1 Patrick Imbert Université d’Ottawa. CANADA Culture d’entreprise et mondialisation: l’espace, le réseau et les déplacements identitaires en Argentine, au Brésil, au Canada et au Chili. --------------------------------- 2 Culture d’entreprise et mondialisation: l’espace, le réseau et les déplacements identitaires en Argentine, au Brésil, au Canada et au Chili. Je crains que la véritable frontière, chacun la porte au-dedans de soi1 1/ DÉPLACEMENTS. À l’ère postmoderne, le thème important qui revient partout est celui du déplacement. Il est plutôt perçu dans ses effets positifs dans nombre de textes paraissant aux Etats-Unis et au Canada, et ce même quand on présente les changements qui ont lieu dans des pays qui ne sont pas du Premier monde. Par contre, le déplacement est présenté de manière plus nuancée dans les pays comme le Brésil, l’Argentine ou le Chili. Un des exemples significatifs concerne les changements au niveau du leadership dans une entreprise chilienne. L'article du El Mercurio s'intitule « Del Autoritarismo a la Democracia?2 ». On cite Toffler qui postule qu’au XXIe siècle, il n'y aura plus de chefs ni de subordonnés mais des associés. Cependant, on souligne que désormais, contrairement à ce qui s'est produit pour Mario Vinagre qui était employé à la Banco de Chile et qui a terminé président, il n'est plus possible d'obtenir des promotions internes du bas en haut de l'échelle. On invoque pour cela les raisons nécessaires à la capitalisation du savoir et à la maîtrise technologique. Autrement dit, un simple employé, vu la complexité des systèmes, ne peut plus rêver d'atteindre le sommet en une dynamique d’ascemcion institutionnelle. Un changement profond a eu lieu qui clive ceux qui capitalisent des savoirs spécialisés et ceux qui n'ont pas réussi à les capitaliser assez jeunes. Cette réflexion ne se manifeste pas dans les textes publiés dans le Premier monde où les gens semblent habitués à ce que les technocrates et les économistes comme le 1 2 Carlos Fuentes, Le vieux Gringo, Paris, Gallimard, 1986, p. 25. El Mercurio (Santiago), Domingo 23 de Enero de 2000, p. 5. 3 Canadien Don Tapscott3 possèdent une part non négligeable de la sphère publique et diffusent une nouvelle vision optimiste de la société par le biais de réseaux médiatiques plutôt que sous forme critico-discursive4 comme dans le cas d’une société où la réflexivité serait fondée surtout sur les discours des intellectuels et des écrivains. En effet, dans les textes du Premier monde, le savoir semble à la portée de presque tous, car comme le souligne Lipset5 pour les États-Unis, mais ceci est valide pour le Canada et l'Europe de l'Ouest, les citoyens partent de l'a priori qu'il y a égalité des chances au départ. Par contre, au Chili, tous sont conscients des clivages économiques qui contraignent une bonne partie de la population à quitter l'école jeune et à chercher du travail et ce, même si les journaux sont remplis de pages et de suppléments couleurs poussant les jeunes à améliorer leur éducation en se consacrant à des études en rapport avec le marché du travail contemporain. Mais ces suppléments renvoient à des universités privées6 qui sont hors d'atteinte pour une bonne partie de la population. Autrement dit, la privatisation des lieux de savoir bien équipés liés aux connaissances utiles dans le cadre des changements technologiques mondiaux, empêche de penser à une mobilité qui remplacerait les voies traditionnelles de promotion de toute manière très restreintes et maintenant, affirme l’article, bloquées par les effets de la complexité. Toutefois, dans l’article du El Mercurio, on souligne que, dans une entreprise états-unienne comme 3 Don Tapscott, Growing Up Digital, New York, McGraw Hill, 1998. James Bohman, “The Globalization of the public sphere”, Philosophy and Social Criticism, 1998, vol. 24, n*2/3, p. p. 211. 5 Seymour Martin Lipset, Continental Divide: The Values and Institutions of the United States and Canada, New York/London, Routledge. 6 UNIACC, la primera Universidad Autónoma del siglo XXI : un innovador proyecto educacional que ha sabido asumir con identidad propria los desafios y oportunidades de la nueva era... la era de las comunicaciones. UNIACC, la universidad de las comunicaciones. Supplément de 4 pages dans le supplément de 32 pages intitulé « Alternativas Académicas »de El Mercurio (Santiago) enero 2000, no 11. 4 4 UPS7, on applique le système d'ascension interne et que plusieurs directeurs ont commencé comme trieurs. Mais dans le cadre de la capitalisation du savoir contemporain qui semble empêcher tout rêve de mobilité sociale interne dans une entreprise comme la Banco de Chile, il se manifeste toutefois une volonté de réajuster le système selon une démocratie interne de partage des responsabilités et une modification des processus décisionnels, toutes deux importées d'Amérique du nord. Le problème est que beaucoup de dirigeants chiliens veulent maintenir un contrôle total et que les subordonnés n'ont pas appris à se développer dans un contexte de plus grande autonomie, même si on souligne qu'il se manifeste des tendances vers une plus grande démocratie: « Se busca la democracia, la igualdad, y una organización estructurada horizontalmente » (On recherche la démocratie, l’égalité et une organisation structurée horizontalement). Mais la rhétorique mise en place dans ce texte, comme dans plusieurs autres similaires, valorise plutôt le maintien de la culture administrative locale en rapport avec une culture autoritaire nationale. Elle souligne que le changement va concerner les nouvelles générations, c’est-à-dire celles qui n’ont pas d’expérience et qui devront donc attendre. De ce fait, comme l’évoque Raymond Murphy8, en valorisant la tradition et le patrimoine, et en repoussant pour plus tard les changemetns dans la culture d’entreprise, on cherche à conserver l’exclusion par reproduction de classe pour éviter l’exclusion potentielle par la concurrence touchant la même génération. Ainsi, l'opposition intérieur/extérieur est forte et elle joue à la fois entre culture chilienne et culture étatsunienne et entre générations. Un autre débat important dans la redéfinition des cultures gestionnaires est celui du 7 UPS est l'acronyme de United Parcel Service. 5 népotisme. Dans la Gazeta Mercantil, des consultants comme Cláudia Lessa de PriceWaterhouseCoopers Brésil suggère d'instaurer des règles qui interdisent aux personnes ayant des liens de parenté proche de travailler dans un même secteur d'une entreprise ou dans la même entreprise : « É uma forma de coibir o favoreciemento e mostrar a outros funcionários que apenas a competencia contas pontos para o desenvolvimento profissional9 » (Et une manière de contribuer à l’amélioration est de montrer aux autres fonctionnaires que travailler à la compétence construit des ponts pour le développement professionnel). On souligne que dans une compagnie comme la Citybank des parents et des conjoints ne peuvent travailler ensemble. Ceci amène un changement culturel profond dans le fonctionnement des entreprises, car cela tend à professionnaliser les rapports et à entraîner une visée plus forte vers l'efficacité. En effet, les meilleurs seront engagés plutôt que ceux qui sont co-optés. Une forme de pragmatisme d'origine anglo-saxonne est en train de court-circuiter les réseaux auxquels sont habituées les bourgeoisies nationales. Ainsi, le système culturel fondé sur les liens familiaux proches ou étendus que l'on retrouve aussi bien en Argentine qu'au Brésil et dont on constate l'utilisation dans une publicité comme celle de Sheraton dans En Vuelo, est en train d’être modifié. Dans Sheraton Argentine, on nous montre l’image de deux enfants qui écrivent à leur grand-mère : « Si abuela, nosotros también te extranamos. Estar aquì es tan bueno como quedarse en tu casa.10 » (Oui grand-mère, tu nous manques. Être ici est aussi bien que quand nous restons chez toi). Ce jeu nécessaire sur les valeurs familiales qui doivent 8 Raymond Murphy, Social Closure: The Theory of Monopolization and Exclusion, Oxford, Clarendon Press, 1988. 9 Gazeta Mercantil, Quarta-Feira, 3 de novembro de 1999, p. C-2. 10 En Vuelo (Aerolineas Argentinas), Noviembre 2000, p. 49. 6 être déplacées par le bien être offert par cette multinationale du séjour temporaire, est absent du texte produit par Hilton pour un public nord-américain : « Is it possible to be HOMESICK for a hotel? 11» Dans ce cas, le jeu repose sur la conception anglo-saxonne de home qui peut être transportée partout, contrairement à la conception de la maison ou de la casa qui est enracinée dans un territoire. Dans les deux textes, toutefois, la question est de déterritorialiser la signification afin de produire un espace sémantique où les individus seront capables de s’adapter à de nouveaux contextes sous la gouverne d’une multinationale au lieu que ce soit sous l’égide d’un État-nation12 et des valeurs traditionnelles. Les compagnies géantes, qu’elles soient américaines ou autres, déplacent les systèmes de valeur dans les pays latino-américains qui sont alors poussés à adapter leur culture d’entreprise selon les normes pragmatiques de la compétitivité et de l’efficacité afin de pouvoir être concurentiels et exporter. Mais le déplacement est différent au Nord et au Sud, car en Amérique latine il faut lutter contre un contexte de valeurs familiales fortes et en Amérique du nord, il faut simplement étendre la notion déjà en place dans le concept de home. Les déplacements culturels n’entraînent donc pas d’homogénéisation mais des repositionnements facilitant les synergies entre groupes culturels. En effet, les deux groupes partagent maintenant plus fortement une valorisation du déplacement et de la déterritorialisation géo-symbolique tout en se référant à des valeurs différentes, la famille d’un côté, l’individualisme de l’autre. 2/ LOGIQUE TERRITORIALE NATIONALE ET LOGIQUE DU RÉSEAU NORD AMÉRICAINE 11 Forbes, May 15, 2000, p. 55. 7 En un certain sens, les articles du El Mercurio ou de la Gaceta Mercantil en jouant de l'opposition contemporanéité états-unienne/tradition nationale tentent de satisfaire les bourgeoisies locales. Toutefois, ils débouchent sur une forme qui favorise les États-Unis, car le national propose peu d’éléments innovateurs. Utiliser l'information d’une manière qui suggère que les innovations proviennent de l’extérieur tout en tentant, rhétoriquement, de maintenir les manières traditionnelles d’organiser la production, tend à renforcer un clivage social entre ceux qui valorisent le renouveau et ceux qui tiennent à la tradition et ultimement mène à une rupture entre générations. Cette situation est envisagée parfois par Tapscott dans ses ouvrages et dans les articles publiés au Canada 13 vulgarisant sa pensée. Un des problèmes est le manque de réflexion sur le contemporain provenant de penseurs non latino-américains14. Les penseurs non états-uniens tournés vers le renouveau contemporain tels N. Garcìa Canclini ou J.Martìn Barbero, ne sont pas utilisés dans ces textes. Ceci semble suggérer que le discours réflexif critique analysant les dynamiques socio-économiques très contemporaines, est souvent situé dans une certaine logique dualiste opposant le renouveau nord américain et des attitudes plus traditionnelles côté latino-américain. Quand on pense que l’attitude discursive la plus importante de nos jours, celle qui est vulgarisée à partir des langages spécialisés jusque dans les langages Voir Patrick Imbert, « Culture et déplacement » à paraître dans L’Interculturel au cœur des Amériques, Université d’Ottawa/Université du Manitoba, 2002, à paraître. 13 Don Tapscott, « You are not alone » dans enRoute, août 2002, p. 29. 14 Il n’y a rien de nouveau en ce sens que dans les années soixante-dix, de nombreux penseurs et individus éduqués ont du fuir la dicature en se rendant en Europe, au Mexique ou au Canada. Ils ont contribué à renouveler les points de vue en Amérique du nord et à postcolonialiser le postmodernisme américain en tant qu’il est lié au libéralisme. Ceci rejoint ce que dit Arif Dirlik dans « The Postcolonial Aura : Third World Criticism in the Age of Capitalism » (Critical Inquiry 20, 1994, p. 331-350). On peut vérifier cette idée en se rendant compte que de nombreuses politiques de “equal opportunity” sont exportées en amérique latine, en Argentine par exemple. Dans La Voz del interior on souligne que le gouvernement va maintenant autoriser les homosexuels à faire carrière dans les forces armées grâce à l’exemple du président Bill Clinton 12 8 publics15, est la capacité à la réflexivité et à la productivité sémantique, il semble que cette productivité soit limitée par ceux qui, en conservant la culture d’entreprise traditionnelle, poussent les individus innovateurs à s’intéresser à une vision économique libérale liée directement à une voie favorisée par les penseurs états-uniens. En ce sens, se manifeste la présence d’un discours qui laisse de la place à l’enracinement traditionnel mais peu à l’innovation locale. D’une certaine manière la logique territoriale propre à une sphère publique nationale se conserve dans ses éléments connus tandis que la logique du réseau s’étend mais avec une dynamique surtout nord américaine. Ceci est d’autant plus évident que, dans tous les articles, les changements intérieurs ne font pas partie d'une réflexion concernant le Mercosur ou l’ensemble de la région. Tous les articles ne concernent que le territoire national alors qu'il est clair que l’Argentine, le Brésil et le Chili font face à des transformations dont les similitudes sont flagrantes. 3/ L’HOMOGÉNÉISATION DES DISCOURS PUBLICITAIRES D’INFORMATION EN AMÉRIQUE DU NORD ANGLO-SAXONNE. ET Ces articles diffèrent beaucoup de ceux qui sont publiés au Canada et aux États-Unis et qui soulignent les apports positifs des changements issus des nouvelles technologies et de la mondialisation. C'est évident dans des quotidiens canadiens comme le National Post ou dans de nombreux articles comme dans le journal La Presse de Montréal. Ceci est évident aussi dans l'article de Wired intitulé « Boomgalore: India's tech superpower is acting more like Silicon Valley every day16 ». On y souligne le lien entre les technologies, l'argent et le bouleversement culturel : « Bangalore's new wealth is burning qui a autorisé ce fonctionnement aux Etats-Unis (martes 24 de agosto, 1999, p. 7 A). 15 Patrick Imbert, « Analyse du discours politique dans la presse des Amériques », dans Intégrations et identités nord-américaines vues de Montréal, (dir. M-F Labouz), Bruxelles, Bruylant, 2001, p. 69-87. 9 holes in the pockets of many individuals, who, taken together, have drastically altered the ancient social hierarchies defined by India's caste system. In India people who make Rs 435,000 ($10,000) a year qualify as rich, but suddenly a new class of the super-rich is emerging17 ». On saisit immédiatement le fonctionnement de ce texte à travers cette citation. En effet, il s'agit bien d'un texte postmoderne et non postcolonial en ce sens qu'on ne critique jamais le monde occidental. Au contraire, on souligne les faiblesses du milieu indien et notamment le retard provoqué par le système des castes. De ce fait, c'est par l'accès à une culture d’entreprise extérieure, démocratique et d'entreprise reconnaissant la différence comme légitime que se produit la réussite. C'est ce qu’on vérifie chez un homme comme Mr. Kar, l’entrepreneur dynamique qui n’a pas été pris dans le système de promotion institutionnel comme son père. Son père est venu des régions pauvres du Cachemire et a grimpé les rangs dans l'entreprise Tata Electric: « [...] a job considered well suited to a Kashmiri : Conventional wisdom held that they weren't entrepreneurs, that their place was to run things for others. Autrement dit, ici, contrairement à ce qu'on affirme dans El Mercurio, la question n'est pas de tenter de grimper les échelons dans une compagnie établie et de regretter cette forme bureaucratique de promotion propre à la logique de la modernité, mais bien de s'inscrire dans la création rapide de richesse en développant au maximum son potentiel individuel et, en créant sa propre entreprise, étendant son influence par l’établissement des dynamiques de réseautage. Il est intéressant de voir que, contrairement à El Mercurio, dans Wired, ce magazine techno-branché états-unien, il y a le même type de discours qui se fait jour dans les 16 17 Wired, March 2000, p. 152. Ibid., p. 156. 10 articles d'information et dans les publicités. Par contre, dans l'article de El Mercurio, on insiste, dans les articles, sur le fait que les transformations seront lentes, que la hiérachie est en place. Par contre, dans les publicités tirées de El Mercurio ou de La Tercera, on insiste clairement sur le positif de la logique commerciale nouvelle18. Les deux discours ne sont pas en synchronie et manifestent donc des hésitations face au changement. Il y a pourtant un cas plus particulier et c’est celui du Brésil. Dans O Globo, les rapprochements entre articles et publicités sont parfois plus nets qu’au Chili. Dans l'article intitulé « Microempresa no novo milênio19 » on parle des micro-prêts aux minientreprises en prenant les exemples de la Grameen Bank du Bangladesh et de la BancoSol de Bolivie20. On souligne la rapidité de la croissance, l'efficacité due à l'élimination d'intermédiaires et on déplore les réglementations dépassées imposées par l'état brésilien : « Os governos e os órgãos reguladores precisam modernizar seus setores financeiros a fim de criar un ambiente propício para novas instituições de crédito e expansão» (Nos gouvernements et nos organismes régulateurs s’engagèrent à moderniser leurs secteurs financiers afin de créer un milieu propice à de nouvelles institutions de crédit). Toutefois, on ne s’engage pas complètement comme dans Wired dans la logique libérale postmoderne contemporaine. Ceci est en accord avec la plupart des publicités reposant encore en partie sur une tradition propre à la modernité plutôt que sur une dynamique postmoderne soulignant la vitesse, le changement, la multiplicité et les 18 Voir par exemple dans La Tercera (Santiago, Jueves 27 de enero 2000, p. 41) : « Todos pueden tener su opinión. NUEVA TERCERA. TU NUEVA VOZ » Tous peuvent avoir leur opinion. LA NOUVELLE TERCERA TA NOUVELLE VOIX). Dans cette publicité le journal ne s'affirme pas comme paternaliste ou détenteur d'une vérité, mais conscient des courants mondiaux démocratisants et économistes. 19 O Globo, 11 de novembro de 1999, Quita-feira, p. 7. Voir aussi : “Microlending to Peru’s Poor Is Becoming Big Business”, The Wall Street Journal,Friday, September 20, 1996, p. A 15. 11 interconnexions systémiques et individuelles21. Ainsi, les publicités provenant d’entreprises brésiliennes renvoient souvent à une utilisation relativement non complexe des relations spatiales. Elles sont représentées par des métaphores géométriques qui se résolvent en lignes simples. C’est ce que l’on voit dans une publicité VASP, une entreprise brésilienne. Il y a une ligne courbe en forme de sourire entre deux points : « VASP. A melhor distância entre dois pontos22 » (VASP. La meilleure distance entre deux points). Naturellement, la ligne la plus courte serait droite. Toutefois, dans un monde postmoderne, la courbure domine en accord avec les voyages autour du globe ainsi qu’avec la fascination pour les graphiques montrant les hauts et les bas des revenus d’entreprises. Cependant, dans un contexte postmoderne libéral plus marqué, comme celui que l’on discerne dans les publications canadiennes et états-uniennes, la spatialisation est fort différente. On nous montre par exemple une foule de fourmis noires et de fourmis rouges allant dans toutes les directions avec le commentaire suivant : « Now there's a smarter way to manage your customer-employee-supplier-partner-intra-extra-inter-cross- platform-global-way-too-complex-digital-economy net23 ». Le plus symptômatique est la solution proposée. Ce n'est pas une ligne directe, mais l'établissement d'un réseau organisé24. C'est ce que l'on voit sur la page de droite où fonctionne un réseau de 20 Voir Elisabeth Rhyne, Mainstreaming Microfinance: How lending to the poor Began, Grew and Came of Age in Bolivia, Bloomfield (Connecticut), Kumarian Press, 2001. 21 Patrick Imbert , « Post-Modernism, Monotheism, Polysemy, Economism » in Borders and Margins : Post-Colonialism and Post-Modernism (F et A. de Toro, eds) Vervuert/Iberoamericana, Frankfurt/Madrid, 1995, p. 79-90. 22 Viaje bem (VASP), n* 2/91, ano XXI, p. 27. 23 Forbes ASAP, August 21, 2000, p. 6. 24 C’est ce qui différencie les nouvelles approches à la sphère publique. Ainsi pour James Bohman, il y a dans notre société à fort capital technologique, un affaissement des demandes de savoir épistémologiques, ce qui crée une audience de masse liée aux réseaux mondiaux d’information qui déplacent le savoir et 12 souterrains dans lequel les fourmis vaquent tranquillement à leurs occupations : « It's one Net. Put it to work » affirme Novell favorisant le rhizôme. Au Brésil, on n’assiste que rarement à ce jeu sur la complexité des interactions formant réseaux organisés et cela uniquement dans le contexte d’entreprises multinationales d’origine nord-américaines. Ainsi, dans une publicité Motorola, on pose la question suivante sur fond de labyrinthe où il est quasi impossible d'atteindre le point B depuis le point A : « Sabe qual é a distância mais curta entre você e sua equipe de trabalho?25 » (Savez-vous quelle est la distance la plus courte entre vous et votre équipe de travail?). Sur les deux pages suivantes, une publicité Nextel montre un téléphone cellulaire Motorola rejoignant les points A et B et le labyrinthe s'est converti en cadre simple et organisé26. On voit la différence avec l’utilisation de l’espace chez Vasp. Au niveau graphique, chez VASP, l’espace simple domine à l’instar des textes présentant la culture d’entreprise où l’espace culturel national liée à la territorialisation est prépondérant par rapport à une pensée valorisant les réseautages et le déplacement dans le complexe. À l’inverse des textes publiés dans les médias latino-américains, qui s’engagent relativement timidement dans les nouvelles dynamiques certains penseurs latinoaméricains sont, eux, très conscients des opérations de la complexité et de la nécessité de communiquer cette nouvelle vision à la population. C’est pourquoi N. Garcìa Canclini est particulièrement intéressé à l’œuvre de Yanagi. Il est conscient des dimensions liées au local et au global qui peuvent contribuer au changement culturel de la population. Il l’écoute des intellectuels et des penseurs jouant plus de la discursivité de la sphère publique (« The globalization of the public sphere », Philosophy and Social Criticism, 1998, vol. 24, n*2/3, p. 211. 25 O Globo, p. 32. 26 La publicité rejoint d'ailleurs la pratique de la ligne directe comme le souligne M. Yunus directeur de la Grameen Bank qui veut équiper chaque village du Bangladesh d'un cellulaire afin que les pauvres s'assurent eux-mêmes du prix du marché de leur récolte, car ils ne peuvent se fier aux intermédiaires 13 donne l’exemple de Yanagi qui, durant l’expositon in SITE à San Diego en 1994, laisse des fourmis courir sur des drapeaux nationaux faits de sable colorié. Après une semaine les drapeaux ont complètement disparu. Garcìa Canclini commente alors ce résultat : « Puede interpretarse la obra de Yanagi como metàfora de los trabajadores que, al migrar por el mundo, van descomponiendo los nacionalismos e imperialismos.27 » (L ‘œuvre de Yanagi peut être interprétée comme une métaphore des travailleurs qui, en émigrant partout, déplacent les nationalismes et les impérialismes). Mais les conceptions innovatrices des penseurs de l’Amérique latine qui sont au fait du postmodernisme et du postcolonialisme sont, dans les exemples de El Mercurio ou de la Gaceta Mercantil ignorés par les entreprises. Leurs voix porteuses d’une logique du tiers non-exclu (celle de l’innovation provenant du local en rapport avec l’Amérique du Nord et le global) qui pourrait déplacer le dualisme jouant entre tradition nationale et nouvelles valeurs innovatrices mondialisées, n’est pas toujours écoutée. CONCLUSION. La lecture transversale combinant articles d'informations et publicités manifeste donc des différences dans les productions discursives. Des concepts dominent, ceux qui valorisent la rapidité, le changement et l'abolition des distances ou plutôt, comme le souligne A. Giddens l'action à distance28. Ce système de valeurs et cette similarité articles/publicités ont été poussés à l'extrême dans Wired où l'action à distance se conjugue à un présent phagocytant l'avenir qui est déjà là. Toutefois, dans le cas des pays d'Amérique latine, les articles concernant la culture d’entreprise jouent encore sur un type de discours qui n'intègre pas trop les questions de complexité et de réseau et qui repose (La Presse, Montréal, samedi 27 mai 2000, p. B 7). 27 La globalizaciòn imaginada, Buenos-Aires, Paìdos, 1999, p. 53. 14 sur des formes certaines de dualisme. Ainsi, il n’y a pas que les discours de gauche qui tentent de contrôler les visions libérales du nord. Les discours de la bourgeoisie entrepreneuriale sont aussi parfois réticents. La raison est certainement liée au fait que les paradigmes culturels, comme on l’a vu, ne permettent pas de mettre en place un discours vraiment différent. Celui-ci est pourtant exploré par plusieurs intellectuels latino- américains qui, toutefois, vu les situations économiques et sociales différentes et les rapports de pouvoir inégaux, ne proposent pas les mêmes visions que Toffler ou Tapscott. Ce discours est fondé sur un arrière plan fait de la vision inquiétante du chaos du multiple individuel en compétition couplé au réseau, une vision qui a des ancrages historiques particuliers. Pour l’Amérique latine, le fourmillement est synonyme de chaos et d’irresponsabilité, car une partie de la population pense en fonction de la protection quye peuvent apporter les structures sociales ou familiales liées à un espace connu bâti autour d’un centre par rapport auquel les problèmes doivent trouver des solutions fournies hiérarchiquement de haut en bas. Les fonctionnements discursifs recontextualisés en fonction de l’intérêt porté au déplacement ou au complexe montrent bien que la planète ne s’oriente pas vers l’homogénéisation mais plutôt vers des hétérogénéités qui sont de plus en plus en contact. Elles communiquent en fonction d’intérêts tels que déplacement, réseau et complexité. Elles se rencontrent à partir d’identités différentes sur des thématiques libérales communes qui ouvrent non à la perte d’identités mais à la réorientation des relations identitaires et à des références partagées par les discours propres à la culture d’entreprise. 28 Voir à ce sujet la vulgarisation de sa pensée dans La Presse, Montréal, samedi 27 mai 2000, p. B 1. 15