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Chapitre 12
L’identité sociale de l’homo conventionalis1
Franck Bessis, Camille Chaserant, Olivier Favereau,
Olivier Thevenon
L’appui exclusif de la théorie économique sur l’hypothèse de ra-
tionalité instrumentale pour traiter des situations d’interaction peine à
restituer les différentes possibilités d’agir ensemble. La stratégie sys-
tématique de l’homo-œconomicus consiste à se comporter en passager
clandestin, bénéficiant ainsi du produit de l’action collective tout en
laissant supporter le coût aux autres. La coopération n’est alors possi-
ble que si elle s’inscrit à la convergence des intérêts individuels.
Les limites d’un tel traitement des interactions à partir du seul
point de vue individuel et instrumental, incitent de plus en plus
d’auteurs à introduire une composante collective dans la définition de
la rationalité. Dès les années 70, Becker intègre la recherche du bien-
être social dans les préférences individuelles, ouvrant la voie aux ana-
lyses en terme de capital social [Becker et Stigler, 1977, Coleman,
1990 ; Becker et Murphy, 2000]. Les recherches d’Akerlof [1980] sur
l’influence des normes sur la performance individuelle le conduisent à
1 Nous tenons à remercier Jean de Munck, Nicolas Postel, Pierre Livet et Gilles Raveaud
pour leurs critiques stimulantes qui nous ont permis d’enrichir ce travail.
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concevoir l’appartenance à un groupe (l’identité sociale) comme un
élément de la fonction d’utilité [Akerlof et Kranton, 2000].
La principale limite de ces approches est que l’individu demeure
spectateur de son identité : son appartenance à un groupe est définie a
priori, l’individu étant ainsi doté d’une identité unique et invariante.
La rationalité reste purement instrumentale et n’inclut aucune capacité
réflexive permettant à l’individu de penser – et donc de modifier – sa
relation au collectif [Favereau et Thévenon, 2002 ; Thévenon, 2003].
L’Économie des Conventions (EC) met cette absence de capacité
réflexive au cœur de ses critiques et dote les agents économiques
d’une rationalité procédurale [Favereau, 1989], située [Thévenot,
1989], interprétative [Batifoulier, 2001] et critique [Boltanski et Thé-
venot, 1991]. L’EC met ainsi l’accent sur la pluralité des formes
d’actions, des principes de rationalité sous-jacents à leur contexte, et
le rôle des représentations collectives dans la définition même de la
rationalité [Favereau, 1997a ; Orléan, 2002 ; Chaserant et Thévenon,
2001].
Nous proposons ici d’approfondir la conception de la rationalité de
l’EC sur ce dernier point en mobilisant la théorie de l’identité sociale
pour éclairer la façon dont les collectifs se constituent et influencent
l’action individuelle et dont les individus perçoivent les groupes et
leur appartenance à ceux-ci.
Initiée par Tajfel au début des années 70, la théorie de l’identité
sociale (TIS) montre, principalement de manière expérimentale, qu’un
simple effet de catégorisation, i.e. de définition des groupes, conduit
les individus à favoriser les membres de leur propre groupe. Les tra-
vaux ultérieurs de Turner explicitent les mécanismes cognitifs à
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l’œuvre : la définition d’une situation d’action passe par des opéra-
tions de catégorisation qui conduisent les individus à s’auto-
catégoriser comme membres de groupes. Ce sentiment
d’appartenance leur confère une identité sociale qui donne à leurs
comportements un sens différent pour eux-mêmes.
Après avoir présenté la TIS, nous montrerons que ses résultats
convergent avec l’hypothèse de rationalité défendue par l’EC, lui of-
frant ainsi un appui empirique et analytique de nature à enrichir son
traitement de la coopération et de l’éthique.
IDENTITÉ SOCIALE ET PROCESSUS DAUTO-CATÉGORISATION EN
PSYCHOLOGIE SOCIALE
L’appartenance à un groupe est un état psychologique distinct de
celui d’individu isolé. Elle confère une identité sociale, une représen-
tation collective de « qui je suis » et de la manière dont ce « je » doit
se comporter. Ces processus associés à l’identité sociale sont à
l’origine des comportements de coopération, de conformité aux nor-
mes ou de discrimination.
La construction des catégories sociales
L’individu organise sa perception de l’environnement selon un
processus de catégorisation [Doise, 1976, Tajfel, 1959]. La catégorisa-
tion est dite sociale lorsque les situations sont interactives, l’individu
catégorisant alors les objets autant que les sujets en présence.
La catégorisation sociale se fait en référence à soi-même [Hogg et
Abrams, 1988]. Les autres sont classés à partir de leurs similitudes et
différences par rapport à soi. Ce classement induit un effet
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d’accentuation des similitudes intra-classes et des différences inter-
classes [Tajfel, 1959], généralisé sous le principe du méta-contraste
[Turner, 1987] : on rassemble dans un même groupe les individus ou
les objets de façon à réduire les différences perçues entre les éléments
regroupés et à accroître les différences perçues entre les éléments sé-
parés [Oakes et alii, 1980].
Si l’individu catégorise les autres en référence à lui-même selon le
principe du méta-contraste, il s’auto-catégorise aussi de la sorte [Tur-
ner, 1987]. Une fois la classification réalisée, les proximités (resp. dif-
férences) effectives entre les membres de différents groupes (resp.
d’un même groupe) sont minorées. Par exemple, les différences de
nationalité entre les joueurs d’une équipe de football sont déconsidé-
rées (perçues comme marginales) au regard de leur attachement au
même maillot. On se perçoit de ce fait comme identique aux autres
membres de l’endo-groupe et différent des membres de l’exo-groupe,
à partir de proximités existant sur certaines dimensions et en dépit de
différences effectives sur d’autres dimensions. Ce processus psycho-
logique confère une identité sociale, différente de celle liée aux carac-
téristiques plus individuelles.
L’auto-catégorisation est un processus d’auto-stéréotypisation
[Turner, 1987 ; Hogg et Abrams, 1988]. Le regroupement d’éléments
n’est pas subordonné à leur possession de tous les traits qui caractéri-
sent une catégorie ; il se fait sur la base de leur ressemblance ou de
leur différence par rapport à un prototype. Chacun est évalué comme
plus ou moins exemplaire ou représentatif d’une catégorie [Des-
champs et alii, 1999], ce qui conduit à une vision stéréotypée des
membres d’un groupe, considérés alors comme semblables et inter-
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changeables. Se forme la croyance selon laquelle tous les membres
d’un groupe ont les mêmes qualités, qui définissent et distinguent le
groupe en question. Lorsqu’il s’auto-catégorise, l’individu vérifie sa
ressemblance au stéréotype du groupe.
Comme tout individu appartient à plusieurs groupes ou catégories
sociales, chacun possède un répertoire d’identités sociales [Hogg et
Abrams, 1988]. La catégorisation saillante est déterminée par le
contexte. Un individu catégorise une situation, certes selon sa disposi-
tion à utiliser une catégorisation particulière (son accessibilité rela-
tive), mais surtout en fonction de l’ajustement de la catégorisation à la
réalité. Différents contextes, donc différents degrés de pertinence des
variables et individus présents, induisent différentes catégorisations et
différentes relations entre endo et exo-groupe. Si au cours d’un collo-
que portant sur la confrontation de deux courants de pensée, un docto-
rant met en cause la capacité de son contradicteur à accepter la criti-
que en raison de son âge, il transforme par cette maladresse les termes
du débat et du contexte, faisant intervenir une nouvelle variable dis-
criminante (la génération) susceptible de modifier la catégorisation
établie (les courants) et ses prototypes associés. Les groupes étant éta-
blis sur des différences relatives, un changement de contexte implique
une modification de la composition des groupes. Différents contextes
conduisent ainsi à différentes catégorisations de soi et des autres, i.e. à
des perceptions et croyances stéréotypiques différentes [Hogg et Tur-
ner, 1987].
Mais la catégorisation sociale n’est pas qu’un phénomène pure-
ment cognitif. Oakes et Turner [1980] et Hogg et alii [1986] ont mon-
tré que l’effet d’accentuation est guidé par des considérations
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