire, ces échanges indirects ont pour effet bénéfique de rendre les sous-marchés de la monnaie véhiculaire plus liquides, ce qui crée, au fil du temps, un cercle vertueux par lequel se renforcera la liquidité de ces sous-marchés, ainsi que la position dominante de la monnaie véhiculaire sur le marché des changes. Nous approfondirons le thème relatif à la dynamique Chapitre 4 141 de la monnaie véhiculaire sur le marché des changes, respectivement sous un angle théorique et empirique, dans les deux chapitres suivants. Nous étudions, ensuite, le second critère qui évalue le fonctionnement du marché des changes : le critère concernant sa transparence. Dans ce domaine, il faut admettre que l’opacité en termes de transactions réalisées reste une caractéristique marquante du marché des changes de nos jours. Certes, l’opacité de ce marché s’apparente en grande partie au mode d’échange de gré à gré appliqué à la fois sur le marché clientèle et sur le marché interbancaire. Mais elle est également expliquée par le fait que, jusqu’à présent, peu d’autorités nationales exigent des banques commerciales (des cambistes) et des courtiers du marché de communiquer systématiquement au public des informations concernant les transactions réalisées. Sur le plan des recherches, cette non-transparence rend l’accès aux données concernant les transactions réelles réalisées sur le marché des changes relativement difficile, ce qui entrave sans doute l’avancement des études empiriques de la microstructure de ce marché. Nous reviendrons à ce sujet problématique dans le chapitre suivant. VI-4. L’intégration des trois approches microstructurelles du marché Dans les trois sections précédentes, nous avons étudié, dans une perspective générale, des éléments théoriques relatifs à l’analyse de la microstructure du marché, par le biais de trois approches : l’approche inventaire, l’approche informationnelle, et l’approche institutionnelle. Nous avons, ensuite dans cette section, examiné leur applicabilité à l’étude microstructurelle du marché des changes. D’après notre analyse, l’application directe de ces trois approches analytiques à l’étude du marché des changes s’avère non pertinente, en raison des nombreuses particularités de la microstructure de ce marché, par rapport au « marché théorique » qui a servi de configuration de base aux modélisations existant dans la littérature économique. La prise en compte des spécificités propres à la microstructure du marché des changes est ainsi indispensable, lors d’une analyse théorique de celle-ci. C’est dans cet esprit nous proposons un mode alternatif d’application de ces trois approches théoriques, afin de pouvoir étudier la microstructure du marché des changes de manière appropriée. Il s’agit d’une « intégration » de ces trois approches dans un seul cadre d’analyse qui reflète les particularités microstructurelles de ce marché. En effet, ces trois approches théoriques, certes divergentes au regard des éléments qu’elles soulignent, relèvent néanmoins toutes les trois d’un élément clé commun : l’incertitude sur les flux d’ordres (à la fois les ordres données par les clients initiaux, et les ordres interbancaires). Alors que Chapitre 4 142 l’approche inventaire se préoccupe essentiellement de la gestion des flux d’ordres par cambistes interbancaires, l’approche informationnelle s’intéresse principalement à l’évaluation de la nature des ces flux d’ordres par ces mêmes agents, en reconnaissant l’existence possible des informations privées sur le marché des changes. En d’autres termes, l’approche inventaire souligne l’incertitude existant sur les flux d’ordres passés sur le marché des changes en termes de quantité, tandis que l’approche informationnelle fait remarquer cette incertitude en termes de qualité. A cet égard, elles sont complémentaires plutôt qu’opposées. Quant à l’approche institutionnelle, elle met l’accent sur cette incertitude, par le biais d’une analyse de la forme microstructurelle de ce marché. Aussi sert-elle à compléter les deux approches précédentes, lesquelles étudient essentiellement le fond de la microstructure du marché des changes. Grâce à l’intégration de ces trois approches microstructurelles, nous construirons, dans le chapitre suivant, un modèle de base, puis l’appliquerons à une étude empirique des dynamiques microstructurelles à court terme sur le marché des changes, avant d’examiner ses dynamiques à long terme. Chapitre 4 143