l’essentiel est l’échange des mots, de la parole démocratique ; de ce que A. Arendt appelle
« l’action », par opposition au labeur jugé «servil » (le « travail ») ou même « l’œuvre » (dont la
production qualifiée de l’artisan est le symbole). On retrouvera cette inspiration chez certains des
contempteurs de la frénésie marchande, tel le grand A. Gorz, qui propose – face à l’emprise
croissante du marché et de la finance dans la modernité – ni plus ni moins qu’un retour aux valeurs
de la frugalité, de la réduction des productions et des consommations somptuaires, et plus
largement une alternative en termes de rupture par rapport au modèle économique dominant,
marqué par l’hétéronomie.
Puisque la sociologie est ici convoquée, pour compléter les approches philosophiques et éthiques qui
ont été abondamment développées par les autres intervenants de la table ronde, mentionnons que
le divorce entre le tsunami marchand (qui commence à déferler sur les rivages de l’Europe, avec la
Révolution industrielle), et la lente érosion des valeurs qui mettent au premier pal l’humain a aussi
quelque chose de tragicomique : là où la Modernité devait libérer l’homme du joug des diverses
oppressions, liées aux anciens régimes, elle a par une sorte de « ruse de la raison », comme aurait dit
Hegel, engendré un asservissement peut-être plus terrible encore. A l’époque du Moyen âge, malgré
l’infranchissable distance des statuts sociaux, les Seigneurs et les « mécréants » pouvaient partager
un certain nombre de valeurs d’entraide, de respect, de confiance dans les solidarités de base de
sociétés avant tout communautaires ; le sentiment, aussi, que la dureté de la condition humaine était
frappée au sceau d’un égal destin : jamais le pouvoir ni l’argent n’aboliraient la mort (même si le
pouvoir politique a largement utilisé la crainte de l’au-delà pour asseoir, par Eglise interposée, la
pérennité de sa domination sur les plus faibles et les « mal nés »). Avec l’avènement du règne de la
production illimitée et –mondialisation contemporaine oblige dans les années 80- de la croyance
démesurée dans la vertu salvatrice de la richesse matérielle, les frontières de la mort elle-même
semblent reculer (comme le dit très bien, à la suite d’Ariès, l’un des intervenants) : comme si
l’abolition présumée de l’espace et l’entrée dans une temporalité réduite à l’instantanéité
(l’idéologie des « traders » et des partisans du « village global ») avait raison, dans sa démiurgie
prométhéenne, des limites de l’humaine condition.
Pauvreté de cette richesse, tragicomique –si elle n’était pas malheureusement souvent tragique,
pour tous ceux qui en subissent la face « sombre » (pensons ainsi aux pays de l’Afrique sub
saharienne). Comme le disait déjà, dans les années 40, les penseurs de l’Ecole de Francfort (Adorno,
Lukacs, Horkheimer), la modernité a été détournée par le capitalisme triomphant du potentiel de
rationalité qu’elle contenait, à l’origine, pour entrer dans l’ère de la rationalisation purement
matérielle (au mépris de ce que M. W » et de la « choséification » : comme le citait P. Viveret, la cité
ne se pense plus qu’à l’aune de la « res », non plus la « res – publica », mais la société réduite au
monde des affaires, où les citoyens perdent leur âme (ce qui nous ramènerait à cette épouvantble
prédiction de M. Weber lui-même, méditant sur le nouveau règne de sociétés à la fois
bureaucratisées et dominées par le seul goût du lucre , où il voit le triste avènement des « jouisseurs
sans être et des sybarites sans cœur » ; en bref, cette « cage d’acier », qui pourrait bien être dans
laquelle nous nous débattons, aujourd’hui, plus que jamais).
Un dernier commentaire : de même qu’il n’est raisonnable de soutenir que la mondialisation n’ait
pas aussi des effets positifs (à condition d’établir un bilan rigoureux de ses « créations » et de ses
« destructions », pour reprendre l’expression du grand économiste J. Schumpeter, dans les années
50) ; de même, aussi, qu’il serait insensé de se réfugier dans l’angélisme, en stigmatisant toute