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Bien que de nombreux chercheurs français et francophones aient contribué,
dès la fin des années 1950, à son élaboration disciplinaire (pour ne pas dire encore
épistémologique) et institutionnelle, la linguistique appliquée n’a pas donné lieu,
en France, à des développements comparables à ceux qu’elle a connus dans les pays
anglophones. Si l’AILA (Association Internationale de Linguistique Appliquée)
conserve son acronyme d’origine, les chercheurs français qui y occupent une
place active sont rares. C’est que la linguistique appliquée au sens étroit du terme,
c’est-à-dire comme projection de la linguistique structurale dans le champ de
l’enseignement des langues secondes, a perdu en France une grande partie de
sa raison d’être depuis que cet enseignement est devenu l’objet d’une discipline
particulière, la didactique des langues étrangères, discipline dont on a voulu établir
la légitimité en dehors du champ des sciences du langage. Selon Véronique (2009,
p. 51) :
on ne peut qu’être frappé par l’émergence tardive de la linguistique appliquée
[
...] et par la brièveté de son ascendance en matière d’enseignement des langues.
En France, cette discipline ne vivra guère plus d’une décennie.
Ce petit préambule a pour fonction de situer le cadre disciplinaire de cet article. Le
point de vue sera celui d’un « didacticien » (c’est-à-dire d’un chercheur dont l’objet
d’étude est l’enseignement / apprentissage des langues secondes), un didacticien qui
cherche à comprendre pourquoi il n’est pas, comme ailleurs ou comme en d’autres
temps, un linguiste appliqué ; un didacticien qui se demande également si le temps
n’est pas venu de réfléchir à une redéfinition de sa discipline. La disciplinarisation
de la linguistique appliquée sera donc confrontée ici à la disciplinarisation, en
France, de la didactique des langues. Pourquoi la linguistique appliquée n’a-t-elle
pas connu en France les mêmes développements qu’en Grande-Bretagne et aux
États-Unis ?
Il nous a semblé devoir chercher les raisons des particularités nationales autour
de trois axes : celui des politiques linguistiques, celui des structures de la recherche
scientifique, et celui des traditions épistémologiques.
S’intéresser à l’histoire de la linguistique appliquée, ce peut être se poser la
question de la naissance de cette discipline. Un rapide regard rétrospectif montre
qu’il n’est pas aisé de distinguer les « pures » analyses de leurs applications :
les grammairiens indiens ou les premiers rhétoriciens devaient répondre à des
impératifs pratiques2, des applications. Jusqu’à une période très récente, on admet
aussi qu’une forte « solidarité conceptuelle » caractérise la « constitution des
savoirs linguistiques / scolaires » (Chiss 1995, p. 37). On peut se demander si cette
solidarité conceptuelle ne commence pas justement à être remise en cause par les
travaux de ceux qui ont véritablement donné naissance à la linguistique appliquée
(Linn 2008) en contribuant à la définition d’une discipline nouvelle, différente
à la fois de la grammaire comparée et distincte des grammaires scolaires : la
linguistique. À partir de la fin du 19e s., une linguistique « pure » commence à
se constituer, permettant l’émergence d’une véritable linguistique appliquée.
Ce mouvement prend une tournure particulière aux États-Unis, au cours des
années 1940. Notre première partie sera consacrée à cette période clé qui voit des
2 Des linguistes comme Brumfit (1995, p. 27), définissant la linguistique appliquée, parlent
volontiers de « real-world problems ».
MICHEL BERTHET