trois réfutations de Gorgias, de Polos et Calliclès sont savamment construites pour faire voir une contradic-
tion non pas entre les thèses et les propositions considérées en elles-mêmes, mais entre ce que l’homme
croit et ce qu’il est obligé de dire devant l’auditoire (c’est le cas de Gorgias), entre deux attitudes morales in-
compatibles (c’est le cas de Polos), et finalement, dans le cas de Calliclès, entre ses convictions aristocra-
tiques et les conséquences égalitaires de son hédonisme outrancier. Dans ces trois cas, l’argumentation dé-
pend d’une façon essentielle du caractère et du rôle social de l’interlocuteur.
Et c’est toujours le chercheur américain Charles H. KAHN qui étudia le raisonnement argumentatif de
PLATON dans ses autres dialogues socratiques: Lachès, Protagoras, Ménon. La vie morale y est représen-
tée comme l’œuvre de l’intelligence et du savoir. La raison reste pour PLATON une capacité de calcul, un lo-
gistikon.
L’apparition de l’argumentation au Ve siècle avant J.-C. est déterminée par la conscience que prend
l’éloquence attique de ses moyens langagiers, rhétoriques. « Avec l’épanouissement de la démocratie
athénienne, cette éloquence découvre les pouvoirs et les moyens de la parole, qui est chargée de se substi-
tuer aux autres types de domination, d’affirmer et de décrire les valeurs de la cité. Une telle conception, chez
Protagoras ou chez Gorgias, implique un relativisme généralisé. Il n’existe pas de vérité absolue. La matière
des affirmations que proposent et qu’étudient les Sophistes se trouve chez les orateurs et chez les poètes
tragiques. Elle est constituée par les « lieux communs » (topoï en grec, n.n.), opinions largement répandues,
que la parole peut rendre dominantes mais aussi battre en brèche: le domaine du Sophiste et de l’orateur
s’étend dans l’espace qui sépare les idées reçues (endoxon) des paradoxes.
Ainsi s’expliquent les activités favorites de nos auteurs: ils pratiquent les « discours doubles », dans
lesquels on traite successivement le pour et le contre à propos d’une question; ils recherchent, dans un es-
prit pragmatique, la culture encyclopédique qui permet seule de connaître et de définir les lieux communs; ils
réfléchissent sur la psychologie et le pathétique » (MICHEL, Alain, 1991: « Rhétorique et philosophie dans le
monde romain: les problèmes de l’argumentation », in L’argumentation. Colloque de Cerisy. Textes édités
par Alain LEMPEREUR, Mardaga, pp. 38).
PLATON réagit d’une manière évidente contre un tel relativisme. Derrière l’opinion, il profile l’exigence
de l’idée, c’est-à-dire du vrai. L’existence des idées est nécessaire, même si on ne les atteint pas directe-
ment. Ce fait est évident pour les savants et surtout pour les géomètres, les disciples de Pythagore, épris de
mesure, d’harmonie et de rigueur.
La discipline qui permettra de régler la logique de la parole sera nommée par les Grecs dialectique.
Celle-ci apparaît dans le dialogue, « qui accouche les esprits et fait appel à leur mémoire du fondamental,
soit en pratiquant la dichotomie, la division, l’analyse qui remonte aux principes, soit en utilisant les construc-
tions synthétiques du mythe. Platon, en somme, invente l’analyse et la synthèse et pose avant Descartes
qu’elles ne peuvent exister sans référence à l’idée » - écrit toujours Alain MICHEL (1991, art. cité, pp. 39).
3. Pourtant, c’est ARISTOTE qui fut le premier philosophe à avoir élaboré une conception systéma-
tique de l’argumentation. Le plus doué des élèves de PLATON, ARISTOTE formalisa la dialectique, par le re-
cours aux inférences du général et du particulier, à la déduction et à l’induction.
En essayant de marier rhétorique et philosophie, ARISTOTE arrive à une interprétation philosophique de
l’enseignement proposé par les Sophistes.
Dans les Topiques, ouvrage de jeunesse, ARISTOTE étudie les lieux proprements dits ou topoï, res-
sorts logiques de l’argumentation ou éléments du raisonnement dialectique. Il s’agit du possible et de
l’impossible, du réel et de l’irréel, du grand et du petit . Le Stagirite se pose ainsi les questions de l’être,
de la quantité, de la qualité. Il se réfère à sa doctrine de la puissance et de l’acte, sous leurs deux aspects
principaux: d’une part, les contraires, les affinités, la cohérence et la contradiction, de l’autre part, le phéno-
mène du passage de la puissance à l’acte: la production, la poiétique.
Dans son ouvrage de maturité, intitulé les Analytiques, traité logique et épistémologique qui influera
sur toute la pensée européenne jusqu’au XXe siècle, ARISTOTE s’attache à décrire le fonctionnement du
syllogisme et les ressorts logiques qui sous-tendent la connaissance nécessaire.
Dans sa Rhétorique, ARISTOTE distingue les topoï des eidè. Si les premiers sont des éléments logi-
co-formels, les seconds renvoient à l’enseignement sophistique et présentent les idées reçues utilisées se-
lon une argumentation pour ou contre. La Rhétorique fait une large part à la persuasion de l’auditoire. Dans
l’histoire de la pensée, cet ouvrage représente la première apparition d’une sociologie des mentalités.
D’autre part, la Rhétorique implique une réflexion originale sur la psychologie et sur le rôle et la définition des
passions.
Si l’on suit le topicien et rhétoricien ARISTOTE, un argument rhétorique manifeste toujours l’unité du
lógos, de l’éthos et du páthos, c’est-à-dire celle de la raison, de l’habitus et de l’émotion.
Le logicien ARISTOTE, celui des Analytiques, cherche à décrire l’argument rhétorique comme une
forme de démonstration logico-linguistique, écartant ainsi l’ethos et le pathos.
Actuellement, le linguiste allemand Ekkehard EGGS a démontré que ce conflit entre le topique et l’a-
nalytique, entre le vraisemblable et le vrai, entre les passions et les habitus, d’un côté, et la raison, de l’autre,
est inhérent à tout discours humain. En même temps, dans son ouvrage Grammaire du discours argumenta-
tif (Éditions Kimé, 1994, Paris), Ekkehard EGGS montra que cette complémentarité conflictuelle entre le rhé-