Gaston Gross
LDI
Université Paris 13
Sur le statut syntaxique des substantifs humains
Introduction
La discrimination de ce qui est humain ou non est chose naturelle et évidente dans la vie
de tous les jours et correspond à une expérience qui ne nécessite aucune réflexion particulière,
tant elle fait partie de notre perception immédiate de la réalité. Cette intuition se traduit en
termes pragmatiques. Un être humain peut faire l'objet d'une sanction, du fait qu'on le juge
responsable de ses actes. Pour le droit l’identification d’un être au genre humain va de soi.
Cette évidence est à la base de plaisanteries qui remontent à l'Antiquité. En grec, pour traduire
la sottise de quelqu'un on dit qu'il "prend le Pirée pour un homme".
Mais cette évidence n’a pas de correspondance linguistique aussi immédiate. Pour la
langue, elle relève d’une illusion ontologique. En effet, linguistiquement, il est possible, grâce
à la métonymie, d'identifier un être humain à son esprit seulement (les beaux esprits
penseront que, etc.), ce qui n'est pas prédictible dans le cadre de l'évidence biologique dont
venons de parler. De même, la tradition littéraire se sert de métaphores, comme la
personnification, pour appliquer aux animaux des prédicats strictement appropriés à des
humains. L'objectif de cet article est de définir non pas ce qu’est le concept abstrait d’humain
(qui est un homme), mais de décrire le statut des noms désignant des humains (ce qu’est un
homme). Nous allons examiner ce statut et mettre en lumière que les découpages opérés par la
langue sont singulièrement plus complexes que la notion abstraite et pré-linguistique d’être
humain.
1. Définition linguistique de la notion d'humain
Nous donnons ici des propriétés linguistiques générales (et bien connues) qui
caractérisent les substantifs humains, quelle que soit leur classe sémantique. Ces propriétés
sont de nature assez variée. Il est bien connu que les substantifs humains ont des substituts
spécifiques. Passons sur le fait qu’il existe pour les humains des pronoms spécifiques (je, tu,
nous, vous), bien que ces « pronoms » ne remplacent jamais de substantifs : ils désignent les
interlocuteurs dans la communication. Les pronoms de la troisième personne (il, elle, le, la),
ne sont pas spécifiques des humains, car ils peuvent référer à des concrets ou d’autres grandes
classes de substantifs (locatifs, etc). Il existe cependant des substituts propres aux humains. Il
s’agit de l’indéfini quelqu’un par opposition à quelque chose ou l’interrogatif qui en face de
quoi/que. Les substantifs humains sont encore repris par de lui face à en, en cas de
coréférence. Ces faits sont bien connus. Plutôt que de finir les humains par leur prénom ou
leur patronyme, ce qui serait encore une définition pragmatique, nous dirons que les
substantifs humains sont définis syntaxiquement par des prédicats appropriés : des verbes
comme penser, prier, se marier, des adjectifs comme lucide, attentif, des substantifs
accompagnés de leur verbe support comme (avoir de la gentillesse, de la claivoyande).
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Les propriétés syntaxiques que nous venons d’évoquer caractérisent l’ensemble des
substantifs humains. Nous allons effectuer maintenant une analyse plus fine et mettre au point
une typologie sémantique et syntaxique de ces substantifs. En nous fondant sur une opposition
essentielle, nous distinguons parmi les substantifs humains ceux qui sont arguments de ceux
qui sont prédicats. Cet examen nous met sur la voie d’une propriété remarquable qui les
caractérise.
2. Les humains comme arguments
Une position argumentale donnée peut comprendre les deux types de substantifs que
nous venons d’évoquer. On sait en effet que, de façon générale, un prédicat peut avoir comme
arguments un nom ou une phrase (c’est-à-dire en fait un prédicat). Comme un substantif
prédicatif est le noyau d’une proposition, on analysera Je connais son dévouement comme
une phrase complexe comprenant un principale et sa complétive. Cette dernière est
représentée par un prédicat nominal non actualisé (dévouement) et son sujet représenté par le
possessif son. Une position argumentale donnée ne permet donc pas automatiquement de
déterminer le statut syntaxique des noms. En effet, il existe des substantifs humains en
position d'arguments qui n'ont pas eux-mêmes d'arguments et qui, de ce fait, ne sont donc pas
prédicatifs. Cette propriété peut être mise en évidence par le test de la position attributive. Si
on teste cette propriété sur une liste comprenant la quasi-totalité des humains, on se rend
compte que ces substantifs, que Z. Harris 1976 appelle « élémentaires », sont très peu
nombreux, de l’ordre de la dizaine sur plusieurs milliers de substantifs humains. Deux
groupes sont à envisager : un petit nombre de substantifs de nature pronominale et les noms
propres.
2.1. Substantifs pronominaux
Certains substantifs humains ne peuvent donc pas fonctionner en position attributive.
C’est le cas de gens, type, mec, être, etc.
*Paul est un type
*Les pauvres sont des gens
Le Trésor de la langue française en fournit une petite liste (s.v. type) : « Pop., fam. Individu
quelconque, personne du sexe masculin. Synon. asticot, citoyen, coco, gars, gazier, gonze,
mec, zigoto, zigue, à quoi on peut ajouter les féminins gonzesse, poule, etc.
Nous étions tranquillement assis à table, lorsqu’un (type, gars , mec) entre et tire un
coup de revolver en direction du patron
Ces substantifs peuvent figurer aussi en position anaphorique :
Le facteur venait de passer. Ce (type, gars, mec, gus) fait sa tournée avec une régularité
remarquable.
Nous les considérons comme des pronoms classifieurs d'humains. Ce ne sont pas des
qualifiants mais des représentants, qui peuvent être remplacés par certains pronoms indéfinis :
Alors surgit (un homme, quelqu'un) qui m'a salué
(Des gens sont venus, on est venu) me chercher
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(Un homme, un quidam) est venu sonner à ma porte
Pierre est venu. Cet homme est sympathique
Alors un homme est sorti de la foule et a tiré
Alors quelqu'un est sorti de la foule et a tiré
Leur nature proniminale peut encore être mise en évidence grâce à leur emploi anaphorique,
où ils commutent avec le pronom lui :
Le dernier des trois m'a parlé. (Cet homme-ci, celui-ci) me connaissait
Toutes ces propriétés montrent que ces substantifs sont non prédicatifs et doivent être
considérés comme des représentants très néraux de la classe des humains, comme chose
l'est des concrets.
Mais certains de ces substantifs peuvent en outre avoir d’autres emplois, qui eux sont
prédicatifs. Une phrase comme Paul est un homme peut être paraphrasée par Paul n'est plus
un adolescent ou encore Paul a les qualités qui sont habituellement celles d’un homme, bref
un emploi prédicatif. Cette interprétation est soulignée à l’oral par une intonation exclamative.
De même, certains autres substantifs de la petite liste que nous venons de donner peuvent
avoir une interprétation évaluative. C’est le cas de mec dans la langue populaire, il désigne
un homme énergique et viril : Ce type, c’est un mec ! Dans un autre sens, le mot désigne le
compagnon d’une femme et fait donc partie des humains relationnels.
N’étant pas prédicatifs, ces substantifs « pronominaux » ne constituent pas des reprises
explicatives, comme le font les noms prédicatifs :
Un cordonnier m'a dit que P
Un homme, qui est un cordonnier, m'a dit que P
Un type m'a giflé
*Un homme, qui est un type, m'a giflé
Des gens m'ont abordé
*Des hommes, qui sont des gens, m'ont abordé
La plupart d’entre eux ont comme autre emploi d’être des supports d’une prédication
adjectivale :
Pierre est un type sympathique
Mon voisin est un mec pas possible
Dans ces exemples aussi, ils peuvent être remplacés par des pronoms indéfinis :
Pierre est quelqu’un de sympathique
Mon voisin est quelqu’un de pas possible
2.2. Les noms propres
Un nom propre n’est pas de nature prédicative. Il en est ainsi des noms propres
d’humains. Les prénoms et les patronymes sont des arguments du verbe s'appeler : Le maire
de la ville s’appelle Jean-François Dupont. D’autres opérateurs appropriés à ce type de
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substantifs sont nommer ou baptiser : Ses parents l’ont nommé Jean-François. Les surnoms
sont des cas intermédiaires. Ils ont la même syntaxe que les noms, à cette différence près que
nommer y est remplacé par surnommer. Cependant, les surnoms sont très souvent d'anciens
mots prédicats : le Balafré, le Pieux, le Sage, etc. Mais en tant que surnoms, ils identifient
plus qu'ils ne décrivent. En revanche, certains noms propres peuvent accessoirement être
interprétés comme des prédicats : Bianchon, c'est le Napoléon de la médecine. On observera
que les substantifs humains « élémentaires », au sens harrissien du terme, ne représentent
qu’une poignée et jouent en fait le rôle de substituts. Cette constatation vaut d’être signalée.
3. Les humains prédicatifs
Ce qui vient d’être dit implique que tous les autres substantifs humains sont des
prédicats, caractérisés par des schémas d'arguments. Nous ne nous intéressons ici qu’aux
prédicats nominaux et n’aurons recours aux verbes et aux adjectifs que pour mettre en lumière
la nature prédicative des noms : fumeur, blessé, vivants représentent des prédicats, comme on
peut le voir dans ces paraphrases :
J'ai rencontré un (fumeur, homme qui fumait)
J'ai relevé un (blessé, homme qui était blessé)
On ne peut parler que (aux vivants, à ceux qui vivent)
Nous allons établir une typologie des humains prédicatifs, qui constituent, comme nous
l’avons dit plus, l’immense majorité des substantifs humains.
3.1. Les nominalisations
Un grand nombre de verbes ou d’adjectifs à sujet humains deviennent par
nominalisation des substantifs humains. Nous venons d'en donner trois exemples. Le passage
d'une phrase conjuguée à un prédicat nominal se fait par l'intermédiaire d'une relative, après
réduction de l'actualisation :
Il y a des gens se promènent
Les gens qui se promènent
Les promeneurs
Il y a des gens sont pauvres
Les gens qui sont pauvres
Les pauvres
Ils y a des gens sont morts
Les gens qui sont morts
Les morts
L'opération en jeu consiste à transformer le sujet humain en un suffixe classifieur
d’humain, ce qui fait ipso facto du prédicat un humain. Si le prédicat est un adjectif, il n’y a
pas d’adjonction de suffixe. Deux problèmes se posent dans cette transformation. Tout
d'abord, tous les prédicats ne se prêtent pas à cette opération. A côté de promeneurs, fumeurs
ou encore malades et pauvres, d’autres nominalisations sont exclues : *les regardeurs, *les
convenables. Notons aussi que les adjectifs composés d'une préposition et d'un substantif
(environ cinq mille unités) ne peuvent pas être nominalisés de la sorte : *les en colère, *les de
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trop, *les au parfum. D'autre part, il peut y avoir, dans ces reformulations, des différences
aspectuelles. A côté de l'identité observée entre celui qui vient d'arrivé et le nouvel arrivé, on
constate que le verbe fumer peut avoir une interprétation ponctuelle ou habituelle, tandis que
le substantif fumeur surtout en position attributive est interprété comme désignant une
habitude. Il reste que ce substantif peut aussi avoir une lecture événementielle : Les fumeurs
sont priés (d’éteindre leur cigarette, de quitter cette salle).
3.2. Les humains prédicatifs d'action générés par le verbe pratiquer
Nous avons pris en compte jusqu’à présent les cas de nominalisation indépendamment
de toute catégorisation sémantique. Nous procédons maintenant à une telle classification, en
nous servant de verbes appropriés. Un premier classifieur est représenté par pratiquer qui
sélectionne essentiellement des activités professionnelles ou ludiques Paul pratique la
médecine, Paul pratique la marche à pied, Paul pratique le journalisme. Une précision
s’impose : cet emploi prédicatif n’est pas à confondre avec celui de support qu’il peut avoir
aussi : Paul pratique (un régime sévère, une stratégie subtile). Dans ce dernier cas, on note la
possibilité d’un génitif subjectif : le régime sévère de Paul, la stratégie subtile de Paul ou du
possessif : son régime vère, sa stratégie subtile. Ces réductions ne sont pas possibles avec
l’emploi prédicatif : *la médecine de Paul, *la marche à pied de Paul, *le journalisme de
Paul. Dans son emploi prédicatif, le verbe pratiquer peut être nominalisé : la pratique de la
médecine, la pratique de la marche à pied, la pratique du journalisme. Cette modification est
exclue dans le cas du verbe support : *la pratique d’un régime, *la pratique d’une stratégie.
Les activités induites par le verbe pratiquer sont de diverses natures. On relève entre autres
les domaines suivants :
- la musique : un pianiste est celui qui pratique le piano. Le suffixe (-iste) est homogène et
s’applique aux divers instruments : accordéoniste, flûtiste, violoniste. Il arrive aussi que le
suffixe soit omis : à côté de hautboïste on trouve par métonymie hautbois : Paul est
hautbois dans l’orchestre de la Radio.
- le sport : un footballeur est celui qui pratique le football. Le suffixe ici est la plupart du
temps en eur : golfeur, coureur, basketteur. D’autres suffixes sont observés, ce sont des
emprunts : rugbyman
- des jeux de société : un bridgeur est celui qui pratique le bridge
- la religion : un catholique est celui qui pratique le catholicisme
- la langue : un francophone est qui pratique le français.
3.3. Les humains prédicatifs de profession ou de fonction (exercer)
Le verbe exercer partage avec pratiquer certains emplois caractérisés par un
complément classifieur des noms de professions. Ce substantif est présent la plupart du
temps : Paul (pratique, exerce) (le métier, la profession) de menuisier. Avec certaines
professions, il peut être effacé si l’objet désigne une activité professionnelle : Paul (pratique,
exerce) la médecine, mais c’est loin d’être toujours le cas : *Paul (pratique, exerce) (la
menuiserie, le notariat). Le verbe exercer, à l’exclusion de pratiquer, opère aussi sur des
noms de fonctions Paul (*pratique, exerce) la fonction de maire. Une description exhaustive
de ces constructions nécessite le recensement de tous les noms de professions et de fonctions,
qui sont comme on le sait très nombreuses.
3.4. Nominalisation d’ adjectifs désignant des propriétés durables ou passagères (verbes
avoir, être ou être de)
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