1 Bromberg M. (1998). La persuasion et le changement des attitudes. Colloque du centre d’études en sciences sociales de la défense : les influences Psychologiques. Approches scientifiques et prospectives. Paris INTRODUCTION Peut-on imaginer problématique plus ancienne que celle de la persuasion et du changement d'attitude qui en découle ? L'histoire de l'humanité (du moins si on se réfère à notre culture judéo-chrétienne) ne s'ancre-t-elle pas dès "l'origine" dans le fait qu'Eve a réussi à persuader Adam de croquer cette fameuse pomme. C'est dire si la parole est au centre de la problématique de la persuasion même si tous les changements d'attitudes ne sont pas systématiquement initiés par la parole. Le but persuasif de la communication est plus que jamais, dans nos sociétés "démo-médiatique" au goût du jour. Comme autrefois, le pouvoir est au bout de la parole, les médias y contribuent largement. Or si la parole d'aujourd'hui n'est pas celle des anciens (grecs et romains), néanmoins elle lui ressemble étrangement. Notre parole est "médiatique" mais celle d'hier l'était aussi. Le "nouveau" Caton (1983) écrivait "voici venu le temps de l'agora télévisuelle, du forum électronique... La démocratie moderne, c'est Athènes plus la télématique". Le jeu social - qu'il soit politique, publicitaire ou interactionnel - est, la plupart du temps (toujours ?) jeu d'influence et plus précisément jeu de paroles persuasives. C'est dire que ce jeu a une histoire, une longue histoire. Il n'est pas question ici de retracer cette histoire dans son ensemble, il s'agira plutôt de mettre en évidence des points de repère permettant de saisir les modèles mis en oeuvre dans le but de maîtriser les différents paramètres intervenant dans ce jeu. 2 Constatons tout d'abord qu'on est frappé à la lecture des travaux psychosociologiques traitant du problème de la communication persuasive, par le fait que le champ d'étude revendique deux origines unanimement reconnues et séparées par plusieurs siècles. Une origine mythique un peu floue, relevant du domaine de l'ART constituée par deux éléments clefs : ARISTOTE et la rhétorique, une origine précise et datée, relevant du domaine de la Science et débutant avec la seconde guerre mondiale, marquée par une équipe dirigée par Hovland et qui constituera ce que l'on a appelé : l'école de YALE. Le développement des techniques audiovisuelles, l'importance des jeux institutionnels propres au contexte politique que nous connaissons, l'importance accrue des campagnes politiques et des sondages (intentions de vote, cote de popularité des hommes politiques etc.) ont contribué à renforcer le rôle des médias et donc de la parole médiatique. D'une certaine façon nos hommes politiques sont confrontés à des problèmes semblables à ceux du siècle de Périclès, et pour paraphraser la citation d'Aristophane, on pourrait dire : "Tandis que les cigales ne chantent qu'un mois sur deux dans les figuiers, nos hommes politiques bruissent toute leur vie dans les médias". Dès lors les nouveaux Maîtres de la parole sont des professionnels du marketing et du sondage politique. Comme les Sophistes et les Rhéteurs, ce sont des professeurs es conseil en affaires publiques et privées, car selon la formule de Todorov (1977) "le pouvoir est aujourd'hui au bout de la langue, la parole – celle qu'émet le petit écran plutôt que celle que l'on entend dans les assemblées délibératives – est redevenue une arme efficace". Mais alors que les Maîtres de parole, que furent les Rhéteurs et les Sophistes au 5ème siècle avant Jésus Christ (cf. Bromberg et al., 1983), convaincus que parler c'est faire agir avaient constitué en leur temps un art de la persuasion – c'est-àdire une technique – de nos jours la préoccupation de ceux qui s'intéressent à la parole persuasive est plus de mettre en évidence les processus mis en œuvre, 3 responsables de son efficace, et donc de construire une ou des théorie(s) explicative(s) plutôt qu'une technique. C'est ainsi que les psycho-sociologues revendiquent une façon différente de poser les problèmes, s'appuyant non pas sur la nature des questions abordées, mais plutôt sur la nature des moyens mis en oeuvre pour y répondre. Les années 40 furent décisives et consommèrent cette rupture à la suite de l'adoption quasi générale par les chercheurs de la méthode expérimentale pour résoudre ces "vieux" problèmes rhétoriques. Cependant si Hovland et Aristote partagent mêmement la croyance selon laquelle il est nécessaire dans cette démarche de transcender le particulier, leurs "Rhétoriques" respectives diffèrent, non seulement par la méthodologie utilisée mais également par la nature de leurs préoccupations. Les recherches de Hovland (et de nombreux autres par la suite) en voulant s'affranchir du contingent ont focalisé les réflexions théoriques sur la forme et la structure des messages émis vers une cible plutôt que sur leur contenu, leur sens. Leurs premières études furent menées pendant la seconde guerre mondiale à la demande du département de la guerre afin d'étudier les différentes techniques utilisées par l'armée des États Unis pour maintenir le moral des soldats américains engagés sur les différents fronts. Elles se poursuivirent ensuite à l'université de Yale et furent le point de départ d'un grand courant de recherche d'une extrême complexité. Cependant avant de discuter les principaux concepts, théories et résultats expérimentaux qui structurent le champ social de la persuasion, arrêtons-nous un instant sur les différentes implications suscitées par le concept de persuasion, ainsi que sur certaines caractéristiques qui le définissent. Pour ce faire, reprenons la référence faite au début de l’exposé à l’histoire d’Adam et Eve . Imaginons que quelqu'un dise par exemple : "Eve a persuadé Adam de croquer la pomme". 4 * En premier lieu, on peut dire que cette proposition n'a de sens que si elle remplit une première condition, dite condition de réussite. En effet, on ne peut dire dans une même proposition : Eve a persuadé Adam mais a échoué. Cette condition de réussite est inhérente au concept de persuasion et implique à son tour deux autres conditions : • la présence d'un but et • l'existence d'une intention, celle d'atteindre ce but. Parler de condition de réussite nécessite un critère permettant de juger si la condition est ou non remplie et implique qu'un but soit atteint intentionnellement. Ainsi, si l’on entend la proposition : "Eve a persuadé Adam de croquer la pomme" on est en droit d'inférer Qu’Eve avait un but préalable : faire croquer la pomme à Adam * et que ce but a été atteint intentionnellement : Adam n'a pas croqué la pomme incidemment. 5 * · En second lieu on peut se demander quelle condition doit être remplie pour qu'Adam soit effectivement "persuadé". Imaginons qu'il ait croqué la pomme à la suite d'un honteux chantage de la part d'Eve (tout est possible, non ?) ou bien encore sous la contrainte d'une menace quelconque (après tout, dans cette histoire il y avait aussi un serpent !). Dirions-nous alors qu'Adam a effectivement été persuadé de faire ce qu'il a fait ? Certes non ! Tout procès persuasif implique donc peu ou prou qu'il se déroule dans un espace de liberté. Chaque fois que l'on peut mettre en doute la liberté de quelqu'un dans une action quelconque on peut contester qu'il y ait eu persuasion. Liberté et persuasion vont indissociablement de pair, il ne peut y avoir de procès persuasif si la personne persuadée de faire, de dire, de penser, etc. quelque chose ne l'ait été librement ou du moins ait eu l'illusion d'avoir librement consenti à se conformer à l'objet de la persuasion. 2. Il ne peut y avoir de persuasion sans l'intermédiaire d'un médium, et ce médium est essentiellement de nature langagière. "L'homme se mène par la parole comme le boeuf par les cornes" dit un proverbe basque. C’est dire que la parole est au centre de la problématique de la persuasion. On notera que : Si toute communication n'est pas persuasive, elle est néanmoins la plupart du temps au centre du procès persuasif. 6 3. Toute persuasion implique nécessairement un changement chez la personne qui en est l'objet. Quelle est la nature de ce changement ? Tous les auteurs s'accordent à penser que l'efficacité de toute communication persuasive dépend de sa capacité à modifier la représentation, l' "état mental" ( le contenu de croyance) du sujet, vis-à-vis de l'objet de la communication. • Dans certains cas, le but de la persuasion consiste à modifier les croyances, opinions de l'individu, et donc sa représentation de l'objet du problème (par exemple : persuader les membres d'un jury de l'innocence d'un inculpé). • Dans d'autres cas le but de la persuasion est de modifier non pas des croyances, mais le comportement de quelqu'un (par ex. : mettre la ceinture de sécurité, s'arrêter de fumer, mettre un préservatif). Dans ce dernier cas, les auteurs font l'hypothèse que le comportement du sujet à l'égard du problème ne peut avoir lieu sans qu'il ne soit précédé d'une modification de l' "état mental". C'est dire l'importance théorique et conceptuelle que les auteurs ont accordé à la notion « d'état mental » dans le champ de la persuasion, notion caractérisée par le concept d'attitude. La grande majorité des auteurs s’accordent à penser que toute persuasion a pour but intrinsèque de « changer les attitudes ». Même si le but de la persuasion consiste à modifier un comportement, ce but ne peut être atteint qu'à travers un processus de changement d'attitudes, les attitudes étant conceptualisées alors comme des précurseurs du comportement. 7 Le champ des études expérimentales de la communication persuasive (et donc des changements d'attitudes) s'est structuré dès l'origine autour d'un certain nombre de variables, sous la double influence des modèles prédominants de l'époque. 1) celui de Laswell (1948), qui analyse toute communication en termes de : Qui dit Quoi, Comment, à qui et avec quels Effets. 2) celui de la théorie de l'information : Emetteur- Message- Recepteur. C'est ainsi que calqué sur le schéma le plus général du modèle de la transmission de l'information, les psychosociologues vont traquer les faits de communication selon la quintuple question de Laswell : 1) Qui (Emetteur ou source), 2) dit quoi (message), 3) dans quel canal, 4) à qui (le récepteur), 5) avec quel effet. Leurs continuateurs longtemps enfermés dans le schéma E - M - R ont tour à tour étudié les caractéristiques de chacun des termes du schéma, en se focalisant sur trois composantes essentielles : La source, le message, le récepteur, avant que de se dégager de ce modèle. Il existe deux conceptions relativement contrastées de la problématique de la persuasion dans le domaine de la psychologie sociale. La première qui conceptualise le sujet social comme une machine à répondre, machine dont les réactions seraient sous le contrôle quasi exclusif de stimuli externes. Dans cette perspective, le message, où pour être plus exact, l’ensemble des paramètres liés au message, jouerait un rôle déterminant dans nos réactions ou réponses que nous serions amenés à avoir consécutivement à sa réception. Cette conception sous entend, que si quelqu’un veut persuader autrui, il suffit de connaître préalablement certains mécanismes susceptibles de produire les effets voulus, puis d’appliquer ensuite correctement les modes d’emploi qui s’y rapportent. La 8 bonne application de ces mécanismes généraux serait le garant de la réussite de la tentative de persuasion. La seconde, que l’on qualifie habituellement d’approche cognitive, conceptualise le sujet social comme une machine à traiter de l’information. Dans cette perspective, le message n’a d’effet véritable qu’après avoir été traité par le sujet. Ce serait le résultat, c’est à dire le produit du traitement de l’information du message qui serait responsable de son efficacité. On peut dire que chronologiquement c’est la première conception qui a inspiré majoritairement l’ensemble des réflexions et travaux de la première moitié du XXème siècle notamment sous l’impulsion de Hovland et de ses collaborateurs. Puis vers les années 60 la deuxième conception a semble-t-il pris le relais. Il n’est pas question ici de faire une revue de questions de l’ensemble des théories et travaux expérimentaux concernant ce domaine, nous nous attacherons plutôt à marquer les temps forts de la réflexion et les travaux les plus structurants illustrant chacun des trois facteurs. I. Caractéristiques de l’émetteur. On a identifié deux caractéristiques de la source susceptibles d'avoir un effet sur l’efficacité persuasive du message : 1) la crédibilité, 2) l'attractivité. (McGuire, 1969) 1. la crédibilité Sans doute l'étude la plus connue sur la crédibilité de la source est celle de Hovland et Weiss (1951). Ces derniers donnèrent à lire à des étudiants des informations identiques qui étaient présentées comme étant extraites soit d'un 9 journal, soit d'articles de revue. Les articles traitaient de sujets variés tels que : la possibilité de construire un sous-marin atomique, les drogues anti-histaminiques, la situation de l'acier, l'avenir des salles de cinéma. Pour la moitié des articles, les informations étaient attribuées à des sources dont on savait, par un questionnaire préalable, que les sujets les trouvaient dignes de confiance (les remarques sur le sous-marin atomique étaient attribuées à un célèbre physicien nucléaire américain) et l'autre moitié, à des sources peu dignes de foi, telle que la Pravda (du moins pour les américains de l’époque). Les résultats mirent en évidence le fait qu'une même information pouvait influencer différemment les sujets selon qu'on l'attribuait à une source très crédible (forte influence) ou peu crédible (influence faible ou nulle). Par la suite d'autres expériences ont montré que l'impact persuasif d'une source jugée crédible était d'autant plus efficace que le niveau d'éducation, l'intelligence, le statut social, la compétence professionnelle etc... qui lui étaient attribués croissaient (Hass, 1981). Les indices de crédibilité semblent jouer un rôle d'autant plus important que le sujet récepteur est plus impliqué par le thème de la discussion, et qu'il est donc enclin à accepter ou à rejeter la conclusion du message sur la seule base de la compétence perçue de la source, sans tenir grand compte de la teneur argumentative du message (Johnson et Scileppi, 1969 ; Chaiken ; 1980) 1.2. L'attractivité L'attractivité constitue la deuxième catégorie étudiée des caractéristiques de la source. Selon Kelman (1961) lorsque la source de la communication est attractive, le changement d'attitude est médiatisé par un procès d'identification. Le sujet adopte le point de vue de la source sur la base des sentiments qu'il éprouve pour elle. La justesse de la position défendue ainsi que la nature des arguments utilisés jouent alors un rôle tout-à-fait secondaire dans le processus de changement. A l’opposé, lorsque c'est la crédibilité de la source qui constitue 10 le facteur de changement, l'effet de la communication est médiatisé par un procès « d’internalisation » qui est justement dépendant du contenu du message et de la nature des arguments utilisés. Ceci ne va pas sans conséquences, quand le changement d'attitude est médiatisé par un procès d'identification (source attractive), ces changements ne sont ni intégrés dans le système de croyances et de valeurs de l'individu, ni indépendants de la source du message. L'opinion de la source est acceptée en fonction de son attractivité et non en fonction de la valeur de la vérité (perçue !) de ses propos. Le maintien d'un tel changement est fortement dépendant du maintien de l'opinion de la source ainsi que de la durabilité du lien affectif qui lie la source et le sujet. A l'inverse dans les changements consécutifs à un procès d'internalisation (source experte) la persuasion ne dépend pas de la valeur extrinsèque des faits et preuves utilisés, mais si la persuasion est réussie, il y a intégration dans le système de croyance et de valeurs. 1.4. Conclusion Il faut noter que, lorsque nous parlons d'effet de la source nous ne faisons en réalité qu'étudier le rôle que jouent les représentations que se font les sujets de la situation persuasive et en particulier de la source du message. C'est en jouant sur ces représentations, construites à partir de la mise en scène de sources fictives, que l'on met en évidence une plus ou moins grande efficacité du message. Autrement dit, les recherches montrent que ce qui affecte les sujets c'est ce qu'on leur donne à croire à propos des sources fictives (à qui l'on attribue les mêmes messages) et non des caractéristiques des sources réelles. LES CARACTÉRISTIQUES Du message. 11 Que les situations de communication sociale, soient monologiques ou dialogiques, tous nos efforts tendent à organiser ce que nous disons afin de paraître le plus convaincant possible. Mais existe-t-il des stratégies langagières plus efficaces que d'autres à convaincre un interlocuteur et comment les mettre en œuvre ? Deux questions héritées des rhéteurs et sophistes de la Grèce antique, ont été à l'origine des premiers travaux sur l'efficacité relatives de stratégies discursives à visée persuasive. - est-il préférable de présenter un discours mettant en scène un seul des aspects (discours unilatéral) ou les deux aspects contradictoires d'une argumentation (discours bilatéral). ? - lorsqu'on présente un discours présentant les deux aspects contradictoires d'un même thème, y a-t-il un ordre de présentation plus efficace que l'autre ? La première expérience qui porte sur l'effet d'une communication unilatérale vs bilatérale est due à Hovland, Lumsdaine et Sheffield (1949) et a eu lieu juste avant la conclusion de la 2ème guerre mondiale sous les auspices du département de la guerre américain. La guerre en Europe était finie et l'état major qui était parvenu à la conclusion que la guerre durerait encore un certain temps, craignait que l'optimisme qui régnait parmi les troupes sur l'éventualité d'une défaite rapide du Japon ne contrecarre l'effort de guerre dans le Pacifique. La recherche entreprise avait donc en partie pour but de convaincre le personnel des forces armées que la guerre contre le Japon serait longue. Les résultats mettent en évidence un effet différentiel de la structure unilatérale ou bilatérale du message selon l'attitude initiale du sujet. C'est à dire que le discours bilatéral est plus efficace pour persuader des sujets qui ne sont pas convaincus du bienfondé de la position que défend le discours unilatéral. En revanche, si les sujets sont déjà convaincus du bien-fondé de la position que l'on 12 cherche à induire, le message unilatéral est plus efficace que le discours bilatéral. Lumsdaine et Janis (1953) montrent de plus que la résistance des sujets à une contre-propagande ultérieure est plus grande lorsque ceux-ci ont été préalablement soumis à un message persuasif bilatéral plutôt qu’unilatéral Cette idée sera reprise et développée sous le terme de théorie de l'inoculation par McGuire et Papageorgis (1961) 2.2. La théorie de l'inoculation. Les auteurs s'inspirent du modèle de l'immunité biologique pour tester de façon systématique les implications qui en découlent quant à la résistance à la persuasion. McGuire et Papageorgis (1961) vont tester de façon systématique les implications de cette idée en l'appliquant au champ de la persuasion. Pour éviter qu'un organisme ne tombe malade, on peut augmenter préventivement sa résistance soit en le soumettant à un régime approprié, avec apport de vitamines soit en lui inoculant un vaccin. Ce qui les amène à comparer l'efficacité relative de deux types de défenses cognitives, la défense par soutien et la défense par inoculation lorsqu'une croyance est attaquée. En filant la métaphore biologique, dans la première défense, on fournit par analogie une provision d'arguments proattitudinels susceptible de permettre à l'individu de mieux résister à la contrepropagande ultérieure ; dans la seconde, on lui inocule une forme atténuée des arguments contre-attitudinels qu'il est susceptible de rencontrer dans le futur. Si cette analogie biologique est appropriée au champ de la persuasion, on peut alors faire l'hypothèse que la défense par inoculation doit constituer une stratégie plus efficace à instaurer une résistance à la persuasion ultérieure qu'une stratégie dite de soutien. Autrement dit, si une croyance n'a jamais été attaquée, une défense acquise par inoculation devrait être bien plus efficace qu'une défense acquise par soutien. 13 Les auteurs valident cette hypothèse et de plus mettent en évidence que l'accroissement de la résistance à la persuasion est dû à la prise de conscience par le sujet de la vulnérabilité de sa croyance, à la motivation qui lui est ainsi fournie, et pas simplement au fait qu'on lui donne des arguments dont il pourra se servir ultérieurement. On notera au-delà de la métaphore biologique, que deux mécanismes - cognitifs et motivationnels - sous-tendent cette théorie. La vulnérabilité d'une croyance unanimement partagée vient du fait que n'ayant jamais été attaquée, les sujets n'ont jamais été motivés à rechercher des informations susceptibles de renforcer la validité de leurs croyances et par là même manquent de ressources cognitives pour les défendre. 3. L'appel à la peur. L'utilisation de la peur induite par des communications persuasives est fréquemment utilisée dans les campagnes d'information visant à modifier ou à promouvoir des comportements (cf. les nombreuses campagnes d'information sur le port de la ceinture de sécurité, la limitation de vitesse, le tabagisme, le sida, et plus récemment sur l'hépatite B). Les auteurs de ces campagnes sont convaincus qu'en effrayant les auditeurs, ils les persuaderont d'arrêter de fumer, de mettre un préservatif ou bien de se faire vacciner. La procédure utilisée consiste généralement à associer soit une action indésirable (fumer par ex.) à une conséquence négative (risque de cancer du poumon) soit une action désirable (mettre un préservatif, par exemple) à un évitement de conséquences négatives (être contaminé par le virus du sida). Le sens commun dans cette affaire voudrait que plus l'intensité de la peur induite chez le récepteur est grande et plus le discours "menaçant" sera efficace à faire accepter les recommandations. Dans une expérience célèbre Janis et Fesbach, (1953) ont mis au contraire en évidence une relation négative entre le niveau de peur suscitée et l'efficacité des recommandations. Ces résultats furent confirmés par 14 Berelson et Steiner (1964) éveiller une peur intense, crée chez l'individu une tension trop forte, de sorte que la meilleure stratégie consisterait alors à ne susciter qu'une peur "raisonnable". Cette expérience a suscité par la suite de nombreuses recherches avec des résultats contradictoires. (Pour plus d'informations on pourra se reporter aux travaux de Higbee, 1969, Leventhal et al 1970, Sutton 1982). III. LES CARACTÉRISTIQUES DU RÉCEPTEUR. Toutes les théories de la persuasion ont pour objet de rendre compte des modifications des opinions, croyances, attitudes, consécutives à la réception d'une communication à visée persuasive plus ou moins complexe. Elles font l'hypothèse que de tels changements sont la conséquence de modifications de processus psychologiques sous-jacents activés par la communication persuasive. Hovland, Janis, Kelley (1953) suggèrent que l'impact persuasif d'une communication dépendait de l'activation de trois processus successifs : 1) d'attention, 2) de compréhension, 3) d'acceptation. McGuire (1968 à 1972) développera cette conception en y ajoutant deux étapes supplémentaires 4) la mémorisation, 5) l'action. Selon cette conception, pour qu'un message ait un impact persuasif il faut successivement que le récepteur prête au message un minimum d'attention, puis qu'il le comprenne, qu'il l'accepte plus ou moins, qu'il mémorise sa nouvelle opinion et qu'enfin il se comporte selon sa nouvelle attitude. Toutefois force est de constater que la grande majorité des auteurs se sont intéressés plus qu’à tout autre facteur à l’acceptation du message. Les travaux récents qui étudient le processus d'acceptation décrivent les mécanismes sous-jacents en termes de réponses cognitives. Selon cette conception, (Greenwald, 1968) l'impact persuasif de la communication serait déterminé par la nature des réponses cognitives générées par le sujet lorsqu'il 15 anticipe ou écoute une communication persuasive. Cette conception s'est rapidement développée jusqu'aux années 80 (cf. Petty, Cacioppo 1981 ; Petty, Ostrom, Brock 1981). Les théories de « la mise en garde » et celle de « la modération » constituent des applications de cette conception. Ces deux théories tentent de répondre aux questions suivantes : Que se passe-t-il lorsque le sujet, contrairement aux situations étudiées précédemment, n'est pas "pris par surprise" mais est prévenu qu'il va entendre une communication ayant pour objectif de le persuader, ou qu’il va discuter avec quelqu’un ayant un avis contraire ? A. La théorie de la mise en garde Le paradigme expérimental de la "mise en garde" a pour objet de conduire le sujet à anticiper qu'il va être la cible d'une tentative persuasive, on le prévient préalablement du thème et/ou de la position qui sera défendue. Selon McGuire et Papageorgis (1962) la mise en garde contre le contenu du message aurait pour effet d'accroître la résistance à la persuasion en stimulant par anticipation la production de réponses cognitives de la part des sujets. Ces réponses seraient constituées de contre-arguments mobilisés contre le message menaçant. Ainsi "fortifié" le sujet pourrait alors faire face et résister à l'attaque persuasive. Freedman et Sears (1965) font l'hypothèse que le déroulement de ce procès, nécessite un certain temps, fut-il très court. Pour la vérifier, ils accordent à leurs sujets, suivant les conditions expérimentales, des délais séparant la mise en garde de l'attaque persuasive de : O sec., 2 sec. et 10 minutes. Les résultats mettent en évidence que plus le délai imparti est important, plus la résistance à la persuasion est élevée. Des expériences plus récentes ont d'ailleurs confirmé ces résultats (Hass et al, 1975, Petty et al, 1977). D'autres procédures furent 16 utilisées pour attester plus directement de l'existence de ces réponses cognitives, notamment celle consistant à enregistrer les réponses cognitives des sujets pendant le délai séparant la mise en garde de l'attaque persuasive. Brock (1967), met en évidence une corrélation entre le nombre de contre-arguments générés et l'acceptation du message, ils en concluent que c'est bien le processus de contreargumentation anticipé qui accroît la résistance à la persuasion. B. La théorie de Modération Un certain nombre de résultats expérimentaux vont à l'encontre de ceux que l'on vient d'énumérer, ils mettent en évidence un changement d'opinion dans la direction de la position défendue par la source. Il apparaît que le facteur déterminant de la direction du changement d'opinion, acceptation ou rejet de la position défendue par le message, tient au fait que le sujet est en mesure, ou non, d'inférer que ses réactions attitudinelles, consécutives au message, seront ou non prises en compte. Cialdini et al (1973) s’interrogent sur la signification que revêt ce changement d’attitude. Selon eux, il est difficile de déterminer si le changement observé constitue un réel changement vers l'opinion adverse ou au contraire, la manifestation d'un mouvement anticipé vers une position attitudinale plus modérée. Un certain nombre de raisons peuvent pousser des individus qui s'attendent à écouter un message persuasif, à adopter une position modérée, car cette position constitue une position flexible et donc avantageuse. Si on s'attend à discuter du thème du message avec la source de la communication, prendre une position centrale sur l'échelle d’attitude réduit la possibilité d'une "défaite" dans la discussion, permet de se servir d'arguments pris des deux côtés de la position défendue sans paraître incohérent, de « paraître » ouvert, de céder du « terrain » 17 sans perdre la face, etc. Il apparaît donc qu’un changement vers une position médiane de l'échelle d'attitude peut s'avérer être de type tactique et stratégique. Tout ceci conduit Cialdini et al. (1973) à proposer une conceptualisation des changements d'opinions d'anticipation différente de celle du changement d'attitude. L'expérience qu'ils ont conduite a permis de mettre en évidence deux catégories différentes de résultats. • les sujets qui s'attendent à discuter du thème du message avec un pair adoptent une position plus modérée que ceux qui ne s'attendent pas à une telle discussion. • lorsqu'on dit au sujet que finalement la discussion n'aura pas lieu, les modifications d'opinion survenues durant la phase ou les sujets s'attendaient à une discussion disparaissent. - La première catégorie de résultats suggère que ces changements dus à une anticipation sont de nature tactique. En prenant une position modérée, facilement défendable, le sujet se prémunit contre une défaite discursive possible. - La deuxième catégorie de résultats suggère qu'outre le fait d'être tactiques ces changements sont de plus, "élastiques" puisqu'ils disparaissent comme le ferait un élastique tendu qu'on rétracterait lorsque le projet de discussion est annulé. Le sujet adopte une nouvelle position plus proche de son opinion réelle. Ces deux caractéristiques des changements d'anticipation laissent à penser qu'ils sont différents des changements d'attitudes proprement dits. En effet les attitudes ont été conceptualisées comme une préparation à répondre de façon évaluative à des objets de notre environnement, préparation à répondre relativement stable dans le temps. Les changements d'opinions exhibés par les sujets dans ces 18 situations d'anticipation n'ont en aucune façon le caractère de stabilité que l'on associe habituellement à l'attitude. Ils apparaissent plutôt temporaires, plastiques et contingents à la situation. LES MODÈLES COGNITIFS RÉCENTS. L'approche cognitive des mécanismes responsables de la persuasion a porté un éclairage nouveau sur la problématique des changements d'attitudes, notamment en mettant en évidence le fait que le sujet psychosocial n'était pas un simple "récipient" dans lequel on déversait l'information mais qu'au contraire il traitait activement le contenu de cette information. Pendant ce temps, l'étude du rôle des facteurs externes au contenu de la communication - facteurs qui historiquement avaient été au centre de l'étude des changements d'attitudes - était quelque peu délaissée (ceux liés à la source par exemple : crédibilité, attractivité, compétence ou à la construction du message : nombre d'arguments, structure unilatérale vs bilatérale). Dans les années 80, deux modèles cognitifs sont proposés pour tenter d'intégrer dans un même modèle explicatif l'ensemble des paramètres de la situation communicative afin de rendre compte de façon systématique des procès mis en œuvre, selon que les sujets se focalisent sur le contenu du discours ou sur des facteurs extra-discursifs. II s'agit d'une part du modèle de la vraisemblance (Élaboration likelihood model) de Petty et Cacioppo (1983, 1984, 1986) et d'autre part du modèle systématique/heuristique de (Chaiken 1980, 1982, 1987 ; Chaiken et Eagly 1984). Selon ces auteurs, la formation ou le changement d'attitudes ne sont pas obligatoirement le résultat d'un examen attentif du contenu des communications qui nous parviennent, processus qui nécessite un effort cognitif important. Ils peuvent aussi bien être le résultat d'une prise en compte d'autres informations indépendantes du contenu de ces communications, 19 telles que l'identité de la source ou encore des caractéristiques formelles de la communication. Bien que ces deux modèles présentent des différences, ils ont suffisamment de points communs pour que nous les exposions ici brièvement de façon indifférenciée. 1. Le traitement central (systématique) de l'information. Lorsqu'un procès cognitif de traitement central (systématique) est mis en oeuvre, l'individu focalise essentiellement son attention et ses ressources cognitives sur le traitement du contenu de la communication. En même temps qu'il analyse ce contenu et l'intègre à ses connaissances préalables, il génère des réponses cognitives internes favorables ou non à la position défendue selon que les arguments utilisés sont jugés pertinents, valides ou médiocres. Ces réponses cognitives médiatisent l'impact de la communication sur les attitudes. Deux conditions au moins doivent être remplies pour que le sujet s'engage dans ce processus de traitement : qu'il soit motivé et qu'il ait les capacités cognitives suffisantes pour traiter le contenu de la communication. Le traitement central (systématique) des messages persuasifs est probablement le plus souvent un procès sous contrôle du sujet en ce sens qu'il requiert son attention, et des efforts soutenus pour traiter le maximum d'informations. 2. Le traitement périphérique (heuristique) de l'information. A l'opposé, le processus de traitement périphérique (heuristique) repose sur l'idée que pour une grande part nous agissons sans vraiment faire attention à l'ensemble des informations de notre environnement. Dans notre société nous sommes soumis sans cesse à des communications persuasives. Nous n'avons pas toujours les ressources cognitives nécessaires, ni la motivation pour prendre en 20 compte de façon exhaustive l'ensemble de ces tentatives, ni la possibilité de les ignorer totalement. D'où l'idée d'un principe d'économie selon lequel on pourrait être influencé non pas seulement sur la base d'un traitement exhaustif de l'information mais également sur une base relativement superficielle d'indices indépendants du contenu du message lui-même. Selon ce modèle, nous pouvons selon les situations évaluer la validité d'un message persuasif en appliquant de simples règles pragmatiques, sans tenir compte du contenu sémantique. De telles règles découlent directement d'une base de connaissance acquises à travers des nombreuses interactions qui constituent la vie sociale de tout individu. Un certain nombre d’indices de la situation communicative peuvent servir à activer ce genre de règles. Par exemple : - les indices de surface ou de structure du message, la longueur du message, le nombre d'arguments, l'importance des statistiques, sa structure unilatérale ou non. (Wood, Kallgren, Preisler, 1985 ; Petty, Cacioppo, 1984) - les indices de la source du message, la sincérité, la sympathie, la compétence, la confiance accordée. (Neimeyer, Metzler, Dongarra, 1990 ; De bono, Harnish, 1988 ; Wood, Kallgren, 1988 - les caractéristiques de l’audience, la réaction favorable ou non de l’auditoire. (Axsom, Yates, Chaiken, 1987). Les deux modèles prédisent qu'un changement d'attitudes résultant d'un traitement central/ systématique, perdurera davantage dans le temps et sera plus résistant à toute tentative persuasive ultérieure que celui résultant d'un traitement périphérique/heuristique. Les auteurs expliquent cette différence de stabilité et de résistance par le fait qu'à la suite du traitement heuristique ce sont des indices contextuels et non des informations et/ou des croyances nouvelles (informations et croyances qui sont intégrées dans le système cognitif) qui sont à l'origine des changements. Ces deux procès impliquent la mise en oeuvre de mécanismes de réponses cognitives différenciées et leur activation dépend d'un certain nombre 21 de facteurs tels que la motivation ou la capacité du sujet à utiliser un traitement central et donc à traiter le contenu du message Petty et Cacioppo (1981, 1983) montrent par exemple que lorsque nous sommes fortement impliqués par le contenu de la communication, nous sommes d'avantage motivés à fournir un effort cognitif important pour l'analyser et l'évaluer. A l'inverse, si nous sommes peu impliqués nous nous servons plutôt d'indices périphériques pour nous faire une opinion. Chaiken (1980) fait varier à la fois le degré de sympathie de la source et le degré d'implication personnelle des sujets. Lorsque les sujets sont impliqués, les changements d'attitude observés sont le résultat d'une prise en compte du contenu de la communication (processus systématique) ; alors que lorsqu'ils sont peu impliqués leur attitude est déterminée par la perception des caractéristiques de la source (processus heuristique). 4. CONCLUSION. Nous avons passé en revue - trop rapidement - les travaux théoriques et expérimentaux ayant pour objectif de rendre compte du procès de persuasion. Si on a pour habitude de citer la quintuple question de Laswell (1948) lorsqu'on aborde cette problématique (qui, quoi, comment, à qui, avec quel effet) c'est parce que dans le fond, cette formule a capté la complexe intrication des éléments du procès de persuasion. Ces catégories de variables, mises en exergue par la formule de Lasswell, ont eu une fonction heuristique importante pour l'ensemble des chercheurs et théoriciens du champ. Cependant trois remarques s’imposent : 22 1. bien que nous ayons placé en introduction la parole, la communication, au centre du dispositif de la persuasion, il faut bien convenir que le contenu même de la communication persuasive a été peu étudié. Les raisons en sont multiples, on en donnera quelques-unes. Tout d'abord, Hovland et beaucoup d'autres par la suite, ont suivi une stratégie de recherche fondée sur la nécessité de transcender le particulier afin de mettre en évidence des caractéristiques de portée générale. En cherchant à dégager des lois, les auteurs ont été conduits à éliminer la particularité que constitue le contenu sémantique du message. On abstrait au maximum le contenu sémantique pour dégager des "formes" dont on étudie ensuite l’efficacité (Ex : message bilatéral vs unilatéral, message long vs court, quantité d'arguments, ordre des arguments pour et contre et...) C'est ainsi que Freedman, Sears et Carlsmith (1978) ont écrit "Les psychologues sociaux ont tendance à se focaliser sur les facteurs qui accroissent l'efficacité d'un message plutôt que sur le contenu du message lui-même. Ceci parce que nous recherchons des lois générales qui déterminent l'efficacité de tous les messages". L'essentiel n'est pas tant que "la guerre avec le Japon soit longue" ou que "se laver les dents empêche les caries", mais que les messages aient les mêmes propriétés formelles. Alors quel que soit le contenu sémantique, ils auront la même efficacité. Une telle focalisation a pour corollaire un manque théorique concernant tous les processus de production discursive à visée persuasive. Les auteurs construisent des messages dont l'efficacité persuasive est supposée a priori. Jusqu'à présent, on ne sait toujours pas ce qu'est un argument efficace, ni comment construire une argumentation. Nous partageons l'étonnement de Fishbein et Ajzen lorsqu'ils font remarquer (1981): "l'information constitue l'essence du procès de persuasion. Toute tentative persuasive se fait dans l'espoir que le sujet sera influencé par l'information contenue dans le message. L'efficacité du message dépend pour une large 23 part de la nature de ces informations. Il est donc quelque peu déconcertant de voir que le contenu du message n'a retenu que très rarement l'attention." 2. Il faut souligner le regain d'intérêt qu'éprouvent les chercheurs pour tous les aspects motivationnels du comportement, aspects qui avaient été oubliés ou largement sous-estimés par les psychosociologues modernes étudiant la persuasion. Influencés par la théorie de l'information, la théorie mathématique de la communication (Bromberg, 1981) ainsi que par le développement de l'informatique et de son corollaire l'intelligence artificielle, les auteurs avaient conceptualisé l'homme comme un processeur, une machine à traiter et à inférer de l'information, oubliant en chemin, de la doter de motivation. Une telle démarche tranchait avec les psychosociologues de la première génération pour lesquels le concept de motivation jouait un rôle central dans les théories de l'influence sociale. Les théories de la dissonance cognitive, de la réactance, du jugement social, considéraient toutes le concept de motivation comme un des facteurs explicatifs puissant du comportement humain. Ces théories partageaient en commun l'idée que l'être humain était naturellement motivé à défendre son point de vue, ses croyances à l'encontre des informations même contradictoires susceptibles de remettre en cause ses conceptions. Sous l'impulsion des modèles cognitifs récents (Cacioppo et al., Chaiken) les auteurs ont été amenés à enrichir leur conception du récepteur en réintroduisant le concept de motivation, seule façon d'expliquer pourquoi le sujet choisissait tel ou tel mode de traitement de l'information. 24 3. Le sujet social qui est le seul véritable acteur de la situation persuasive qui ne soit pas une fiction dans le dispositif expérimental, a longtemps occupé une place quasiment vide dans le paradigme. On a traqué pendant longtemps les effets de la communication persuasive en filant la métaphore du tir à l'arc. Le sujet serait une cible et le message persuasif des flèches décochées avec plus ou moins d'efficacité. C'est ainsi qu'on a pu mesurer l'impact persuasif des messages en en mesurant les effets sur la cible. Il a fallu attendre la fin des années 60 pour que l'insistance mise sur les réponses cognitives du sujet lui fasse acquérir nous l’avons vu, un peu d'opacité. Le sujet n'est plus alors simplement le réceptacle du message persuasif, mais réagit à ce message. La question qui était alors posée : quel effet le message produit sur le sujet, devient : que fait le sujet de l'effet que produit le message ? Cette nouvelle approche met l’accent sur la production interne déclenchée par la personne lorsqu’elle anticipe, réfléchit, reçoit, le message ; C’est donc en fonction de la nature et de l’intensité des réponses cognitives évoquées par les caractéristiques du message persuasif que le sujet modifiera ou non ses opinions. Dans cette perspective le contenu du message compte autant que celui des représentations cognitives internes que le sujet engendre de lui-même en réaction à la tentative de persuasion. Si cette conception restitue quelque peu au sujet une certaine épaisseur, une certaine autonomie en ce sens que de cible passive il devient cible active susceptible de détournement et/ ou de transformation de l’efficacité du message, il reste cependant à comprendre la nature de l’interaction complexe qui lie les différents facteurs de la situation persuasive. On peut dire, que si la communication persuasive est efficace, c’est en partie grâce au sujet qui par sa participation active à l’élaboration du sens, 25 et en fonction de sa perception de l’intentionnalité de l’émetteur contribue activement à sa propre persuasion. On peut se demander si tout compte fait l’efficacité de la persuasion ne dépendrait pas de la capacité du message à engendrer des réponses cognitives du sujet telles, que le sujet devient le propre artisan de son adhésion à la position défendue. Serait-il possible que toute persuasion passe avant tout par l’auto-persuasion, quelle soit le résultat d’une auto-persuasion ? Ainsi, en assignant des motivations des buts, des prédispositions, un passé avec des croyances et des savoirs préalables au sujet de la situation persuasive, cette nouvelle conception lui restitue une autonomie qu'il avait perdue, une certaine opacité nécessaire à l'expression de sa liberté. Doté de ces nouveaux attributs le "récepteur" est en passe de devenir un véritable acteur dans la situation persuasive. En somme il ne lui manque plus guère que la parole pour qu'enfin il devienne un acteur social à part entière, et communique avec des interlocuteurs, ceci est une autre histoire dont nous pouvons esquisser les prolégomènes en considérant essentiellement le sujet social non pas en tant que « cible » d'une communication mais en temps qu'initiateur potentiel ou réel d'une interlocution, elle-même réelle ou potentielle. Ceci nous amène à nous reposer la question : Qu’est-ce que communiquer ? Si communiquer, c’est co-construire un fragment d’un univers en mettant en scène par la médiation du langage un ensemble d’objet, d’entités animées ou non, qui structurent la production discursive, alors toute production langagière est marquée par l’intention communicative de celui que la produit. Cette intention communicative, structurée par des buts et des enjeux, se traduit nécessairement par des choix successifs d’éléments langagiers susceptibles de 26 mettre en scène pour « l’autre », un monde acceptable et vraisemblable ; Ainsi au fur et à mesure de la mise en langue de l’intention communicative, le locuteur va opérer des choix successifs, choix de stratégies en fonctions desquelles il va sélectionner des significations, des objets parmi d'autres, les qualifier, définir les types de relations qu’ils entretiennent entre eux. Par exemple , lorsque le locuteur se trouve confronté à la mise en langue d’un référent, il a le choix entre projeter une « vision objective »1 sur les objets référentiels par un procès d’attribution descriptive, en s’efforçant de gommer toute trace énonciatives des rapports qu’il entretient avec eux; ou une « vision subjective » par un procès d’attribution évaluative, dans laquelle il se présente plus ou moins explicitement ( je trouve ton travail nul / ton travail est nul) comme la source évaluative de l’appréciation La prise en compte de l’ensemble des indicateurs langagiers peut permet aux co-interlocuteurs de répondre à l’ensemble des questions qu’ils sont susceptibles de se poser à propos du discours, en fonction de la situation discursive, de la finalité de la production discursive, de la nature des enjeux et du contrat qui les lie : * de quoi parle me parle-t-on ?, * quel est le projet de sens ou l’intention communicative de l’énonciateur ? * quel est l’effet visé ? * selon quelles stratégies discursives, argumentatives ? * quelles logiques et quelles cohérences sont mises en œuvre pour construire de manière vrai-semblable, acceptable la réalité/vérité des univers proposés ? 1 Charaudeau 1992 27 Dans la mesure où ils peuvent répondre tout ou en partie à ces questions, ils sont en mesure de comprendre non pas seulement ce qui est dit mais « comment ce qui est dit est dit ! » et avec quelle intention. Dans cette perspective de nombreux travaux et réflexions menés au sein du groupe de recherche sur la parole mettent en évidence deux phénomènes majeurs : • Le locuteur, porteur d’une attitude préalable, munie d’une intention persuasive et poursuivant des enjeux, inscrit dans son énoncé des traces de cette attitude, de son intention, en fonction de certains enjeux. Par la même il inscrit, l’interlocuteur dans un jeu d’influence. • Cet interlocuteur utilise ces traces pour co-construire le sens et l’intention de ce qui lui est communiqué, et juger de la pertinence et de la qualité persuasive de la production discursive. Ce faisant il accepte le contrat de communication et prend place dans ce jeu d’influence. Nous illustrerons ces propos par deux exemples. Le premier s’inscrit dans une série de travaux traduisant cette nécessité de déplacer le paradigme de la réception du message vers sa production (cf. Bromberg, Dorna, Dorna Bromberg,1985 ; Bromberg, Ghiglione, 1988 ; Ghiglione, Bromberg, 1988, Bromberg 1990). Dans cette perspective, l'objet d'étude n'est plus situé dans une problématique de l'effet d'un message pré-construit sur une cible mutique, mais dans une problématique rendant compte d’un mode de production langagier visant à obtenir des effets, de la part d'un sujet co-interlocuteur. C'est pourquoi nous inspirant du paradigme expérimental utilisé par Cialdini et al. (1976) dans leurs expériences sur la 28 "modération", nous avons défini une situation expérimentale potentiellement dialogique. Rappelons que si les auteurs ont pu mettre en évidence un processus cognitif visant à établir une pré-programmation stratégique dans une situation porteuse d'enjeu dont le changement d'attitude est le terme, le contenu même de cette pré-programmation reste inconnu, les auteurs restant sur le versant réception du paradigme de persuasion. C'est dans cette absence que s'inscrit notre recherche. Dans cette expérience (Bromberg, 1990), on demande à des sujets ayant exprimé leur "opinion" à propos de "l'utilisation de l'énergie nucléaire" suite à l'accident de Tchernobyl, soit : • de la défendre et la promouvoir au cours d'une discussion, après avoir écrit l'argumentaire préparant celle-ci, avec un interlocuteur qui est d'avis contraire et qui peut être soit un pair (un étudiant), soit un expert (un physicien) • de la défendre et la promouvoir à l'aide d'un argumentaire qui sera évalué soit par un pair, soit par un expert, d'avis contraire. Les résultats montrent que les sujets anticipent la discussion ou l'évaluation qui leur sont fournies par consigne (essentiellement le degré d'expertise de l’interlocuteur potentiel) et qu'ils inscrivent ces opérations cognitives dans leur énoncé sous forme de traces langagières, selon des stratégies discursives différentiées. C'est ainsi que, • Dans la situation d'évaluation, l'anticipation d'un expert conduit à un accroissement de verbes factifs, c'est-à-dire à une insistance sur la description des faits, à un ancrage plus fort dans un réel supposé partagé puisque relevant de faits passés, présents (ou supposés tels) à toutes les mémoires. Cette stratégie d'une vérité fondée sur la factualité 29 vise vraisemblablement tout à la fois à se protéger, à donner des gages de sérieux à l'expert et à le conduire à, éventuellement, réviser sa position. • Dans l'anticipation de la situation de discussion - que l'interlocuteur potentiel soit un expert ou un pair - les sujets accentuent l'utilisation des indices d'atténuation, destinés à préserver leurs faces et leurs possibilités de négociation de la référence. Ces résultats mettent en évidence le fait que dans une situation potentiellement discursive deux procès au moins sont à l'œuvre... complémentaires. • L'un travaille au niveau de la mise en place des éléments constitutifs du monde dont on parle (par des opérations de prédication) • L’autre travaille à la mise en scène des relations entre les acteurs, ainsi qu'à la mise à distance des objets par les acteurs (par des opérations d'atténuation). C'est ainsi que, dans la situation d'évaluation, le sujet ne pouvant à travers un processus interlocutoire, négocier sa mise en scène, ou s'ajuster en fonction de la production discursive de l'autre, ira à l'essentiel. C'est-à-dire qu'il ne tiendra pas compte de la situation d'interaction et ne misera que sur la construction de la référence, ce qui se traduira par une stratégie mettant en oeuvre des opérations de prédication, plutôt que par une stratégie visant à neutraliser des menaces potentielles. A l'inverse, dans la situation de discussion à venir, le sujet accorde une priorité aux aspects interactionnels, construisant préférentiellement une mise en scène centrée sur les acteurs plutôt que sur la référence, celle-ci étant susceptible d'être négociée ultérieurement dans l'interlocution. 30 Pour finir, nous donnerons un dernier exemple, tiré d’un ouvrage à paraître sur l’analyse, entre autres, des stratégies discursives employées par les candidats aux dernières élections présidentielles lors des émissions Heure de Vérité auxquelles ils avait participées avant le premier tour du scrutin (Ghiglione, Bromberg, 1997). Il n’est pas question de reprendre ici l’analyse globale de l’ensemble des émissions des huit candidats. A titre d’exemple, nous extrairons quelques éléments de stratégies discursives mises en œuvre par les trois candidats principaux Edouard Balladur, Jacques Chirac, Lionel Jospin pour convaincre les électeurs de voter pour eux. Rappelons, pour illustrer notre propos, que dans la mesure où l’élection présidentielle est une élection au suffrage universel, les électeurs indécis constituent un enjeu décisif pour le gain de l’élection, d’autant qu’aucun candidat ne peut avec ses seules voix partisanes atteindre la majorité absolue des suffrages. On conçoit dès lors que tout candidat présidentiable devrait aller rechercher des voix au-delà de son camp et construire sa légitimité sur un ensemble d’éléments susceptibles d’accréditer l’idée qu’il serait ce Président de tous les français, capable de construire une unanimité des esprits fondée sur le consensus. Comment la représentation que se fait chaque candidat de cet enjeu et de sa position sur l’échiquier politique se traduit-il sur le plan discursif ? 1. Pour Édouard Balladur la stratégie de rassemblement s’appuie essentiellement sur l’existence d’un clivage droite-gauche dont il atténue la portée : • "La Gauche et la Droite sont des choses qui existent depuis toujours dans notre pays et qui existeront toujours. Simplement les thèmes se déplacent. » 31 • « Lorsque je vois des Socialistes, que je les reçois, que je discute avec eux [...] » • « je leur dis: "Aujourd'hui, pour vous, qu'est-ce que c'est qu'être Socialiste ?", ils me répondent en général :"La justice et la liberté". Moi aussi, je suis pour la justice et, moi aussi, je suis pour la liberté. » • « Les points d'applications concrets, on peut en discuter. Je crois qu'il y a tout de même, essentiellement, une différence de sensibilité, d'attitude psychologique » 2. Pour Jacques Chirac, cette stratégie s’appuie essentiellement sur la mise en scène d’opposition plus large qu’il qualifie de « polémique » et dont il refuse d’être un des acteurs. Ce qui se traduit en langue par exemple par des propositions telles que : • "Je n'ai l'intention de polémiquer sur rien et avec personne pour une raison simple ou pour deux raisons simples : 1 - Parce que je pense que la polémique n'est pas au niveau du débat et que les Français n'attendent pas de nous que nous polémiquions, 2 - Parce que je sais, moi, qu'il faudra rassembler au deuxième tour et rassembler tous les Français ensuite [...] Et donc je ne polémiquerai pas". • « Je crois simplement qu'il y a une certaine sagesse de la part des Français qui ne souhaitent pas ou ne s'intéressent pas à la partie "polémique" dont, hélas, on les abreuve trop souvent... » 3) Lionel Jospin, quant à lui, construit essentiellement sa légitimité, non pas en construisant une image de rassembleur de l’ensemble des électeurs, mais plutôt des électeurs ayant une sensibilité de gauche, et ce par la mise en scène des propositions de son programme qui fondent sa différence 32 d'avec Chirac et Balladur. On trouvera par exemple des propositions comme : • "Je crois que je centre mes propositions, et je suis le seul, sur la Justice [...] C'est le thème central de mes propositions et c'est le premier qui me distingue des deux candidats conservateurs.” • Ou encore : "Et c'est en quoi je me distingue, là encore, des deux autres candidats, des deux candidats de Droite, c'est que je propose, moi, une démarche volontariste de création d'emplois. Je suis le seul candidat à proposer quatre grands programmes de création d'emplois [...]". • Et toujours : "Vous avez raison de parler de ce thème de la démocratie parce que, au fond, il y a trois points essentiels qui distinguent mon projet de celui des deux candidats conservateurs [...]". On notera que E. Balladur et J Chirac, tous deux candidats de la « majorité », ont deux stratégies différentes visant à construire une légitimité à recueillir les suffrages du plus grand nombre. • Le premier, feint d’ignorer le candidat J. Chirac. Premier Ministre en exercice, il fait comme si son seul adversaire était L. Jospin, et choisit donc d’articuler essentiellement sa stratégie sur le clivage droite-gauche dont il atténue la portée. • Le second, « chef de la majorité », prend à témoin les électeurs en mettant dans le même sac ses détracteurs - essentiellement Balladur et Jospin - qui sont présentés comme plus soucieux de « polémiquer » que de débattre. Se positionnant ainsi au-dessus de la mêlée, il apparaît de facto comme rassembleur. 33 • Jospin, à l’inverse des deux autres candidats se réclame exclusivement ou presque d’une légitimité partisane 2. En s’adossant fortement au clivage droite-gauche, il affirme au contraire sa différence. On comprendra que cette stratégie vise essentiellement à passer avant tout le premier tour de l’élection en se construisant d’abord l'image d’un homme ancré à gauche. Stratégie qui a eu un certain succès si on se rappelle les résultats du sondage réalisé à la sortie des bureaux de vote le soir du premier tour de l’élection . A la question "vous avez fait votre choix plutôt en fonction de : Jospin Balladu Chirac r La personnalité du candidat 8% 32% 34% L’appartenance politique 42% 8% 13% 2 Se positionnant ainsi, en quelque sorte, en "challenger", qui n’espère guère convaincre au delà d’un électorat partisan, susceptible de le porter au second tour. D’ailleurs, Jospin confiait le soir des élections : " Chirac pouvait être battu… Je suis convaincu que les Français connaissent beaucoup Chirac, qu'ils le connaissent même trop. Moi, ils ne me connaissaient pas assez. Je suis surgi d'une espèce de vide. Alors me mettre en trois mois président de la République... Ce processus d'élaboration aurait exigé un an".