Gaston Gross LDI Université Paris 13 Sur le statut syntaxique des substantifs humains Introduction La discrimination de ce qui est humain ou non est chose naturelle et évidente dans la vie de tous les jours et correspond à une expérience qui ne nécessite aucune réflexion particulière, tant elle fait partie de notre perception immédiate de la réalité. Cette intuition se traduit en termes pragmatiques. Un être humain peut faire l'objet d'une sanction, du fait qu'on le juge responsable de ses actes. Pour le droit l’identification d’un être au genre humain va de soi. Cette évidence est à la base de plaisanteries qui remontent à l'Antiquité. En grec, pour traduire la sottise de quelqu'un on dit qu'il "prend le Pirée pour un homme". Mais cette évidence n’a pas de correspondance linguistique aussi immédiate. Pour la langue, elle relève d’une illusion ontologique. En effet, linguistiquement, il est possible, grâce à la métonymie, d'identifier un être humain à son esprit seulement (les beaux esprits penseront que, etc.), ce qui n'est pas prédictible dans le cadre de l'évidence biologique dont venons de parler. De même, la tradition littéraire se sert de métaphores, comme la personnification, pour appliquer aux animaux des prédicats strictement appropriés à des humains. L'objectif de cet article est de définir non pas ce qu’est le concept abstrait d’humain (qui est un homme), mais de décrire le statut des noms désignant des humains (ce qu’est un homme). Nous allons examiner ce statut et mettre en lumière que les découpages opérés par la langue sont singulièrement plus complexes que la notion abstraite et pré-linguistique d’être humain. 1. Définition linguistique de la notion d'humain Nous donnons ici des propriétés linguistiques générales (et bien connues) qui caractérisent les substantifs humains, quelle que soit leur classe sémantique. Ces propriétés sont de nature assez variée. Il est bien connu que les substantifs humains ont des substituts spécifiques. Passons sur le fait qu’il existe pour les humains des pronoms spécifiques (je, tu, nous, vous), bien que ces « pronoms » ne remplacent jamais de substantifs : ils désignent les interlocuteurs dans la communication. Les pronoms de la troisième personne (il, elle, le, la), ne sont pas spécifiques des humains, car ils peuvent référer à des concrets ou d’autres grandes classes de substantifs (locatifs, etc). Il existe cependant des substituts propres aux humains. Il s’agit de l’indéfini quelqu’un par opposition à quelque chose ou l’interrogatif qui en face de quoi/que. Les substantifs humains sont encore repris par de lui face à en, en cas de coréférence. Ces faits sont bien connus. Plutôt que de définir les humains par leur prénom ou leur patronyme, ce qui serait encore une définition pragmatique, nous dirons que les substantifs humains sont définis syntaxiquement par des prédicats appropriés : des verbes comme penser, prier, se marier, des adjectifs comme lucide, attentif, des substantifs accompagnés de leur verbe support comme (avoir de la gentillesse, de la claivoyande). 2 Les propriétés syntaxiques que nous venons d’évoquer caractérisent l’ensemble des substantifs humains. Nous allons effectuer maintenant une analyse plus fine et mettre au point une typologie sémantique et syntaxique de ces substantifs. En nous fondant sur une opposition essentielle, nous distinguons parmi les substantifs humains ceux qui sont arguments de ceux qui sont prédicats. Cet examen nous met sur la voie d’une propriété remarquable qui les caractérise. 2. Les humains comme arguments Une position argumentale donnée peut comprendre les deux types de substantifs que nous venons d’évoquer. On sait en effet que, de façon générale, un prédicat peut avoir comme arguments un nom ou une phrase (c’est-à-dire en fait un prédicat). Comme un substantif prédicatif est le noyau d’une proposition, on analysera Je connais son dévouement comme une phrase complexe comprenant un principale et sa complétive. Cette dernière est représentée par un prédicat nominal non actualisé (dévouement) et son sujet représenté par le possessif son. Une position argumentale donnée ne permet donc pas automatiquement de déterminer le statut syntaxique des noms. En effet, il existe des substantifs humains en position d'arguments qui n'ont pas eux-mêmes d'arguments et qui, de ce fait, ne sont donc pas prédicatifs. Cette propriété peut être mise en évidence par le test de la position attributive. Si on teste cette propriété sur une liste comprenant la quasi-totalité des humains, on se rend compte que ces substantifs, que Z. Harris 1976 appelle « élémentaires », sont très peu nombreux, de l’ordre de la dizaine sur plusieurs milliers de substantifs humains. Deux groupes sont à envisager : un petit nombre de substantifs de nature pronominale et les noms propres. 2.1. Substantifs pronominaux Certains substantifs humains ne peuvent donc pas fonctionner en position attributive. C’est le cas de gens, type, mec, être, etc. *Paul est un type *Les pauvres sont des gens Le Trésor de la langue française en fournit une petite liste (s.v. type) : « Pop., fam. Individu quelconque, personne du sexe masculin. Synon. asticot, citoyen, coco, gars, gazier, gonze, mec, zigoto, zigue, à quoi on peut ajouter les féminins gonzesse, poule, etc. Nous étions tranquillement assis à table, lorsqu’un (type, gars , mec) entre et tire un coup de revolver en direction du patron Ces substantifs peuvent figurer aussi en position anaphorique : Le facteur venait de passer. Ce (type, gars, mec, gus) fait sa tournée avec une régularité remarquable. Nous les considérons comme des pronoms classifieurs d'humains. Ce ne sont pas des qualifiants mais des représentants, qui peuvent être remplacés par certains pronoms indéfinis : Alors surgit (un homme, quelqu'un) qui m'a salué (Des gens sont venus, on est venu) me chercher 3 (Un homme, un quidam) est venu sonner à ma porte Pierre est venu. Cet homme est sympathique Alors un homme est sorti de la foule et a tiré Alors quelqu'un est sorti de la foule et a tiré Leur nature proniminale peut encore être mise en évidence grâce à leur emploi anaphorique, où ils commutent avec le pronom lui : Le dernier des trois m'a parlé. (Cet homme-ci, celui-ci) me connaissait Toutes ces propriétés montrent que ces substantifs sont non prédicatifs et doivent être considérés comme des représentants très généraux de la classe des humains, comme chose l'est des concrets. Mais certains de ces substantifs peuvent en outre avoir d’autres emplois, qui eux sont prédicatifs. Une phrase comme Paul est un homme peut être paraphrasée par Paul n'est plus un adolescent ou encore Paul a les qualités qui sont habituellement celles d’un homme, bref un emploi prédicatif. Cette interprétation est soulignée à l’oral par une intonation exclamative. De même, certains autres substantifs de la petite liste que nous venons de donner peuvent avoir une interprétation évaluative. C’est le cas de mec dans la langue populaire, où il désigne un homme énergique et viril : Ce type, c’est un mec ! Dans un autre sens, le mot désigne le compagnon d’une femme et fait donc partie des humains relationnels. N’étant pas prédicatifs, ces substantifs « pronominaux » ne constituent pas des reprises explicatives, comme le font les noms prédicatifs : Un cordonnier m'a dit que P Un homme, qui est un cordonnier, m'a dit que P Un type m'a giflé *Un homme, qui est un type, m'a giflé Des gens m'ont abordé *Des hommes, qui sont des gens, m'ont abordé La plupart d’entre eux ont comme autre emploi d’être des supports d’une prédication adjectivale : Pierre est un type sympathique Mon voisin est un mec pas possible Dans ces exemples aussi, ils peuvent être remplacés par des pronoms indéfinis : Pierre est quelqu’un de sympathique Mon voisin est quelqu’un de pas possible 2.2. Les noms propres Un nom propre n’est pas de nature prédicative. Il en est ainsi des noms propres d’humains. Les prénoms et les patronymes sont des arguments du verbe s'appeler : Le maire de la ville s’appelle Jean-François Dupont. D’autres opérateurs appropriés à ce type de 4 substantifs sont nommer ou baptiser : Ses parents l’ont nommé Jean-François. Les surnoms sont des cas intermédiaires. Ils ont la même syntaxe que les noms, à cette différence près que nommer y est remplacé par surnommer. Cependant, les surnoms sont très souvent d'anciens mots prédicats : le Balafré, le Pieux, le Sage, etc. Mais en tant que surnoms, ils identifient plus qu'ils ne décrivent. En revanche, certains noms propres peuvent accessoirement être interprétés comme des prédicats : Bianchon, c'est le Napoléon de la médecine. On observera que les substantifs humains « élémentaires », au sens harrissien du terme, ne représentent qu’une poignée et jouent en fait le rôle de substituts. Cette constatation vaut d’être signalée. 3. Les humains prédicatifs Ce qui vient d’être dit implique que tous les autres substantifs humains sont des prédicats, caractérisés par des schémas d'arguments. Nous ne nous intéressons ici qu’aux prédicats nominaux et n’aurons recours aux verbes et aux adjectifs que pour mettre en lumière la nature prédicative des noms : fumeur, blessé, vivants représentent des prédicats, comme on peut le voir dans ces paraphrases : J'ai rencontré un (fumeur, homme qui fumait) J'ai relevé un (blessé, homme qui était blessé) On ne peut parler que (aux vivants, à ceux qui vivent) Nous allons établir une typologie des humains prédicatifs, qui constituent, comme nous l’avons dit plus, l’immense majorité des substantifs humains. 3.1. Les nominalisations Un grand nombre de verbes ou d’adjectifs à sujet humains deviennent par nominalisation des substantifs humains. Nous venons d'en donner trois exemples. Le passage d'une phrase conjuguée à un prédicat nominal se fait par l'intermédiaire d'une relative, après réduction de l'actualisation : Il y a des gens se promènent Les gens qui se promènent Les promeneurs Il y a des gens sont pauvres Les gens qui sont pauvres Les pauvres Ils y a des gens sont morts Les gens qui sont morts Les morts L'opération en jeu consiste à transformer le sujet humain en un suffixe classifieur d’humain, ce qui fait ipso facto du prédicat un humain. Si le prédicat est un adjectif, il n’y a pas d’adjonction de suffixe. Deux problèmes se posent dans cette transformation. Tout d'abord, tous les prédicats ne se prêtent pas à cette opération. A côté de promeneurs, fumeurs ou encore malades et pauvres, d’autres nominalisations sont exclues : *les regardeurs, *les convenables. Notons aussi que les adjectifs composés d'une préposition et d'un substantif (environ cinq mille unités) ne peuvent pas être nominalisés de la sorte : *les en colère, *les de 5 trop, *les au parfum. D'autre part, il peut y avoir, dans ces reformulations, des différences aspectuelles. A côté de l'identité observée entre celui qui vient d'arrivé et le nouvel arrivé, on constate que le verbe fumer peut avoir une interprétation ponctuelle ou habituelle, tandis que le substantif fumeur surtout en position attributive est interprété comme désignant une habitude. Il reste que ce substantif peut aussi avoir une lecture événementielle : Les fumeurs sont priés (d’éteindre leur cigarette, de quitter cette salle). 3.2. Les humains prédicatifs d'action générés par le verbe pratiquer Nous avons pris en compte jusqu’à présent les cas de nominalisation indépendamment de toute catégorisation sémantique. Nous procédons maintenant à une telle classification, en nous servant de verbes appropriés. Un premier classifieur est représenté par pratiquer qui sélectionne essentiellement des activités professionnelles ou ludiques Paul pratique la médecine, Paul pratique la marche à pied, Paul pratique le journalisme. Une précision s’impose : cet emploi prédicatif n’est pas à confondre avec celui de support qu’il peut avoir aussi : Paul pratique (un régime sévère, une stratégie subtile). Dans ce dernier cas, on note la possibilité d’un génitif subjectif : le régime sévère de Paul, la stratégie subtile de Paul ou du possessif : son régime sévère, sa stratégie subtile. Ces réductions ne sont pas possibles avec l’emploi prédicatif : *la médecine de Paul, *la marche à pied de Paul, *le journalisme de Paul. Dans son emploi prédicatif, le verbe pratiquer peut être nominalisé : la pratique de la médecine, la pratique de la marche à pied, la pratique du journalisme. Cette modification est exclue dans le cas du verbe support : *la pratique d’un régime, *la pratique d’une stratégie. Les activités induites par le verbe pratiquer sont de diverses natures. On relève entre autres les domaines suivants : - la musique : un pianiste est celui qui pratique le piano. Le suffixe (-iste) est homogène et s’applique aux divers instruments : accordéoniste, flûtiste, violoniste. Il arrive aussi que le suffixe soit omis : à côté de hautboïste on trouve par métonymie hautbois : Paul est hautbois dans l’orchestre de la Radio. - le sport : un footballeur est celui qui pratique le football. Le suffixe ici est la plupart du temps en – eur : golfeur, coureur, basketteur. D’autres suffixes sont observés, ce sont des emprunts : rugbyman - des jeux de société : un bridgeur est celui qui pratique le bridge - la religion : un catholique est celui qui pratique le catholicisme - la langue : un francophone est qui pratique le français. 3.3. Les humains prédicatifs de profession ou de fonction (exercer) Le verbe exercer partage avec pratiquer certains emplois caractérisés par un complément classifieur des noms de professions. Ce substantif est présent la plupart du temps : Paul (pratique, exerce) (le métier, la profession) de menuisier. Avec certaines professions, il peut être effacé si l’objet désigne une activité professionnelle : Paul (pratique, exerce) la médecine, mais c’est loin d’être toujours le cas : *Paul (pratique, exerce) (la menuiserie, le notariat). Le verbe exercer, à l’exclusion de pratiquer, opère aussi sur des noms de fonctions Paul (*pratique, exerce) la fonction de maire. Une description exhaustive de ces constructions nécessite le recensement de tous les noms de professions et de fonctions, qui sont comme on le sait très nombreuses. 3.4. Nominalisation d’ adjectifs désignant des propriétés durables ou passagères (verbes avoir, être ou être de) 6 On est en présence de ce qu’on appelle traditionnellement une dérivation impropre : un adjectif est substantivé par la présence d’un déterminant. Cette propriété concerne certaines classes de prédicats adjectivaux comme les qualités (Paul est un sage) et les défauts (Ces idiots ont encore éteint la lumière). Une autre classe d’adjectifs désignent des malades : Paul a la tuberculose, Paul est tuberculeux ; les tuberculeux sont traités dans des sanatoriums. Il en est de même des indications d'âge : Paul a soixante ans, Paul est sexagénaire ; les sexagénaires ont une réduction dans certains musées. Nous ne décrirons pas ici l’ensemble des prédicats d’état. Nous voulons seulement montrer leur diversité et les opposer à ce que nous appellerons plus loin des prédicats de « situation ». I. Kokochkina 2004 a énuméré certaines de ces modalités d’états : états de santé (malade, bien portant) états de fatigue (fatigué, crevé) états de sensation (affamé, rassasié) états de veille (éveillé, endormi) Nous avons signalé plus haut que les adjectivaux composés d’une préposition et d’un substantifs (en forme, en arrêt de maladie) ne sont pas susceptibles d’une dérivation impropre : *les en forme, *les en arrêt de maladie. D’autres restrictions à cette dérivation sont observées, sans que les raisons en apparaissent clairement. Si l’on peut accepter les affamés, les bien portants, en revanche les crevés ou les endormis constituent des formes plus douteuses. A cette liste on peut ajouter un assez grand nombre d’autres types d’états : état psychologique (inquiet, agité, calme) état moral (heureux, malheureux) état d’esprit (décidé, hésitant) état mental (sain d’esprit, dérangé) état de l’humeur : en colère, serein Ici encore la dérivation impropre ne s’applique pas aux adjectivaux de type Prép N : *les en colère. Nous avons signalé que les prédicats d’identité répondent à une question en qui ? tandis que les prédicats de propriétés correspondent à une question en comment ? Mais un adjectival comme ruiné ne répond à aucune de ces questions : Qui est-il ? Comment est-il ? *Ruiné. Cette propriété s’applique à tous les éléments de la même classe sémantique ruiné, endetté, sur-endetté, à bout de ressources, en état de misère, en état de pauvreté, en état de précarité, dans un état de dénouement Modif. Ces adjectifs peuvent être classifiés eux aussi à l’aide du substantif état : Paul est (pauvre, un pauvre), Paul est dans un grand état de pauvreté. Mais il n’est pas évident que le substantif état soit ici le même que celui que nous avons examiné dans les paragraphes précédents. Si je dis de Paul qu’il est agité, je donne une information sur son état psychologique. Mon affirmation est le résultat d’une appréciation, ce que souligne l’emploi du verbe trouver : Je trouve que Paul est (agité, heureux, hésitant, sain d’esprit). Or, ce verbe ne s’applique ni aux identifiants :*Je trouve que Paul est (un noir, un français, le frère de Jean) ni aux prédicats situationnels que nous étudions *Je trouve que Paul est ruiné. L’adjectif ruiné ne désigne donc pas une propriété du sujet ni une caractéristique personnelle mais un état de fait, une certaine situation, ici d’ordre financier, qui serait l’antonyme de florissant. Il ne s’agit pas non plus d’une propriété extrinsèque, au sens de J. Cl. Anscombre, car l’adjectif ne désigne pas une propriété, même transitoire. Le terme qui convient le mieux à ces emplois est celui de situation ou encore de condition, de position ou de circonstance. Les prédicats situationnels relèvent d’un constat, d’un état de fait, qui de plus 7 ne peuvent difficilement être soumis à l’intensif. Nous interprétons donc ruiné comme un résultatif d’événement, c’est-à-dire tout le contraire d’une propriété. 3.5. Les locatifs humains Un grand nombre de substantifs humains sont dérivés de noms de lieux, qu’il s’agisse de noms de continents (Asie, Asiatique), de pays (France, Français), de régions (Lorraine, Lorrain), de départements (Moselle, Mosellan) ou de villes (Paris, Parisien). Un des opérateurs qui permettent de former ces substantifs est la construction être de ou encore venir de ou habiter : il est de Paris, il est parisien. Ces adjectifs ont une nominalisation régulière à l’aide d’un déterminant les Français, les Parisiens. L’adjonction d’un adverbe comme très les fait changer de catégorie : Paul est très parisien par son individualisme. Il s’agit alors d’une propriété saillante que le sujet partage avec un groupe d’individus. A cette classe on peut adjoindre les ensembles ethnographiques (kurde, druze). Ces substantifs n’ont pas nécessairement de substantifs locatifs associés (peuls, sioux). Contrairement aux autres emplois, les humains prédicatifs sont ici dérivés d’arguments locatifs. 3.6. Les humains relationnels Les noms relationnels impliquent deux arguments humains. Leur syntaxe a souvent été décrite. Comme il s’agit de noms prédicatifs, ils figurent en position attributive : Paul est le frère de Jean. Une restructuration met en jeu l’opérateur à lien avoir (pour, comme) : Jean a Paul (pour, comme) frère. Du point de vue pragmatique, on peut établir différentes classes : relations de parenté : Paul est le frère de Luc relations affectives : Paul est l’ami de Luc relations de voisinage : Paul est le voisin de Luc relations de travail : Paul est le confrère de Luc relations hiérarchiques : Paul est le patron de Luc Certains de ces substantifs sont symétriques : Paul est le frère de Jean, Jean est le frère de Paul, d’autres non : Paul est le père de Jean. 3.7. Les humains "propriétaires" de Nconcrets Une autre classe d’humains est représentée par des prédicats traduisant une relation de « possession » : Paul est propriétaire d'un terrain au bord du fleuve Le paradigme forme une petite liste : possesseur, usufruitier, détenteur. Ces prédicats peuvent avoir des variantes aspectuelles : Paul s’est porté acquéreur d’un terrain au bord du fleuve 3.8. Les humains "passifs" Il existe des humains à interprétation passive : 8 Les recalés peuvent se réinscrire pour la session d’octobre Tout condamné à mort aura la tête tranchée Les élus doivent faire la déclaration de leur fortune 3.9. Les "datifs" Certains humains correspondent à des datifs profonds dans le cadre de constructions converses impliquant des prédicats du don : donner, attribuer, offrir, doter de, etc. On a alloué cette subvention aux victimes de la catastrophe Cette subvention a été allouée aux victimes de la catastrophe Les victimes de la catastrophe sont des allocataires de cette subvention La municipalité a attribué à Paul une subvention inattendue Paul est le bénéficiaire d’une subvention inattendue de la part de la municipalité 4. Les humains collectifs Nous avons étudié jusqu’à présent des substantifs désignant des individus. Nous abordons maintenant les classes d’humains collectifs. Ces substantifs peuvent être classés eux aussi en arguments élémentaires ou en prédicats. 4.1. Problèmes de définition Comme la définition de la notion d'humain, celle de singulier et de pluriel, si elle est évidente sur le plan pragmatique (personne ne confond une et deux voitures !), ne va pas de soi sur le plan linguistique. En latin, le substantif pars peut être suivi d’un verbe au pluriel « sed magna pars morem hunc eduxerunt : la plupart des gens ont pour habitude » (cf. A. Ernout et Fr. Thomas, 1959 :139-140). On sait aussi que la collectif turba, un singulier du point de vue morphologique, peut générer un accord au pluriel s'il est en position de sujet : turba ruit, turba ruunt. De même observe-t-on, en anglais, que le mot police a la même syntaxe : police is…, police are. Nous allons procéder à une classification sémanticosyntaxique des collectifs. Nous nous servirons de plusieurs paramètres : les collectifs sont-ils organisés ou non, s’agit-t-il d’humains proprement dits ou d’emplois métonymiques (salle, rue) ou encore de désignatifs ? 4.2. Substantifs désignant des collectifs inorganisés Nous évoquons d’abord des substantifs qui désignent des ensembles humains inorganisés, c’est-à-dire sans structuration interne et formés pour ainsi dire au hasard. 4.2.1. Collectifs occasionnels non structurés Un substantif comme foule désigne un grand nombre d'humains considérés comme un ensemble occasionnel, qui ne comporte aucune hiérarchie interne. Le substantif ne traduit pas par lui-même, comme ce serait le cas de procession, la raison d’être de ce rassemblement. En revanche, il implique un lieu de rassemblement, spécifié ou non, et peut être caractérisé par un ensemble d’opérateurs appropriés. Ce sont des verbes comme se rassembler, se presser, grouiller ou des adjectifs immense, nombreuse, bigarrée, grouillante, fourmillante. Du fait de 9 son caractère indifférencié, le substantif foule se prête facilement à un emploi de déterminant : Dans le texte, il y a une foule d’erreurs. Les substantifs rassemblement ou attroupement dont donnés en général comme des synonymes de foule, dans la mesure où ils constituent eux aussi des ensembles non structurés et ont un emploi déterminatif : un rassemblement de gens mécontents, un attroupement de curieux. Cependant, ils ont une syntaxe différente. Ce sont des substantifs événementiels, comme on le voit dans ces exemples : Un (attroupement, rassemblement) (a eu lieu, s’est produit), ce qui n’est pas le cas de foule : *une foule s’est produite, *une foule a eu lieu. Ces deux derniers substantifs doivent être interprétés comme le résultat d’une métonymie, comme nous allons l’examiner plus loin. 4.2.2. Collectifs occasionnels structurés Une foule désigne donc un ensemble d'humains réunis occasionnellement et sans ordre interne. Il existe d’autres substantifs collectifs qui impliquent un certain type d’organisation, d’ordre spatial. C'est le cas de file, colonne, procession, rang. Ces substantifs ont des prédicats appropriés spécifiques : se mettre en, être en, former D'autres substantifs comme carré, dans le domaine militaire, représentent un agencement du même type. Mais, du point de vue syntaxique, ces substantifs n’ont pas le même comportement. Alors que file, colonne et rang désignent des collectifs de nature argumentale du point de vue syntaxique, procession est interprété comme un prédicat événementiel : une procession a eu lieu ; *une file a eu lieu, *une colonne a eu lieu,* un rang a eu lieu. Ajoutons que le mot procession, bien qu’il désigne, selon le TLF, « un défilé de prêtres ou de fidèles à l’occasion d’une cérémonie religieuse » n’est pas perçu comme un agencement d’un type particulier : se mettre en (rang, file, carré, colonne), *se mettre en procession. 4.2.3. Collectifs à interprétation connotée Pour des raisons idéologiques, certains collectifs reçoivent une interprétation méliorative ou dévalorisante. On oppose traditionnellement le petit nombre (les happy few) à la masse. Cette dichotomie génère un grand nombre de collectifs : élite, aristocratie, noblesse, gratin d’une part et masse, multitude, peuple, populo, tourbe, troupeau, vulgaire de l’autre. C’est dans ce groupe qu’il faut ranger des termes comme gang, mafia, bande et tous leurs synonymes. Il existe en outre des substantifs qui n'ont aucune de ces deux interprétations et qui représentent aussi des ensembles constants : communauté. Les trois classes que nous venons d’évoquer ont la possibilité de fonctionner comme des déterminants nominaux quantifieurs : une foule de spectateurs, une colonne de réfugiés, une multitude de laissés pour compte, une masse de documents, etc. 4.3. Les collectifs humains par métonymie Les collectifs que nous avons vus jusqu’à présent désignent des humains de façon explicite. Il en existe d’autre part un grand nombre qui ne sont interprétés comme humains qu’à la suite de métonymies. Celles-ci sont de plusieurs types. 4.3.1. Relation de type méronymique : membre/collection Certains substantifs ont des interprétations multiples. Un exemple bien connu est celui de livre qui peut désigner un texte, un objet concret, un humain, un événement éditorial, etc. Chacune de ces interprétations est activée par des opérateurs appropriés spécifiques : ce livre est obscur, ce livre est lourd, ce livre parle de la guerre de Trente ans, ce livre est un 10 événement (cf. G. Kleiber 1990). C’est le cas des substantifs désignant des <entreprises>, qui sont sémantiquement complexes. Une de leur interprétation est à coup sûr locative : Cette usine est située hors de Paris. Il se trouve qu’une entreprise est aussi constituée d’hommes, qu’il s’agisse de l’ensemble du personnel ou de façon restrictive de l’encadrement ou des salariés : Cette usine a décidé (d’interrompre, de limiter, de cesser) sa production d’acier ; Ce magasin vient de se lancer dans la vente par Internet ; Ce restaurant (propose, a préparé, a concocté) (des menus exotiques, un banquet, un festin) pour Noël. D’autres institutions se prêtent à cette double lecture, comme les établissements scolaires : Les lycées et collèges d’île de France proposent donc un nouveau dispositif de prise en charge des élèves en grande difficulté ; Après réflexion, notre lycée a définitivement (expulsé, renvoyé) deux bacheliers ayant triché au concours. 4.3.2. Relation de type locatif : contenant/contenu La métonymie qui met en jeu un contenant et son contenu est bien connue : Nous allons boire un verre. Cette relation s’applique également à des lieux considérés comme des contenants d’humains. Les substantifs concernés peuvent désigner des : <moyens de transports> : Presque tout le wagon était (assis, debout) ; Tout le wagon était en émoi ; La police a contrôlé un bus entier <lieux d’habitation> : Tout l’appartement (s’est réveillé à 11h, s’est endormi, a veillé jusqu’à 3h du matin) ; Toute la maison a célébré (l’anniversaire, la réussite, l’arrivée) de Paul ; La mairie va aider ce foyer d’accueil <voies urbaines> : Le gouvernement a été renversé par la rue ; Pouchkine a vu sa réélection contestée par la rue <quartiers> : Et toute la banlieue s'est reconnue dans cette révolte <villes> : Rappelons que cette ville a voté massivement à gauche lors des dernières élections <pays> : Un président doit être à l’écoute du pays ; Un nouveau sondage prend le pouls du pays <lieux de spectacle> : La salle a (applaudi, ovationné, acclamé, sifflé, conspué, hué) cet artiste ; La salle a éclaté en applaudissements chaleureux ; La salle a fait une ovation à ce jeune artiste ; La salle tremblait encore d’acclamations [PR] <lieux de pouvoir politique> : Le Quai d’Orsay garde le silence sur cette affaire ; Bercy est très préoccupé par la crise à la société générale 4.3.3. Relation de type temporel La métonymie fonctionne aussi dans le cas de relations temporelles, an particulier avec les : <périodes historiques> : Tout le moyen-âge a cru à cette histoire ; 1789 a aboli l’esclavage (N. Flaux) ; L’antiquité a pratiqué massivement l’esclavage (N. Flaux) 11 <tranche d’âge> : La jeunesse d'Iran réclame aujourd'hui des concerts de rock ; Il chante Dylan en wolof, appelle la jeunesse à nettoyer les rues de Dakar, et elle répond ; Pourquoi le troisième âge retrouve-t-il les bancs de l’école ? 4.3.4. Relation traduisant une activité Certaines activités (professions, fonctions, etc.) sont interprétées également comme des collectifs humains, en particulier, les <domaines d’activité> : Le commerce a vigoureusement protesté contre ces mesures ; Le cinéma est en deuil ; L’agriculture souffre d’un manque d’investissement <mouvements littéraires> : Tout le romantisme condamnait ces tournures On note l’existence de prédicats nominaux d’actions, qui sont sous l’effet de la même métonymie, comme on le voit dans les exemples suivants : Une administration intelligente et suivie des départements est assurée par les préfets Le gouvernement d’un pays est assuré par une poignée de corrompus Toute une équipe de professionnels assure la direction de cette entreprise Le ménage de cette maison est assuré par une vieille dame habile où les substantifs en gras peuvent recevoir une interprétation de collectifs humains : Toute l’administration est en congé Cette pression de la rue vise à faire tomber tout le gouvernement Toute la direction est au courant de cette affaire Il y a une dizaine de ménages dans cet immeuble La métonymie opère aussi sur des événements « organisés », comme les conflits sociaux, les rencontres académiques, politiques, etc. Les habitants de la capitale sont venus gonfler les rangs de la (rébellion, résistance) Il faut (fédérer, réunir) la rébellion Le président a (démantelé, dispersé) la résistance Le chef qui (commande, préside, est à la tête de, coordonne) cette (insurrection, rébellion) est un nationaliste La conférence nationale des procureurs avait exprimé sa particulière préoccupation Conclusion Les analyses que nous venons de faire mettent en évidence un fait important, il n’existe pas de substantif humain qui soit un argument élémentaire au sens où Z. Harris utilise ce mot. Ceux qui ne sont pas prédicatifs sont en fait des substituts, qui permettent de former des relations anaphoriques. Les substantifs humains, du moins ceux qui désignent des individus, sont des prédicats, qui attribuent à un être humain des propriétés ou des états qui le caractérisent. On voit que la description linguistique n’a guère d’aide à attendre du concept 12 général d’humain tel qu’il est défini dans les dictionnaires d’usage « Etre appartenant à l’espère animale le plus évoluée de la Terre, mammifère primate de la famille des hominidés, seul représentant de son espèce » (Le Petit Robert). En fait, toute description conceptuelle oublie que la syntaxe fait partie de la définition des mots. 13 Éléments bibliographiques Abeillé, A.; 1987, Grammaire des noms de métier, DEA, Université Paris 7. Anscombre, J.-Cl., 2001, "Dénomination, sens et référence dans une théorie des stéréotypes nominaux". 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