Bruno CRUCHANT

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Bruno CRUCHANT
21/01/06
Rationalité individuelle et collective
Pendant longtemps, l’étude des comportements collectifs en économie n’a pas revêtu
d’importance primordiale, l’intensité et l’ouverture des marchés n’étant pas suffisantes ;
aujourd’hui, et ce depuis Keynes, c’est une « frontière » des sciences économiques, où la
recherche est active. On y utilise les sciences cognitives (Simon), ou encore la sociologie.
On connaît la définition que donne Mark Blaug de la rationalité : « Pour l’économiste, la
rationalité signifie que l’on choisit en fonction d’un ordre de préférence complet et transitif,
avec une information parfaite et sans coût. »
Comment faire pour que cette définition s’applique aussi à un groupe ?
Le principal problème est celui de l’ordre de préférences
Il faut en déterminer un seul à partir de celui de chacun. Différents points de vues ou
méthodes ont été proposé(e)s par les pionniers de ce domaine.
→ Subjectivement, par un système de points : chaque individu met une « note » (1, puis 2,
puis 3… par ordre décroissant de satisfaction) à chaque état social ; un état est considéré
comme préférable à un autre si son total de point est inférieur à celui de ce dernier (règle de
Borda). Mais paradoxe de Condorcet : une majorité peut trouver que A>B, une autre que
B>C, et on peut pourtant avoir A<B.
→ Objectivement, avec la mesure du bien-être : selon l’utilitariste Bentham, on pourrait
mesurer le bien-être ressenti par chaque individu dans chaque état social, et ainsi les classer
en fonction du bien-être « total ».
→ Relativement, en considérant la situation du plus mal loti de la société (Rawls).
Mais dans le même temps, les hypothèses de la rationalité individuelle doivent rester
vérifiées. Une réflexion formelle s’attache à trouver ce qu’on appelle une fonction de choix
social, qui permettrait de résoudre le problème rigoureusement et sans ambiguïté. Elle fait
appel à cinq cinq hypothèses :
a) Anonymat : Le classement des états possibles de la société ne dépend pas de qui émet les
préférences.
b) Universalité : La gradation des états doit être valable pour tout groupe d’individus (pas de
restrictions a priori sur les préférences individuelles des agents).
c) Principe de Pareto : Lorsqu’un état social est préféré à un autre par tous les agents, il est
considéré comme socialement préférable.
d) Indépendance : Si les préférences des agents changent, sauf en ce qui concerne deux
situations, alors, d’un point de vue social, ces situations sont toujours évaluées de la même
manière
e) Pas de dictateur : Aucun individu n’est décisif sur tout la collectivité (décisif : se dit d’un
individu dont les préférences sont celles du groupe, même s’il est le seul à les avoir).
Théorème d’Arrow, à partir de ces cinq hypothèses : s’il existe plus de deux alternatives et si b,
c et d sont satisfaites par une fonction de choix social, alors e ne l’est pas.
En résumant la démonstration, si un individu est décisif sur les alternatives x et y, il l’est sur
toute alternative entre x ou y et une autre proposition ; par transitivité, il l’est aussi sur toutes
les paires d’alternatives distinctes.
La rationalité individuelle est distordue dans les cas où l’individu fait partie d’un groupe
Le fait d’être plusieurs change les objectifs, et la décision n’est parfois plus rationnelle selon
les critères traditionnels.
Sen propose un exemple paradoxal illustrant ce point. A la fin d’un repas, on présente à un
convive préférant les pêches un plateau contenant des pommes et une pêche. Par politesse, il
prendra une pomme. Au contraire, si on lui présente des pommes et des pêches, il choisira une
pêche. Il révèle des préférences différentes. Pour prévoir ce cas, on passe du principe de
cohérence interne (maximisation de l’utilité) à celui de cohérence externe, à une rationalité de
situation, en fonction de critères extérieurs à l’individu et supposés objectifs.
Ce faisant, on abandonne l’imperméabilité aux critères extérieurs qui faisait une part de
l’intérêt du raisonnement fondé sur la rationalité. Depuis relativement récemment, le monde
revient en force dans l’appréhension économique du comportement individuel.
Confrontation ou coopération : de la meilleure forme de rationalité
Un agent raisonnant en termes individualistes pourra faire le choix du mensonge et de la
fraude s’ils maximisent son utilité, ou du moins s’ils lui sont plus avantageux que l’échange
ou la coopération.
Dans l’approche de la théorie des jeux, il semble que la répétition des expériences soit le
meilleur moyen d’amener les agents à coopérer, même s’il n’est pas suffisant : la stratégie
qu’ils adoptent doit aussi avoir une certaine « bienveillance ». Dans les cas de confrontation
du type du dilemme du prisonnier, l’agent A doit faire le pari, en accordant sa confiance à
l’agent B, que celui-ci fera de même et ne le trahira pas ; A doit être près à gagner moins que
B, puisque B, en trompant A, gagnerait plus que lui. Au contraire, dans une approche de
maximisation de l’utilité individuelle uniquement, chacun opterait pour la défection.
D’ailleurs, certains théoriciens des jeux affirment même que A devrait cacher à B sa
rationalité ; en effet, B craindrait un possible opportunisme individualiste et une défection, ce
qui l’inclinerait à son tour vers cette dernière option qui minimiserait son préjudice.
Remise en question keynésienne
Keynes (d’ailleurs antérieur aux réflexions sur les jeux) oppose à ces concepts de
rationalité individuelle et collective et à la réflexion pour les « fusionner » une double
critique :
→ Ce qui est rationnel au niveau d’un individu peut ne pas l’être du tout pour la
collectivité entière (et l’est d’ailleurs rarement) : une barque qu’un seul individu équilibre en
se penchant chavire si tous font de même ; au cinéma, je verrai mieux en me levant mais si
tous me suivent la situation globale ne changera pas.
→ Du fait du manque d’information, les agents ne transmettant pas toute celle dont ils
disposent à l’ensemble de la collectivité, un comportement grégaire prévaut sur beaucoup de
marchés (boursier par excellence).
On a ainsi montré que l’existence de bulles spéculatives pouvait être rationnelle si les agents
tablaient, justement, sur leur existence, qui apporte une surévaluation croissante de l’actif par
rapport à sa valeur fondamentale.
Enfin, en situation collective, l’optimalité issue de la réflexion traditionnelle (Pareto) est un
outil mais ne suffit pas puisqu’elle ne donne qu’un ensemble de positions efficaces. D’autres
critères, politiques au sens large, doivent être pris en compte.
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