LA BHAGAVAD GITA ET LE CREDO VICIÉ DE L’ENTREPRENEURIAT V. SUSAN FERGUSON Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la planète entière semble avoir adopté la philosophie et le credo de l'esprit d'entreprise américain, mais d'un point de vue métaphysique, ce credo, cette religion et cette idéologie sont profondément viciés. J'ai grandi, nourrie par l'idéal de l'entrepreneur individuel. Comme la majorité des Américains, je n'ai jamais remis en question sa valeur, ou la manière dont le credo de l'esprit d'entreprise affectait le monde – étant donné que je vivais là-dedans. Inconsciemment, je demeurais plongée dedans, sans aucune possibilité d'objectivité. L'entrepreneur américain était ancré dans ma psyché comme le "bon gars", l'espoir de l'humanité, l'homme "capable", qui prend les choses en main et conduit le monde vers une vie meilleure, et promet la liberté offerte par le capitalisme du bon sens. Maintenant que l'empire américain commence à se désagréger sous nos yeux, il me semble que le moment est bien choisi pour comprendre les limites et les défauts de cette religion américaine de l'entrepreneuriat. On trouve une analyse brillante et perspicace dans une traduction de la Bhagavad Gita, interprétée par K.K. Nair / Krishna Chaitanya. K.K. NAIR / KRISHNA CHAITANYA K.K. Nair était un sage intellectuel, l'un de mes penseurs indiens préférés. Son nom de plume était Krishna Chaitanya, et je me suis donné beaucoup de mal pour trouver tout ce qu'il a écrit, parce que malheureusement ses livres sont aujourd'hui épuisés. Son esprit était en mesure d'absorber toutes les idées du monde, de l’Orient, comme de l`Occident. Il avait non seulement lu tout ce qui avait été écrit de pertinent dans le monde occidental, mais également dans le monde oriental, y compris les textes sanskrits. K.K. Nair démonte le raisonnement vicié derrière le credo ou la religion américaine de l'entreprenariat dans son excellent commentaire sur la Bhagavad Gita - La Gita pour l'homme moderne. Dans le troisième chapitre, il démasque le développement de cette idéologie, qui avait hypnotisé mon psychisme depuis l'enfance et qui, aujourd'hui encore, piège des millions d'autres personnes dans les illusions de Saint Graal de ses filières limitées. La discussion commence par une analyse du verset 15 du chapitre 3 de la Bhagavad Gita. Krishna dit à Arjuna que l'origine de tous les "actes", c’est l'Unité. L'Unité est appelée Brahman dans la Gita, et ici, Krishna définit Brahman comme ce qui est impérissable et qui imprègne la totalité. En d'autres termes, Dieu est tout, il n'y a rien dans cet univers en dehors de la Conscience de Dieu, de l'Unité, du Brahman. Par conséquent, tout acte a pour origine et résulte de sa source, qui est la Conscience de Dieu. "Le Brahman omniprésent se fonde éternellement sur le sacrifice". L'Un sacrifie son unité et prend l'"apparence" temporelle de la multiplicité afin de créer l'univers dans lequel il peut jouer.1 LE SACRIFICE, C’EST TOUT ACTE ACCOMPLI DANS LA CONSCIENCE QUE TOUT EST SACRÉ Cela étant, nos actions perdent leur fréquence vibratoire "sacrée", quand nous oublions et quand nous perdons notre connexion intérieure avec l'Unité qui nous habite ; quand nous oublions que nous sommes en fait une parcelle de la Conscience de Dieu, comme tout le monde et comme toute chose dans cet univers. Au fur et à mesure que notre conscience sombre dans la perception différenciée et que notre véritable nature est obscurcie, la conscience de nos actions diminue et se 1 Sur ce thème, voir également sur Partage-pdf.webnode.fr : • La Bhagavad Gita revisitée pour les Occidentaux – Jack Hawley (section livres) • Sacrifice ou instinct de conservation ? – Swami Rama, NDT. perd dans l'hologramme des cinq sens qui se manifeste à l'extérieur. C'est ainsi que nous sommes entraînés de plus en plus profondément dans les illusions que nous avons nous-mêmes créées. Le mot sanskrit yagna signifie sacrifice. L'étymologie du terme ''sacrifice'', c'est le terme ''sacré''. Un acte accompli dans la conscience de notre union avec l'Un est sacré. Un acte accompli dans la conscience de notre propre intérêt nous éloignera de plus en plus de la Conscience du Dieu qui est avec nous tous. C'est cela le "péché" - le seul vrai péché étant d'ignorer que l'on est l'Unité. Au fur et à mesure que nous oublions notre véritable nature et que nous nous enfonçons dans des états illusoires de perception différenciée et d'illusion, nous sombrons dans le péché - les miasmes de l'amnésie, qui nous lie à l'hologramme temporel illusoire et qui nous piège dans le samsara, les cycles sans fin des naissances et des morts successives. LE CARACTÈRE NÉCESSAIREMENT ALTRUISTE DES ACTES SACRÉS Quand nous en arrivons à savoir que nous sommes l'Unité - et donc à comprendre que nous sommes reliés à tous les autres hommes, femmes et enfants de la planète, et à la planète elle-même en tant qu'océans, rivières, flore et faune, tout - alors nos actions avec et pour ces êtres, et la Terre, sont des actions entreprises pour notre propre Soi. Selon K.K. Nair, le poète et auteur de la Bhagavad Gita, Vyasa, veut que l'homme soit altruiste dans tout ce qu'il fait, puisque cet altruisme se fonderait sur la nature et sur la structure mêmes de la réalité. Le Créateur ne manque de rien, n'est contraint par aucun besoin, et pourtant il travaille pour le monde. Les personnes éclairées savent qu'elles sont unies dans la Conscience de Dieu et, par conséquent, tout ce qui est fait est considéré comme un acte sacré accompli dans cette compréhension de l'union avec le Tout.2 K.K. Nair : "L'homme qui ne contribue pas à faire tourner la roue, qui tourne en ce sens, entraîne la ruine du système mondial et la sienne aussi, puisqu'il ne pourra pas survivre dans un monde en ruines.3 En revanche, sa propre sécurité et son progrès ne sont nullement menacés, s'il travaille de manière altruiste. En effet, son travail pour les autres et pour le monde produira des résultats bénéfiques pour tous, y 2 Sur le même thème, on pourra également consulter cet article sur Partage-pdf.webnode.fr : • Servir l’Unité – Adyashanti, NDT. 3 Voir par exemple sur Partage-pdf.webnode.fr : • Vivre au milieu des ruines : histoire pour un avenir plus vibrant – LLewellyn Vaughan-Lee compris pour lui. Le rendement résiduel de l'action altruiste est amplement suffisant pour répondre à ses besoins réels."4 La majorité des personnes qui sont prises dans les tourbillons du capitalisme de consommation n'ont aucun respect pour la pensée altruiste. Seuls comptent l'intérêt personnel et la réussite. Ceux qui travaillent pour les autres et pour le bien du monde sont considérés comme des imbéciles méprisables. Le succès est assimilé à l'argent, quelle que soit la manière dont cet argent a été obtenu, amassé ou accaparé. "La frénésie productive du point de vue qui méprise l'altruisme modéré et qui est totalement dévouée à la poursuite acharnée de l'intérêt personnel a conduit à une 4 Selon ma propre expérience, c’est parfois très limite, et on peut être poussé occasionnellement dans ses derniers retranchements, mais cela a toujours été le cas, et si on comprend bien le processus, on peut mieux l’accompagner, plutôt que d’en être une victime ignorante, NDT. (Je conseillerais à des débutants de bien étudier le livre de Jack Hawley, la Bhagavad Gita revisitée pour les Occidentaux, qui abonde dans le même sens et qui aide beaucoup à la compréhension. Contrairement à moi, Jack Hawley était lui un spécialiste renommé du monde de l’entreprise : https://www.fichier-pdf.fr/2016/07/21/la-bhagavad-gita-revisitee-pour-les-occidentaux/) guerre contre la nature et contre notre prochain, et toutes les deux présagent aujourd'hui de l'extinction de la race.’’[KKN] 5 Les mots altruiste et entrepreneur s'entendent rarement de concert. Bien sûr, la justification habituelle est que l'entrepreneur qui réussit fournit des emplois aux gens, mais, comme le souligne K.K. Nair, ces emplois mutilent quotidiennement l'âme des hommes via un travail dénué de sens. 5 Par rapport à cette vaste thématique, voir notamment sur Partage-pdf.webnode.fr : • La nature est le corps de Dieu – Prof. G. Venkataraman • L’Avatar Sathya Sai Baba à propos des catastrophes naturelles – R.K. Karanjia • Réflexions sur la crise du climat – Stephan Bodian • Erysichthon, le roi glouton qui finit par se dévorer - Susan Murphy • Impératif spirituel et matérialisme impératif – Satish Kumar • Planter ou se planter ? – Radio Sai Global Harmony • Tout ce que j’ai besoin de savoir, je l’ai appris dans la forêt – Vandana Shiva • L’unité, la pureté et la divinité des arbres qui nous entourent (la nature et Dieu sont intimement liés) – Organisation Sathya Sai Internationale • La nature est le meilleur professeur – Sathya Sai Baba • Le koan de la Terre – Susan Murphy • Toute la planète est concernée par l’éthique – Susan Murphy • La responsabilité spirituelle en temps de crise globale – LLewellyn Vaughan-Lee • Ecologie spirituelle – LLewellyn Vaughan-Lee • Ecospiritualité : vers une structure économique fondée sur les valeurs – LLewellyn Vaughan-Lee • Pour une empreinte plus douce, plus légère et plus respectueuse… - Ashok K. Sakhrani, NDT. K.K Nair cite d'autres points de vue anticonformistes : "Le culte de la croissance pratiqué par les nantis implique en fait une guerre contre la substance même des pauvres" et "viole les limites profondes de l'homme et les dimensions extérieures de la nature". Le credo de l'entrepreneur américain domine maintenant outrageusement le monde. Examinons donc ses origines et "son grand métissage avec d'autres idées tout aussi peu humaines’’. [KKN] En 1776, Adam Smith rédigeait la "Richesse des nations" et instaurait le code de l'intérêt personnel. On estime que l'acceptation de ce credo de l'intérêt personnel influa sur la formulation par Darwin de sa théorie de l'évolution sur la base d'une lutte compétitive pour l'existence. Herbert Spencer convertit les concepts de Smith et de Darwin en un darwinisme social, qui devint la philosophie de l'esprit d'entreprise américain – aujourd'hui la philosophie économique du monde entier. L'intérêt personnel se transforme rapidement en égoïsme et en cupidité dans l'esprit d'hommes faibles et craintifs plus désespérés. La cupidité est-elle source de biens ? Le pur égoïste est adulé, voire considéré comme un héros pour son acquisition éphémère d'une réussite basée uniquement sur la richesse et sur la notoriété - avec peu ou guère d'intérêt pour l'intégrité, la sagesse ou le souci des autres et de la planète. Je m’assieds même dessus ! Un tel progrès signifie laisser les autres en plan et sur la touche. Un tel "credo a avalisé une psychologie du désir illimité et une théorie qui a éliminé toute responsabilité dans l'appropriation illimitée et favorisé une perception de soi ... qui définit ses limites dans l'activité compétitive’’. [KKN] La victoire devient tout. L'étymologie du mot "sport" est jeu, joie, divertissement, facétie. Entre les mains de l'Entrepreneur, le sport est devenu une affaire de résultats et une affaire d'entreprise. Les idéaux qui jadis faisaient de la vie disciplinée d'un athlète une source de formation du caractère et d’intégrité sont aujourd'hui de simples moyens de faire du profit. Les propriétaires d'équipes réussissent proportionnellement à leur capacité à payer de grands athlètes. Ces hommes et ces femmes n'ont d'allégeance pour aucune équipe, mais uniquement pour leur propre compte en banque. Je ne peux pas réellement les blâmer - leur comportement étant la conséquence de tout le système, et l'espérance de la durée de leur carrière est courte. Les effets de ce "Credo de l'Entrepreneur" sur la planète sont beaucoup plus graves, inquiétants, voire peut-être irréversiblement destructeurs. "En adoptant avec enthousiasme un credo qui séduisait et qui sollicitait sa nature inférieure, l'homme déclara alors la guerre à la nature (en menaçant de polluer et d'épuiser ses ressources vitales) et une guerre à ses frères, qui prit la forme de l'exploitation par le monopole, du colonialisme, de l'impérialisme économique multinational et de l'anéantissement par l'armement nucléaire." 6 [KKN] 6 Cf. la note de bas de page précédente pour quelques exemples, NDT. Adam Smith prêcha la doctrine de l'intérêt personnel - mais lorsque nous atteignons la Conscience de Dieu et l'Illumination, nous réalisons que notre propre intérêt personnel réside dans le bien-être du monde, parce que nous sommes cela. Il n'y a ni "nous", ni "eux" - il n'y a que l'Un. À mon sens, nous le savions tous au cours du premier cycle du temps, celui de l'âge d'or ou du Satya Yuga sanskrit, et nous le saurons à nouveau.7 Le credo de l'entrepreneur individuel, qui a accepté l'intérêt personnel comme motivation première, ne peut fonctionner que dans le Kali Yuga, le cycle du temps imprégné de conflit et de confusion. Loin de progresser et d'évoluer, nous avons progressivement sombré, au cours des 6 000 dernières années, dans la perception différenciée des cinq sens, dans l'illusion autoproduite et dans les miasmes de l'amnésie. Cet "oubli" de notre véritable nature et de notre source s'enracine dans le "péché", qui consiste à nous sentir entièrement coupés du Dieu qui est en nous.8 Nous nous en sommes éloignés jusqu'à projeter la divinité à l'extérieur, dans un paradis, siégeant sur un trône d'or. La seule relation fonctionnelle entre cette divinité lointaine intronisée et nous, c’est la perspective d'un terrible jugement dernier qui sera rendu par rapport à notre vie "unique", et qui nous condamnera à un enfer éternel ou à un paradis barbant et rébarbatif sur fond de harpe ailée. Ce type de pensée est un "péché" et un genre de folie en soi. 7 Référence à la cosmogonie hindoue. Suivant celle-ci, nous nous situons actuellement dans le Kali Yuga ou l’âge de fer, l’ère où l’homme est le plus moralement dégénéré, mais ou paradoxalement, il est le plus aisé de parvenir à l’Illumination ou à la libération du cycle sans fin des naissances et des morts et de toutes les souffrances concomitantes, NDT. 8 C’est-à-dire de la Conscience absolue ou la Conscience témoin, où s’inscrivent les pensées, les sentiments, les émotions, les sensations et les perceptions, qui en sont des émanations, NDT. Le credo de l'intérêt personnel d'Adam Smith nous prive de la possibilité du "respect réciproque de tous les individus [...] pour nous rapprocher les uns des autres dans une association de plus en plus globale, qui serait réglée suivant les lois d'une liberté harmonieuse". [KKN]" Ce credo de l'intérêt personnel et de l’entrepreneuriat nous a transformés en "société d'acquisition" et a "rabaissé l'homme à une seule dimension, celle d'un consommateur qui, contrairement aux animaux, nourrit toujours ses appétits au-delà de la satiété possible". [KKN] Aux États-Unis, il y avait une blague que l'on n'entend plus trop : "Celui qui meurt avec le plus de jouets gagne !" Quand assez est-il assez ? Les grands conglomérats ont mis des objets inutiles à la disposition de toutes les couches de la société. Même les maisons des pauvres sont remplies de gadgets et de bric-à-brac. Les cartes de crédit ont tout rendu possible, et maintenant le moment de rendre des comptes est peut-être arrivé. Peut-être l'avenir nous permettra-t-il de nous libérer du credo de l'entrepreneur qui, à l'instar du proverbial loup déguisé en agneau, a gardé la mainmise sur notre conscience et sur la planète. Si l'avenir entraîne l'effondrement de l'économie de consommation mondiale, nous découvrirons peut-être à quel point la consommation axée sur le statut nous a peu servi. On ne peut pas s'attacher à un monde matériel qui s'effondre. Peut-être rentreronsnous chez nous, auprès du Dieu qui est avec nous tous, vers un mode de vie supérieur et la Conscience qui perçoit les choses telles qu'elles sont, et le monde comme étant l'Unique. Le véritable changement n'aura lieu que lorsque nous aurons d'abord changé notre propre conscience. Dans la Bhagavad Gita, Krishna ne rejette pas le bonheur. "Mais le bonheur vient de la sérénité intérieure, et celle-ci ne peut venir que de la connaissance ultime du Soi, de son rôle dans le grand dessein de l'existence. La prolifération des appétits détruit le monde, car s'il y a assez pour les besoins de chacun, il n'y a pas suffisamment dans le monde pour l'avidité de tous’’. [KKN] Dans le Kali Yuga, nous avons oublié notre lien primordial avec l'essence de toute vie, qui sous-tend l'univers tout entier. Nous avons oublié le Dieu intérieur qui imprègne tous les êtres et Gaïa, la Mère Nature, que nous avons entrepris de conquérir. Tant que nous ne nous serons pas reconnectés à l'Unité, même le plus innocent des entrepreneurs sera vulnérable à l'inévitable influence corruptrice de l'intérêt personnel et de la cupidité. Il est devenu évident pour tous que cette planète a franchi un seuil de toxicité et de dévastation, qui met en péril la survie de l'humanité. Des niveaux insoutenables de pollution chimique et industrielle contaminent l'eau que nous devons boire, l'air que nous respirons et les terres cultivables, sans lesquelles il n'y aurait ni nourriture, ni vie. Le temps est certainement venu pour nous tous de regarder au fond de notre cœur et de réaliser que l'idéologie de la consommation, issue d'un esprit d'entreprise prospère, s'est heurtée à un mur de briques dans une impasse. Quel genre d'espèce détruit sa propre planète ? Que faudra-t-il pour nous réveiller ? Le moment est venu de nous reconnecter à notre Source et de réaliser que nous sommes l'Unité, un seul peuple, une seule planète, un seul avenir. Chacun d'entre nous doit regarder à l'intérieur de lui et, en élevant sa conscience individuelle et en se connectant au Dieu qui est en lui, revenir à cette relation primordiale, innée et harmonieuse avec la nature et la Terre. Cela dépend de nous - de chacun d'entre nous. - (Article inspiré et partiellement paraphrasé et cité à partir de l'ouvrage épuisé de K.K. Nair / Krishna Chaitanya - à qui je reste profondément redevable : The Gita for the Modern Man, Krishna Chaitanya (K.K. Nair) ; Clarion Books, New Delhi, 1986, 1992.) 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