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« Même dans la sphère la plus intime, le tyran est capable de mentir et de se mentir. Ainsi Néron
recouvre la brutalité de son rapport à Junie sous le prétexte du sentiment amoureux. J’interprète
l’attitude de Néron comme le résultat d’une volonté calculatrice et manipulatrice plus que comme
un coup de foudre. Un vers à lui seul révèle l’état de l’excitation néronienne :
V.402 : « J’aimais jusqu’à ses pleurs que je faisais couler. »
L’émotion décrite par Néron pourrait faire penser à un rituel quasi sadique. Néron jouit de ce
spectacle et ne peut dire mot. La scène de déclaration amoureuse n’a pas eu lieu mais le coup de
foudre est lié à un fantasme érotique. Et c’est seul qu’il est condamné à rejouer la scène
amoureuse. La description de l’enlèvement de nuit de Junie a donc valeur de scène fantasmatique
qui déclenche le désir de Néron pour l’héroïne principale. D’ailleurs c’est bien en termes liés à
une représentation théâtrale ou cinématographique que Néron achève ce premier récit :
V.407 : « Mais je m’en fais peut-être une trop belle image. »
***
« Non seulement Racine nous amène au cœur des passions, en creusant les contradictions de la
sphère intime, en particulier dans les effets qu’elles peuvent avoir dans le champ politique, mais il
est aussi un maître du suspense. Tout simplement il nous oblige à avoir envie de connaître la suite
des aventures de ses héros. »
***
« Narcisse a peut-être été nommé ainsi par Racine non pour définir un trait psychologique du
personnage mais pour qualifier son attitude à l’égard des autres. Narcisse est celui qui flatte le
narcissisme de l’autre… Comme tous les conseillers des hommes de pouvoir Narcisse a l’art de
traîner dans les corridors, toujours en recherche de son maître ou d’une information à glaner. Il
entre en glissant là où Burrhus arrive franchement, parfois à contretemps, brutalement même…
Arrogance de ces deux conseillers à qui la proximité du lieu de décision du pouvoir suprême
laisse à penser que ce sont eux les dépositaires de ce pouvoir. »
« Nous ne pouvons réduire une œuvre classique à un simple commentaire de notre actualité,
même si les intrigues du Palais impérial romain n’ont rien à envier aux intrigues des Palais de la
République. Ce n’est pas l’actualité qui nous conduit vers la réalisation de ce Britannicus, mais bel
et bien Racine et l’histoire de Rome qui nous permettent une lecture active de l’actualité. Mais ces
rapprochements, le metteur en scène n’a pas à les induire, à les souligner. Ce serait réduire la
portée de l’œuvre qui chemine de Rome à aujourd’hui. Il n’a pas à faire le travail du spectateur car
s’il a bien mis en évidence les lignes de force de la pièce, c’est le spectateur qui cheminera des
Palais de l’Empire romain aux Palais de la République…
Si on parcourt l’histoire des mises en scène de Britannicus on se rend compte que certaines étaient
plutôt orientées sur la prise du pouvoir de Néron alors que d’autres s’attachaient davantage aux
comportements purement passionnels. Je crois qu’il ne peut s’agir d’opter pour l’une ou l’autre
ligne mais que l’intérêt de la pièce réside bel et bien dans l’observation de ces mécanismes qui
font que les comportements passionnels conditionnent la quête du pouvoir mais que son
exercice, pour se faire sereinement, exige la maîtrise des débordements de la passion. Par ailleurs,
la pièce traite de la naissance d’un tyran et non pas de la prise du pouvoir, et à ce titre, l’ensemble
des composants qui participent à créer cette naissance-là seront à prendre en compte (l’histoire
familiale, l’histoire de Rome, le public et le privé…). »
« Le fantasme est-il irréductible à toute forme de représentation ? Peut-être s’il s’agit de le figurer,
mais si la représentation a pour fin de cheminer des fantasmes raciniens à ceux du spectateur, la
démarche est possible. L’autre scène, en effet, est bien celle que fantasme le spectateur, voyeur
aux prises avec la catharsis. »
Jean-Louis Martinelli
juin 2012