Le droit du travail et sa raison d`être par Christine Noël Les travaux d

Le droit du travail et sa raison d’être
par Christine Noël
Les travaux d’Alain Supiot ont souligné la spécificité du
droit du travail en tant que phénomène juridique. Le droit du
travail s’est constitué « progressivement par la
systématisation de notions concrètes directement empruntées
à la pratique sociale qui furent imposées en tant que notions
juridiques contre les catégories abstraites du droit civil »
(Supiot, Critique du droit du travail). Le droit du travail est
caractérisé par une attention particulière aux faits puisqu’il
vise à tenir compte des impératifs économiques en corrigeant
les excès du marché au nom d’une certaine conception de la
justice sociale.
Un droit à rationalité matérielle
Cette spécificité du droit du travail peut être éclairée à partir
des notions de rationalité formelle et de rationalité matérielle
empruntées à la sociologie du droit de Weber. La Sociologie
du droit a été rédigée par Max Weber entre 1911 et 1913,
c’est-à-dire à une riode le droit du travail n’en était
qu’à ses balbutiements. Max Weber y définit quatre idéaux-
types de la rationalité du droit. Est rationnel ce qui est
conforme aux principes de la raison. Un idéal-type est un
instrument de recherche qui ne renvoie pas à une réalité
présente dans la nature mais à une construction scientifique
permettant de substituer une représentation intelligible aux
contradictions et aux incohérences du réel. Pour Weber, le
droit formel ne tient pas compte de considérations
extrinsèques. Un système juridique est dit formel si son
contenu résulte de la déduction logique de normes juridiques
supérieures. Le droit formel est un ensemble de normes
obéissant uniquement à la logique juridique sans intervention
de considérations extérieures au droit. Le droit formel est
ainsi caractérisé par sa forte cohérence logique et sa
neutralité axiologique. Les données d’ordre éthique,
politique ou économique sont écartées de la formation des
règles juridiques formelles car elles ne sont pas considérées
comme étant l’affaire du juriste. Le droit civil est considéré
comme l’archétype du droit formel car selon Weber « il est
libre de toute intrusion d’éléments juridiques, de tout conseil
didactique et moral, de toute casuistique » (Weber,
Sociologie du droit). Au contraire, un système juridique est
dit matériel s’il s’inspire des données de l’éthique, de la
religion, de l’économie ou de la politique pour constituer une
dérogation à des principes juridiques fondamentaux. Un
système juridique matériel se réfère explicitement à des
données extra-juridiques. Weber mentionne à titre d’exemple
le droit sacré ou le droit princier. Il faut se garder de penser
qu’un droit est purement formel ou matériel. Ces deux
tendances se trouvent mêlées dans la réalité du droit. Le droit
n’est pas en effet un univers étanche, à l’abri de toute
influence sociale.
Pour Alain Supiot, le droit du travail constitue cependant
l’exemple par excellence de la tension entre la rationalité
formelle et la rationalité matérielle du droit. Selon lui, le
droit du travail relève essentiellement de la rationalité
matérielle et cette caractéristique explique la majorité des
critiques qui lui sont adressées. Le droit du travail a pour
ambition de corriger certains faits sociaux en fixant des
garde-fous. La prépondérance de la rationalité matérielle du
droit du travail s’exprime en outre dans la qualité même des
juges chargés de trancher les litiges nés des relations de
travail. En effet, les conseillers prud’hommes ne sont pas,
sauf exception, des juristes professionnels, mais il s’agit
d’hommes et de femmes issus du monde du travail qui
doivent solutionner les problèmes portés à leur connaissance
à partir du droit applicable certes mais également de leur bon
sens et de leur connaissance du monde du travail.
Un droit social
La notion de droit social a été forgée par Georges Gurvitch.
En 1932, ce sociologue français dénonçait une rupture entre
les concepts juridiques et la réalité de la vie du droit. Pour
Gaston Morin (La révolte des faits contre le Code), le droit
social est de la nécessité de dépasser un désaccord absolu
entre « une technique juridique d’esprit résolument
individualiste et l’organisation nouvelle de la production
fondée sur l’action combinée de forces collectives ». Contre
l’individualisme juridique, Gurvitch et Morin proposent de
poser une nouvelle logique juridique fondée sur l’idée de
droit social. Si le contractualisme et le principe de
l’autonomie de la volonté étaient en accord avec le petit
commerce et la petite industrie, le mouvement de
concentration des groupements industriels a rompu tout
équilibre potentiel entre les parties au contrat de travail. Si
l’employeur peut fixer les conditions de l’opération, le
salarié ne peut dans les faits qu’accepter ou refuser les
termes de l’offre d’emploi qui lui est faite. Il adhère à un
contrat dont il ne peut réellement négocier les termes. Pour
Morin, la soumission de l’ouvrier au règlement intérieur de
son usine n’est jamais le résultat d’une négociation libre.
L’ouvrier n’a pas la liberté de ne pas travailler et il ne peut
pas trouver de meilleures conditions de travail auprès d’un
autre employeur car la plupart des entreprises de la grande
industrie fonctionnent de la même manière et proposent à
leurs salariés des conditions similaires. Le principe de
l’autonomie de la volonté n’est qu’un leurre lorsqu’il s’agit
des relations de travail. L’inégalité des forces économiques
entre les salariés et les patrons a comme conséquence de
fausser la liberté contractuelle. Le droit social doit permettre
de corriger cela.
Le droit social est défini par Gurvitch par son mode de
génération. Il s’agit d’un « droit autonome de communion
par lequel s’intègre chaque totaliactive, concrète et réelle
incarnant une valeur positive » (Gurvitch, L’idée du droit
social). Le droit social est un droit de communion qui se
dégage d’une communauté pour en régler la vie intérieure.
La communauté n’attend pas l’intervention de l’Etat. Il s’agit
d’un droit pluraliste qui est produit par un enchevêtrement
complexe d’unités collectives. Il émane de plusieurs sources.
Une branche du droit poreuse aux conflits de logique
Le droit du travail peut être appréhendé comme le jeu de
compromis entre des exigences hétérogènes portées par des
acteurs aux forces inégales. Si le droit du travail n’est pas
réductible à une question de force, il résulte néanmoins de
décisions politiques qui découlent de rapports de force entre des
détenteurs d’enjeux. Il n’est d’ailleurs pas le fruit du hasard que la
législation sociale soit née au moment même les travailleurs se
voient reconnaître le statut de citoyens actifs à part entière par
l’instauration du suffrage universel. Les ouvriers peuvent
désormais voter et exprimer leur mécontentement dans les urnes,
ce qui fait d’eux des acteurs politiques dont il convient de tenir
compte.
Stirner réduit ainsi le droit du travail à une simple question de
rapports de force. Il souligne l’aspect subsidiaire de la valeur-
travail. C’est l’argent et non le travail qui constitue la valeur
centrale de la société bourgeoise. Le travail n’est valorisé qu’en
tant qu’il permet d’acquérir un statut social ou une fortune
personnelle. C’est ce qui explique pourquoi les travailleurs qui ne
possèdent rien, ne sont que des « meurt la faim » n’ayant aucune
importance sur le plan politique. C’est également ce qui explique
pourquoi les travailleurs sont toujours sous le joug des possédants
et pourquoi l’Etat n’a pas intérêt à les protéger. Car « ce sont les
bons citoyens qui lui versent de lourds impôts et qui contribuent
par même à rehausser son éclat et sa domination » (Stirner,
L’Unique et sa Propriété). Dès lors, la lutte est le seul moyen par
lequel les travailleurs pourraient obtenir des conditions de vie
décente.
Si les rapports de force économiques et politiques sont
déterminants dans l’évolution du droit du travail, il faut se garder
cependant de concevoir cette branche du droit comme une simple
collection de faveurs arrachées par les salariés à la classe
bourgeoise ou comme un ensemble d’astuces inventées par la
bourgeoisie pour conserver intacts ses propres intérêts. Antoine
Jeammaud et Gérard Lyon-Caen ont contribué à souligner la
complexité des rapports de force à l’œuvre dans l’évolution du
droit du travail. Le droit du travail relève davantage du compromis
social que de la révolte d’une classe sociale contre une autre car il
favorise le maintien de l’ordre social et la reproduction des forces
économiques.
A retenir : « La législation sociale résulte des initiatives de la
classe dominante et de l’Etat que sert le maintien du statu quo
social, en vue de sauvegarder le système d’exploitation de la force
de travail en le maintenant dans les limites du supportable ou en
allumant des contre-feux à la contestation anticapitaliste et à la
revendication syndicale » (Antoine Jeammaud, Propositions pour
une compréhension matérialiste du droit du travail, 1978).
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